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Dans sa pratique, le jeu théâtral recourt quelquefois au comique dont la manifestation s’observe dans le rire. Peut être risible l’emploi abusif d’un mot, d’un geste. En effet, si un seul geste ou une seule phrase ne font pas rire, leur reprise systématique engendre immanquablement l’hilarité : c’est le comique de répétition qui tend à dévoiler l’aspect insolite du fait noté. Il n’est pas l’apanage de la seule comédie. Comme le souligne Éric Duchâtel : « Le comique, pourtant né de la comédie, ne s’identifie pas avec elle : il n’est pas uniquement un effet de l’art ; elle n’est pas toujours […] comique[1]  ». La comédie ne se fonde pas nécessairement sur le comique de répétition dont les caractéristiques ont été définies par Henri Bergson dans son ouvrage Lerire.

Pour Bergson, la répétition rend semblable à une machine. Il énonce alors que le rire provient de ce caractère mécanique instauré chez le sujet par le biais de la reprise du fait répété. Trois situations formalisent la répétition. Ce sont « Le diable à ressort » (entêtement à exister malgré l’interdiction qui semble en être faite), « Le pantin à ficelle » (manipulation d’un personnage par un autre, sans son consentement) et « La boule de neige » (enchaînement inattendu d’un fait initialement accidentel). Le procédé de la répétition apparaît ainsi comme une source intarissable du comique dans la mesure où il débouche sur le comique de situation qui repose sur la distorsion entre le fait et la norme. Sa richesse esthétique explique son omniprésence au cours des siècles. Tous les temps et toutes les sociétés ont contribué d’une façon ou d’une autre à pérenniser cette source de comique. C’est le cas du dramaturge ivoirien Bernard Dadié dans sa pièce Papassidi maître-escroc[2].

Dans cette oeuvre, l’un des traits essentiels de la poétique de l’auteur se fonde sur la reprise de certains mots ou phrases. Par conséquent, le comique de répétition y est diffus. Mais le comique de répétition ainsi créé correspond-il à la vision que Henri Bergson a de cette technique ? Quel sens prend-il dans la pièce de Dadié ? Nous dévoilerons ici les formes du comique de répétition chez Dadié, avant d’en dégager les fonctions. Ensuite, nous identifierons l’idéologie qui lui est sous-jacente.

Les formes dadiéennes du comique de répétition

Dans son emploi du comique de répétition, Dadié oscille entre respect et désobéissance envers Bergson.

La fidélité à Bergson

Porteur des stigmates de la formation intellectuelle des auteurs, le théâtre négro-africain moderne emprunte parfois aux dramaturges européens certaines de leurs réussites esthétiques. Le comique de répétition traduit cette filiation du théâtre africain d’avec le théâtre occidental. Dans Papassidi maître-escroc de Dadié, la répétition des mots favorise ce type de comique suivant le postulat de Bergson : « Dans une répétition comique des mots, il y a généralement deux termes en présence, un sentiment comprimé qui se détend comme un ressort, et une idée qui s’amuse à comprimer de nouveau le sentiment[3]  ». Comme le suggère Bergson, le refus d’expliquer une idée donne naissance au comique de répétition chez le dramaturge ivoirien. Certains personnages s’emploient à empêcher d’autres d’exprimer leur pensée en s’évertuant à leur prouver qu’ils ont tort de penser ce qu’ils croient :

Aka et Djoua : Oh ! Papassidi, comme vous êtes bon, généreux, magnanime !
Papassidi : Dieu seul est bon. À Dieu seul les louanges. Je ne suis qu’un homme.
Aka et Adjoua : Oh ! Papassidi, que vous êtes bon, généreux, magnanime !
Papassidi : À Dieu seul les louanges. Je ne suis qu’un homme qui sème le rire et le chant.
Djoua : Si tous les hommes étaient comme vous…
Papassidi : Ils sont tous comme moi[4].

L’asymétrie de formes entre les phrases facilite le jeu de la répétition. Aux phrases affirmatives de Djoua et Aka s’opposent les phrases négatives de Papassidi. La reprise sous forme de dédicace du syntagme nominal « À Dieu seul » participe de cette logique de la contestation créée par l’opposition des formes phrastiques. Papassidi ne leur garantit aucun succès, aucun miracle comme l’atteste la répétition de la phrase négative « Je ne suis qu’un homme », expression de la vérité sur sa personne. La répétition fait tomber les masques. Si les requérants n’ont pas le résultat escompté, ils n’en auront qu’après leur naïveté. La répétition comique jaillit du conflit entre le culte de la personnalité et la profession de foi. Cette contradiction repose sur la surprise créée par le refus de Papassidi de paraître comme un sauveur. Le comique résulte de la contradiction et de l’annulation. Il permet de mettre en exergue un certain nombre de qualités qui sont affirmées puis annulées. En effet, il y a contradiction entre les vertus supposées de Papassidi et la réalité des faits. Mais la contradiction s’annule du fait qu’il s’agit de nécessiteux obsédés par l’idée de réussir facilement et de la fausse modestie d’un escroc. Ce faisant, l’auteur s’attaque à la confiance démesurée placée en des charlatans de tout acabit, à la propension des hommes à coiffer d’auréole tout vendeur d’illusions. Du refus de l’idolâtrie par Papassidi prend forme une espèce de méprise, voire de quiproquo, expression du comique. L’incapacité des personnages à s’entendre sur la mansuétude de Papassidi conduit au rire. Tout comme la contradiction morale, la différence de culture engendre également le comique de répétition.

En effet, ne pas se placer sur la même échelle de valeurs sociales donne naissance à l’incommunicabilité, source de dialogue risible :

L’oncle : Que fait-il cet autre ami ?
Codjo : Je suis huissier.
L’oncle : Hein ?
Codjo : Huissier !
L’oncle : Quelle famille ?
Codjo : Huissier[5]  !

Le dialogue entre Codjo et l’oncle donne lieu à un comique de situation dans la mesure où nous nous trouvons en face d’une situation inattendue liée au décalage entre le fait et la norme. Le signifiant « huissier » ne coïncidant pas avec le signifié « Famille », il naît un effet de surprise, manifestation évidente du comique. En effet, le jargon professionnel « huissier » est en déphasage avec le code social admis par l’oncle. Aussi la reprise de « Huissier » fait-elle de Codjo un personnage borné et stupide qui ne vit que par sa profession au risque de se mettre en marge de la société. Par cette répétition de « huissier », Codjo se met en valeur et se donne de l’importance. La nouvelle société doit tenir compte de son existence si elle ne veut pas être surprise comme l’oncle. En réalité, c’est la raideur dans l’appréciation de la situation qui formalise ici le comique. Aucun des personnages n’envisage dialectiquement l’événement et chacun s’emploie à vouloir imposer son opinion. L’oncle patauge dans la prétendue solidarité africaine tandis que Codjo se fond et se confond avec sa profession. Les deux positions sont inconciliables. Le zèle et la solidarité étant incompatibles, le comique de répétition s’assimile au burlesque. La reprise de « huissier » ressemble au bêlement du client de Maître Pathelin qui feint de ne pas comprendre ce qui lui est dit afin d’échapper à quelque sanction.

En outre, Dadié consacre Bergson par le biais de la censure. Dans ce cas, l’un des personnages ordonne à un autre de ne pas se plaindre :

Tautau (au quatrième homme) : Que veux-tu ?
Le quatrième homme : Voir monsieur Akpanda.
Tautau : Il n’est pas venu aujourd’hui.
Le quatrième homme : Il ne vient donc jamais ?…
Tautau : Pourquoi ?
Le quatrième homme : La première fois, il était à un mariage.
Tautau : Qui ne va pas à un mariage ?
Le quatrième homme : La seconde fois, il était à un enterrement.
Tautau : Qui ne va à un enterrement ?
Le quatrième homme : La troisième fois, il est malade.
Tautau : Qui ne tombe malade[6]  ?

Le rire émane de la reprise systématique, sous forme interro-négative, des récriminations du quatrième homme. L’échange acquiert un effet cumulatif, source de comique. Tout repose sur le jeu de l’inversion : l’accusé retourne contre l’accusateur ses propres critiques et observations. La parodie de la stichomythie prend forme car Tautau feint de répondre au quatrième homme du tac au tac afin d’établir un certain équilibre au niveau des droits défendus. On assiste à un retournement de situation. Tautau fait l’offusqué pour marquer un souverain dédain vis-à-vis des récriminations du quatrième homme. Les remarques du quatrième homme se trouvent refoulées par les cas de force majeure retenus par Tautau. Dadié veut sans doute montrer la manipulation des anciennes valeurs. Ce qui constituait autrefois des valeurs sociales sert de prétexte pour faillir à son devoir. Les vertus anciennes sont-elles inciviques ? Elles siéent à la solidarité de classe comme le prouvent les interro-négations de Tautau.

Quoi qu’il en soit, Dadié semble avoir une grande maîtrise des techniques de Bergson. Les touches personnelles dont il les frappe le prouvent. Aussi travestit-il la technique de la « boule de neige », c’est-à-dire la chute par enchaînement. À cet effet, la chute d’un personnage n’entraîne pas celle d’autres personnages. Seule l’évocation de ces amitiés par le planton fait songer à un enchaînement de chutes : « Je vais parler de toi à un ami qui a une amie dont la bonne soeur est la bonne amie d’un très gros, gros bonnet[7]  ». La reprise du morphème « ami » en fait une isotopie sémantique, expression des nouvelles conventions sociales. Il faut tirer profit de toutes les situations, même les plus immorales. Être la maîtresse d’un cadre constitue aujourd’hui une fierté attestée par l’épithète « bonne » qui accompagne « soeur » et « amie ». Ce sont les vices qui mènent le monde actuel.

Au total, la conformité à Bergson traduit l’incapacité des personnages à se défaire de leur quotidien. Leur langage en devient stéréotypé, donc risible. Ce faisant, la répétition obsession dont se charge le langage des personnages exprime le réalisme social de la pièce dans la mesure où le comique de répétition ainsi mis en forme dévoile un pan de la société du dramaturge. Le comique de répétition exaltant les tribulations des personnages, ceux-ci se révèlent alors comme des types. Or la « constitution en type par la mécanisation, empêchant l’identification, permet au rire de naître[8]  ». La fidélité à Bergson permet donc de plonger le public dans le présent, de projeter sur scène les réalités et les certitudes du moment. Le comique de répétition acquiert ainsi la valeur d’un présent de narration. Il tend à suggérer de façon humoristique les problèmes cruciaux de l’heure. Toutefois, le réalisme social inhérent à la fidélité à Bergson n’empêche pas le dramaturge ivoirien de prendre ses distances avec lui afin de faire éclore son génie.

La tentation de la novation

Dans son emploi du comique de répétition, Dadié se rapproche de Ionesco et de son effet choral dans Rhinocéros avec la récurrence de « Oh ! Un rhinocéros ! », « ça alors ! » Mais avec Dadié, ce ne sont pas tous les personnages présents qui font le choeur.

Le planton : […] Tu ne connais personne qui pour toi peut donner un petit coup de fil ?
Aka : Non !
Le planton : Connais-tu un député ?
Aka : Non !
Le planton : Un conseiller général ?
Aka : Non !
Le planton : Un ministre ?
Aka : Non !
Le planton : Un préfet, un gouverneur ?
Aka : Non[9]  !

Aka est en déphasage avec les nouvelles donnes de sa société. La répétition exclamative de la négation exprime son indignation et marque son désaccord avec ce qui est dit et qui se fait. Il existe un comique de mot inhérent à cette reprise de « Non » qui apparaît comme un tic, source de mécanisation. Aka semble essoufflé, voire agacé. Par conséquent, il est comme saisi par le drame de son existence. Le comique de répétition s’assimile alors à une ironie tragique. En effet, alors qu’il croit au mérite individuel, Aka découvre soudain qu’il ne vit que d’illusions. Pour réussir aujourd’hui, le mandarinat reste l’unique voie ; d’où l’omniprésence du champ lexical des personnalités avec « député », « conseiller général », « ministre », « préfet », « gouverneur ». Dadié dénonce de ce fait le népotisme, le clientélisme qui mettent à mal la justice sociale. L’effet choral inscrit dans la répétition de « Non » traduit le conflit entre la dignité humaine, l’esprit d’équité et l’aliénation. En provoquant le rire, les réponses laconiques et monosyllabiques d’Aka dédramatisent la tristesse de cette nouvelle plaie des sociétés africaines post-coloniales.

D’autre part, le comique de répétition peut coïncider avec une espèce d’harmonie dans le discours des personnages. Les mêmes questions appelant les mêmes réponses :

Le planton : Commandant ! Commandant !…
Aka : Alors ! Que fais tu ?
Le planton : Rien, mon commandant…
Aka : Qu’as tu fait hier ?
Le planton : Rien, mon commandant…
Aka : Que feras-tu demain ?
Le planton : Rien, mon commandant.
Aka : Et tu veux à la fin du mois être payé ?
Le planton : Oui, mon commandant.
Aka : Et pour quoi ?
Le planton : Pour rien, mon commandant[10].

Dans cet extrait, la récurrence de « Rien, mon commandant » fait la répétition. Celle-ci devient comique quand elle explicite le caractère stéréotypé du planton. Il semble qu’il ne sait prononcer qu’une seule et même parole. Il est semblable au perroquet puisqu’il n’articule qu’un syntagme nominal. Les redites en « Mon commandant » attestent son asservissement, sa subordination. Son existence est liée à celle de la hiérarchie. L’invariance des questions et des réponses participe du grossissement des personnages qui sous-entend une satire acerbe de l’attitude volontairement écrasante des cadres africains vis-à-vis des simples fonctionnaires. La peur qui étreint leurs collaborateurs en leur présence fait de ceux-ci des pantins, c’est-à-dire des êtres conçus pour exécuter un seul geste : vénérer le supérieur hiérarchique. En se complaisant dans leur statut, le commandant et le planton se donnent à voir comme des êtres dénués de tout esprit. Or le manque d’esprit est risible. Rappelons aussi que cette scène est une mise en abyme, c’est-à-dire une scène d’imitation. En faisant le commandant, Aka tente de faire ressortir le caractère inutilement autoritaire et mécanique de celui-ci : « Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne[11]  ».

Par ailleurs, la parodie favorise la permanence du comique de répétition. Certaines scènes semblent reconstituer le rituel ou les enseignements de quelques institutions sociales :

Djoua : Est-ce Dieu qui fait augmenter le coût de la vie ?
Aka : Non.
Djoua : Est-ce Dieu qui fabrique les fusils et oblige à faire la guerre ?
Aka : Non.
Djoua : Est-ce Dieu qui t’a chassé de ta première place ?
Aka : Non.
Djoua : Est-ce Dieu qui fait que tu ne trouves pas de travail, que tes lettres restent sans réponse ?
Aka : Non[12].

Par la répétition, Aka et Djoua manquent de complaisance envers la société dont ils peuvent s’estimer les victimes innocentes. Par conséquent, la société s’apparente à la fatalité, cette force supérieure qui décide de leur destin. Ce faisant, ils tombent dans une modestie affligeante. Ils ne sont que les fruits des desiderata de la société. Leur apparente impiété traduit leur lucidité. Le rire jaune qu’ils suscitent les rend semblables au personnage d’Alceste vu par Marie-Claude Hubert : « Même Alceste, attachant par bien des aspects, suscite le rire, celui des petits marquis, mais aussi le nôtre à cause de son intransigeance[13]  ». Comme pour lui, leur lucidité rend Aka et Djoua trop sympathiques. La répétition détruit leur caractère attachant pour en faire de véritables victimes expiatoires de la société. C’est leur résignation, leur défaitisme qui engendre le rire avec les différentes reprises.

En réalité chez Dadié, le comique de répétition met en exergue l’impuissance des personnages, leur inaptitude à se sortir de l’ornière :

Alloua et Djoua : Une honte…
Djoua : Qu’allons-nous devenir ?
Alloua : Dieu seul le sait ! Et toujours pas de travail ?
Djoua : Non…
Alloua : Où allons-nous ?
Djoua : Dieu seul le sait. […]
Alloua : Et cela en Afrique ! Où allons-nous ?
Djoua : Dieu seul le sait. Heureux ceux qui n’ont jamais connu la faim et la soif[14].

Avec l’incessant retour de « Où allons-nous ? » et « Dieu seul le sait », on s’inscrit dans la logique de la confidence, de l’accord. Les personnages ne se contredisent pas. Ils se contentent de se consoler ; ce qui favorise la répétition comique. La tonalité dramatique sous-jacente aux reprises dévoile le drame existentiel de l’homme et la petitesse de sa condition. Incapable de résoudre ses problèmes, il tombe dans le tout religieux. La misère grandissante explique peut-être le foisonnement des lieux de culte en Côte d’Ivoire.

En somme, l’effet choral comme source du comique de répétition peint la société sous tous ses aspects, surtout les moins reluisants. Elle paraît destinée à offrir un seul et unique présent aux hommes : le désespoir. Nous découvrons ainsi la standardisation sociale. La société de Dadié se confond à une machine à laquelle l’on tente de donner vie à travers les inquiétudes qu’elle soulève. Mais elle se refuse à tout changement, à l’instar des mannequins : « Les mannequins restent mannequins[15]  ». Toujours est-il que la conformité et la non-conformité aux postulats de Bergson déterminent nécessairement les fonctions du comique de répétition chez Dadié.

Les fonctions du comique de répétition Dadiéen

Par son omniprésence, le comique de répétition constitue l’essence de Papassidi maître-escroc. Aussi dépasse-t-il le simple mode de conversation pour s’ériger en dynamique de la pièce. Le jeu dialogique et la structure actantielle s’y observent.

Le comique de répétition et la dramaturgie du dialogue

La prédilection accordée par Dadié au comique de répétition comme forme discursive découle de l’aptitude de ce mode de discussion à faire découvrir le personnage par ses dires. Le comique de répétition favorise le débat contradictoire, explicite les conflits. Il est, à l’origine, affrontement.

En effet chez Dadié, l’affrontement incarne la substantifique moëlle du comique de répétition en souvenir de l’âgon grec, moment de justification des choix. La joute verbale opposant Tautau au quatrième homme au tableau IV[16] et l’oncle à Codjo au tableau V[17] obéit à ce principe. Dans ces deux cas, nous assistons à un conflit moral suivant le modèle des procès. D’un côté, nous avons l’accusation et de l’autre, la défense. La recherche de la condamnation ou de l’acquittement rend l’affrontement inéluctable d’autant que chaque personnage est l’avocat d’une cause. La stratégie des questions / réponses fonde cette logique conflictuelle. Néanmoins, cet état de fait ne doit pas faire illusion. Parfois, le comique de répétition voile un non-échange.

À l’analyse, Tautau, le quatrième homme, Codjo ou l’oncle doivent leur relent de défenseurs d’une cause à la situation de non-échange qui accompagne leur affrontement. Même si apparemment ils s’adressent les uns aux autres, ils font preuve d’un tel immobilisme intellectuel que nous les sentons butés, enfermés qu’ils sont dans leurs pensées, leur logique. Au-delà de l’étroitesse d’esprit affichée, le non-échange traduit l’incommunicabilité entre ces personnages. Seul leur désaccord les réunit. Il y a peu de chance que les uns arrivent à convaincre les autres. Par une espèce de pirouette, les accusés (Tautau et Codjo) parviennent à éluder les questions à eux posées. Avec le comique de répétition, Dadié consacre les feintes comme mode de défense, tout en évitant l’accusation d’entrave à la justice. Sans refuser de subir l’interrogatoire, l’accusé répond délibérément à côté et l’accusateur ne dispose d’aucun moyen de lui faire dire la vérité. La confrontation s’avère alors vaine, improductive. Il s’instaure une vacuité du langage humain. Celui-ci est inefficace si l’interlocuteur ne fait pas preuve de bonne volonté. Par conséquent, le comique de répétition révèle l’interdépendance congénitale des hommes. Heureusement, la cacophonie ne dure pas bien longtemps.

L’absence de dialogue causée par l’affrontement et le non-échange se heurte ou trouve son contrepoids dans la stratégie de l’accord, signe d’une entente entre les personnages. La forme symétrique des répétitions atteste la justesse de ce qui est dit. Le questionnement rhétorique de Djoua au tableau V[18], suivi des « Non » réitérés d’Aka, semble le cri d’un destin commun, collectif. Le désir d’exorciser, de vaincre la malédiction qui frappe les hommes y est énoncé. L’animosité apparente entre les hommes et les déboires sociaux ne constituent point une fatalité. L’accord entre Aka et Djoua au tableau VI[19], en est la preuve. Il leur suffit de s’entendre pour rendre le monde meilleur. Le comique de répétition suggère deux situations sociales antinomiques : le duo (l’accord) et le duel (l’affrontement). L’alternance de ces deux formes dialogiques crée la dynamique de la pièce de Bernard Dadié.

La dynamique structuraliste du comique de répétition

L’effet immédiat de la répétition se ressent dans la musicalité créée au niveau de l’oeuvre. Les paroles reprises s’apparentent aux partitions d’un choeur visant à insister sur ce qui est redit. Le dramaturge peint des tranches de vie avec elles. C’est pourquoi le texte se divise en tableaux comme pour attester que les événements décrits n’ont aucun lien évident les uns avec les autres. Oasis sonores, les répétitions assurent le tempo de la pièce de Dadié. Semblable aux stichomythies, véritables duels verbaux, le comique de répétition donne au texte une impulsion nouvelle à chaque séquence. Papassidi maître-escroc s’appuie sur un tempo à deux variations : l’un lent, lorsqu’il n’y a pas de répétition, et l’autre rapide, à cause de la sécheresse des réponses avec le comique de répétition.

En outre, l’intérêt du comique de répétition dadiéen réside dans sa capacité à créer chez le lecteur-spectateur deux sentiments contradictoires : l’euphorie et la dysphorie. L’euphorie se retrouve dans les accords et la dysphorie s’incruste dans les affrontements ou séquences d’incommunicabilité. La combinaison et la multiplication des séquences de répétition génèrent alors un rythme saccadé, brisé, expression des contradictions d’une société en quête d’elle même. Aussi le comique de répétition dadiéen a une tonalité stricte à deux variantes : il est tantôt une complainte, tantôt une exaltation. La complainte est liée aux affrontements verbaux, moments de cacophonie, et l’exaltation se retrouve dans les accords mettant en relief un pan négatif du fonctionnement de la société admis par tous. Avec le comique de répétition, l’oeuvre s’emplit de détresse, de mal de vivre diffus. De ce fait, Papasssidi maître-escroc pourrait appartenir aux pièces noires de Jean Anouilh. Les personnages ne sont certes pas en quête d’eux-mêmes mais ils recherchent une société adaptée à leur personnalité. Même si leur passé ne les préoccupe pas, leur présent les inquiète. C’est pourquoi le temps verbal dominant du comique de répétition dadiéen est le présent auquel Jean-Michel Adam attribue une valeur de constatif, c’est-à-dire le temps de la description, de la peinture. Malgré les multiples situations comiques dont il regorge, Papassidi maître-escroc n’est pas une comédie mais plutôt un drame sérieux à la Beaumarchais. Cela se ressent au niveau de la tension dramatique de la pièce.

Loin de toute intention distractive, le comique de répétition provoque chez le lecteur-spectateur des sentiments de crispation. À chaque séquence de répétition a lieu un fait marquant du drame. En effet, chez Dadié, les projets et les quêtes des personnages sont révélés par les séquences du comique de répétition. Les paroles et les actions s’interpénètrent dans une logique performative. Dire, c’est faire ; critiquer, c’est envisager le meilleur. Dadié s’érige en inquisiteur. Il tente toujours de découvrir le pécheur afin de l’absoudre si tant est qu’il accepte de se confesser. Ceci explicite la construction binaire de Papassidi maître-escroc. La pièce se module en débats et polémiques dans lesquels l’aveu côtoie le pathétique. La tension dramatique émane de cette double modulation du comique de répétition qui influe sur l’intrigue, c’est-à-dire l’agencement, l’enchevêtrement des événements. Chacune des séquences répétitives dévoilant un point focal de la pensée de l’auteur, le comique de répétition explicite indubitablement le champ idéologique de la pièce en tant que théâtralisation des contradictions de la société.

La pertinence idéologique du comique de répétition dadiéen

Le comique de répétition n’est pas fortuit. Derrière le rire se cachent des enjeux énormes. Avec lui, l’auteur énonce de nombreuses valeurs sociales et morales.

Bernard Dadié, une conscience critique

À l’analyse, le comique de répétition élucide les prétentions sociales du théâtre de Dadié. Il lui permet d’inscrire sa pièce dans l’optique des auteurs du désenchantement mus par l’exposition du désespoir des Africains suite aux indépendances. Il n’y a rien de nouveau sous les tropiques. Au grand dam des uns et des autres, les sociétés post-coloniales s’effondrent. Tout cela est dramatisé grâce au comique de répétition de sorte que Papassidi maître-escroc dégage de tenaces odeurs de scepticisme. La société ivoirienne a pris un faux départ dans la course au développement et au bien-être. Elle a mis les pieds dans le sable mouvant de la médiocrité qui l’aspire insidieusement.

Toutefois, taxer Dadié de défaitiste ou d’oiseau de mauvais augure serait tendancieux. Le comique de répétition extériorise seulement son envie de voir son pays émerger grâce à une gestion rigoureuse ; d’où son rejet du laxisme explicité par l’emploi du comique de répétition. D’ailleurs, son respect et sa désobéissance à Bergson montrent la solution à la crise sociale qui s’amplifie : lier tradition et modernité. Si tradition et modernité font éclore le génie, alors elles peuvent aussi donner naissance à une société meilleure. Ignorer le passé est aussi suicidaire que dédaigner l’innovation. Grâce au comique de répétition, Dadié s’affirme comme un éveilleur de consciences. Malgré les menaces, tout n’est pas encore perdu. Quelque chose peut être fait pour arrêter la gangrène. Pour cela, admettre que des problèmes existent constitue déjà un pas dans la bonne direction.

Aussi les situations évoquées par le comique de répétition contiennent-elles leur solution. Eu égard à tout ceci, nous gageons que Dadié assigne au théâtre un but utilitaire. Il le met au service d’une cause, d’un idéal. Partant, l’oeuvre porte en elle-même sa raison d’être. À son contact, le lecteur-spectateur fortifie son esprit en s’imprégnant des données explicitées par le dramaturge. L’avènement de ce nouvel esprit confère au théâtre de Dadié un caractère d’acteur de développement social, car s’érigeant en projet d’épanouissement de l’ensemble de la collectivité. Dadié considère que le théâtre et son contexte d’émergence restent étroitement liés. Dans une société en proie à d’énormes difficultés, il n’y a de place que pour un théâtre donneur de leçons. Les angoisses existentielles du peuple se posent en préoccupations du théâtre. L’art connaît donc une évolution concomitante à celle socio-économique, politique de la société globale. Chaque société fait son théâtre. Certainement, Dadié ne propose pas de remèdes miracles, mais il dégage quelques pistes imbibées de sa sensibilité idéologique, car le « comble du sérieux, ce serait de vivre purement et simplement, sans poser aucune question, et d’adhérer intimement à l’évidence de ses propres sens[20]  ». Le rire s’évertue à vaincre le caractère dramatique des relations sociales dans la mesure où le comique de répétition « est la souplesse, c’est-à-dire l’extrême conscience. [Il] nous rend comme on dit “attentifs au réel” et nous immunise contre les étroitesses et les défigurations d’un pathos intransigeant contre l’intolérance d’un fanatisme exclusiviste[21]  ». Avec Dadié, il est une forme de satire sociale et reste profondément ancré dans le social vécu de l’auteur. Dès lors, il vise à défendre des valeurs sociales et civiques que le dramaturge juge bafouées.

L’image de la société de Dadié

Le comique créé par le comique de répétition chez Dadié se distingue du comique de L’avare et autres Médecin malgré lui. Ici, le ridicule n’est pas dans les personnages. Est ridicule une société incapable de procurer le bien-être aux hommes. Au fond, le comique de répétition insère la pièce de Dadié dans le quotidien sociétal destiné à faire sortir le lecteur-spectateur de sa torpeur, sa réflexion étant sollicitée par le rire jaune « car le rire revitalise et concourt au progrès de la société : en même temps qu’il émonde les parties négatives de la communauté, il permet de réorganiser et de restaurer les aspects positifs[22]  ». Par le comique de répétition, l’oeuvre de Dadié s’imprègne de la lucidité critique du dramaturge face au péril de décadence qui guette sa société. Les travers des « grands » et les inconséquences des « petits » sont succinctement dramatisés. Par ricochet, le théâtre de Dadié se veut un théâtre de morale et de civisme. En cachant sous le rire le sérieux de ce qui se dit, Dadié condamne et préconise des attitudes. Il n’a pas conçu une comédie mais un drame, vu l’importance des thèmes. Ce n’est pas un personnage qui est critiqué dans ses vues mais tout un système social. Le comique de répétition devient chez le dramaturge ivoirien une satire sociale, la représentation de l’ensemble de la société. Il ne donne pas à voir l’autre comme symbole de soi mais plutôt comme métonymie d’une réalité sociale. Le comique de répétition dadiéen élucide le désir du dramaturge de réformer des systèmes incongrus érigés en systèmes de valeurs. Chez Dadié, le comique de répétition équivaut au comique de la société. Les hommes étant à l’image de la société qui les abrite.

Parti de la société, le comique de répétition y retourne en signe chargé du penser de Dadié, sans animosité ni diktat mais chargé de l’énergie de l’espérance dans l’avènement d’une société honnête avec elle-même. En dénonçant le recours aux médiums, au divin dans la résolution des crises, le favoritisme, etc., Dadié annonce son penchant pour la méritocratie. Sans vouloir faire de la société ivoirienne une société élitiste, il prône la nécessité de mettre chacun à la place qu’il faut. Le dramaturge réclame la lucidité, la transparence dans la gestion du quotidien des Ivoiriens. Agir avec équité amoindrirait la sollicitation des voix divinatoires. Seules les qualités intellectuelles et la valeur intrinsèque des hommes méritent d’être célébrées. L’esprit d’équité, de justice et d’égalité de Dadié se fond dans cet avertissement. Le comique de répétition met en garde contre les risques de perdition de l’ensemble de la société. La nouvelle Côte d’Ivoire naîtra par césarienne si ses fils fortifient la voie tortueuse empruntée.

Dès lors, le comique de répétition explicite l’apologie du travail et de l’initiative individuelle. Il ne faut pas tout attendre de Dieu mais l’inciter à nous aider. Si l’effort est fait, le résultat suivra. Dadié fait ainsi appel au sentiment nationaliste, patriotique de chaque ivoirien. Dans tout ce qui se fait, l’on doit avoir présent à l’esprit que c’est le sort de toute la collectivité qui se joue. Une défaillance quelconque entraîne de facto la vanité des autres efforts. Nul ne doit rechigner à la tâche. La disponibilité de chacun doit être à toute épreuve. La Côte d’Ivoire doit passer avant toute autre considération. Ainsi, sans aller jusqu’à réclamer une révolution, Dadié plaide pour une évolution des mentalités. Le patriotisme et le nationalisme résident dans le travail bien fait. Dadié insinue que la Côte d’Ivoire de demain sera ce que ses fils voudront bien faire d’elle. Il espère seulement qu’elle ne suscitera pas le rire, à l’instar du comique de répétition.

Conclusion

Le comique de répétition chez Dadié met en cause les nouvelles valeurs sociales qui président à la destinée des sociétés africaines post-coloniales. Cela est rendu possible grâce au décalage entre ce qui est montré et ce que le dramaturge veut défendre. Il présente des situations comme risibles afin de se moquer. L’ironie sous-tend donc la panoplie de répétitions. Le rire lié au comique de répétition se veut un moyen et non une fin. Il est destiné à susciter la réflexion, la prise de conscience. Des changements dans les manières de penser et d’agir sont attendus et espérés. Dadié entend dédramatiser les questions soulevées tout en leur accordant de l’importance. Par cette technique, le dramaturge ivoirien se tourne vers la peinture d’une actualité sociale peu reluisante. Par conséquent, le comique de répétition s’avère une poétique de la dénonciation, une satire sociale. Par le caractère mécanique du langage de ses personnages, Dadié met en scène l’immobilisme social, frein à l’épanouissement de l’individu. Le comique de répétition concourt à la distanciation indispensable à la prise de conscience du lecteur-spectateur. Quand Dadié use du comique de répétition, c’est la société qui tremble. Par le biais de cette technique, Dadié met son théâtre au service d’un idéal social. Papassidi maître-escroc est ainsi le miroir des hideurs sociales. Le dramaturge ivoirien stipule de ce fait qu’il n’y a pas de tabou pour l’art. Il dit les choses telles qu’elles sont, sans faux-fuyants, sans fard. Il exprime son désenchantement face aux incohérences du moment et son angoisse à l’égard des incertitudes du futur. Le présent le désespère et l’avenir inquiète.