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Les récits du génocide

Réfléchir sur le roman du génocide commis au Rwanda, en 1994, conduit nécessairement à revisiter la critique consacrée au sujet comparable, dans la littérature occidentale, de la Shoah. On y trouve la même interrogation sur la représentation artistique d’un événement caractérisé par une violence limite. Alors que certains arguent de la nécessité d’oublier, de passer à autre chose, d’autres s’opposent à la mise en fiction du génocide, en considérant la transformation de l’événement en objet littéraire comme immoral et scandaleux. Ces derniers estiment que le silence devant une telle horreur serait la seule attitude moralement acceptable. Comment pourrait-on créer des oeuvres d’art en prenant comme matériau des millions de Juifs disparus dans les fosses communes ou dans la fumée des chambres à gaz sans blasphémer les morts, se demandent les opposants à la représentation artistique du génocide. D’autres se demandent non sans raison si le silence est respectueux des morts, s’il est même nécessaire au recueillement et n’ouvrirait pas la porte à l’oubli, s’il perdurait[1].

Cette polémique a duré longtemps, de sorte qu’il faudra attendre les années soixante-dix et quatre-vingt pour que les ouvrages critiques au sujet de la représentation de la Shoah dans les oeuvres de fiction voient le jour. Même si l’opposition persiste encore actuellement, d’autres voix se font entendre et estiment que le génocide, malgré son caractère innommable, peut être pris en charge par la littérature comme mode d’interprétation symbolique des pratiques humaines. Entre autres ouvrages critiques, on pense aux études de Charlotte Wardi (1986), de Lawrence Langer (1975), de Maurice Blanchot (1980), de Michael Rinn (1998) ou de Myriam Ruszniewski-Dahan (1998). La question demeure de savoir comment la littérature travaille un événement qui, sur le plan de la conscience, garde son caractère indicible puisqu’il relève d’une expérience limite. Ce silence est décrit par Maurice Blanchot (1980) comme un moment d’inhibition de la création littéraire :

Le danger des mots dans leur insignifiance théorique, c’est peut-être de prétendre évoquer l’anéantissement où tout sombre toujours, sans entendre le taisez-vous adressé à ceux qui n’ont connu que de loin ou partiellement l’interruption de l’Histoire. Cependant veiller sur l’absence démesurée, il le faut, il le faut sans cesse[2].

Comment dire le génocide ? Par quelles formes prendre ce dire déjà désigné comme indicible ?

Selon Michael Rinn (1998), pris au sens absolu, le génocide se manifeste comme un indicible, dans la mesure où il se réfère à un modèle langagier qui bloque la traduction véridique d’une chose ou d’un fait donné en mots d’une langue naturelle, soit par simple ignorance ou par divergence entre une expérience personnelle « limite » et son « expression verbale[3] ». Est-ce à dire que si l’on adopte le principe opposé, celui de l’effabilité selon lequel tout ce qui est humain peut être dit, la situation serait plus claire ? Rien n’est moins sûr. On se rend compte que le principe de l’effabilité ne repose pas non plus sur des arguments infaillibles. On sait qu’il existe toujours un écart entre les données de la nature et les mots de la langue pour en rendre compte et les transmettre. L’indicible ne se manifesterait-il pas avant tout comme une forme particulière d’énonciation qui procède d’une rhétorique langagière plutôt que comme un contenu quelconque spécifique ? En ce cas, son interprétation gagne par l’analyse de diverses stratégies discursives actualisant la transmission, malgré tout, d’une expérience extrême comme celle du génocide.

Ici, l’indicible du génocide semble désigner davantage une limite à ne pas franchir pour des raisons morales ou éthiques ou de vraisemblance, dans le cas de la représentation artistique du sujet, qu’un refus de parler de l’événement si horrible soit-il. Certes, c’est autour de la question de l’indicible que le débat s’engage. Mais tout en conservant la dichotomie entre dire et taire, les commentateurs, critiques et écrivains, qui se prononcent pour la représentation littéraire du génocide, postulent un impératif moral. Car la représentation de la décimation dans les ouvrages artistiques et littéraires suscite toujours des réactions plus ou moins violentes.

Ce débat semble par ailleurs en ranimer un autre plus vieux autour du principe de la réalité des faits aussi bien en littérature qu’en histoire. Comme l’a très bien relevé Charlotte Wardi (1986), l’origine de la controverse tient à l’ambiguïté d’un récit fictif qui mêle une réalité historique récente et extraordinaire à un projet de création esthétique basé sur la fiction et postulant par là une visée esthétique, ludique et hédoniste. Même si elle a connu des formes variées au cours des siècles, une telle polémique fondée sur la dichotomie entre la réalité et la fiction recouvre en fait deux conceptions fondamentalement divergentes du langage, de l’écriture et de la finalité de l’oeuvre artistique. En cherchant les clefs de l’événement, l’historien du génocide vise ainsi à contrer directement ou indirectement le courant négationniste qui tente de persuader l’opinion publique de l’inexistence du génocide ou en relativise la portée. Son discours vise la construction d’un savoir sur le passé et son intérêt porte d’abord sur les faits, construit une argumentation de nature explicative. Il vise la communication d’un savoir et se penche sur l’événement pour l’élucider, le comprendre et l’expliquer. Ce postulat est à la base de toute analyse historique sérieuse.

Le discours du romancier se construit, par contre, à partir d’un principe de l’effet de fiction. Le romancier écrit pour imaginer un vécu, le recréer à partir d’un événement réel transposé dans une fiction qui traduit les préoccupations et les obsessions à la source de la perception du monde et de la vie. Son écriture, si informative ou normative soit-elle, demeure créatrice et suggestive. Car le roman forme une totalité, un monde clos dont le maître est, non l’histoire, mais le romancier qui s’en inspire. Il peut à sa guise travestir les événements, les transcender en mythe, les traduire par l’allégorie ou élaborer à partir d’un événement historique une réflexion idéologique ou philosophique. Dans le cas du génocide, le roman n’acquiert son sens que par la référence à la réalité historique sur laquelle il se fonde, et dont il appartient à l’auteur de dégager et de communiquer une certaine authenticité. Une dichotomie se dégage entre la fiction et la documentation. Tout se passe comme si chaque écrivain pensait « à une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité[4] ». Est-ce à dire que les récits du génocide usent uniquement des codes réalistes de la vraisemblance pour transmettre l’événement au lecteur ? Le récit du génocide demeure-t-il d’abord un témoignage, même si la parole du témoin n’est pas aisée ? Myriam Ruszniewski-Dahan (1998) note en effet que « le sentiment d’impuissance à dire rend le projet d’écrire plus problématique encore[5] ». Car écrire sur le génocide ne peut se concevoir de la même manière que dans un roman historique de facture normale.

Mais, avec le temps, les écrivains de la Shoah en sont arrivés à l’idée que l’intérêt de l’oeuvre littéraire sur le génocide résidera désormais moins sur la vérité des faits que sur la répercussion des conséquences de l’événement aussi bien pour le sens des êtres et des choses que pour les mots pour le dire :

On ne peut plus s’en tenir à définir des critères de validité de la littérature du génocide (de quel type tel ou tel roman est-il fidèle au contexte historique) mais bien plus faut-il analyser les stratégies mises en oeuvre pour contourner ce qui représente un obstacle à toute littérature[6].

Reportons-nous maintenant cinquante ans après Auschwitz, au moment où un autre génocide s’est commis, au Rwanda, en 1994. Peut-on encore sur cet événement écrire des poèmes ou des romans dans le cadre convenu des codes de la représentation ? La même question d’Adorno s’est posée pour les écrivains africains. Certes, la situation n’est manifestement pas la même ; mais la mise en fiction de l’événement suscite le même débat. La même interrogation revient de manière lancinante. Que peut la littérature face à la violence limite comme le génocide ?

Rappelons par ailleurs que la violence qui, jusque-là, ne servait que de toile de fond à l’action ou à l’idéologie dans le roman africain, devient, avec le génocide des Tutsi du Rwanda, le sujet central des oeuvres et l’on assiste à une intégration de la littérature en tant que médium de communication à côté de la presse, de la photographie et du cinéma. Déjà en 1996, deux ans après l’événement, le premier récit de fiction est publié (Twagilimana, 1996)[7]. Mais il faudra attendre une mobilisation des écrivains africains francophones pour que l’événement entre réellement en littérature. Ainsi, le Festival annuel Fest’Africa, initiateur du projet, dans son édition de 2000 intitulée Rwanda : écrire par devoir de mémoire[8], a présenté de nombreux récits de fiction sur le sujet. Ces oeuvres sont-elles des écrits de circonstance ou s’agit-il d’un changement de paradigme affectant l’ensemble de la production littéraire africaine ? Il est trop tôt pour répondre avec justesse à une telle question.

Notons cependant que la réception dans les médias a été remarquable, comme en témoigne l’article de Pierre Halen (2002) sur ce que la critique africaine considère comme un événement littéraire pour l’Afrique francophone en 2000. Dans le cadre de cet article, je voudrais analyser le roman de Thierno Monénembo, L’aîné des orphelins, car j’estime que, de tous les romans publiés dans le cadre de ce projet, ce dernier semble relever plus que d’autres le défi de l’interrogation soulevée par Adorno. Si, de façon générale, les autres écrivains tentent avec plus ou moins de succès de transmettre l’horreur avec les codes convenus de la représentation romanesque et ne disent rien de nouveau que les historiens ou les journalistes n’aient dit ou ne sauraient dire, Monénembo écrit un récit dans lequel la volonté de témoigner n’annihile pas celle de l’exploration des voies narratives par lesquelles passent la parole sur l’indicible du génocide. En effet, dans L’aîné des orphelins, l’auteur n’évite pas l’événement mais le soumet à une vision oblique et distanciée, de façon à rendre étrange la représentation et à la soustraire aux codes convenus de perception. Ce faisant, son esthétique du roman vise moins à expliquer, à illustrer par la voie de la fiction le génocide, qu’à tenter de révéler, par les procédés spécifiques au roman, les aspects humains de cette tragédie qu’aucun autre discours ne saurait dire sans tomber dans le pathétique.

Une écriture oblique de l’événement

Raconté par un jeune garçon de quinze ans, Faustin Nsenghimana, héros-narrateur, le récit se présente d’abord comme un récit autobiographique. Car c’est à travers les mésaventures, les souvenirs et les oublis de la mémoire trouée de cet adolescent que le narrateur « je » conduit progressivement le lecteur dans l’horreur du génocide. Le récit s’ouvre ainsi sur une analepse, puisque l’intrigue se déroule en grande partie dans la prison centrale de Kigali où Faustin est maintenant détenu depuis trois ans pour avoir tué à bout portant un autre adolescent qu’il a surpris en train de violer sa petite soeur Esther. Progressivement, le lecteur apprend que Faustin et d’autres orphelins habitent dans un bâtiment désaffecté de la ville ; d’où le titre du roman « L’aîné des orphelins ». En prison, Faustin tente de se souvenir du déroulement des événements, du village de Nyamata où il a vécu avec ses parents jusqu’à l’âge de dix ans, des cauchemars qui ont détruit sa vie calme de fils de paysan :

Je vivais avec mes parents au village de Nyamata quand les événements ont commencé. Quand je pense à cette époque-là, c’est toujours malgré moi. Mais, chaque fois que cela m’arrive, je me dis que je venais d’avoir dix ans pour rien[9].

Le lecteur apprend que tout bascule autour du héros depuis un matin d’avril lorsque les miliciens hutu, armés de machettes et de gourdins, ont pris d’assaut son village de Nyamata dans le Bugesera. Son père, hutu, a préféré mourir plutôt que d’abandonner sa femme, tutsi, visée par les tueurs. Laissé pour mort par les tueurs et sauvé par une vieille femme des environs du charnier, mais devenu amnésique, Faustin va se cacher dans les champs, refusant de se joindre aux réfugiés hutu qui quittent le village, après avoir massacré leurs voisins tutsi. Il croit que ses parents sont arrivés à Byumba, symbole de la paix, et tente de les rejoindre. Finalement il abandonne le projet lorsqu’il rencontre un sorcier sous un arbre de la forêt. Il survit grâce à son état hallucinatoire qui lui permet des « sommeils involontaires, des comas momentanés et les monticules de cuisses de poulet et de bananes cuites qui lui venaient en rêve[10] ». Revenu à la conscience, il se trouve en face d’un soldat du F.P.R. (Front Patriotique Rwandais) qui le suspecte d’être un génocideur. Même si le militaire est encore aussi imberbe que lui, il constate qu’il a affaire à « un grand frère » par la manière dont celui-ci examine les choses. Les paroles de son père lui viennent alors à l’esprit : « La barbe n’est pas tout, non ! S’il en était ainsi, le bouc serait le plus sage du village ».

Faustin est conduit par l’enfant-militaire à la gendarmerie de Rutongo à une cinquantaine de kilomètres de Kigali, au quartier général du F.P.R. avant la chute de la capitale. Les militaires l’interrogent et puis, faute de preuves, le relâchent. À la fin de la guerre, Faustin rejoint la cohorte des enfants des rues de la ville. La suite de l’histoire retrace sa descente dans l’enfer de la ville, une fuite en avant qui culmine avec le meurtre. Cependant, si cet itinéraire a un caractère autobiographique, le récit est avant tout un témoignage oblique sur le génocide. Ce n’est pas sa vie personnelle que le héros-narrateur raconte, mais celle d’un rescapé parmi d’autres. Ayant été à la fois victime et observateur, il tente de transmettre ses impressions sur les événements au lecteur.

Sur le plan de l’écriture, le récit est fait de souvenirs vrais et faux, d’oublis et de silences. C’est une écriture de l’anamnèse qui, en rétablissant la mémoire, permet de se souvenir et de dire le génocide. Faustin, guéri de son amnésie, peut enfin désigner les « événements » par leur vrai nom de « génocide » et dire ce qui est réellement arrivé à ses parents. Sobrement. Car la réalité est démente, elle exige un dépouillement du récit pour être crédible, comme dans cette scène horrible à l’église de Ntarama dans le village de Nyamata :

On entendit hurler les ordres. Les vitraux volèrent en éclats, les icônes tombèrent en poussières, des dizaines de cervelles déchiquetées éclaboussèrent le plafond et les murs. Ils jetaient des grenades. Mes souvenirs du génocide s’arrêtent là […]. Je ne sais pas qui de mon père ou de ma mère succomba le premier. Sont-ils morts foudroyés par une grenade ou achevés à coups de machette et de marteau[11] ?

Pour rester dans la vraisemblance, le moment du salut du rescapé est raconté par un autre personnage. Le narrateur a ainsi contourné la difficulté de l’indicible du génocide qui repose sur le fait que la description de la mort n’est pas crédible si elle est racontée par le héros victime lui-même. Car la scène de la mort demeure pour la pensée rationnelle le seul événement dont l’être humain ne pourra jamais faire l’expérience individuelle[12].

Il est donc question des massacres, mais rien de tout cela n’est abordé frontalement. Si le thème du génocide apparaît de temps en temps, c’est par incidences, digressions, allusions et notations indirectes ; donc une narration complexe et polyphonique. En effet, le roman obéit à une structure très stricte bâtie sur le modèle de l’entrelacement. Il y a le récit de l’emprisonnement de Faustin qui alterne avec le récit des activités de l’enfant de la rue. Ces deux récits sont articulés à l’intrigue dominante — le récit du génocide — car ils sont structurellement des récits enchâssés, doués quand même d’une relative autonomie. C’est-à-dire que le récit du génocide pourrait exister sans eux et que ceux-ci pourraient exister sans le récit du génocide. En fait, ils fonctionnent surtout comme des contrepoints narratifs, donnant une profondeur et un éclairage au récit focalisé sur les événements du génocide. Une telle technique de l’entrelacement permet au lecteur d’évaluer les différentes conséquences introduites par le génocide dans les rapports entre les personnages. Elle permet au lecteur d’avoir plusieurs points de vue sur l’intrigue dominante. La scène du procès permet au narrateur de porter un jugement sur la société après le génocide en affirmant que « depuis les événements, tout fonctionne à l’envers. Chacun s’évertue à enfreindre les règles[13] ». Ailleurs, le procédé autorise des réflexions générales sur le comportement humain face à la mort : « Et la vie, ce n’est pas que ce soit indispensable, mais on se surprend à la défendre même quand on n’en a plus pour longtemps[14] » ou encore, « Une fois au bord de la tombe, la pièce est finie. La seule chose qui nous reste à faire, c’est de tirer le rideau[15]. »

Par ailleurs, ce contrepoint narratif est associé à un autre procédé narratif important : l’incertitude. La fiction est soumise au code du vraisemblable propre à nous faire reconnaître l’authenticité des faits rapportés. Surgissent dans le roman les indications temporelles sur le génocide de 1994, les protagonistes de la guerre, les noms de lieux ou le monde des humanitaires qui reviennent après la catastrophe pour filmer les sites du génocide. Ce registre réaliste, qui touche aussi la représentation de la vie quotidienne à Kigali après le génocide, vise à soutenir l’effet de réel. Et pourtant, ce code réaliste est sans cesse déstabilisé, soumis au soupçon, de telle sorte que, dans la plupart des séquences, le narrateur ne permet pas de distinguer clairement entre la vérité objective — celle qu’autorise le code vraisemblable — et la vérité subjective — celle qui relève du délire ou de l’hallucination, comme dans ce récit enchâssé portant sur l’orphelinat dirigé par Miss Human Rights où sont logés des orphelins traumatisés de Nyamata :

De leurs délires des mots sortaient et ont permis à Miss Human Rights de reconstituer le récit du meurtre de Tonia Locatelli, cette religieuse italienne tuée par les miliciens du Général Habyarimana un an avant le génocide et repris ici par le roman[16].

Une telle hésitation ne cesse de se reproduire chaque fois que le récit focalise sur le sujet du génocide. La vérité paraît ainsi fuyante et indécise — comme dans l’épisode où Faustin, héros-narrateur de son propre récit, qui accompagne les journalistes occidentaux à un site du génocide, ne sait pas, à propos d’une question cruciale sur le lieu de la mort de ses parents, quelle version donner. Des deux versions qui en sont proposées, il n’y a aucun indice qui permette au lecteur de trancher de façon absolue sur la meilleure[17].

Si les massacres de 1994 sont évoqués, c’est par une scène tragicomique de reconstitution des événements pour le compte des télévisions étrangères. Quand une journaliste demande à Faustin, le rescapé, de désigner l’endroit où se trouvent ses parents, il montre un tas de crânes :

Ils sont d’ici, tes parents ? – Oui ! — Où sont-ils ?  —À la coopérative ? — Non, avec les autres crânes ! Elle frémit et baissa la tête. Le sang reflua sous la peau de son visage, lui donnant une teinte de piment rouge. J’étais heureux de la désarçonner ainsi. Elle n’était pas la plus forte, tout de même[18] !

Ailleurs, le ton du récit devient même comique : « Le lendemain, on m’offrit un copieux déjeuner avant de me filmer au milieu des crânes entassés[19] . » Et même cynique parfois : « Qu’est-ce que tu veux, brother, les morts sont des grandes stars même quand il ne reste plus que les crânes[20]. »

Or, ce caractère macabre est ici atténué par le ton étrangement apathique du jeune homme. Comme si cela ne suffisait pas, la scène se transforme en un combat contre le pathétique suggéré par l’horreur du génocide. De plus, dans ce passage, le roman, plutôt que d’expliquer le génocide, tente de dégager le non-dit de l’histoire officielle, de déstabiliser les certitudes sur l’événement — le génocide des Tutsi du Rwanda a été une affaire des miliciens hutu — et de montrer le négatif de l’image convenue de la communauté internationale : pendant le massacre, les étrangers sont partis laissant les victimes seuls à la merci des bourreaux, et après le génocide, ils reviennent pour filmer et expliquer ce qui s’est passé. Si l’ampleur et la gravité des persécutions sont évoquées, les informations les plus poignantes — la mort de ses parents, par exemple — sont données comme une simple réponse à la question de la journaliste, un peu comme si le héros voulait les taire, s’il pouvait. Le thème du génocide apparaît ainsi à distance et passablement déformé par une telle théâtralisation.

Cette distanciation ironique dans une situation macabre en atténue le pathétique et accroît la dimension esthétique du roman : le travail sur la manière de construire le récit. Comme l’entreprise est pénible — car l’écrivain part du sentiment de l’impuissance à dire le génocide —, des stratégies et moyens détournés sont à l’oeuvre dans le récit. Ils cassent les formes conventionnelles du roman historique de facture ordinaire. Le lecteur n’a plus besoin de chercher le sens du roman : il n’en a pas. Ces formes brisées conduisent le lecteur de L’aîné des orphelins vers un style de vie caractérisé par une double quête de la mémoire et de l’oubli de l’événement, comme dans le récit enchâssé qui raconte les rêves du héros lors de son séjour dans une maison de fous. Ce faisant, une distanciation vis-à-vis de l’horreur est opérée par ce passage dans le monde aliéné et par ce jeu de focalisation, car le lecteur reçoit des bribes d’information sur le génocide à partir des points de vue différents. Ce souvenir de Faustin, après une longue anamnèse, se veut travail de deuil mais aussi de mémoire pour penser ce qu’il est devenu après la perte de ce qu’il a été. Travail nécessaire pour reconstruire son identité autour de l’absence. C’est cette stratégie du détour qui explique pourquoi le narrateur utilise des subterfuges pour approcher l’événement sans directement nommer le génocide. Cette part d’indicible se trouve à la base de la modification du roman qui mêle tous les genres et tous les tons.

En abordant le sujet de manière oblique, Monénembo a pu dépasser le problème classique du rapport entre la réalité et la fiction pour un sujet dont la réalité dépasse la fiction dans l’imaginaire de l’écrivain et du lecteur. Une telle déconstruction des codes sur laquelle reposait jusqu’à maintenant le cadre convenu du roman, notamment celui de la perception du personnage comme sujet cohérent et conscient, mène à un autre aspect intéressant de ce roman : l’exploration de l’univers symbolique du monde par l’écriture.

La littérature comme interprétation symbolique du monde

Tout comme L’aîné n’est pas un livre d’histoire mais une oeuvre littéraire, la manière dont il construit une représentation du génocide comme événement extraordinaire du monde est symbolique et non analytique. Sa singularité ainsi que la fonction et la place qu’il partage avec tous les textes littéraires proviennent également de l’objet dont il propose la connaissance. En effet, doté d’un mode propre de dire le monde et d’une visée singulière, le roman existe autrement que comme document. En tant qu’interprétation, le roman possède une valeur représentative au second degré, dans la mesure où il articule une dimension de connaissance et une visée subjective. À travers lui, le romancier confère un sens symbolique au monde et à sa propre situation. Avec l’analyse de L’aîné des orphelins, on verra que le discours littéraire est une interprétation de la culture, et que la culture en un sens est une interprétation de la nature, c’est-à-dire une forme de vie. Le génocide serait alors une pratique régressive de la culture, c’est-à-dire le retour à l’état de nature, à la violence absolue et gratuite. Il se manifeste comme une consécration de la rupture entre la culture et le sacré, visible sous le signe d’un engourdissement moral dans une société dont la sensibilité au vide et au mal se trouve atrophiée et endormie. Une telle désacralisation est symbolisée par le motif du rocher qui figure le pilier sur lequel reposait le sacré dans le Rwanda ancien.

À l’origine, il y avait le rocher de Kinani dans le Mubari où est tombé Kigwa, ancêtre des Rwandais et premier souverain du pays. Fondateur de l’univers et du tambour emblème, Kigwa et son rocher signifiaient le début de la civilisation et posaient le lien entre le monde d’en haut et le monde d’en bas. Son rocher servait de lieu où se rencontraient les forces antagonistes, celles du ciel (ijuru), de la terre habitée (isi) et du monde souterrain (ikuzimu). En le déplaçant, on a détruit l’équilibre entre ces trois forces et conduit au chaos actuel :

C’était de ma faute, tant qu’à faire ! La disette, le choléra, le bouillonnement des laves du Karisimbi, tout était ma faute ! Tant qu’à faire, c’est moi qui avais déplacé le rocher de la Kagera, foutu un pied dans le vagin de cette dame Mukandoli dont l’image et la momie empalée a fait le tour du monde, excité les démons et déchaîné les éléments[21].

Ce rocher symbolise aussi le lien entre les vivants et les morts. Son déplacement a créé la confusion des valeurs et engendré le vide éthique. Le héros, Nsenghimana, ne sait plus à quel saint se vouer quand survient l’horreur : « […] je me mis à prier tous les pouvoirs qui me passèrent par la tête : Imana et le Saint-Esprit, le rocher de la Kagera et les gris-gris du vieux Funga[22]. » Traduisant l’origine céleste de la lignée des Rwandais, le rocher de la « Kagera » exprime une sympathie cosmique entre les êtres et les choses et une coexistence entre les Hutu, les Tutsi et les Twa.

C’est ce jadis de l’équilibre garanti par le rocher que le narrateur regrette : « Quand je pense à cette époque-là, c’est toujours malgré moi. Mais chaque fois que cela m’arrive, je me dis que je venais d’avoir dix ans pour rien[23]. » Et un autre personnage précise que depuis que le rocher a été déplacé, les habitants ont perdu leurs repères et le chaos s’est installé :

Ici les dieux n’ont plus de coeur. De l’autre côté du lac Kivu, il doit en rester, de la chance. Mais toi, tu ne m’écoutes jamais. Ce père blanc t’a pourri la tête. Tu ne crois plus aux pouvoirs de Funga, voilà ce qui te perdra[24].

Le narrateur se met alors à raconter la légende du rocher déplacé :

Au fait, est-ce que je t’ai raconté la légende ? — Un millier de fois, Funga m’a dit : personne ne doit déplacer le rocher sacré de la Kagera ! Les Blancs qui savaient cela l’ont fait bouger exprès. Voilà pourquoi ils nous ont vaincus et voilà pourquoi les cataclysmes. — Alors, promets-moi de le remettre à sa place, le rocher de la Kagera[25] !

À ce motif du rocher de la « Kagera », lié à la symbolique de la stabilité et du lien entre les mondes céleste, terrestre et souterrain dans l’imaginaire populaire, est associé le cerf-volant qui symbolise l’ascension du sujet décidé à s’arracher de la pesanteur terrestre. Comme dans le mythe d’Icare, où après avoir fabriqué des ailes géantes pour sortir du labyrinthe qui leur tenait lieu de prison, le père mit en garde le fils de ne pas monter trop dans les airs de peur qu’il se fasse brûler par le soleil. Négligeant les recommandations du père, le jeune s’approche de l’astre, et la cire qui fixait les ailes sur ses épaules fond. Son corps s’abîme dans les flots. Cette chute fatale se trouve symbolisée dans la rencontre entre le cerf-volant du jeune Faustin avec la chute fatale de l’avion du général Habyarimana, incident considéré comme le détonateur de la poudrière génocidaire en ce printemps de 1994 :

Des cerfs-volants, notre maître d’école nous avait appris à en fabriquer. Avec une longue ficelle et cette résine qui brûle les yeux […], j’obtins un magnifique épervier qui avait l’air d’un vrai quand il était là-haut. Mon épervier, il volait si haut qu’il aurait pu frôler l’avion du président s’il était passé par là[26].

Et la mise en garde du vieux Funga contre la démesure s’inscrit dans la figuration du déplacement du rocher de la « Kagera », dit le rocher du Kinani, l’invincible. Or, c’est par ce sobriquet — Kinani — que se désignait le général Habyarimana lorsqu’il déclamait ses hauts faits. Ce faisant, il brisait lui-même l’interdit populaire selon lequel le monarque ne chante pas ses hauts faits. C’est l’oeuvre des poètes de la cour. S’il le fait, il déclare la fin brutale de son règne ; d’où ce rapprochement entre le cerf-volant de l’enfant, d’une part, le déplacement du rocher du Kinani, dit l’invincible, et l’avion du général Habyarimana, d’autre part :

Il suffirait d’un bon coup de vent pour que ton machin il frôle le firmament. Si tu faisais tomber une étoile, pourrais-tu la remettre à sa place ? Non ! Fais attention, fils de Théoneste, tu ne seras jamais plus malin que les dieux[27] !

La folie des grandeurs, la mégalomanie et les ambitions démesurées ont fini par perdre le pays. Funga, le sorcier du village, qui présente la figure d’un sage, d’un intellectuel génial, arrive à prévoir dans le présent et dans l’avenir ce qui reste obstinément caché aux autres hommes. Il a plusieurs fois répété que le pays courait à la catastrophe. Et personne ne l’avait écouté.

Une autre interprétation symbolique s’appuie sur le motif de l’eau. Symbole ambivalent, l’eau prend, dans le roman, la figure de la pluie qui mouille le sol, assurant ainsi de bonnes récoltes pour les agriculteurs et de grasses génisses pour les éleveurs. Elle rythme la vie sociale des Rwandais en alternant la saison sèche et la saison pluvieuse. Sa venue est saluée par tous. Elle est dotée de vertus purificatrices qui nettoient le coeur des hommes :

Mon père Théoneste aimait plus que tout cette magnifique portion de l’année. Il était persuadé que l’itumba (ainsi appele-t-on la grande saison des pluies dans notre langue, le kinyarwanda) n’avait pas seulement été prévue par les dieux pour laver la terre et arroser les plantes. Elle contribuait aussi à nettoyer les coeurs et à renouveler les liens entre les hommes. Ce devait être ça : l’itumba avait purifié mon âme et celle de Musinkoro pour nous réunir dans le feu d’une nouvelle parenté[28].

Mais d’un autre côté, l’eau symbolise aussi la menace destructrice de l’orage. Car la pluie évoque la foudre, le feu du ciel qui réduit tout en cendre. Dans le roman, l’eau est associée à la tragédie qui a frappé le Rwanda :

Le malheur fait penser à la pluie : contrairement aux apparences, il n’est jamais subit, me disait le vieux Funga. Cela vient d’une succession de petites choses qui s’accumulent […], et, un beau jour, ça déborde et voici que l’eau gicle de partout ou bien alors dans le sang[29].

La même symbolique est reprise à un autre endroit du récit, dans la scène mettant en présence Claudine Karemera, travailleuse sociale s’occupant des enfants de la rue, et Sembé, l’enfant orphelin. Ce malheur évoque l’action destructrice de la foudre qui « tombe sur le toit[30] » d’une case et disperse ses occupants dans une fuite éperdue à travers monts et vallées.

Cette lecture du roman a mis en exergue le conflit entre les formes de ce texte — vouloir dire l’extermination des Tutsi — et les conditions d’acceptabilité par le lecteur — pouvoir comprendre l’événement — grâce aux conventions culturelles et artistiques. On constate alors que si la vérité de l’événement ne peut naître d’une connaissance superficielle des faits dans la réalité du génocide, elle peut s’exprimer de manière différente dans la fiction et dans tout autre discours explicatif. Aussi divers procédés établissent-ils des relations entre l’histoire et la fiction qui l’intègre, comme celui qui consiste à couper le texte romanesque de collages, d’extraits de journaux, de rapports et de discours officiels, afin de lui conférer l’authenticité et en même temps de confronter la fiction à la réalité. Néanmoins, ces informations sont assumées par une narration parodique qui met à distance et crée le doute sur leur valeur dans le dire du génocide. Ceci parce que, d’ordinaire, le discours romanesque part du réel, le subvertit et le dépasse, alors que dans le récit du génocide, l’imagination du romancier travaille sur une réalité qu’il perçoit lui-même comme irréelle, indicible, innommable et, par conséquent, inacceptable. Car le défi du romancier du génocide consiste moins à rendre crédible un monde imaginaire sadique qu’à conférer de la vraisemblance à une réalité absurde et défiant toutes les normes. C’est dans la reconnaissance de cet obstacle que la mise en fiction du génocide amorce la réflexion sur la validité du genre de roman réaliste si la réalité va au-delà ce que le genre permet normalement.

Dire le génocide oblige de choisir une écriture caractérisée par la sobriété. Celle-ci agit de manière symbolique. Elle manifeste une volonté délibérée de dépouillement du récit, le refus des images, des comparaisons et des métaphores. Elle simule le silence et donne au récit sa puissance suggestive et à l’histoire racontée sa vérité. Puisque la situation à décrire est démente, le mot qui la dépeint doit être précis, approprié. Car si, dans le roman conventionnel, l’écriture se fonde sur une fabulation qui se traduit par le libre jeu des mots et des métaphores par l’intermédiaire desquels s’engage le dialogue culturel entre le lecteur et l’écrivain, le dire du génocide exige l’invention d’une nouvelle forme. C’est celle qui ressuscite l’univers bestial des massacres, les victoires et les défaites de l’être moral, et en impose la vérité, tout en gardant une distance par le procédé de la polyphonie narrative pour que le récit ne tombe pas prosaïquement dans le pathos.

Ce faisant, le romancier est obligé de contourner le génocide pour mieux le cerner. De fait, l’horreur a un statut particulier dans le roman : elle est à la fois absente et présente. Si elle apparaît comme un motif secondaire à l’intrigue principale, elle finit par engloutir tout le récit en tant que figure de la mort omniprésente. On sent chez l’auteur le souci d’éviter d’englober l’événement dans un contexte signifiant qui aurait pu lui conférer un sens, un début d’explication. Et comme le sentiment d’irréalité causé par l’anéantissement pousse l’événement dans un monde irrationnel, c’est par l’imagination que la littérature peut dire, par ses multiples formes obliques, le génocide. Le tour de force semble résider, dans le roman de Monénembo, dans la multiplication des voix. Car les témoignages divers, loin d’éclairer la situation, ne font qu’en révéler toujours plus d’obscurité, de complexité.

La composition du roman devient polyphonique. C’est-à-dire que l’unité de l’histoire racontée se saisit à travers une pluralité de points de vue et de voix narratives, laissant percevoir à quel point la réalité du génocide visée par la fiction est instable, incertaine, et à quel point elle ne cesse de se dérober. Ce sentiment est renforcé par le traitement de la temporalité du roman. Nous sommes en présence d’une structure diversifiée où les mêmes épisodes peuvent être pris en charge par plusieurs registres à la fois, et où prolifèrent les répétitions, les ellipses, les expansions, les retours en arrière et les anticipations. On est loin du modèle convenu du récit dramatique où un enjeu est disposé dès l’introduction, et où le récit, dans l’enchaînement logique et chronologique de ses épisodes, aboutirait à un noeud de l’action, puis à un dénouement conclusif. Ici, rien de tel. Les répétitions et le retour des séquences explicatives rassurent le lecteur dérouté tout d’abord par cette prolifération de récits en apparence disparates. Ceci témoigne d’une incontestable recherche d’écriture.

Cette crise de la cohérence du récit tient également au fait que le héros, à la première personne, est désigné comme un malade mental (fou) et qu’il a séjourné dans un asile d’aliénés. Cette douce folie est celle d’abord de son père, ivrogne de surcroît, et du héros lui-même qui continue de jouer au cerf-volant au moment même où les miliciens attaquent son village et que tout le monde se trouve plongé dans l’angoisse de l’horreur à venir. Et cette folie sert de révélateur à la folie meurtrière des hommes autour de lui. Cette peur qui l’envahit souvent sans raison lorsqu’il rôde dans la ville de Kigali, sorte de délire de persécution, ne fait que déplacer une autre peur, motivée par ailleurs, de l’ordre du monde qui subit cette barbarie. Mais sur le plan métaphorique, cette façon de déplacer l’ordre des choses et du monde sous-tend également le récit, non seulement en ce qui concerne l’anecdote racontée, mais également à propos de la narration en son entier. Par cette façon de déplacer la violence du monde, d’élaborer toutes sortes de récits à partir d’éléments anodins, par ces incessantes divagations destinées à s’engouffrer dans des réalités virtuelles où vacille toute cohérence des phénomènes évoqués et enfin par ce dédoublement de la personnalité. C’est comme si le motif de la folie était en rapport métonymique avec le style du roman.

Ce mélange d’accents risibles et de tons tragiques donne au roman de Monénembo une véritable dimension romanesque : dire l’indicible, nommer l’innommable en faisant cohabiter, comme dans la vie de tous les jours, le philosophique avec le trivial, le sérieux avec le banal et l’absurde avec le rationnel. Par la relativité des points de vue, par le doute et l’interrogation constante sur l’essence des êtres et des choses, L’aîné des orphelins incarne l’esprit du roman en général, qui est un mélange de description d’un univers social fictif par la médiation du narrateur analyste et critique et de représentation grotesque de la vie et de ses styles, saisis même à travers un thème aussi horrible que le génocide. Ce dire oblique ne contredit en rien le principe de viser la réalité sociale en présence : les horreurs du génocide.

Ce dire à côté de l’événement rend celui-ci plus saisissable pour le lecteur, comme si le romancier se trouvait investi, peut-être malgré lui, d’une pesante responsabilité de transmettre la mémoire de ce douloureux événement. Ici, le dire oblique des choses et des êtres permet, l’espace d’une fiction, de rendre dicible l’indicible du génocide. En s’émancipant de la voie réaliste, le roman arrive à communiquer une connaissance sur le génocide que les historiens n’ont pu jusqu’à maintenant transmettre sans tomber dans le pathos.

En déstabilisant ainsi les codes convenus de la représentation romanesque, on peut dire que, sur le plan de l’esthétique, Monénembo semble défier l’interdit d’Adorno selon lequel le génocide ne saurait faire l’objet de fiction. En multipliant les techniques narratives, le romancier du génocide touche aux limites du représentable. Et ce n’est pas à cause des raisons morales, par exemple l’indécence ou l’inconvenance, ou métaphysiques, comme l’idée de profanation de la mémoire des morts, mais pour des raisons esthétiques. Car il est énorme le défi d’aborder un tel sujet sans tomber dans le sentimentalisme attendrissant qui empêche la distanciation ironique ou parodique des sujets de fiction, procédés qui sont, comme on le sait, à la base de l’esthétique romanesque.

Monénembo prend l’événement du génocide par une vision distanciée qui déstabilise le processus de la représentation. Par exemple, par des hallucinations qui hantent son discours, la représentation devient étrange et sa véracité suspecte. La perception de l’événement est soustraite de l’automatisme habituel liant les causes et les effets. Il est ainsi question de différentes brutalités des miliciens qui terrorisent les Tutsi ou de l’assassinat d’une religieuse italienne tuée par les miliciens pour avoir dénoncé les massacres sur les ondes de radios étrangères. Il évoque également le conflit armé entre le F.P.R. (Front patriotique) et les F.A.R. (Forces armées rwandaises) et des réfugiés qui quittent le pays, mais aussi la journée mémorable du 13 avril 1994, au cours de laquelle les miliciens hutu venus de l’autre côté de la rivière massacrèrent de nombreux Tutsi, notamment en leur lançant des grenades et en coupant les agonisants à la machette. Mais tous ces éléments sont abordés de biais, de sorte que toutes ces brutalités sont évoquées de manière allusive et indirecte. L’horreur du génocide est tenue sans cesse à distance, notamment par le processus d’insistance permanente sur les détails.

Associé au principe de l’entrelacement narratif, l’écriture symbolique participe à l’art de la suspension qui éloigne le récit du génocide de toute narration cohérente qui conférerait un sens et une explication. Car, en effet, la prolifération des symboles souvent ambivalents participe à la création d’un monde où la vérité semble suspendue ou évanescente. Monénembo a ainsi relevé le défi de parler du génocide en soustrayant l’événement du registre convenu du pathos qui ne fait qu’aggraver le malaise du lecteur.