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L’écrivain Ricciotto Canudo, ami d’Apollinaire, fut le premier en France à prôner l’idée que le cinéma est un art, dès 1911. Or, en 1921, il intitula l’un de ses manifestes en faveur du cinéma : « Cent versets d’initiation au lyrisme nouveau[1]  ». Pourquoi ce recours au verset au moment d’élargir la notion même de lyrisme ? Certes, derrière « l’esprit nouveau » se cache une certaine liturgie du changement radical, voire un catéchisme moderniste pouvant expliquer cette invocation au verset comme texte sacré. On pourrait également arguer que le verset fonctionne comme tierce alternative au trébuchet entre Vers et prose, pour reprendre le titre de l’une des revues les plus marquantes du mouvement symboliste. Pourtant, n’est-ce pas le cinéma lui-même comme nouveau dispositif textuel qui participe au retour d’un verset renouvelé chez bon nombre de poètes d’avant-garde ? Voilà la thèse que nous soutiendrons ici.

Le cinéma dans le poétique

Affirmons-le sur la base de notre travail en cours : le cinéma se présente au cours du siècle dernier comme une puissante force d’attraction agissant sur le poétique, dans ses formes autant que dans ses rapports avec les pratiques et objets culturels. Mallarmé le premier, puis d’Annunzio, Jarry, Saint-Pol Roux, Cendrars, Albert-Birot, Cocteau, Hillel-Erlanger, les dadaïstes et surréalistes ensuite, vont rêver à un ordre poétique réfractant le cinéma en tant qu’univers de projection imaginaire et — apanage du muet — suturant étroitement l’écrit à l’écran. À partir de 1910, des genres de textes annexes font leur apparition autour du cinéma : critique ou chronique de films, « scénarios » ou plutôt argumentaires d’une page, chronique des stars, adaptations de films en livres (avec le succès des feuilletons après 1913), voire articles techniques[2]. Autour de la Première Guerre mondiale sont publiés en tant que littérature de véritables découpages filmiques, signés des plus grands poètes du moment : Romains, Apollinaire, Cendrars. Or, ces découpages suivent les pratiques scénaristiques de l’industrie du film de l’époque et prennent la forme de petits paragraphes numérotés, écrits sur un mode prosaïque et visuel dont le caractère fragmentaire tourne à l’ellipse. Bref, des versets. En voici un échantillon :

* * *
On ne voyait qu’une canne qui montait et descendait et soudain la tête a rebondi jusqu’au kiosque où flottait un drapeau
(Pierre Reverdy[4])
* * *
8.
La foule des Martiens se presse au-devant de la cavalcade. On les voit dans des bulles de savon qui leur servent d’habitacle comme des foetus impondérables dans des bocaux. À l’instar des caméléons ils s’irisent, se colorent selon les sentiments qui les agitent.
(Blaise Cendrars[5])
* * *
1.

À Paris, dans le port de la Villette, le sommet du pont de la Moselle, en plein ciel, avec son horloge.
[…]
Qu’ils auraient de choses à se dire ! Lamendin ne se félicite pas de sa santé, tant morale que physique. Il a maigri. Il désigne sa redingote trop large, le devant de son gilet comme un raisin vidé, la ceinture de son pantalon.
Bénin constate et s’apitoie.
(Jules Romains[6])

Ces textes de la fin de la Grande Guerre ont en commun, outre leur disposition en paragraphes succincts et descriptifs, un label générique hybride (respectivement « ciné-drame », « le film », « roman poétique », « conte cinématographique »). Seul le troisième n’est pas numéroté et ne fait pas directement référence au cinéma. Néanmoins, on peut le considérer comme un texte filmique à la fois par son contenu et l’intérêt que Reverdy portait cette année-là au cinéma[7]. Qui plus est, la forme principale récurrente du Voleur de Talan ressemble à ce qu’on pourrait appeler un « verset carré », un très court paragraphe en lignes justifiées qui nous semble directement influencé par la disposition à l’écran des intertitres du cinéma muet.

En effet, le rapport entre page écrite et carton-intertitre sous-tend toute la discussion de la source cinépoétique du verset moderne. Ainsi le suggère finement Gérard Macé :

Le carton doit tenir sur l’écran comme le sonnet dans la page, et la brièveté contribue à sauver la poésie, involontaire et désuète, d’une prose comme celle-ci qu’aucune image ne peut vraiment illustrer : « Les paupières de la princesse Daoulah tombèrent sur ses yeux comme la nuit sur la mer ; et elle eut un rêve »[8].

En montrant comment le dispositif textuel du cinéma muet — la plage de l’écran — représente en quelque sorte une contrainte littéraire qui force la prose sentimentale du roman populaire à se réarticuler visuellement pour tendre en fait vers le poétique, Macé suggère une contribution vraisemblable du cinéma au renouvellement du verset. L’encadré du passage de Romains, comme le passage en capitales figurant en marge du scénario d’Apollinaire et Billy, tentent de reproduire directement sur la page l’apparence même de ces cartons-intertitres projetés à l’écran.

On constate d’emblée, dans ces quatre paragraphes, un aplatissement stylistique qui n’est guère surprenant puisqu’il va de pair avec la langue plutôt étriquée des intertitres d’un cinéma alors très populaire. Comment expliquer ce goût des poètes — généralement avides de toutes les richesses du langage — pour une poésie pauvre ? Certes, l’industrie de la culture centrée autour du cinéma séduisit les poètes convaincus (ou voulant bien croire) que film et poésie, pour opposés qu’ils soient — peut-être comme union des contraires —, portaient la promesse d’une nouvelle utopie sociale. Griffith et son admirateur Abel Gance, tous deux poètes, abandonnèrent la poésie pour le cinéma dans cette optique. On aurait tort, pourtant, de ne voir dans les écrits cinépoétiques qu’une tentative utopique, populiste, voire arriviste de capitaliser sur les succès d’un nouveau véhicule culturel. Si le cinéma a tant fasciné les poètes, c’est surtout parce qu’il change la donne des rapports entre le langage et le monde des images, instaurant un nouvel imaginaire à la fois textuel, performatif et visuel[9]. De même qu’on a insisté sur l’influence des images de la photographie sur l’avènement du poème en prose[10], on peut affirmer que le verset moderne reflète en partie une nouvelle économie visuelle du texte poétique provenant des intertitres du cinéma.

Précisons ce dernier point en revenant aux passages cités. Descriptifs et actifs, ils sont en effet stylistiquement directs, peu travaillés, presque hâtifs. On dirait que le texte lui-même importe peu ou prou, puisqu’il se donne comme un état provisoire du film à venir. Mieux, on pourrait dire que le texte est conçu de sorte que sa lecture soit en attente ou en souffrance du film dont il est le prolégomène ou l’annonce, mi-prophétie et mi-publicité. À l’exception des didascalies du théâtre, jamais la littérature ne s’était, au mépris de ses propres valeurs textuelles, mise au service d’un mode de présentation dont elle ne peut au mieux que donner une ébauche approximative. Mais c’est justement là l’intérêt et toute la force de ces textes. Car tout en se pliant au telos implicite du « film qui en sera tiré », ces textes semblent, à mon sens, reprendre à leur compte l’expérience filmique du spectateur pour en jouer d’avance sur le mode virtuel, et paradoxalement, dans leur textualité même. Sur le plan littéraire, l’écriture passe par son supplément de mise en image filmique afin de pouvoir signifier pleinement — une modalité, soit dit en passant, qui se rapproche de l’accent symboliste mis sur la « suggestion » et « l’esprit du lecteur » dans la nouvelle poétique autour de Mallarmé. Ainsi, le passage d’Apollinaire et Billy produit en quelques lignes, dans l’esprit du lecteur, une représentation complexe, mais exacte, d’une séquence qui comprendrait : 1) un plan rapproché assez long (Raymond se frappe le front) ; 2) un montage en surimpression (gros plan du visage d’Aline ; plan général du phare dans le mauvais temps ; plongée subjective de la caméra du haut du phare) ; 3) l’intertitre ; 4) retour à 1) avec Aline en surimpression ; 5) plan éloigné de Raymond en train d’écrire. Les lecteurs des années 1920, formés aux exigences et aux contingences de la narration au cinéma depuis le tournant du siècle, seraient à même de se projeter mentalement une séquence semblable en lisant ce passage. On pourrait proposer que la « cinématisation » (le pendant de l’alphabétisation) du lectorat permet à la séquence de plans cinématographiques ponctuée par du texte-écran de refondre le verset en une nouvelle forme dense, poétique et « intermédiale[11]  ».

Ciné-verset, quasi-verset ou verset ?

Le verset moderne[12] peut être caractérisé de façon minimale comme étant distinct du vers, rythmiquement irrégulier, et « long », en mesure relative. Il s’agit donc d’une pratique flexible qui occupe un continuum entre le vers libre et le poème en prose ou la prose poétique en courts paragraphes. Dans son ouvrage sur le poème en prose, Yves Vadé définit celui-ci en le comparant notamment au verset, pour indiquer que le poème en prose n’implique aucune musicalité, ou plus généralement, aucune organisation sonore particulière[13]. De manière implicite, on peut se demander si Vadé fait du verset une forme rythmique ou acoustique, comme le suggère Michèle Aquien dans sa définition du verset dans Le dictionnaire de la poésie puisqu’elle intègre « l’idée de voix » au verset moderne, sans doute en songeant à Perse et Claudel[14]. Nous insistons sur ce caractère rythmique vocal / acoustique pour deux raisons. Tout d’abord, le cinéma dit « muet » va produire des effets de voix paradoxaux. Car, si l’image reste « sans voix », et que le spectacle repose en partie sur la lecture silencieuse, les bonimenteurs y apportèrent très tôt le complément de la vive voix[15]. Il y a donc une présence-absence de la voix dans le cinéma muet qui correspond à un déplacement ou replacement de la voix lyrique dans le verset moderne après le poème « tu » de Mallarmé. En second lieu, le verset moderne peut tout aussi bien être rythmé par la voix que par la vue. Aquien et d’autres insistent sur le caractère visuel du critère « verset » qui exige une délimitation typographique. Comme le rythme devient un concept central dans les débats strictement simultanés, mais sans rapport direct, sur la « poésie pure » et le « cinéma pur » autour des années 1925-1926, on peut conjecturer que la source cinépoétique du verset accompagne la diversification de la notion de rythme — fondamentalement musical chez les symbolistes — pour les « poéticiens » de l’« esprit nouveau ».

Mais posons-nous la question difficile : s’agit-il encore de verset dans ces scénarios-poèmes, ou bien la brièveté des paragraphes d’un scénario type des années 1915 à 1930 doit-elle être considérée comme fortuite ? La réponse n’est pas aisée. On pourra citer un certain nombre de scénarios-poèmes qui ressemblent plutôt à des vers. Ainsi de La Chaplinade, poème cinématographique d’Ivan Goll (1923), qui comprend des dialogues en vers libres et des paragraphes didascaliques en prose ; Drames sur celluloïd (1929) de Pierre Chenal, qui divise ses scénarios en vers libres et strophes de même longueur ; ou Un suicide (1925) d’André Beucler, l’un des livres de la collection « Cinario » lancée par Gallimard, qui est en vers libres non strophiques et ponctués d’intertitres en encadrés[16]. Il y aurait pourtant méprise à qualifier ces textes disposés en lignes brisées de « vers », car ils échappent à tout canon prosodique et ne montrent qu’un très faible intérêt pour la rhétorique, le figural ou la prosodie. Nous touchons là justement au délicat critère de longueur qui s’attache en principe au verset et qui devient caduque dans ces scénarios-poèmes. On peut fournir comme illustration deux textes de Robert Desnos et Benjamin Fondane qui présentent une alternance entièrement aléatoire entre ligne brève unique — et donc « vers » en apparence — et ligne repliée — et donc « verset » en apparence :

36. La buraliste commence un nouveau poème.
37. Sur le quai, le poinçonneur dort. Il a un bras en écharpe, l’oeil bandé, un pied dans un énorme pansement. Une infirmière veille sur lui.
(Robert Desnos[17])
* * *
168. de grosses billes blanches entourent le cadavre
169. un passant vu de dos regarde la victime sans étonnement l’agace de sa canne se penche sur le mort emporte le portefeuille de celui-ci
(Benjamin Fondane[18])

De telles unités de texte, dont la concision n’a rien de simplement « prosaïque », effacent la division vers / verset en poussant l’économie prosodique vers le rythme des images mouvantes. Mallarmé lui-même, dans Un coup de dés[19], mais aussi Romains, dans La vie unanime[20], ont poussé la modernité poétique en direction d’un vers altéré, aplati, peu prosodique, et qui maintient le vers comme schéma général plus que comme paradigme exact. C’est plus ou moins sciemment que, dans son aphoristique, la publicité des affiches relève le vers, et tout aussi sciemment que les artistes des avant-gardes ont à leur tour récupéré l’ellipse publicitaire. La silhouette en queue-de-pie et haut-de-forme d’un Fantômas masqué, flottant démesurément sur Paris, fut reprise dans une affiche publicitaire à l’argument gnomique — « Pillule Pink pour personnes pâles » : il a suffi de gommer la pillule et de supprimer le vers pour rendre l’image elle-même gnomique et poétique[21]. Picasso, Jacob et Apollinaire ne s’y sont pas trompés, créant en 1913 « La Société des amis de Fantômas », chambre d’échos avant-gardiste du cinéma populaire[22]. Pour les nouveaux « poéticiens » de l’après-guerre, il est néanmoins certain que le cinéma oriente les expérimentations formelles autour du verset. Ainsi, Paul Dermée, l’un des principaux animateurs de la revue L’esprit nouveau, dans son recueil Films, duodrames, soliloques, contes :

Nuit dense avec les lampes de poches des placeuses — Grosses abeilles velues des clartés rôdent

Séance de radioscopie — ronflent des appareils dans la zone obscure du spectre — quelle chaleur fait fleurir les mirages[23]

Si écrivains et poètes se penchèrent sur les problèmes théoriques que de tels écrits pouvaient poser, c’est principalement en s’interrogeant sur le cinéma, dans des revues de cinéma, ce qui explique pourquoi la cinépoétique échappe encore à la critique littéraire. Ainsi, deux numéros spéciaux d’une revue de courte durée animée par les frères Berge, Les cahiers du mois, se fixèrent pour but en 1925 de répondre à « la question du cinéma », et c’est là qu’on trouve d’importantes réflexions sur ses rapports étroits avec la poésie. Dans le premier numéro, six auteurs, dont Desnos et les deux directeurs, se proposèrent d’écrire des « scénarios littéraires ». Ceux-ci présentent une large variété de formes, de styles et de finitions. Dans « Le liseur d’âmes », André Berge raconte l’hallucination d’une femme qui la mène à un meurtre. Le scénario se divise en deux parties de dix et quinze scènes respectivement, chaque scène étant composée d’un long paragraphe entrecoupé de tirets, chaque tiret correspondant approximativement à un plan (une scène compte un seul tiret, une autre, quarante-et-un). La dernière scène abandonne les tirets techniques pour revenir à ce qu’on pourrait appeler peut-être le plan-verset, un verset basé sur le plan cinématographique, soit une prise continue de la caméra (nous gardons la mise en pages originale) :

 — Quoi ? Quoi ? qu’a-t-elle donc fait ? Que s’est-il donc passé ?
 Sorte de réveil horrible ; mais le cadavre est là.
 Elle se penche sur lui.
 Elle lève les yeux vers le ciel avec détresse.
 Puis, c’est la fin de tout.
 Les maisons s’abattent comme des châteaux de carte, sans laisser de décombres.
 Le ciel lui-même tombe, comme une pièce de toile bleue que l’on aurait détachée.

(André Berge[24])

S’agit-il d’un seul plan ? D’une série de plans courts en montage rythmique ou en superposition ? Ou bien d’un plan-séquence pendant lequel la caméra ferait un travelling arrière pour laisser voir le cataclysme ? Ou bien au contraire est-ce le moment où la poésie même reprend ses droits sur la servitude mimétique que lui impose le scénario ? On peut reposer la question pour le scénario de François Berge, qui prépare sa scène finale (où un héros mystique est terrassé par le souvenir de la femme aimée) au moyen d’indications bien peu aptes à guider la mise en scène :

… Et cette forme revient sur lui, enrichie de la vie de tous les fantômes inférieurs qui meurent, là-bas, coquilles, pour elle.

Il y a une image qu’il ne peut chasser.
Lambeaux épars…
… Coordination !

(François Berge[25])

La répartition en 26 scènes numérotées inégales (l’une d’une ligne, une autre de quatre pages) divise les mouvements d’une manière imprécise qui reste très proche d’un poème avec ses divisions en unités hybrides, mi-strophes mi-versets. Le troisième scénario, de Jacques Bonjean, établit plus scrupuleusement une équivalence plan = paragraphe :

Anne rit.
On voit le pont d’un bateau de pêche.
Des hommes sans visages
péniblement
hissent à bord
un lourd filet.

(Jacques Bonjean[26])

Le découpage ici est plus précis, car il décrit l’avant-plan (Anne en gros plan) et l’arrière-plan (plan général d’un chalutier) ainsi que le contraste entre le rire léger et aérien et la lourdeur du chalut repêché. Il semble bien s’agir d’un plan constitué. On notera l’absence de ponctuation et de majuscules dans les trois dernières lignes, qui forment une seule continuité d’action, de temps et de rythme. On peut donc aussi parler de plan-verset ici puisque ces trois lignes sont de simples articulations à l’intérieur d’une seule et même scansion. Toutefois, Bonjean ne se tient pas à ce système et dans un passage qui met en scène précisément la visualisation de l’écriture, il repasse du plan-verset au quasi-vers :

Il commence de lire
en épelant
comme à l’école.

Le paysage autour de lui se brouille.
Seul demeure visible son visage :
ses yeux qui s’appliquent à suivre les lignes,
ses lèvres qui dessinent le bruit des syllabes.
L’esprit de la lettre se superpose
à celui du lecteur[27].

Tandis que le premier paragraphe, sans ponctuation à l’enjambement, donne des indications de jeu de scène, le deuxième paragraphe retrouve la virgule poétique de fin de vers (mais sans majuscule) en deux quasi-alexandrins, anaphoriques, parallèles et assonants (en /i/). Étrangement, le paragraphe suivant évoque la transe, voire la possession de la lecture : or, il semble que le lecteur ne soit plus seulement le personnage du film (virtuel) mais aussi le lecteur de ce scénario-ci, reconduit au mystère de la poésie lue par le truchement du découpage filmique.

Il y aurait beaucoup à dire du scénario de Desnos, « Minuit à quatorze heures, essai de merveilleux moderne », en 161 plans numérotés[28], tous en courts plans-versets. Il raconte l’histoire de deux amants après la noyade accidentelle d’un autre homme que la femme n’aimait plus, mais dont le fantôme, sous forme de cercles et de boules, vient hanter les amants, qui s’en sentent de plus en plus coupables. En transformant un affect psychologique en leitmotiv visuel qui ne connote pas seulement l’action mais la dirige, Desnos tente de mettre en scène la mutation même d’une forme abstraite et conventionnelle — comme la lettre, ou le texte — en une suite d’images animées. Ses plans-versets, pourrait-on dire, mettent en abyme le devenir cinématographique du scénario-poème.

Intermédialité du plan-verset

Ce même numéro des Cahiers du mois contient une rubrique finale faisant la critique des écrits cinépoétiques publiés depuis plusieurs années par Louis Delluc (qui lance le mouvement de l’impressionnisme français au cinéma), ainsi que Romains et Cendrars, qui tentent eux aussi de pratiquer ce nouveau genre hybride. C’est à propos des Drames de cinéma de Delluc que le critique Maurice Betz précise l’entreprise :

Le scénario littéraire est un moyen encore trop nouveau pour que nous en apercevions les dangers et les défauts. Il nous semble entre tous souple et séduisant parce que, d’une façon moins unilatérale et moins subjective que le monologue intérieur, il permet de traduire le premier jet de certaines idées et de certains thèmes poétiques[29].

C’est là une différence notable avec le verset claudélien ou persien basés sur la respiration et les schèmes métriques, puisque Betz insiste sur l’objectivité qui suspend le monologue intérieur — la voix intérieure n’étant presque jamais donnée comme telle dans le plan-verset. Un autre chroniqueur, Camille Dausse, écrivant à propos de Donogoo-Tonka, confirme ces qualités du scénario littéraire : « l’émotion suscitée, d’intérieure tend à devenir surtout visuelle, imaginative — relativement extérieure » d’où « le lecteur est amené à réfléchir cette émotion […] car l’habitude du cinéma est trop acquise[30]  ». Cette opération de « merveilleux moderne » que permet le cinéma consiste ainsi en une sorte d’extériorisation de l’imagination poétique qui est désormais moins un repli lyrique du for intérieur qu’une « faculté de représentation visuelle[31]  », ajoute Dausse, et dont personne a priori n’est incapable. François Berge, commentant les scénarios de Cendrars, s’approche au plus près de l’affleurement du verset dans l’écriture du scénario littéraire : « Il faut commencer par lire la table des matières qui est elle-même une oeuvre visuelle, un film abrégé[32]  », enjoint-il au lecteur comme entraînement à ce texte fragmenté en courts paragraphes typographiques, avant de louer le

balancement entre les longs paragraphes et les autres courts, — quelquefois très courts —, un mot. Avec son seul instinct des alinéas, Cendrars parvient à hypnotiser ses spectateurs. Car il n’a mis ici aucune recherche poétique, aucun art littéraire[33].

Voilà une caractérisation assez serrée du plan-verset, découlant d’un nouvel « instinct des alinéas » visuel plutôt que d’une prosodie de la voix et du souffle.

Dans le deuxième numéro du Cahiers du mois qui entreprend de théoriser ces nouvelles possibilités artistiques, on trouve d’amples réflexions sur cette littérature qui déborde du cinéma. André Desson indique expressément la nature intermédiale du projet : « Ce ne sont pas des scénarios prêts à être réalisés, […] on n’eut même pas en les écrivant le dessein qu’ils le fussent », et il condamne en bloc ces oeuvres « conçues en dehors de toute destination cinématique […] form[ant] un art adjacent — adjacent au cinéma, et non à la littérature — une sorte de cinéma écrit[34]  ». Alexandre Arnoux ramène l’écriture des scénarios-poèmes vers le rythme :

Elle se manifeste par une certaine négligence de la liaison des images, l’oeil de l’écrivain et du lecteur étant mieux entraîné, par une analyse plus poussée des sensations rapides, une faculté, chez les meilleurs esprits, de décomposer et de scruter sans briser le rythme, en gardant leur valeur relative aux diverses phases du mouvement[35].

Voilà exactement décrit ce processus de traduction des images en mouvement d’un film (réel ou imaginé) en plans-versets qui rythment ce nouveau « cinéma écrit ».

Comme ces commentateurs le montrent, le plan-verset signale une cinématisation générale de la sensibilité littéraire, voire de la perception du texte et de l’acte d’écrire. Ainsi le suggère le poète Supervielle :

C’est parce qu’il remet constamment en question l’essence même des choses que le cinéma me semble devoir exercer une utile influence sur les arts « déjà arrivés ». […] Au cinéma chaque spectateur devient un grand oeil, aussi grand que sa personne, un oeil qui ne se contente pas de ses fonctions habituelles mais y ajoute celle de la pensée, de l’odorat, de l’ouïe, du goût, du toucher. Tous nos sens s’ocularisent[36].

Il semble que ce soit cette « ocularisation » de notre sensibilité et de notre culture moderne qui favorise une forme brève, notationnelle et visuelle comme le verset, et le rend apte à se prêter aux rêves d’intermédialité qui accompagnent l’avant-garde. Antonin Artaud s’accorde en ceci à l’analyse phénoménologique de Supervielle, et c’est de l’intérieur même d’un scénario inédit qu’il théorise cette mutation de la poésie :

 Idée donc du poème personnage ;
 jusqu’ici tous les poèmes étaient des mots ;
 la peinture visait à créer une émotion non durable, verbale presque ;
 les personnages qu’un acteur créait ne restaient pas dans l’air ;
 il faut des poèmes qui croissent et se multiplient, contre-balancent les forces de la Chine[37].

La convergence entre la notation rapide, le caractère hybride du scénario et la constante référence au visuel ouvrant sur d’autres sensations (émotion, flottement, force), suggère que la poétique qui est le sujet du scénario-poème se trouve dans ses propres plans-versets, à la fois « mots » et prises de vue putatives. Dans ses réflexions théoriques sur le cinéma en 1927, Artaud invoque une « cinématicité » interne du langage lui-même : « Il ne s’agit pas de trouver dans le langage visuel un équivalent du langage écrit […] mais bien de faire publier l’essence même du langage[38]  ».

Il existe un théoricien (que cite d’ailleurs Artaud) de l’intermédialité du cinéma dans la poésie, aujourd’hui étrangement oublié[39] : Jean Epstein. Son oeuvre écrite nous semble tout aussi importante que son oeuvre cinématographique reconnue, en particulier ses deux premiers livres, La poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence (1922) et Bonjour cinéma (1922). Ce dernier ouvrage est l’une des meilleures tentatives de donner à lire et voir l’écriture cinépoétique comme amalgame de poésie critique, quasi-vers et quasi-verset avec des images d’affiches, des photomontages et du lettrage de réclame. Le style est tout aussi concis que celui des poèmes-scénarios : « Images sans métaphore. L’écran généralise et détermine. Il ne s’agit pas d’un soir, mais du soir, et le vôtre en fait partie[40]. » Il s’agit d’une esthétique et d’une éthique de la présentation plutôt que de la représentation (refus de la métaphore), rejetant le particulier (le fictif) au profit de l’universel révélé dans le singulier sensible (« le vôtre »). Rythme, rapidité et présentation sont pour Epstein les conditions de cette « photogénie » qu’il ne tarira pas de réaliser à l’écran (d’ailleurs avec un succès mitigé), mais on n’a pas assez compris que ce sont ses écrits mêmes qui sont photogéniques, par leur rythme, leur rapidité de regard, leur passion, et la quête d’une « transmédiation » du cinéma dans le verbal :

CINÉ MYSTIQUE

Je veux, intransigeant, l’être.

Sans histoire, sans hygiène, sans pédagogie, raconte, cinéma-merveille, l’homme miette par miette. Uniquement ça, et tout le reste tu t’en fiches. Ailleurs l’imbroglio, la phrase pirouette, ici le pur plaisir de voir la vie agile. Feuilletez l’homme. […][41].

Rapidité, « ocularisation », rythme, liaisons — les éléments-clés du plan-verset sont là, de pair avec une vue du cinéma comme livre métaphysique : « Feuilletez l’homme ». Les échos rimbaldiens de ce passage en faux vers ne sont guère surprenants puisque, dans son premier ouvrage, La poésie d’aujourd’hui, Epstein théorise la nouvelle littérature de Proust, Cocteau et Cendrars à partir non seulement du cinéma mais de Rimbaud. Ce dernier, pour Epstein, annonce l’émergence de la photogénie littéraire par ses images sans métaphore (« pensée-association » par contiguïté ou métonymie visuelle[42]), mais aussi par son « esthétique de rapidité mentale » amenée par le rythme quasi cinématographique des images des Illuminations, « en moyenne une image par seconde[43]  ». Explicitement, le rythme est devenu affaire de vision mais aussi de mouvement des images.

Développant sa thèse selon laquelle « le cinéma sature la littérature moderne[44]  », Epstein en arrive à renverser ce constat en manifeste : « Pour, ainsi, se mutuellement soutenir, la jeune littérature et le cinéma doivent superposer leurs esthétiques[45]  » (on appréciera le terme technique de « superposer » palliant toute métaphore fusionnelle). Cette proposition, Epstein la réalise dans son texte même :

 Entre le spectacle et le spectateur, aucune rampe.
 On ne regarde pas la vie, on la pénètre.
 Cette pénétration permet toutes les intimités.
 Un visage, sous la loupe, fait la roue, étale sa géographie fervente.
Des cataractes électriques ruissellent dans les failles de ce relief qui m’arrive recuit aux 3000 degrés de l’arc.
 C’est le miracle de la présence réelle,
 la vie manifeste
 ouverte comme une belle grenade,
 pelée de son écorce,
 assimilable,
 barbare.
 Théâtre de la peau.
 Aucun tressaillement ne m’échappe.
 Un déplacement de plans désole mon équilibre.
 Projeté sur l’écran j’atterris dans l’interligne des lèvres,
 Quelle vallée de larmes, et muette !
 Sa double aile s’énerve et tremble, chancelle, décolle, se dérobe et fuit :
 Splendide alerte d’une bouche qui s’ouvre.
 Auprès d’un drame ainsi suivi à la jumelle de muscle en muscle, quel théâtre de parole n’est point misérable[46] !

Ce passage quasiment en versets — si l’on se fie moins à la longueur qu’au rythme irrégulier et à la typographie des unités en retrait — exemplifie le plan-verset puisque chaque unité saisit l’émotion et le sens d’un gros plan imaginaire, organisant le tout en une séquence cohérente. On notera que le texte, « cinématisé » ou « remédialisé » par le cinéma, réinvente l’energeia — la description d’une scène par l’entremise de sa vivacité — à l’aide d’une perception rythmée par le défilement irrégulier des plans filmiques.

Conclusion : le plan-verset dans la cinépoétique contemporaine

Autant les poètes virent dans le cinéma muet la promesse d’un nouveau merveilleux intercalaire entre l’imaginaire du poème comme texte et la réalité donnée du monde visible, autant ils se détournèrent du parlant vite pollué par ses dialogues dramatiques. Deux titres d’articles d’Artaud en disent long sur les déconvenues du parlant : « La vieillesse précoce du cinéma » et « Les souffrances du “dubbing” [47] ».

Si les poètes contemporains réinventent de nouvelles variantes expérimentales du plan-verset dans la lignée des théories d’Epstein, ils le font (à quelques exceptions près) sans grande connaissance de telles origines. Deux oeuvres de Véronique Pittolo nous serviront d’illustration pour conclure. Dans Montage (1992), Pittolo s’interroge sur la « cinématisation » de sa vie :

— Le travelling étant la seule forme de piété
ma vie ressemble à un film corporel
où personne ne rencontre personne[48].

Pour donner corps à ce film corporel, à cette extranéité objective, la majeure partie du livre prend la forme d’une interview imaginaire entre deux voix :

— Aimeriez-vous être remplacé par un magnétophone ?
— ?
— Comment voyez-vous l’avenir ?
— Un emploi d’accessoiriste, ou le rôle d’un balayeur qui voulait faire du cinéma.
(Je viendrai avec mon projet d’émission pour les enfants)[49].

Ce plan-verset agglomère en une séquence continue des possibilités disparates (emploi, rôle, projet possibles) et des médiations de l’audiovisuel (magnétophone, régie, cinéma, télévision). On est dans une esthétique du montage devenant un mode d’être et de sentir :

— Si certains sortent du cadre
s’ils se brisent ou pleurent,
c’est le début de la vérité… très précieux[50].

Dans ces lignes sans contexte clair et qui occupent une page entière, nous retrouvons en quelque sorte le carton-intertitre d’un film muet dont nous aurions à imaginer la scène par nous-mêmes. En outre, le « cadre » désigne expressément le plan filmique autant que les limites de la page. La nouveauté poétique ne semble pouvoir se passer de cette sensation du hors-cadre, extension virtuelle du champ, et c’est là une constante dans les oeuvres contemporaines de poètes comme Albiach, Hocquard, Gleize, Cadiot, Alféri.

Dans son ouvrage plus récent, Gary Cooper ne lisait pas de livres (2004), Pittolo se penche à la fois sur le cinéma comme dispositif et comme agrégat historique d’oeuvres. Là encore, on retrouve non pas l’équivalence de principe, mais ce qu’Epstein qualifie de superposition du cinéma et de la littérature. À propos du visionnage du film adapté et traduit du roman Le docteur Jivago de Boris Pasternak, Pittolo écrit :

(Le moment où la page remplit l’écran est magnifique, la jeune spectatrice l’évoque souvent, mentalement et physiquement)[51].

Pittolo, qui dans ce livre cite Epstein[52], signe là une spirale cinépoétique, donnant à voir-lire un plan-verset traitant de l’émotion physique et mentale d’un écran envahi par une page, dans une oeuvre qui elle-même, avant d’être un film, fut écrite. On déchiffre dans ce texte comme une tentative de régénérer la poésie par de telles superpositions avec le cinéma :

Les personnages réfléchissent et parlent à l’intérieur du papier. Dans un film, ils pensent à travers leur voix, ça me fascine, le fait qu’on les montre en train de penser.

Les espaces vides de la salle, entre chaque siège, correspondent aux blancs de certaines phrases (les marges arbitraires, la patience du lecteur)[53].

En reployant le cinéma dans et comme l’espace de la page, en s’appuyant sur l’espace imaginaire hors cadre pour réfléchir à l’épistémologie de la poésie comme genre, le plan-verset participe de la mutation profonde des formes poétiques au contact des nouveaux dispositifs de présentation et de représentation issus de la modernité.