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Dans l’hebdomadaire néerlandais De Amsterdammer de février 1922, on peut lire le récit d’une rencontre entre Gide et W.G. Byvanck, un spécialiste des lettres classiques de Leyde. Byvanck évoque l’entretien sur les nouvelles tendances de la littérature française qu’il a eu l’immense honneur d’avoir avec Gide. Voici ce qu’il dit sur le ton de qui rêve en feuilletant un album de photos de parents vivant à l’étranger :

Aucune parole déplacée ne passera jamais mes lèvres sur une revue parisienne quelle qu’elle soit. J’honore la Revue des deux mondes comme j’honore mes père et mère et la Revue de Paris comme la digne fille de la Revue qui l’a précédée. J’ai assisté à la naissance du Mercure de France et je l’admire maintenant qu’il a pris du poids comme je l’ai aimé au temps de sa minceur intéressante. Pour la Revue universelle, je n’hésiterais pas à me battre et à donner ma vie. À toutes, je déclare mon affection et je fais pour elles des voeux de bonheur éternel. Mais il en est une en particulier à laquelle j’ai donné mon coeur ; c’est la Nouvelle revue française, à l’aspect si distingué dans sa robe de couleur discrète — inutile de demander d’où elle vient — si raisonnable et empreinte d’une digne gaieté quand elle prend la parole.

La Revue est faite de conduite et de mesure. Jamais un ton plus haut que l’autre. Elle vit une période harmonieuse de son existence. Elle rayonne une force qu’elle doit à l’excellente coopération de différents éléments[1].

On remarque que Byvanck mentionne harmonie et équilibre comme deux éléments propres à la revue. Ce sont exactement les caractéristiques que, pendant des décennies, amis et ennemis, de France et d’ailleurs, ont attribuées à la revue. Mais ce panégyrique de La NRF n’est que l’amorce de son discours qu’il consacre plutôt à Gide. Il est naturel que le nom de Gide soit associé à la revue : en 1908, il en fut l’un des fondateurs et il l’a rédigée avec un groupe d’amis de 1909 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Cependant, Gide n’y a rempli que très peu de temps une fonction officielle et, en 1922, à l’époque où eut lieu sa rencontre avec Byvanck, son rôle se jouait dans les coulisses plutôt que sur l’avant-scène. Deux noms sont indissolublement liés à la rédaction de LaNRF des années 1920 : Jacques Rivière (jusqu’à sa mort prématurée, survenue en 1925) et, après lui, Jean Paulhan. Sous leur direction, la revue a pris, pendant l’entre-deux-guerres, l’envergure d’une institution qui a servi d’exemple, en France et à l’étranger, à de nombreuses générations de responsables de revues[2].

Un comité pour La NRF

Dans une lettre datée de 1927, Jean Paulhan, rédacteur en chef de la revue depuis deux ans, demande à Marcel Arland, lui aussi attaché à La NRF, de réfléchir sur la possibilité de se réunir tous les mois, tous les deux avec un ou deux autres spécialistes, pour discuter des affaires courantes concernant « leur » revue. Il lui avait écrit auparavant qu’il avait beaucoup réfléchi à la question et qu’il voulait lui soumettre les résultats de sa réflexion :

Voici ce dont il s’agissait : j’imaginais avec assez de plaisir une sorte de société des quatre, dont Fernandez, vous et moi, se réunissant au moins une fois par mois à déjeuner, après quoi (ou avant quoi) l’un des trois (ou quatre) lirait un récit, ou une étude de lui, sur quoi l’on discuterait. J’imaginais encore cette société prenant à charge la nrf, constituant une sorte de comité de la nrf, et particulièrement de la partie critique de la nrf (soit notes, ou articles critiques) dont elle prendrait entièrement la direction soit par les notes (ou articles) qu’elle déciderait de demander à celui-ci ou à celui-là, soit par celles que l’un de ses membres rédigerait : et particulièrement par les notules et la r. des revues, qui paraîtraient sous deux pseudonymes et seraient entièrement rédigées par les membres de la société.

Mais ceci est encore tout à fait entre nous : songez-y sérieusement. Il y faut de la confiance, de l’amitié, et l’une de ces décisions qui portent l’amitié sur un terrain légèrement nouveau. Il y faut aussi que chacun se charge des deux, ou trois autres. Songez-y sérieusement et dites-moi à quoi vous avez songé. Jean P.[3]

Le petit comité rédactionnel auquel fait allusion cette lettre a, en effet, été formé. Les noms de ceux qui le composent apparaîtront tout au long de cet article. La citation ci-dessus montre clairement que Paulhan, dans la manière dont il présente son désir de créer une caisse de résonance pour la revue, se montre déjà le grand stratège qu’il restera pendant les cinquante années de sa collaboration à la NRF. En outre, il s’inscrit ainsi dans la tradition de groupements et de regroupements qui a caractérisé la rédaction de la revue depuis sa fondation par André Gide et ses amis, jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, en 1940.

Cet article décrit comment Paulhan, en cultivant soigneusement le cercle de ses correspondants, crée un grand réseau d’écrivains et d’intellectuels qui lui permet, dans un laps de temps qui va de 1925 à la Seconde Guerre mondiale, de faire de La NRF la revue littéraire la plus autorisée de France. Un paragraphe spécial sera consacré à la question de savoir dans quelle mesure le comité dont on vient de parler en a été l’instrument. Compte tenu du volume et de la complexité du matériel, cet historique devra se limiter à quelques lignes tracées par Paulhan dans la période où il était rédacteur en chef. C’est pourquoi il prend comme point de départ 1925, l’année où Paulhan a succédé à Rivière, et il évalue un certain nombre de résultats de la stratégie qu’il a menée jusqu’en 1939.

La NRF sous Jacques Rivière

Après un temps d’arrêt dû à la Première Guerre mondiale, le premier numéro de La NRF de l’entre-deux-guerres paraît en juin 1919. Et comme pour souligner la continuité avec la période d’avant-guerre, il ne paraît pas sous le n° 1 d’une nouvelle série, mais sous le numéro 69. La revue sortira régulièrement tous les premiers du mois et sans discontinuité jusqu’en 1940, où elle sera de nouveau obligée de disparaître pour un temps[4]. En 1919, le directeur en est Jacques Rivière, un écrivain et critique littéraire qui publie dans la revue depuis 1910 et qui, dans les premiers temps, a aussi rempli la fonction de secrétaire. Rivière est l’un des nombreux auteurs de La NRF mobilisés au début de la guerre. Il tombe entre les mains des Allemands et, pendant sa détention qu’il passe en partie dans une clinique suisse, il pense à l’orientation qu’il faudra donner à La NRF lorsqu’elle reparaîtra. Avant même la fin de la guerre, il donne à entendre qu’il désire en devenir le directeur[5]. Il est pour une littérature pure et il veut que la revue défende cette attitude plus ouvertement qu’avant la guerre. Rivière représente ainsi l’une des deux positions face à la littérature et à son rôle dans la société qui ont alimenté, dès sa fondation, de violents débats au sein de la revue[6]. Le groupe, qui s’est formé autour de Gide, appelé aussi les pères fondateurs, trouve que Rivière est trop jeune pour remplir la fonction de directeur (à cette époque, il a trente-trois ans) ; en outre, il n’a pas assez d’influence et d’autorité dans la vie littéraire et, qui plus est, il ne jouit d’aucune fortune personnelle[7]. S’il est cependant nommé à cette fonction, c’est pour détourner sur un autre plan la rivalité entre Gide et l’éditeur Gaston Gallimard[8]. À partir de 1919, Gallimard est directeur de la maison d’édition et Rivière, directeur de la revue. Il est décidé que Gide devra se concentrer sur son propre travail littéraire. Cette mesure ne résout pourtant pas les problèmes internes et laisse dans le vague la question de savoir comment se départagent les responsabilités entre la maison d’édition et la revue.

Rivière et Paulhan échangent des lettres depuis 1918 et leur première rencontre a lieu avant la parution du premier numéro de La NRF d’après-guerre. Rivière voit en Paulhan un collaborateur possible ; il a déjà publié un certain nombre de ses textes dans les premiers numéros de 1920 et, peu après, il lui propose de l’assister dans le classement des manuscrits d’Alain-Fournier, son beau-frère et l’auteur du Grand Meaulnes (1913), mort au début de la guerre. D’autres travaux lui sont confiés après celui-ci et, à partir d’avril 1920, Paulhan est chargé de la rubrique « La revue des revues ». Rivière est ravi du travail soigné livré par Paulhan et, à partir du 1er juillet, celui-ci est nommé secrétaire général de la revue comme de la maison d’édition, la Librairie Gallimard[9]. À ce titre, il est chargé de la publicité et sa première tâche consiste donc à accroître le nombre des abonnements[10].

Rivière et Paulhan sont tous deux d’avis qu’un texte littéraire n’est pas un lieu de débat sur des questions de morale ou de politique, et quant à leurs préférences littéraires, ils ont des goûts assez complémentaires. Rivière garde une attitude réservée face à des expériences telles que celles des surréalistes, intervient avec succès pour la publication dans LaNRF de l’oeuvre de Proust et s’intéresse aux questions spirituelles. Paulhan est ouvert à toutes les innovations. Ils ont aussi des caractères complémentaires : tandis que Paulhan reste consciemment à l’arrière-plan, qu’il est un bon médiateur et qu’il ne laisse échapper aucun détail, Rivière est ambitieux, souvent impatient et plutôt chaotique.

Rivière meurt subitement au début de 1925 et, après un court interrègne, Paulhan lui succède, non en tant que directeur, mais en tant que rédacteur en chef de La NRF[11].

Jean Paulhan : le début de sa carrière

Paulhan (1884-1968) est né à Nîmes, d’une famille protestante. Il monte à Paris pour ses études secondaires, puis étudie les lettres et la philosophie à la Sorbonne. De 1908 à 1910, il séjourne à Madagascar où il est à la fois professeur de latin, colon et chercheur d’or. Mais il lui reste du temps pour d’autres activités, en particulier l’étude des hain-tenys, un genre littéraire propre à cette île, qui, par sa forme et son contenu, fait penser à l’aphorisme. Passionné de langues, il entreprend une recherche qu’il poursuivra plus tard, lorsqu’il enseignera le malgache à Paris, sous la direction de l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl et du linguiste Antoine Meillet. Sa fascination pour les langues est manifeste dans toutes ses oeuvres critiques[12].

Dès son retour à Paris, il se sent attiré par le milieu de LaNRF comme le prouvent les deux tentatives qu’il a entreprises pour placer ses textes dans la revue. Les deux fois, il a été refusé. Au moment où il finit par entrer dans le milieu de LaNRF, il a déjà collaboré à l’organisation et à l’administration de deux autres revues, Le spectateur et La vie contemporaine, mais ce ne sont pas des revues littéraires comme LaNRF ou le Mercure de France. Paulhan est mobilisé au début de la guerre, mais il est blessé peu après et, entre 1915 et 1916, il raconte ses expériences de guerre dans un récit autobiographique, Le guerrier appliqué, qu’il publie à ses frais[13]. La presse accueille son livre avec enthousiasme et Paulhan décide d’en envoyer un exemplaire aux auteurs qu’il admire : Valéry, Apollinaire et Max Jacob, Rivière, Schlumberger et Gide[14]. Une excellente manière de promouvoir son entrée dans les cercles littéraires de Paris.

Les nombreuses correspondances et ébauches autobiographiques qui nous sont restées et ont été publiées rendent compte de la pétillante vitalité de la vie littéraire de Paris. Ces documents, auxquels s’ajoute l’administration des différentes librairies, en particulier celle d’Adrienne Monnier, « La maison du livre », et, de l’autre côté de la rue de l’Odéon, celle de Sylvia Beach, « Shakespeare and Company », constituent un matériel qui nous permet de suivre la vie littéraire pour ainsi dire jour par jour. André Breton, à qui Paulhan n’a pas envoyé son livre, a lu, lui aussi, Le guerrier appliqué, et il communique son enthousiasme à Louis Aragon. À la fin de 1917, ou au tout début de 1918, Breton et Paulhan se rencontrent pour la première fois dans la librairie d’Adrienne Monnier. Cette boutique, qui fait aussi fonction de bibliothèque, est un important lieu de rencontres des écrivains et des intellectuels[15]. Paulhan y emprunte en 1917 les premiers numéros de la revue Dada. Le fichier de l’entreprise de Monnier, d’où provient cette information, permet de contrôler les emprunts et achats de Paulhan et de constater qu’il s’informait de tous les courants littéraires existants. Avec les (futurs) surréalistes, il partage l’intérêt pour les langues et il publiera pendant quelques années dans leurs revues Nord-Sud et Littérature.

Aragon ménage une rencontre entre Paulhan et Gide qui les emmène tous deux à « une séance de gymnastique rythmique[16]  » dans le quartier du Trocadéro et un peu plus tard suit la première visite de Paulhan, accompagné par Rivière, à la maison d’édition Gallimard[17]. Au moment où il prend ses fonctions de collaborateur de La NRF et de membre du comité de lecture de la maison d’édition[18], Paulhan a donc déjà fait la connaissance de tous les personnages-clés sur son terrain de travail. Le sort lui concédera quatre ans pour élargir le champ de ses contacts et perfectionner ses talents de responsable de revue : en 1925, on lui confie le poste qui, grâce surtout à ses efforts, deviendra une des situations les plus importantes de la vie littéraire française pendant l’entre-deux-guerres.

La NRF à partir de 1925

Textes nouveaux issus de tous les courants de la littérature française, ouverture à la littérature étrangère, critique littéraire sous toutes ses formes, essais de poétique littéraire pour ou contre les positions actuelles de la littérature et pages consacrées à la vie musicale et théâtrale et aux expositions, tels sont les éléments dont sera composé chaque numéro de La NRF. À partir du 1er avril 1925, Paulhan sera officiellement responsable des textes publiés dans la revue. Son premier souci, comme le montre une comparaison des sommaires de 1925 et des années suivantes avec ceux des années Rivière, est de changer le moins possible pour ne pas perdre la confiance des lecteurs. Mais à l’intérieur de cette continuité se dessinent déjà ses choix personnels.

En 1925, la revue publie les derniers épisodes du roman de Joseph Conrad, Heart of Darkness (1902) dans une traduction d’André Ruyters[19], ainsi que trois parties du roman Les faux-monnayeurs d’André Gide et des textes prosaïques de Proust, Antonin Artaud et bien d’autres. La mention de ces noms permet de deviner l’orientation que Paulhan va donner à la revue. Gide et Ruyters sont liés à la revue depuis le début du siècle, Proust était un des écrivains chers à Rivière et Artaud est un nouveau, un écrivain d’avant-garde que Paulhan a recruté par l’intermédiaire de ses connaissances surréalistes. Le réseau existant est mis en oeuvre et de nouveaux contacts s’établissent.

Depuis les premières années de La NRF jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la revue se concentre sur le roman. En 1913, elle publie, étalé sur plusieurs numéros, un traité de Rivière sur le roman d’aventures, un des genres qui est censé, en tout cas aux yeux du groupe de Gide, mettre fin à la crise du roman[20]. Dans un commentaire polémique de l’essai de Julien Benda, Belphégor, publié en 1919, Rivière lui-même annonce que le groupe de La NRF a privilégié avec succès les genres « qui exigent du raisonnement, de la composition et de l’artifice[21]  », de sorte que la crise peut se considérer comme plus ou moins conjurée. Ce genre de déclarations soutenues par la publication de romans et de nouvelles, souvent édités sous forme de feuilleton, confère à La NRF le qualificatif d’« académie du roman[22]  ». Paulhan reprend à son compte le souci du renouveau du roman et lui donne, entre 1925 et 1930, une nouvelle orientation en publiant notamment Henri Pourrat (à partir de 1926), André Chamson (à partir de 1927), André Malraux (1928), Jean Prévost (1928) et Jean Giono (1929). En donnant, en même temps, des textes de prosateurs, tels qu’André Suarès, François Mauriac et, évidemment, Gide, il préserve le rapport entre les générations, sans cesse à la recherche de cet équilibre auquel il tient tant.

Les sommaires de la revue montrent que Paulhan donne aussi aux surréalistes une voix dans les pages de La NRF : René Crevel, Antonin Artaud (poésies) et Roger Vitrac y publient leurs textes et ils y commentent réciproquement leurs travaux et ceux de leurs amis. Crevel fait connaître l’oeuvre de Blaise Cendrars et de Pierre Sichel et donne un commentaire d’une Anthologie de la poésie française. Artaud y parle de Vitrac et Vitrac, d’Artaud.

Le souci de Paulhan d’associer l’« ancien » et le « moderne » se manifeste aussi dans le choix des poésies qu’il publie. Le numéro de novembre 1926 consiste, pour la moitié, en un hommage à Stéphane Mallarmé. Paulhan a mis la main sur un de ses textes inédits, Ouverture ancienne de Hérodiade, qu’il publie dans La NRF. Il invite des jeunes et de moins jeunes admirateurs de Mallarmé à commenter ce texte. T.S. Eliot et Giuseppe Ungaretti, Claudel et Ponge donnent leur contribution, ainsi que la fille de Mallarmé et Henry Charpentier, un auteur tombé de nos jours dans l’oubli. Les quatre premiers sont des écrivains dont on peut facilement retracer l’origine dans le réseau de Paulhan. T.S. Eliot séjourne régulièrement à Paris à partir des années 1910 et fréquente le milieu littéraire de La NRF depuis 1911[23]. Mallarmé est un des écrivains français pour lesquels T.S. Eliot a manifesté un grand intérêt et que, dans sa contribution, il compare à Edgar Allan Poe. Les rapports avec Ungaretti s’annoncent, en 1921, comme un simple contact littéraire, mais se transforment rapidement en une véritable amitié, malgré la divergence de leurs opinions, aussi bien sur le plan idéologique que dans le domaine littéraire. Le nom de Mallarmé est si souvent répété dans la correspondance Paulhan-Ungaretti [24] que l’on est en droit de conclure qu’il fait partie de leur canon respectif. Claudel est un auteur NRF de la première heure. Paulhan, qui n’était sûrement pas un grand admirateur de Claudel[25], le considérait cependant comme une des éminences grises dont il publiait volontiers les textes. Francis Ponge est un jeune auteur qui s’est fait connaître grâce à Paulhan et à La NRF, comme on le verra plus tard. Pour mettre en valeur la primeur que constitue le texte de Mallarmé, Paulhan l’entoure de textes qui remplissent une partie de ce fameux numéro. Il inaugure ici une tactique nouvelle pour La NRF mais qu’il a, sans aucun doute, copiée à partir d’autres revues[26].

Un secrétaire auprès de Paulhan ?

En juillet 1925, Paulhan écrit une lettre à Francis Ponge pour le mettre au courant du contenu du numéro 143 de La NRF qui sortira le 1er août. Ponge, avec lequel il entretient des contacts fréquents depuis 1923, prendra place dans la revue grâce à son entremise. Paulhan ne se contente pas de lui communiquer le contenu de la revue, il lui fait aussi connaître l’ordre dans lequel les différents textes seront publiés :

1er août 1925

La NRFr.
=
Francis Ponge : A la gloire d’une ami.
Jacques Rivière et Paul Claudel : Correspondance.
Jean Schlumberger : Dialogues avec le corps endormi.
Pierre Camo : Sirène.
André Gide : Les Faux-monnayeurs (fin).
Albert Thibaudet : Critique française et critique allemande.

Notes
Décidément, il me semble qu’il vaut mieux donner À la gloire d’un ami seul[27].
N’est-ce pas ?
[…]

Ce numéro me plaît bien. À toi,

Jean

Un vrai service que tu pourrais nous rendre, ce serait ceci : me faire une liste de tous les abonnés possibles à la nrf, que tu connaîtrais, à qui envoyer, de ta part, un no spécimen[28].

Dans les lettres qui suivent, on s’aperçoit que Paulhan ne se contente pas de discuter avec Ponge de son texte et des autres contributions, il laisse clairement paraître qu’il aimerait bien aussi l’avoir à son côté comme secrétaire, la fonction que lui-même a remplie auprès de Rivière. L’idée ne déplaît pas à Ponge, mais l’affaire n’aboutit pas, à cause probablement du veto de Gaston Gallimard. La suite de cette histoire de secrétariat illustre à merveille quels trésors de diplomatie Paulhan doit déployer pour contenter toutes les parties et, cependant, donner à la revue sa propre empreinte. Mais les lettres ne révèlent pas comment les choses se sont exactement passées. Paulhan ne renonce pas pour autant à son projet de confronter sa vision des choses à venir à celle d’un auteur plus jeune qu’il admire.

Entre-temps, il est question d’un comité et, dans les premières années qui ont suivi sa nomination au poste de rédacteur en chef, Paulhan fait savoir à maintes reprises à ses correspondants qu’il ne déteste pas l’idée d’une « direction collégiale ». Dans une lettre inédite à Jean Schlumberger, un des fondateurs de la revue, il déclare ouvertement qu’il envisage de donner une place centrale à un comité[29]. Une fois de plus, le tout nouveau rédacteur en chef donne ici une preuve de son talent de stratège. Il évite ainsi le risque de se trouver seul devant Gide et Gallimard, et se donne la possibilité de discuter, régulièrement et avec un groupe fixe de personnes, des affaires de la revue. Ce procédé lui convient à merveille vu le nombre de fois qu’il consulte ses correspondants.

Il invite Ponge à prendre part aux délibérations. Il lui écrit, dans une lettre du 1er février 1926 :

La première réunion du Comité de la N.R.F. aura lieu le jeudi 4 février, à trois heures et demie, au café Lutétia, galerie du premier étage.

Je compte sur toi.

J.P.

Le lendemain, il lui envoie un petit mot pour lui proposer de faire ensemble le chemin jusqu’au Lutétia. Au dos de cette lettre sont inscrits, de la main de Ponge, les noms de ceux qui seront présents à la réunion :

  • Gallimard

  • Paulhan

  • Romains

  • Schlumberger

  • Mauriac

  • Maurois

  • Groethuysen

  • Gabriel Marcel

  • Charles du Bos

  • Félix Bertaux

  • Marcel Arland

  • Henri Rambaud

  • Francis Ponge

  • Annoncés

  • Ramon Fernandez

  • Benjamin Crémieux[30]

Une lettre, datée de mars 1926, dans laquelle Paulhan adresse de sévères reproches à Ponge, jette une lumière étonnante sur cette réunion du 4 février 1926. Paulhan constate que Ponge s’est conduit pour la énième fois en diva en exprimant des exigences pour la publication de ses textes, tandis qu’il devrait comprendre que Paulhan doit mobiliser tout son tact pour obtenir l’accord de Gallimard. Et le plus fort, c’est que Ponge a refusé de prendre des notes pendant la réunion du comité, pensant probablement que cette activité était au-dessous de sa dignité. Incompréhensible, alors que lui-même avait dit à Paulhan de le considérer comme son secrétaire[31]. La lettre de Paulhan est un chef-d’oeuvre de politique : elle remet Ponge à sa place, mais en même temps, elle fait appel à son sens de l’honneur, en tant qu’écrivain et ami. Le contact est interrompu pendant un mois ou deux, après que Paulhan a signifié à Ponge qu’il préférait ne pas le voir pendant un certain temps. Au mois de mai, l’échange de lettres reprend et c’est comme si rien ne s’était passé. La correspondance, qui se poursuivra jusqu’à la mort de Paulhan, constitue une discussion littéraire très vive en 697 lettres, éditées sous le titre de L’amitié et ses orages. Par ce comportement, Paulhan garde Ponge au sein de La NRF et ménage, à cet écrivain qu’il admire toujours autant, un moyen de faire connaître son oeuvre. En outre, l’amitié reste intacte ; leurs lettres parlent sans cesse de rencontres, de dîners et de sorties en commun. L’histoire d’un éventuel secrétariat de Ponge revient encore quelquefois dans la correspondance, mais on n’apprend rien sur la question de savoir si c’est Ponge qui a demandé ce poste ou Paulhan qui le lui a offert. Ce qui est sûr, c’est que Ponge n’a jamais rempli cette fonction. Et n’a jamais, non plus, fait partie du comité de direction.

Le comité de direction

Dans sa lettre à Arland de 1927, Paulhan parle d’un comité de trois ou quatre membres dont il désire s’entourer en sa qualité de rédacteur en chef. Les critiques littéraires qui écrivent, dès 1920, dans La NRF sont finalement : Marcel Arland, Ramon Fernandez et Benjamin Crémieux, qui lui servent de caisse de résonance. Jean Schlumberger fait partie du groupe comme représentant des fondateurs de La NRF. Tous ces noms figurent déjà sur la liste dressée par Ponge après ou durant la réunion, au Café Lutétia, de février 1926. Après la première réunion, Paulhan adresse cette lettre à Schlumberger, chez qui auront lieu les réunions :

Je crois que cette fois nous tenons notre comité — mais je voudrais bien que longtemps on ne songeât à lui donner d’autres membres que Gide, Gaston, vous et nous quatre[32].

De par leur position, Gide et Gallimard ont toujours été membres du comité. En fait, ils n’ont jamais assisté aux réunions qui se déroulaient comme suit : le matin, lecture du texte d’un des membres présents et l’après-midi, composition du numéro suivant. Schlumberger jouait le rôle de conseiller, bien plus que Gide, à qui on a toujours attribué cette fonction. Il représentait le lien avec la revue, dans sa première version[33]. C’est Rivière qui avait associé Arland et Fernandez à La NRF. Les deux critiques y publiaient très régulièrement leurs textes et essais, ainsi que des notes sur la littérature française et étrangère. Crémieux, lui, a été attiré dans le cercle de La NRF par Paulhan. Crémieux est un grand connaisseur de la littérature italienne ; il a introduit en France Luigi Pirandello, Italo Svevo et Alberto Moravia. Les textes qu’il a écrits pour La NRF entre 1925 et 1930 prouvent que ses connaissances dépassaient le champ de la littérature italienne, c’était un critique accompli, doué d’un esprit critique incisif et d’un regard objectif, et il écrivait avec la même perspicacité aussi bien sur Erich Maria Remarque, Georges Meredith ou Proust que sur les écrivains de la littérature italienne. En outre, il est, en 1926 et 1927, responsable de la rubrique théâtrale « Chronique dramatique ».

Arland, Crémieux et Fernandez ont été qualifiés, le premier de « critique moraliste », le second de « critique érudit » et le troisième de « critique philosophe[34]  ». En effet, ils ont un style et une personnalité absolument différents. Et c’est justement la raison pour laquelle Paulhan les a choisis comme interlocuteurs : il cherche des opinions divergentes entre elles auxquelles il puisse confronter les siennes. Il désire avant tout entendre le jugement de membres du comité sur la section critique de La NRF et fait appel à leur aide pour développer son étendue et sa rédaction[35]. S’il a besoin de ces trois critiques, ce n’est pas pour élargir son propre réseau, c’est parce qu’il voit le développement de la section critique comme une tâche intéressante de la revue qui lui est impossible de réaliser tout seul. Dès le numéro de mars, il publie une lettre ouverte aux abonnés pour leur annoncer que La NRF va prendre au sérieux le jugement négatif exprimé depuis quelque temps sur la section des critiques littéraires de la revue[36].

Arland, Crémieux et Fernandez se chargent d’une grande partie du travail de rédaction qu’exige l’opération de renouvellement. Le comité, dirigé par Paulhan, rédige les notes et comptes rendus de chaque numéro, mais délègue aussi des critiques à d’autres personnes[37]. Paulhan est inspiré par une autre motivation : les comptes rendus des réunions du comité de lecture de la maison d’édition montrent clairement que cette responsabilité partagée permet de gérer une politique littéraire grâce à laquelle aucun membre particulier ne peut être interpellé pour le refus d’un manuscrit ou autre décision impopulaire. Paulhan, qui fait partie du comité de lecture depuis 1920, a besoin d’un tel collectif pour la revue. Pour en gérer correctement la rédaction, il veut pouvoir se cacher derrière l’autorité anonyme d’un groupe et ce groupe est le comité de direction. On a cependant quelques raisons de penser qu’il a recours à cette structure pour avoir les mains libres dans sa fonction de rédacteur en chef. Le comité de direction lui sert alors d’alibi. Crémieux lui en fait le reproche :

Tu t’abrites constamment derrière le Comité, tu lui fais partager tes responsabilités aux yeux des étrangers. En réalité le Comité n’exerce aucun contrôle effectif, et les directives qu’il donne ne sont pas suivies. Alors à quoi bon[38]  ?

Mais l’histoire ne s’arrête pas là : le numéro de juillet 1927, annonce, dans la rubrique « Revues » un nouveau collaborateur : Jean Guérin. C’est le pseudonyme sous lequel se cache tout le comité de direction. Paulhan a imaginé cette stratégie pour pouvoir parler ouvertement sur des questions de poétique et de politique littéraires sans engager la responsabilité d’un auteur en particulier. Cette structure permet aussi de donner un jugement négatif sur un écrivain et son oeuvre tout en préservant les rapports personnels[39]. Il est assez aisé de constater que la plupart des contributions ont été écrites par Paulhan lui-même (son style est facilement identifiable), mais pas toutes[40].

La querelle avec les surréalistes est célèbre, car elle a été commentée dans la correspondance de Paulhan avec différents représentants du groupe. Les rapports entre Paulhan et Breton sont tendus depuis un certain temps[41] et éclatent à propos d’une remarque de Jean Guérin dans La NRF d’octobre 1927. Dans son commentaire sur un travail collectif de cinq surréalistes, parmi lesquels André Breton, et en ce qui concerne la réaction à ce texte d’Artaud[42], Jean Guérin constate que les surréalistes expriment leur haine de la littérature par le truchement de la littérature. Il leur conseille de traiter la littérature comme leur propre respiration : acceptez-la, oubliez-la et passez à l’ordre du jour. Les surréalistes prennent ce conseil ironique comme une tentative d’exclusion et les injures pleuvent sur Paulhan (reconnu comme l’auteur véritable de l’article). L’agression épistolaire et les menaces de Breton prennent même une telle envergure que Paulhan le défie en duel et lui envoie ses témoins Arland et Crémieux. Mais Breton ne relève pas le défi. Paulhan voit dans ce refus d’accepter la confrontation une telle preuve de lâcheté qu’il le cloue au pilori dans le numéro suivant de la revue.

Dans une évaluation de la fonction du comité de direction, il serait injuste de juger l’institution du comité comme un prolongement du réseau de Paulhan : Arland, Crémieux et Fernandez faisaient partie du groupe et collaboraient avec Paulhan à la réalisation de La NRF. Ils opéraient plutôt en qualité de cogérants du réseau. La section critique de la revue a profité de leur travail sous toutes sortes de formes et dans toutes sortes de circonstances. Les termes employés dans sa lettre à Arland de 1927 montrent que Paulhan savait exactement ce qu’il voulait en créant le comité.

La correspondance de Paulhan

L’enthousiasme avec lequel Paulhan entretient sa correspondance est légendaire. On a même défini sa passion épistolaire comme « une véritable manie de la correspondance[43]  ». Tous les matins, Paulhan s’installait à son bureau pour faire sa correspondance. Il commençait par établir une liste de ceux à qui il avait l’intention d’écrire ce jour-là, rédigeait dans l’ordre de la liste, puis portait personnellement ses lettres à la poste ; après quoi, il s’attaquait à ses autres activités. LaNRF était sa revue, il trônait derrière son bureau, recevait de jeunes auteurs qui venaient lui montrer leur manuscrit et s’informait des projets de ceux qui lui donnaient régulièrement des textes. Mais les conversations avec tel ou tel auteur étaient moins importantes que les contacts épistolaires. S’il consacrait le plus clair de son temps à La NRF, celle-ci n’était pas la seule revue à laquelle il collaborât. Dans les années 1920, il jouait un rôle significatif dans les coulisses de la revue Commerce et dans les années 1930, un rôle aussi grand dans Mesures. Sa fonction de conseiller dans la revue le Navire d’argent d’Adrienne Monnier et dans la revue belge Le disque vert est moins importante, mais son nom saute aux yeux dans toutes les études publiées sur ces revues. Pour mener à bien son travail de rédacteur en chef de La NRF et celui, officiel ou non, de membre de la rédaction d’autres revues, Paulhan recourait à son prodigieux réseau épistolaire. Ce réseau était constitué, bien sûr, d’auteurs qu’il contactait pour leur demander des textes, mais aussi d’éditeurs, de libraires, d’imprimeurs, de mécènes américains[44] et de nombreux autres personnages, liés à la vie culturelle de Paris et d’ailleurs. « Il était au coeur d’un véritable réseau », a-t-on dit, et cette remarque n’est pas exagérée[45].

La publication des lettres de Paulhan commence vers le milieu des années 1970. La collection totale est si volumineuse, si diverse et si éparpillée, qu’elle n’a toujours pas été publiée dans son entier[46]. De nombreuses correspondances commencent dans les années 1920 et 1925, la période où Paulhan a été d’abord secrétaire de Rivière, puis s’apprête à devenir rédacteur en chef ; nombreuses sont aussi celles qui se poursuivent jusqu’en 1968, l’année de sa mort. Paulhan soignait toujours la présentation de ses lettres, le fragment de la lettre à Ponge du 1er août 1925 cité plus haut en est témoin. Il les agrémentait souvent de dessins, soulignait ce qui lui semblait important et s’adressait à ses correspondants dans un style qui variait, selon la nature du contact, du professionnel et réservé au confidentiel et amical.

Pour illustrer la manière dont Paulhan remplissait sur le mode épistolaire sa fonction de rédacteur en chef, on s’attardera plus longuement sur deux correspondances déjà publiées : celle avec André Suarès (1868-1948), qui comprend 348 lettres écrites entre 1925 et 1940, et celle avec Catherine Pozzi (1882-1934) qui comprend 96 lettres écrites de 1926 à la mort de Pozzi[47]. Le choix plus ou moins arbitraire de Suarès et Pozzi a pour but de faire ressortir la manière d’opérer de Paulhan, d’une part envers un auteur lié à La NRF dès le début de sa fondation et de l’autre envers un auteur qu’il a attiré lui-même dans la revue. En prenant pour source la correspondance avec ces deux auteurs, on espère mettre en lumière une petite partie du réseau de Paulhan et analyser le style du rédacteur en chef dans les négociations avec ses auteurs.

Paulhan et Suarès

Paulhan nourrit une grande admiration pour Suarès : dans ses premières lettres, il lui donne le titre de « Cher Maître[48]  » :

Maître,

Mélot du Dy me demande de vous remettre le manuscrit, qui vous parviendra en même temps que cette lettre. La Nouvelle Revue Française, vous le savez, serait fière de donner un essai, une pièce, un poème de vous.

Je suis très respectueusement vôtre

Jean Paulhan[49]

Suarès n’apprécie pas beaucoup cet hommage. Trois fois, il fait mine d’ignorer cette marque de déférence, mais la quatrième fois, il lui écrit :

Ne me donnez pas du « Maître », je vous prie ; cette couronne du ténor ne convient qu’aux grands premiers rôles de Paris[50].

Il est frappant que, dans la lettre à Suarès, Paulhan écrit La Nouvelle Revue Française en toutes lettres, et non avec le simple sigle nrf. La correspondance ne mentionne pas de quel manuscrit il s’agit. Mélot du Dy déployait une grande activité pour la revue Le disque vert et Paulhan correspondait aussi avec lui. On a l’impression que son nom est mentionné ici pour gagner la confiance de Suarès, ce qui n’était pas chose facile.

Suarès, qui appartenait à la génération des fondateurs de La NRF, avait déjà contribué au numéro d’avril 1912 avec la « Chronique de Caërdal » Rivière et les autres nourrissaient une grande admiration pour le caractère entier, les opinions tranchées et le style classique de ce critique littéraire. Jacques Copeau, un des fondateurs de La NRF qui n’a pas encore été mentionné, invite Suarès à contribuer à la revue dans un style et sur un ton conformes à ceux de son destinataire. Il insiste sur l’esprit libre qui règne dans la revue :

La NRF n’a point de patrons à ménager. Elle fait profession de liberté. Sa tâche est de dire ce qu’elle croit juste, ou ce qu’il est hardi de penser sur le temps, et contre lui. De chez nous je n’entends bannir que la médiocrité, la sécheresse et la mauvaise foi politique, ou la politique tout court. Que la colère de Caërdal descende donc parmi nous, puisqu’elle est grande et saine[51].

Mais si Suarès exprime sans miséricorde ses jugements sur les autres et ne cache ni son admiration, ni son aversion pour ses semblables, il supporte mal les critiques qui lui sont adressées. Or, Rivière lui annonce en 1914 que sa Chronique ne sera pas continuée. Et en 1919, à la parution du premier numéro de la nouvelle série de La NRF, on ne fait pas appel à lui. Il est très vexé et s’en prend à Gide et à Rivière. Paulhan désire ardemment regagner ce tempérament bouillonnant pour La NRF et a trouvé le ton flatteur qu’il fallait. Suarès se laisse convaincre et, douze ans après sa dernière contribution, le numéro du 1er avril 1926 place de nouveau un de ses textes[52]. La publication des onze extraits de Saint-Juin de la Primevère que Suarès donne à la revue fait l’objet de négociations serrées. Tout est discuté en détail : les épreuves, le nombre d’exemplaires que Suarès veut recevoir, les italiques, les capitales, la taille des lettres et la publication à la première place si enviée (Paulhan l’a promise). Suarès veut entendre explicitement de la bouche de Paulhan que toutes ses directives ont été transmises et suivies : « A-t-on bien suivi vos indications ? » Il est ravi de l’attention et des soins que lui réserve Paulhan et il le montre. À son tour, il le flatte en déclarant que c’est uniquement le mérite de Paulhan, s’il retourne parmi les auteurs de La NRF. Il lui fait savoir qu’il a lu une de ses oeuvres récentes et montre, en quelques lignes, qu’il a pénétré non seulement son style, mais aussi sa personnalité :

Votre Guérison sévère répond entièrement à ce que j’attends de votre esprit. Vous allez, d’un trait patient et sage, dans l’analyse des caractères. Une discrétion peu commune enveloppe même les aveux : ce que vous ne dites pas se fait entendre sous ce que vous dites : à mi-voix, c’est une confession aiguë[53].

Puis, c’est de nouveau le tour de Paulhan. En novembre 1926, il juge que le temps est venu de présenter le prochain texte de Suarès aux lecteurs de La NRF. Paulhan formule sa requête comme si Suarès lui faisait une faveur personnelle en donnant un texte à la revue. Pour le décider, il lui annonce, à court terme, la publication d’un commentaire de son oeuvre par Gabriel Bounoure et son intention de le consulter si, à la lecture de la copie, il avait des doutes sur un passage. Il s’excuse de ne pas lui avoir communiqué plus tôt les excellentes réactions recueillies sur Saint-Juin et la joie que son retour à La NRF a provoquée dans la revue. Suarès répond par une invitation :

Êtes-vous libre mardi prochain, de deux à trois, cher Monsieur ? C’est l’heure, je crois, où vous passez par ici. Venez, en voisin, causer un instant avec moi de ce qui nous intéresse l’un et l’autre. Vous faites beaucoup pour me rendre à la NRF[54].

Paulhan doit négocier avec Suarès non seulement sur ses publications à La NRF, mais aussi sur les textes que celui-ci donne à Commerce[55]. Paulhan a besoin de tout son tact et de ses talents de gestionnaire pour louvoyer entre les désirs de Marguerite Caetani, la mécène et rédactrice en chef (tacite) de Commerce, et les lourdes exigences de Suarès[56].

Dans des circonstances comme celles-ci, on mesure avec quel discernement Paulhan distribue les textes dont il dispose dans les différentes revues. Sa discrétion, sa patience, son infatigable énergie, sa connaissance de l’homme et sa plume excellente, toutes ces qualités l’aident à gérer avec maestria son réseau d’auteurs, de textes et de revues.

Les rapports Paulhan-Suarès restent bons contrairement à ceux entre Suarès et La NRF. Par exemple, Suarès écrit en post-scriptum d’une lettre de trois lignes, datée du 9 octobre 1929, dans laquelle il tente de prendre rendez-vous avec Paulhan :

Voici la troisième fois qu’on m’adresse La NRF au nom d’André Suarez : ce n’est pas le mien ; et il ne m’est pas agréable qu’on m’en donne un, assurément beaucoup plus illustre et bien plus digne de l’être. Vous n’y êtes pour rien, cher Monsieur. Faites-moi rendre pourtant mon es qui convient à mon obscurité comme à ma modestie.

Vallérie ? Gyddes ? P.T.Q. Farges ?

L’éclat de si grands noms n’a rien à craindre d’une mauvaise orthographie. Mais la bonne est nécessaire à ceux qui ne font point partie des constellations[57].

Suarès publie sporadiquement dans La NRF, mais il ne reprend sa « Chronique de Caërdal » que dans le numéro de janvier 1939.

Paulhan et Pozzi

La NRF publie des textes de Catherine Pozzi en 1927 et 1929. L’auteur de la nouvelle autobiographique Agnès, qui paraît dans le numéro de février 1927, prie formellement Paulhan de ne pas mentionner sur la couverture son nom en toutes lettres, mais seulement par les initiales C.K. Le poème « Ave », qui paraît dans le numéro de décembre 1929, est signé par Karin Pozzi. À en juger d’après la correspondance entre Paulhan et Pozzi, Paulhan ne s’est jamais donné autant de mal pour encourager un auteur à publier ses textes comme il l’a fait avec elle. De même que pour Suarès, il veut ses textes non seulement pour La NRF, mais aussi pour Commerce, puis, dans les années 1930, aussi pour Mesures. Il est sûrement motivé, en premier lieu, par la qualité littéraire de ses manuscrits, mais, en second lieu, il est incontestablement fasciné par cette femme intelligente mais d’un caractère extrêmement complexe, qui, dans ses lettres, donne l’image d’une personne tour à tour irritante, fascinante, mystérieuse, exigeante et fragile.

Leur premier contact épistolaire (la première lettre est signée C.K.) date du 4 novembre 1926 ; elle est exemplaire pour le reste de la correspondance. Le texte Agnès était, apparemment, destiné à Commerce, mais Marguerite Caetani refuse de publier un texte anonyme. L’auteur C.K. accepte une publication dans La NRF et communique à Monsieur Paulhan qu’il (ou elle) a appris par l’intermédiaire de Valéry que Paulhan devait demander à Caetani de céder son texte à La NRF. Les épreuves pourront être transmises à Henri Fougassié[58]. Paulhan ignore totalement à qui il a affaire et remercie Valéry de lui avoir procuré « cette fraîche merveille[59]  ». Au début de 1927, Paulhan tâtonne toujours. Il demande à Valéry de transmettre à qui de droit une réaction épistolaire à Agnès et lui confie que, selon l’opinion générale, les initiales cachent le nom d’un homme, quoiqu’on entende aussi dire que le texte ressemble à un tableau de Marie Laurencin[60]. Valéry lui dévoile alors la vraie identité de l’auteur et peu après commence la correspondance entre Paulhan et Pozzi. Dans les semaines qui suivent la publication de son texte, Paulhan envoie à Pozzi les réactions positives, et parfois aussi moins positives, qu’il reçoit de Crémieux, Henri Hertz, Henry Poulaille, Adrienne Monnier et de nombreux autres intellectuels liés aux revues de Paris. Pozzi supporte mal cette publicité soudaine et les lettres suivantes prennent la forme d’une sorte de jeu du chat et de la souris dans lequel les rôles changent sans cesse et dont l’enjeu n’est sûrement ni plus ni moins que la littérature : le désir de l’un de publier des textes, la réserve de l’autre.

L’intérêt porté à l’oeuvre restreinte de Catherine Pozzi, que l’histoire de la littérature française ne connaissait jusque-là que comme l’âme soeur et la maîtresse de Valéry, grandit sans cesse depuis la publication de son journal et de sa correspondance avec Rilke[61], si on en juge d’après les nombreuses citations de son nom que l’on rencontre dans les livres et les articles. C’est grâce à Paulhan que les lecteurs de La NRF ont pu prendre connaissance de deux de ses textes dans les années 1930.

Conclusion

Depuis son retour de la guerre jusqu’à la mort de Rivière, en 1925, Paulhan a cherché à établir des contacts avec tous ceux qui représentaient la vie littéraire et il les a entretenus avec soin. C’est ainsi qu’il s’est préparé inconsciemment (?) à la fonction de rédacteur en chef de La NRF. Au moment où il a pris ses fonctions, en 1925, il a élargi son réseau épistolaire et l’a sans cesse utilisé dans le but de fournir des textes à La NRF et d’autres revues qui lui tenaient à coeur. Les auteurs et les revues en ont profité en égale mesure. « C’est la qualité du texte et non la valeur des idées qui prime[62]  » : telle est la devise qu’il s’est imposée jusqu’aux années 1930.

Traduit du néerlandais par Anita Concas