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Tant il est vrai que l’homme, toujours, n’ose inventer que ce qu’il imite.

Pierre Herbart, L’Âge d’or, 1992, p. 12.

Dans sa vie comme en littérature, Pierre Herbart (1903-1974) fut un homme à pères multiples. Son roman familial en comporte deux : « l’officiel », issu d’une bonne famille de Dunkerque, qui quitte la pesanteur du foyer pour courir le monde, et le « véritable », un agent maritime d’origine danoise, proche ami de la famille. Herbart se dote aussi de deux pères littéraires, ou de deux amis tutélaires si on préfère : l’admiré Jean Cocteau qu’il parvient à fréquenter à partir de 1924, nouant alors une amitié qui dure jusqu’à sa rencontre fortuite avec André Gide, en 1929, et qu’il côtoie étroitement jusqu’à la mort de celui-ci, en 1951. L’influence de ces pères littéraires est sensible dans l’oeuvre d’Herbart. Cocteau point chez les jeunes gens en révolte contre les autorités familiale et sociale qui peuplent les romans Alcyon (1945) ou La licorne (1964). Gide transparaît dans les thèmes de l’oeuvre d’Herbart qui sont très proches des siens. Comme le remarque Paul Renard, « deux thèmes […] dominent dans la vie et l’oeuvre de Pierre Herbart : le roman familial et l’amour des garçons[1] ». C’est aussi la nécessité qu’ils éprouvent l’un comme l’autre d’une écriture de soi qui les rapproche.

Les liens avec Gide — auxquels cette étude se limitera — ne manquent pourtant pas d’ambiguïté. Herbart ne le revendique pas en tant que modèle ; dans une de ses autobiographies, Souvenirs imaginaires, il se présente comme n’étant pas un « lecteur fervent de Gide », tout en précisant que, lorsqu’il le rencontre pour la première fois, il avait lu « ce qu’il avait écrit[2] » et que ses préférences vont à Paludes et à L’immoraliste. Il est cependant peu concevable, si l’on considère son oeuvre et sa vie, qu’Herbart, son cadet de trente-quatre ans, n’ait subi aucune influence de Gide. Leur vie nomade et leurs travaux ont été liés de la plus étroite manière. Gide présenta même à Herbart Élisabeth van Rysselberghe, enceinte de Catherine, l’unique enfant de Gide, qu’il épouse, répétant son destin familial, en devenant lui aussi un père « officiel », éclipsé par l’aura du géniteur. Voyages communs, sexualité voisine, opinions politiques proches… Certains livres d’Herbart, semblent doubler ceux de Gide — qui préface volontiers les oeuvres de son ami —, comme ses retours d’URSS et d’Afrique. Gide apparaît dans certains textes d’Herbart qui lui consacre un ouvrage sans concession, À la recherche d’André Gide (1952), iconoclaste aux yeux des admirateurs inconditionnels du maître. Leur goût commun pour l’écriture de soi lie trois récits autobiographiques qui mettent en scène chacun un personnage marginal par sa sexualité, qui devient un écrivain. Gide se livre à cet exercice dans Si le grain ne meurt dont il fournit l’édition définitive en 1935[3], tandis qu’Herbart s’y essaie dans L’Âge d’or (1953) — qui, selon Élisabeth Porquerol, « assure à Pierre Herbart sa place dans la littérature[4] » — et Souvenirs imaginaires (1968), même si les récits d’Herbart ne se présentent pas absolument comme des autobiographies telles que définies par Philippe Lejeune[5], où l’auteur et le narrateur affichent la similarité de leur identité. Leur valeur autobiographique reste néanmoins incontestable aux yeux des biographes[6] de l’auteur. Notre exploration du lien entre Gide et Herbart suivra ce fil conducteur de l’écriture autobiographique d’un moi marginal. Cependant, elle établira moins la prégnance du modèle gidien sur l’écriture d’Herbart que le désir qu’a ce dernier de s’en affranchir, pour suivre sa propre voie/voix. En outre, elle montrera que les proximités existentielles et littéraires entre ces deux hommes ont contribué à la sous-évaluation de l’oeuvre d’Herbart par la critique et le public.

Un récit simple et direct

Une première impression frappe à la lecture des récits autobiographiques d’Herbart : leur simplicité dans les formes, qui correspond, on s’en aperçoit ensuite, à une volonté de simplifier la posture autobiographique par rapport à celle de Gide. L’examen de quelques structures narratives majeures le montre aisément. Gide, au nom de la sincérité du souvenir — répondant à un des topoï bien connus du récit autobiographique —, renonce à la linéarité chronologique, même s’il ne le fait en réalité que partiellement, pour adopter un désordre fragmenté répondant à la logique des libres associations de souvenirs :

J’écrirai mes souvenirs comme ils me viennent, sans chercher à les ordonner. Tout au plus les puis-je grouper autour des lieux et des êtres ; ma mémoire ne se trompe pas souvent de place ; mais elle brouille les dates ; je suis perdu si je m’astreins à de la chronologie[7].

Paradoxalement, le récit gidien acquiert par là un caractère beaucoup plus construit, qui instaure une double temporalité : celle de l’enfance et celle de l’adulte la racontant. À l’inverse, Herbart répugne à transgresser l’ordre chronologique et sort peu de l’instant présent, qui est en réalité un passé revécu dans toute sa fraîcheur. Les analepses sont aussi rares que les prolepses, même si Souvenirs imaginaires compte davantage de retours en arrière que L’Âge d’or. L’anticipation qui évoque la future séparation du narrateur d’avec son premier amour, Alain[8], n’annonce pas la mort du garçon, racontée plus loin dans le récit, à la place que lui assigne la chronologie, comme pour garder le récit dans l’instant vécu.

De plus, les récits d’Herbart s’en tiennent le plus souvent à des faits racontés sous forme de brèves scènes dialoguées ou de résumés, sans compter les fréquentes ellipses. Tranchant avec le style parfois emphatique de Gide, dont Herbart n’aimait pas le caractère trop déclamatoire selon son goût, la relation des faits est minimaliste, obéissant à un art de la concision qui leur confère un caractère direct, perceptible également dans le style qui privilégie les phrases de construction simple et brève. Cette maigreur expressive et dynamique, par laquelle il semble littéralement nous « balancer des directs », est particulièrement frappante dans l’annonce de la mort d’Alain, le premier grand amour du narrateur :

Peu avant mon départ, je reçus une lettre de ma mère. Elle m’écrivait qu’Alain était mort d’une crise d’appendicite aiguë.

Je ne retournai pas à M. pendant un an[9].

Par ailleurs, la plupart des éléments susceptibles d’alourdir le récit sont réduits au minimum. Portraits et descriptions sont des sortes de flashes visuels, suffisants pour évoquer un personnage ou un décor :

Après avoir si longtemps vécu dans le Midi aux crépuscules brefs et violents, je me demande si je rêve en me rappelant les grands ciels migrateurs du Nord… Souvent, vers le soir, ils faisaient halte, interminablement. Alain et moi, attentifs, nous guettions, espérant surprendre ce « rayon vert » que décrit Jules Verne. Mais la mer et le ciel n’étaient qu’une même plaine qu’aucun rayon ne pouvait venir distraire de sa métamorphose[10].

Dans Souvenirs imaginaires, le lecteur reste médusé devant la désinvolture avec laquelle l’auteur traite ce topos si prisé de la littérature de voyage qu’est le séjour en Italie :

Après avoir découvert Marseille avec Henri : le quartier chinois, le quartier arabe, la rue Boutterie, le quartier nègre — toute la vieille ville que ces Allemands ont fait sauter — je remontais sur ma motocyclette : l’Italie, Gênes, Naples, puis Rome, Florence, Vérone. Je m’imprégnais de « culture » mais aussi du reste[11].

On ne saura jamais ce que recouvre ce « reste ». Herbart refuse ainsi le pittoresque, qui pourrait détourner l’autobiographie vers le récit de voyage, de même que ses galeries de personnages, moins statiques que chez Gide, se font toujours dans le cadre de l’action.

Enfin, l’économie de moyens affecte la part du discours. Si la glose gidienne reste très présente pour établir des liens entre les souvenirs relatés ou pour commenter l’organisation du récit, Herbart s’en dispense le plus souvent, en particulier dans L’Âge d’or. Le traitement réservé aux données de la biographie familiale manifeste de façon patente ce refus de la glose. Alors que Gide en tire des explications causales sur sa propre personnalité et sur sa vocation d’écrivain — il est un mélange entre Nord et Sud, l’écriture est là pour donner un équilibre à cette tension entre deux origines antagonistes[12] —, la personnalité d’Herbart reste une sorte de mystère pour lui comme pour le lecteur. On sent la présence constante des livres dans sa vie : il lit Adolphe pendant un voyage en bateau[13], la lecture de Virgile lui révèle le caractère homosexuel de son attirance pour Alain[14], mais leur présence reste circonstancielle par rapport au récit des événements. Un chapitre de L’Âge d’or commence par cette question :

Depuis mon plus jeune âge, je voulais écrire. Comment cette idée m’était-elle entrée en tête, je ne sais. Mais aussi loin que je me souvienne, je la trouve. Rarement un goût plus certain fut plus constamment négligé, mais il faut croire qu’il était bien impérieux puisque je plaquai soudain ma Compagnie d’Électricité pour m’y adonner sans partage[15].

Mais la narration se concentre ensuite sur la liaison amoureuse avec Pétrole, délaissant la question de l’écriture. Même si on peut penser que cette vocation répond au désir de capter l’objet aimé, de le posséder, d’écrire ce désir qui dirige la vie d’Herbart et qui revêt une aussi grande importance dans celle de Gide, l’auteur ne s’en explique jamais vraiment et se contente d’ébaucher des hypothèses laconiques[16].

Néanmoins, la sobriété de l’écriture ne produit pas pour autant des récits froids : elle traduit la violence intérieure du désir et de la passion, autant qu’elle autorise un certain lyrisme, associé au registre de la nostalgie. Le paysage tient une place essentielle dans l’évocation de l’émotion, la nature, qu’elle soit nordique ou méridionale, jouant un rôle important dans la sensualité et les affects d’Herbart qui, à l’instar de Gide, s’épanouit à son contact. En atteste le spectacle de la mer du Nord contemplé en compagnie d’Alain, qui poétise fugitivement la narration et s’achève par trois points de suspension suggestifs :

Le vent monte à l’assaut du ciel, la mer gronde. Sommes-nous perdus sur un bateau battu des vagues ? Allons-nous sombrer tout maintenant ? Vulnérables, protégés, nous continuons le voyage — et c’est merveille, dans le fracas, d’entendre le souffle égal du garçon, de percevoir, quand il s’éveille, le battement de ses cils sur ma joue…[17]

D’ailleurs, l’austérité en elle-même suffit à éveiller l’émotion, telle cette litote narrative, « racontant » sa rencontre avec une prostituée :

Cela dura un an, à l’hôtel Crystal. Le plus grand amour de ma vie[18].

Les « non-dits » de cette histoire, à peine signalés par l’auteur, en disent long sur la force des émotions ressenties. De même, Souvenirs imaginaires s’achève sur la narration d’un souvenir déchirant : la séparation d’avec la maison d’enfance de Malo-les-Bains et le souvenir du père « clochard » partant à la guerre, écho d’un déménagement que le narrateur, revenu — de façon exceptionnelle dans ces récits — au présent de l’écriture, effectue, commençant ainsi une autre période de sa vie adulte. Herbart, pris d’émotion, au bord de se répandre, refuse tout sentimentalisme bavard et impudique :

Avant de quitter tout à fait notre maison à Malo, il me semble que j’aurais dû dire…. Que je devrais dire des choses… Non. Pas de sentimentalité. Seulement ce dernier souvenir de mon père clochard[19].

De façon explicite, l’écrivain souligne le « vide » de sa narration en ce qui concerne l’expression directe de sa vie intérieure et émotionnelle. Il ne s’agit pas de nier l’importance qu’elle a eue dans sa vie. Si, dans d’autres passages de ces récits dont je parle plus loin, Herbart invoque son incapacité à l’autoanalyse ou à l’expression écrite du moi intime, il refuse ici, pour des raisons qu’on peut supposer être d’ordre éthique et esthétique, de tenter même de les écrire. Le récit des faits supplée à tout. Les pages qui racontent le souvenir lié au départ à la guerre du père constituent la preuve finale que la sobriété n’empêche pas cette anecdote conclusive d’être un très émouvant adieu à l’enfance, comme un hommage affectueux à la figure paternelle, socialement déchue et marginale[20].

Plus rapides que celui de Gide, les deux textes d’Herbart donnent ainsi le sentiment de courir la poste, avec une célérité non dénuée de brusquerie parfois. Ce n’est pas le moindre de leurs charmes. Car ces textes se veulent avant tout des récits. Herbart qui, dans À la recherche d’André Gide, reproche à celui-ci son absence de « virilité », oppose ses amours avec les filles de la bourgeoisie dunkerquoise, des « Mimi-Pinson de la province », qui l’obligent à des « heures d’imbéciles marivaudages », humiliant sa « jeune virilité », aux amours dans le monde « rude et grave des garçons » où les deux partenaires sont des « égaux[21] ». Par rapport à Si le grain ne meurt, L’Âge d’or présente un aspect de simplicité « virile » suggérant une absence de recherche, bien éloignée de tout « marivaudage » avec le lecteur.

Allègement de la posture autobiographique

La simplification des postures autobiographiques qui découlent de cette « virilité » de plume concerne d’abord le fait que l’écriture de soi n’analyse pas de façon aussi poussée que chez Gide. La double temporalité présente chez ce dernier est réduite à sa plus simple expression chez Herbart, qui inscrit peu le récit d’enfance dans une perspective d’adulte « fait », qui tenterait de comprendre, de saisir les germes de ce qu’il est devenu. Cette quasi-absence de la mise en scène de l’écrivain adulte a aussi pour conséquence que l’acte d’écriture n’est pas l’objet d’une réflexion explicite. L’impuissance de l’auteur peut être invoquée. Certes, Herbart, avare en commentaires portant sur son récit, ébauche parfois une explication imprécise et rapide. L’auteur abandonne son seulement le récit des trois années de bonheur avec Mathieu, car on ne raconte ni ne décrit un « accord parfait », mais il avoue aussi son impuissance à transposer la qualité de cette expérience amoureuse : « je ne sais quel charme flétrit les mots à mesure que je les trace[22] ». Lorsque le narrateur de Souvenirs imaginaires explique ses comportements, ce qui est rare, il assortit volontiers ces passages d’un propos qui en relativise la portée :

L’acharnement que j’ai mis pendant trente ans à me détruire serait sans conséquence, s’il ne s’était tourné contre ceux que j’aimais, c’est-à-dire tragiquement contre moi-même. […] C’est de là que viennent les mensonges. Pour naïves et même conventionnelles que soient ces « explications », elles me satisfont, puisqu’elles m’ont délivré de mes démons[23].

L’analyse de soi est toujours un leurre, et ne vaut jamais que pour soi. Herbart, pas plus que Gide, ne croit à l’autobiographie transparente. Il préfère se raconter plutôt que de s’élucider.

La simplicité des récits coïncide aussi avec le fait qu’Herbart aborde sa vie sans biaiser. Albert Camus, qui rédigea le prière d’insérer, salua l’absence de « complaisance » comme de « coquetterie » dans L’Âge d’or, récit où se succèdent rencontres et amours homosexuelles , « ce qui, pour finir, le rend plus respectable que la chiennerie dont nos scènes de boulevard parlent sans relâche à d’inlassables spectateurs. C’est pourquoi on souhaite à ce livre de n’être pas trop souillé par les ricanements qui servent de contre-champ, chez nous, aux choses de l’amour. »

Ouvrant ainsi le deuxième chapitre de Souvenirs imaginaires, Herbart le place sous le signe de l’absence de mensonge : « Je sais pourquoi j’ai souvent menti. Parce que j’avais peur. Ceci demande une certaine marche arrière[24]. » Le récit autobiographique se justifie par la volonté d’expliquer le mensonge, et non de l’expier. Il se pose comme une parole libérée des censures de la peur passée. Alors que Gide, même si ses affirmations restent complexes à peser, met son autobiographie sous le signe de la vérité et de la pénitence, juste après son évocation, dans la première page, de ses pratiques enfantines du plaisir sexuel :

Je sais de reste le tort que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre ; je pressens le parti qu’on en pourra tirer contre moi. Mais mon récit n’a de raison d’être que véridique. Mettons que c’est par pénitence que je l’écris[25].

La question de la faute importe peu dans les récits d’Herbart, alors que Gide renoue avec le topos autobiographique de l’aveu — celui de sa pédérastie —, si important dans les Confessions de Rousseau. Dans L’Âge d’or, l’écriture de la sexualité n’a rien d’une rédemption pénitentielle. Abordée très tôt et de façon plus directe que dans Si le grain ne meurt, sans pour autant dissocier les sensations des sentiments — comme le fait Gide — ni noter de descriptions crues, elle fait partie de l’Âge d’or, d’un Eden de la jeunesse. Liée à la nature, comme chez Gide également, qui innocente ces amours de même que la mère — présente symboliquement dans la « mer » du Nord qui berce les premières amours homosexuelles d’Herbart — les protège, elle va de soi et il n’est point besoin d’en rendre compte ou de s’en justifier. Si le sentiment de faute affleure chez Herbart, il concerne davantage sa propre tendance à l’autodestruction, qui fait souffrir les êtres aimés et qui est le thème principal de son premier roman, Le rôdeur (1931). Le peu de fierté qu’il éprouve devant certains aspects autodestructeurs de sa personne explique certaines ellipses dans L’Âge d’or : il renonce à raconter sa « passion dévorante » pour Beppo, car « sans excuse » il reconnaît « s’être abandonné à toutes les fureurs de la jalousie[26] » . De même, il coupe cinq ans de sa vie, consacrés à une passion qu’on devine houleuse :

À quelques mois de là, je rencontrai un être avec lequel je devais passer les années les plus tourmentées de mon existence. Je ne dirai rien de cette période. Cinq ans passèrent jusqu’au coup de pistolet qui me délivra à la fois de ma plus grande joie et de mon enfer.

C’est à ce point que je reprendrai mon récit[27].

L’écriture de soi, marquée par un détachement aristocratique des préjugés communs, ne pose pas l’auteur en être marginal : elle est pure et légère. Herbart reste maître de sa confidence pour des raisons qui lui sont propres en dépit de tout pacte. Là encore, il prétend s’éloigner du modèle de Gide à qui il reproche « ce besoin de confidence qui le rendait incapable de garder un secret » pour aussitôt ajouter entre parenthèse « (manque de virilité encore)[28] », même si Gide sait manier ambiguïtés, allusions et silence dans son autobiographie.

Enfin, la posture autobiographique d’Herbart paraît plus simple que celle de Gide, car il n’y élabore pas un jeu ambigu avec le lecteur qui, selon Philippe Lejeune, caractérise le texte gidien. Par là, Herbart semble peu soucieux de la façon dont son lecteur construira son image de l’auteur. Si culpabilité il y a dans « les fureurs jalouses » de l’amant de Beppo, elle n’affecte que l’opinion qu’il a de lui-même et non la crainte d’être mal jugé par son lecteur. Herbart, qui semble écrire pour lui d’abord, semble beaucoup moins soucieux de son image que Gide dont l’oeuvre vise, selon Lejeune, à élaborer sous différentes formes d’écriture différentes images du moi[29].

Entre fiction et récit de vie

Comme le remarque Christine Ligier, Gide « va choisir, pour inscrire ses autoréférences, de nombreux cadres génériques. […] autobiographie, journal dit intime, journaux de voyages, autoportraits disséminés dans des textes divers, mais aussi autofiction[30] ». Si le grain ne meurt relève d’un jeu conscient avec des genres divers dont l’auteur utilise des topoï : l’autobiographie, les mémoires… Sans atteindre à la complexité de des oeuvres de Gide, beaucoup plus nombreuses que les siennes, Herbart joue lui aussi de l’ambiguïté générique, essentiellement entre fiction et autobiographie. Souvenirs imaginaires, dont le titre marque le caractère duel du texte, s’ouvre sur quelques pages d’un récit autofictif qui raconte, à la troisième personne, la petite enfance d’un garçon nommé Guillaume, pour passer ensuite dans une seconde section à un récit à la première personne dont le narrateur se nomme Guillaume et qui est postérieur sur le plan chronologique à la première narration. D’emblée, l’ambiguïté est perceptible, puisque même dans la seconde partie, écrite à la première personne, le texte contrevient à la stricte définition de l’autobiographie, le narrateur ne se prénommant pas comme l’auteur. Dans L’Âge d’or, les choses se présentent différemment mais non sans reconduire l’ambiguïté. Le texte sous-titré « récit » est assumé par un narrateur anonyme. Le caractère autobiographique repose sur le fait qu’on peut identifier ce narrateur avec l’auteur, tant certaines données biographiques se recoupent (l’enfance nordique, le personnage de la mère, les voyages du narrateur), ce qu’il n’est cependant possible d’apprécier que si on les connaît, le paratexte de type « préface » jouant sur ce point un rôle important auprès du lectorat. L’effet autobiographique provient aussi de ce que, au fil d’une relation perçue comme sincère du fait de sa sobriété, le narrateur donne vraiment l’impression par certains énoncés que son récit coïncide avec sa vie, comme à la fin du livre : « J’ai hâte d’achever maintenant. Vingt ans ont passé depuis ce fatal dimanche[31]. » Sa présence est très forte, au point qu’il semble nous parler. En réalité, ces récits d’Herbart pourraient n’être que des fictions. Ils se lisent d’ailleurs avec le même plaisir. De plus, certains éléments les rapprochent de la fiction. La structure de L’Âge d’or repose sur une succession de situations romanesques, même si le narrateur ne les exploite pas complètement, du fait de sa sobriété narrative : les personnages sont souvent hauts en couleur, telle Pétrole, les rencontres amoureuses se suivent au fil de hasards aventureux, les drames également (mort d’Alain, disparition mystérieuse de Pétrole, arrestation d’Auguste, mort accidentelle de Mathieu). Par moment, le narrateur semble poursuivi par un destin malheureux, même si cela n’est pas formulé : ainsi Mathieu se tue-t-il avec la motocyclette achetée par son amant ; le narrateur, juste au moment où il le voit pour la dernière fois, le décrit comme l’incarnation parfaite de son désir et de son bonheur[32]. L’ironie tragique paraît trop parfaite. Le lecteur garde le sentiment que cette vie est bien romanesque. Quoique cette dimension reste peu exploitée, à peine présente — elle suffit à donner une autre dimension au réalisme d’Herbart —, l’auteur construit son récit autour du mythe de l’âge d’or[33], faisant du Nord son Arcadie, un peu comme Gide reprend le mythe biblique dans le titre et la narration de Si le grain ne meurt, à la différence près que L’Âge d’or raconte la perte du paradis de l’enfance, quand Gide, qui donne une vision noire et aliénée de l’enfance, narre sa véritable naissance à lui-même au fil du temps.

Mais, par ces dispositifs, Herbart rejoint Gide, qui souligne la force de l’imaginaire dans le souvenir, en avouant avoir cru vivre, étant enfant, le défilé des Prussiens qu’il n’avait pas pu voir en réalité, quoiqu’il en gardât des souvenirs vivaces, mais recomposés[34]. Avec Gide comme avec Herbart, l’imaginaire reprend ses droits pour dire la vérité de l’individu, au-delà de l’investigation objective, souvent stérile. L’autobiographie est donc toujours une sorte d’autofiction personnelle. Sans doute cette dualité s’impose-t-elle d’autant plus à Herbart qui, fils de deux pères, romanesques chacun à leur façon — le père « clochard », surnommé Ravachol par la population, et le géniteur viking, véritable figure mythique pour son fils —, se devait de s’inscrire lui aussi dans la fiction pour dire sa propre réalité, à moins que l’hybridation entre réalité et fiction ne soit une ultime fidélité à ses deux pères, l’un fréquenté, l’autre rêvé.

Par ailleurs, l’introduction d’une dimension romanesque génère un écart plus grand entre le personnage et l’auteur que dans l’autobiographie. L’effet de fiction devient un masque sauvegardant la pudeur d’Herbart, qui s’appréhende plus aisément comme un autre. La première partie de Souvenirs imaginaires, comparable à une autofiction, comporte ainsi une glose analytique et explicative plus importante que la seconde section ou L’Âge d’or, récits à la première personne où l’auteur et le narrateur se superposent aisément. Herbart explicite parfois — même si cela reste ponctuel — avec assurance et lucidité son caractère. Il écrit de Guillaume, son double : « Ainsi se distingue-t-il ; ainsi, toute sa vie, se séparera-t-il des autres[35]. » Plus loin, il avoue, les exposant comme s’il parlait d’un personnage de roman, ses angoisses d’enfant — très proustiennes — privé de sa mère :

L’absence de sa mère jetait Guillaume dans une inquiétude bientôt mortelle. La vérité est qu’il doutait qu’elle dût jamais revenir. Rien ne pouvait le guérir de ces affres, même leur absurdité chaque fois démontrée[36].

Cependant, le dispositif d’Herbart ne l’amène pas à donner de lui différentes images contradictoires, comme le fait Gide dans l’ensemble de son oeuvre polymorphe. Herbart épaissit son image, moins en en montrant les incohérences qu’en multipliant les divers angles d’approche, écrivant des récits complémentaires par les périodes et les thèmes abordés.

Herbart le singulier

Confrontés tous deux à la conscience très forte de leur singularité, Gide et Herbart n’en tirent pas tout à fait le même parti : Herbart échappe à la volonté d’exemplarité gidienne. L’écriture personnelle de Gide a toujours une visée représentative. Comme le souligne Christine Ligier, le moi gidien, « quelle que soit la prolifération de ses inscriptions dans les textes, est toujours une singularité référée à l’autre, une mission d’exemplarité[37] ». Gide se pense comme étant un exemplaire parmi d’autres de l’espèce humaine, la désignant et la dénotant ainsi à lui seul, et aussi comme un modèle. Donc, Si le grain ne meurt ne se limite pas à une pénitence rédemptrice, dans une affirmation de soi et de la singularité de son destin, Gide renverse sa confession, faisant de ses points obscurs ceux de tous les hommes, qu’il a alors le courage de dire, libérant ainsi le lecteur. Donnant une visée représentative à son écriture personnelle, il efface sa marginalité en tant que telle pour devenir le parangon de l’humain, dans un acte d’écriture provocateur.

Même si l’inscription du mythe en filigrane de L’Âge d’or amorce une généralisation du récit de vie, Herbart, lui, met davantage l’accent dans ses récits sur sa propre singularité — qu’il persiste à traiter comme telle, sans en faire une marginalité. La rareté du discours explicatif ou analytique ne favorise bien sûr pas le développement d’une exemplarité de l’expérience du protagoniste principal. En particulier, dans ces textes, la visée moraliste est peu présente — alors qu’elle apparaît dans ce magnifique livre de souvenirs qu’est La ligne de force (1958). Les énoncés de vérité générale semblent dégagés de l’expérience singulière du narrateur, comme le montrent les propos sur le bordel de Madame Jeanne à Dunkerque, qu’il fréquente de temps en temps :

Il m’a toujours semblé qu’en ces lieux, la sensualité n’avait que l’apparence du vice. La certitude, partagée par tous, que n’importe quel désir pouvait aussitôt se satisfaire, permettait à chacun de passer outre, et ces femmes captives accédaient à la liberté que leur seule présence dispensait aux hommes[38].

Herbart n’écrit pas pour se justifier, « s’expliquer » ou pour présenter un livre de pensées inspirées par son parcours individuel ; il témoigne de lui-même, tel qu’il a été. En parlant de Souvenirs imaginaires, Maurice Nadeau disait qu’il ne s’agissait pas pour l’auteur de s’ériger une statue ou de se donner en exemple, mais bien de raconter une expérience « témoignant qu’en de certains lieux, à une certaine époque — qui nous paraît aujourd’hui bien lointaine — un mode de vie était possible qui pouvait faire fi des tabous sociaux et moraux, se dérouler hors de tout cadre sans autre contrainte que l’obéissance à ses désirs, ses pulsions[39] ». Aussi, Herbart veut saisir dans l’écriture les événements, les êtres et les moments fondateurs de sa personne, voire les faire revivre avec une certaine nostalgie dans L’Âge d’or, comme il le fait dans le cas d’Alain, le premier amour, dont la main sera l’image clé de toute sa sensibilité amoureuse :

Comment aurais-je pu savoir que cette image d’Alain était gravée en moi à jamais, que je lui demeurerais fidèle à travers tous les avatars de l’amour, que je chercherais toujours et partout ce même garçon, et le trouverais, et qu’il comblerait ma vie d’une joie si parfaite…[40]

Ses récits ne sont pas loin de l’hommage, voire de la commémoration des figures du passé.

Cette étude montre ainsi qu’Herbart s’affranchit avec netteté d’un des modèles gidiens de l’écriture de soi. De façon symptomatique, L’Âge d’or, où le narrateur vagabonde en toute liberté dans les amours de ses jeunes années, est un récit sans père, où la figure paternelle est littéralement absente. Souvenirs imaginaires, qui inversement rend hommage aux deux pères familiaux, apparaissant même dans certains passages comme une déclaration d’amour envers le père « clochard », déconsidéré socialement, raconte la première rencontre avec Gide sans épargner cette grande figure, allant jusqu’à avouer une « certaine répulsion[41] » physique pour lui et à restituer les critiques que son frère Loulou (son double ?) adresse à son oeuvre[42]. Il remet même en cause leur amitié : « cette amitié bizarre, peut-être à sens unique[43] ». Ces deux textes, postérieurs à la mort de Gide, sont peut-être une façon de rompre avec l’influence gidienne ; ce sont des adieux à tous les pères, ceux de la famille et ceux de la littérature.

Les analyses précédentes éclairent un peu quelques raisons de l’oubli — très injuste — d’Herbart dans les histoires littéraires[44]. L’Âge d’or et Souvenirs imaginaires montrent à quel point son oeuvre a pu souffrir de la comparaison avec celle de Gide, auquel il a été associé dans l’esprit des milieux littéraires, artistiques et journalistiques. Gide avait créé un horizon d’attente chez le lecteur dans le domaine de l’écriture de soi. Or, Herbart, trop perçu comme l’escorte de son ami, s’émancipe de ce modèle. En dépit de la relative distance qu’il prend avec lui-même dans l’autofiction, il n’élucide pas véritablement son individualité, sa vocation d’écrivain, sa sexualité, ses affects, renvoyant le lecteur à ses propres interprétations ou explications, au jeu de l’inconscient et des non-dits que le texte recèle. Il reste dans le singulier plus que dans l’exemplarité, sans toutefois battre sa coulpe homosexuelle, refusant de se penser comme un être marginal. L’écriture de soi poursuit d’autres buts. Il s’agit moins de s’expliquer que de se souvenir et surtout dans L’Âge d’or, de s’enchanter à nouveau du temps de l’enfance et de la jeunesse par un récit qui lui permettait de le revivre, de l’arracher à l’oubli, de fixer ce désir qui était alors le sien. De plus, les textes autobiographiques d’Herbart, entre fiction et récit de vie, déroutent le lecteur par leur caractère inclassable et la liberté aristocratique que l’auteur manifeste parfois — certaines ellipses, étonnantes, en sont la preuve — comme s’il ne prenait pas au sérieux son statut d’écrivain, se sapant comme il s’est détruit si longtemps tout au long de sa vie par la drogue. Herbart, Lafcadio incarné selon Gide, voulait être un « libre rebelle », une sorte d’ « anarchiste exemplaire » qui « boudait fièrement les gens en place, fréquentant de préférence les sans-grade marginaux, exclus[45] ». De fait, par la rareté du nom d’Herbart dans leurs pages, la plupart des manuels d’histoire littéraire en ont jusqu’à récemment répercuté le caractère inclassable, tant d’un point de vue générique que de celui des courants littéraires contemporains. Par sa vie d’insoumis comme par ses écrits en marge des modes[46] — L’Âge d’or et Souvenirs imaginaires sont bien éloignés des nouveaux romans alors en vogue —, Herbart fait fi de son époque : « Être un esprit libre de nos jours équivaut à rompre totalement avec son époque[47] ! » affirme-t-il. Elle le lui a malheureusement bien rendu.