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Si à l’heure actuelle, en France, la notion de post-modernisme (avec ou sans trait d’union) fait si fréquemment l’objet de virulentes contestations, c’est principalement pour des motifs d’ordre idéologique. En effet, nombre d’écrivains, de critiques et de théoriciens y voient manifestement une forme de contre-modernisme ou d’anti-modernisme, qui relèverait conséquemment d’une attitude régressive, conservatrice voire réactionnaire. Cette interprétation de ce que serait le post-modernisme se fonde en grande partie sur la valeur sémantique du préfixe post, qui s’il dénote un après, connote un au-delà. Si l’on peut parler ici d’interprétation (sous-entendu : parmi d’autres), c’est qu’une telle vision a tôt fait d’apparaître caricaturale dans son manichéisme schématique, alors qu’une attention plus rigoureuse et impartiale à ces phénomènes permet de dépasser ce clivage réducteur. Ainsi, Christian Ruby[1]

[…] constate une fracture au sein du discours postmoderne entre post-modernes éclectiques ou esthético-centriques, qui tournent le dos à la modernité et en refusent définitivement les valeurs et post-modernes expérimentalistes qui, dans l’esprit d’un J.-F. Lyotard, se livrent à une critique de la modernité pour postuler un autre type de rapport avec le projet moderne[2].

Même si la distinction ne saurait à elle seule régler tous les problèmes, notamment celui que pose aux théoriciens la permanence contemporaine d’écritures modernistes (illustrée par exemple par des auteurs comme Valère Novarina, Christian Prigent, Jean Lahougue, etc.), ce qui implique de dissocier les dimensions historique et proprement esthétique du phénomène, elle a du moins le mérite de les poser, donc d’inciter à les traiter, au lieu comme c’est trop souvent le cas de purement et simplement les ironiser.

Dans le domaine de l’épistémologie des études littéraires, le terme de post-structuralisme est selon moi le vecteur d’enjeux idéologiques similaires, en raison bien sûr de la communauté du préfixe. Ainsi, analysant une critique de Discours du récit[3] par Wayne Booth[4], Gérard Genette écrit-il :

De même que le post-modernisme est surtout (voyez en architecture) une réaction antimoderniste et une fuite dans un néo-éclectisme maniéré, le post-structuralisme, s’il est quelque chose, ne peut guère être qu’une répudiation du structuralisme — je n’ai pas encore compris au profit de quoi. À moins que le “ structuralisme ouvert ” qu’il m’arrive de préconiser ne soit lui-même une variété de post-structuralisme[5] ?

Le propos genettien est intéressant et significatif à plus d’un titre : d’une part parce que s’y donne à lire une formulation explicite du parallélisme entre post-modernisme et post-structuralisme, d’autre part parce que les motivations du rejet de ce dernier terme sont ici patentes, et semblent dicter au poéticien l’adoption d’un tour restrictif (“ ne peut être que ”). Mais à mes yeux, l’intérêt principal de cette citation réside dans la concession finale, la question posée contenant (un peu plus qu’) en germes sa propre réponse : oui, si post-structuralisme il y a, le structuralisme ouvert que Gérard Genette appelle parfois de ses voeux en constituerait un bon exemple. Sans doute est-il utile de rappeler ce que recouvre ce syntagme : il s’agirait d’une démarche respectueuse des structures formelles des textes, mais non astreinte à un respect de principe de l’enfermement immanentiste — positionnement antérieurement spécifié dans Palimpsestes[6] :

Cette lecture relationnelle (lire deux ou plusieurs textes en fonction l’un de l’autre) est sans doute l’occasion d’exercer ce que j’appellerai, usant d’un vocabulaire démodé, un structuralisme ouvert. Car il y a, dans ce domaine, deux structuralismes, l’un de la clôture du texte et du déchiffrement des structures internes : c’est par exemple celui de la fameuse analyse des Chats par Jakobson et Lévi-Strauss. L’autre structuralisme, c’est par exemple celui des Mythologiques, où l’on voit comment un texte (un mythe) peut — si l’on veut bien l’y aider — “ en lire un autre ”.

Jouant sur les mots, on pourrait d’ailleurs estimer qu’un tel structuralisme ouvert est bel et bien un contre-structuralisme, à condition de préciser que contre revêt ici le sens du latin apud (proximité, contiguïté) et non celui, oppositif, de versus. Dans les termes de Marc Gontard, il faudrait donc dire que le post-structuralisme (ainsi défini) se livre à une critique du structuralisme pour postuler un autre type de rapport à son projet, c’est-à-dire à l’heure actuelle en tenant également compte de l’effraction de la clôture textuelle — déjà signalée par Lucien Dällenbach au début des années 1980[7].

À ce propos, au vu des dates de la plupart des citations qui ont précédé, on pourrait m’objecter que le débat que j’entends ici engager relèverait d’un combat (si combat il doit y avoir) d’arrière-garde. Pourtant, nombre de travaux récents témoignent encore d’une inscription dans une perspective structuraliste “ étroite ”. Ainsi, au début d’un article consacré à Sylvie de Gérard de Nerval, on peut lire : “ Poser la question de la voix narrative revient à se demander qui raconte. J’écarte d’emblée la discussion sur l’équivalence entre auteur et narrateur parce qu’elle me paraît excéder le domaine de la narratologie[8]. ” De la narratologie, certes ; des études littéraires, non : on voit comment le respect de principe de l’orthodoxie narratologique (immanentiste, internaliste) condamne ses tenants à laisser de côté des paramètres pourtant cruciaux pour la compréhension du phénomène littéraire ; et, quelle que soit la qualité intrinsèque de leurs travaux, on peut me semble-t-il déplorer la dimension délibérée de telles démissions partielles. Écarter a priori certaines problématiques parce qu’elles débordent le cadre de la discipline à laquelle on a décidé de se vouer risque, dans certains cas, d’aboutir à la restitution ressassante des certitudes d’un discours appris, lui-même dès lors figé en dogme. Or, il ne faut pas perdre de vue que le structuralisme, à l’origine révolutionnaire, s’est précisément développé en opposition aux convictions dogmatiques qui prévalaient durant sa période d’émergence. Il est peut-être dans l’ordre des choses que les innovations d’hier finissent par constituer la doxa d’aujourd’hui, notamment du fait d’épigones trop zélés, mais il me semble qu’une prise en compte rigoureuse des points d’achoppement de chaque méthodologie, par ses praticiens mêmes, constitue au contraire la meilleure solution pour différer, voire éviter, cette triste fin.

Toutefois, quelle que soit la rigueur qui préside à une telle entreprise de vérification méta-critique ou méta-théoricienne, le problème de ses motivations demeure entier. Le plus souvent, la mise en évidence des limites de l’approche structuraliste ne se développe pas dans un pur souci d’efficacité “ scientifique ” (au sens que l’on peut concéder à ce terme dans le domaine des sciences humaines), mais vise clairement à une répudiation, comme l’écrit Gérard Genette ; et à son tour ce rejet se fonde sur des critères tout subjectifs, renvoyant quant à eux à de simples préférences personnelles. Ainsi, en dépit de l’incontestable intérêt du panorama épistémologique remarquablement synthétique que dresse Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie, entreprise en apparence caractérisable par une forme de neutralité idéologique, tel jugement de valeur ponctuel du chercheur vient pourtant révéler les présupposés clairement marqués qui guident certaines de ses critiques :

Il se peut même que le déni de la référence observé par les théoriciens n’ait été qu’un alibi pour pouvoir continuer à parler du réalisme, non de la poésie pure, non du roman pur, malgré leur adhésion formelle au mouvement littéraire moderniste et avant-gardiste. Ainsi, la narratologie et la poétique ont été autorisées à continuer à lire de bons vrais romans, mais comme sans y toucher, sans boire de ce vin-là, sans être dupes[9].

La teneur très fortement affective, et par là même, en cet endroit, impressionniste (qu’est-ce qu’un “ bon vrai roman ” ?) du propos s’inscrit bien dans une stratégie de répudiation, relevant d’un anti-structuralisme, et sur un plan plus général vient confirmer l’affirmation antérieure d’Antoine Compagnon : “ Mes décisions littéraires relèvent de normes extra-littéraires — éthiques, existentielles — qui régissent les autres aspects de ma vie[10]. ” Cependant, le tour personnel possède ici une valeur généralisante, et l’on sait bien que la plupart des structuralistes ne se sont pas privés, quant à eux, de valoriser très nettement les formes transgressives et novatrices ; qu’il s’agisse de l’insistance des formalistes russes sur la “ défamiliarisation ”, de la valorisation barthésienne du scriptible ou des préférences parfois ironiquement affichées de Gérard Genette pour les textes annonçant l’esthétique moderniste ou en relevant. Sur ce point précis, structuralistes et anti-structuralistes semblent donc pouvoir être renvoyés dos à dos, ce qui ne surprendra guère si l’on convient que la théorie de la littérature est par essence activité polémique.

Mon objectif n’est donc pas de rechercher une sans doute impossible impartialité ou neutralité, mais de montrer que la critique du structuralisme peut principalement tendre à une amélioration de son efficacité opératoire — ce qui ne relève donc aucunement d’une volonté de répudiation. Il s’agit au contraire d’une critique interne, dont la visée constructive et non destructrice est de légitimer l’application du préfixe post au substantif structuralisme. Par rapport aux critiques adressées de l’extérieur, un tel positionnement présente l’avantage de se fonder non pas sur un refus de principe, irrecevable dans son apriorisme, mais sur une somme de difficultés empiriquement éprouvées. En effet, tout chercheur, quelle que soit sa discipline d’élection ou de prédilection, conviendra, à condition de ne pas se retrancher derrière le respect de quelque absolu dogmatique, qu’il est parfois confronté dans le cadre de ses travaux à divers obstacles qui méritent d’être pris en considération, au même titre que leurs implications. C’est donc un panorama des points épineux révélés par la pratique des analyses structuralistes immanentes que je me propose d’esquisser ; et puisque le structuralisme doit l’essentiel de sa popularité à la discipline que l’on nomme narratologie, je bornerai mon enquête à l’examen de textes relevant du mode narratif.

Auteur / narrateur

Les difficultés les plus flagrantes proviennent de la notion de voix narrative, que Gérard Genette élabore à partir de la définition proposée par le linguiste Vendryès :

[…] “ aspect, dit Vendryès, de l’action verbale considérée dans ses rapports avec le sujet ” — ce sujet n’étant pas ici seulement celui qui accomplit ou subit l’action, mais aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement tous ceux qui participent, fût-ce passivement, à cette activité narrative[11].

D’où le terme synthétique de narration, qui recouvre une activité assumée par des instances symétriques (narrateur(s) / narrataire(s)), lesquelles occupent ce que l’on peut nommer la scène énonciative du récit. Ces vocables sont aujourd’hui connus de tous ceux qui s’intéressent à la littérature d’un peu près, et cette bonne fortune me semble largement méritée : dès lors que l’on décide par principe (ou convention) de se borner à l’étude des phénomènes internes au texte, ces instruments d’analyse témoignent en effet d’une opérativité optimale. On peut en dire autant des notions de niveaux narratifs (extra-, intra-, métadiégétique) et de personne (hétéro-, homo-, autodiégétique), qui par recoupement permettent de dégager “ les quatre types fondamentaux du statut du narrateur[12] ”.

Sur ce point précis de la voix narrative, l’essai de méthode qu’est Discours du récit semble donc relever d’un structuralisme que l’on pourrait qualifier d’internaliste, comme l’attestent ces formules : “ la situation narrative d’un récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d’écriture[13] ”, “ Marcel n’est pas Proust[14] ”, qui écartent l’hypothèse d’une assimilation de l’instance narrative et de l’instance littéraire, du narrateur et de l’auteur, jugée non pertinente. Cette distinction radicale n’engage évidemment pas la responsabilité du seul Gérard Genette, et l’on sait tout ce qu’elle doit à la fameuse formule de Proust lui-même, “ un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[15] ”, comme à l’article de Roland Barthes décrétant “ La mort de l’auteur[16] ” ou à l’hypothèse proposée par Michel Foucault d’une “ fonction auteur[17] ”. Le clivage entre sujet vivant et sujet écrivant aboutit donc à la répudiation de ce que Flaubert nommait déjà “ la guenille ”, c’est-à-dire la biographie de l’auteur, qui ne précède plus son texte mais en procède, à l’état de pures et simples traces énonciatives. Ce positionnement anti-expressif et anti-intentionnaliste, donc foncièrement réactionnel, est le vecteur d’enjeux idéologiques évidents, puisqu’il revient à abroger les privilèges passés dont pouvait jouir l’auteur, et à en faire don dans un geste démocratique à la pluralité des lecteurs.

Dès lors, on comprend que toute tentative, même prudente et nuancée, pour “ ressusciter ” en quelque façon l’auteur risque d’être assimilée à une position idéologique régressive et réactionnaire. Pourtant, il me semble que sans désirer en aucune façon réhabiliter le biographisme le plus convenu, ni valoriser a priori l’origine auctoriale, les chercheurs guidés par un intérêt sincère et non dogmatique pour le phénomène littéraire peuvent parfois être contraints de s’interroger sur le bien-fondé d’une dissociation systématique de l’auteur et du narrateur — ce qui les conduit inévitablement à prendre en considération les échanges qui affectent la zone frontalière entre texte et hors-texte, donc à enfreindre le principe de la clôture textuelle.

Cette impossibilité empiriquement éprouvée de borner ses investigations à la scène énonciative ne concerne certes pas tous les textes de fiction, loin s’en faut, mais certains “ cas limites ” aux particularités esthétiques et statutaires ambiguës. Ainsi par exemple de l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline à partir de Féerie pour une autre fois, I[18] : ce texte est en effet le lieu d’une modification énonciative capitale au sein du corpus célinien, puisque après les romans de “ Ferdinand ” (désignation onomastique de l’instance narrative dans Mort à crédit, Casse-pipe, Guignol’s band I et II), il initie la série des romans de “ Céline ” — l’instance narrative partageant désormais le pseudonyme de l’instance littéraire. Sur la base de cette communauté onomastique, on pourrait donc être tenté de conclure à une identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, qui permettrait de lire dans Féerie I comme dans les textes suivants non pas des récits de fiction mais les volets successifs d’une autobiographie ; interprétation que semble valider leur contenu événementiel. Pour sulfureuse que soit la réputation de Destouches-Céline, il n’en est pas moins (et même plutôt plus) très tôt devenu une personnalité publique, et la plupart des lecteurs savaient dès 1952, et savent sans doute aujourd’hui encore, quelles avaient été les principales étapes de son itinéraire personnel. Aussi, à la lecture de Féerie I, l’évocation de la fuite hors de Montmartre à la veille de l’épuration, de l’incarcération dans la geôle danoise de la Vestre Faengsel ou de l’exil sur les bords de la Baltique peut-elle être perçue comme relevant du vécu de l’auteur. Pourtant, il n’est pas possible de lire dans Féerie I une autobiographie au sens strict[19] : la pluralité des sites d’énonciation, les multiples déformations génératrices d’un symbolisme mythique, l’absence de focalisation sur une vie individuelle, les infractions quasi permanentes à l’impératif de véridicité, etc., récusent une telle hypothèse de lecture. L’indécision générique provoque donc une symétrique indécision théorico-critique : quels outils utiliser, quelle méthodologie adopter pour analyser un tel texte aussi fidèlement que possible ? On comprend sans doute mieux à présent ce que j’entendais par impossibilité empiriquement éprouvée de s’en tenir à une analyse immanente, c’est-à-dire proprement narratologique : face à Féerie I, comme aux romans dits de “ la trilogie allemande[20] ”, je ne saurais me borner délibérément au respect d’une telle approche sans déplorer une notable déperdition, préjudiciable au respect des spécificités du texte.

D’autant que dans le cas précis de Féerie I, à l’ambiguïté générique s’ajoute une ambiguïté statutaire équivalente, portant sur la visée (esthétique / pragmatique ?) poursuivie. Ainsi, il serait extrêmement réducteur, sous prétexte que l’instance narrative interpelle fréquemment son narrataire pour le provoquer et l’invectiver, de se livrer à une lecture exclusivement technico-formaliste qui ne retiendrait que la dénudation des mécanismes énonciatifs et la remise en cause des codes narratifs canoniques. Certes, de tels phénomènes sont incontestablement présents dans Féerie I, mais leur analyse met au jour des effets de sens dont on ne saurait les dissocier qu’arbitrairement. Les échanges conflictuels entre narrateur et narrataire invoqué ont en effet trait dans leur grande majorité au passé de collaborateur présumé de Céline et, de dénis en provocations, favorisent le déploiement d’un plaidoyer pro domo, dont je vois mal comment il pourrait concerner le seul narrateur. Pour peu que l’on sache que Céline a écrit des pamphlets, s’est enfui à l’étranger, a été incarcéré au Danemark, jugé par contumace, frappé d’indignité nationale et spolié de ses biens, avant d’être amnistié (et même si l’on ne connaît pas cet itinéraire dans le détail), la dimension pragmatique de Féerie I, où ces divers événements font l’objet de représentations et de discours, devient évidente.

Toutefois, il ne s’agit aucunement de valoriser a priori et exclusivement une lecture de type biographique, qui serait aussi grossièrement (et sans doute même davantage) réductrice que le parti pris inverse. Ici, les dimensions esthétique et pragmatique sont absolument indissociables, et le primat de l’une ou de l’autre tout autant indécidable ; aussi ces deux aspects connexes méritent-ils d’être analysés conjointement.

On pourrait toutefois m’objecter l’hypothèse d’un lecteur totalement ignorant des particularités biographiques de Louis Destouches alias Céline. Dans un tel cas en effet, une approche purement immanente du texte deviendrait possible, mais serait confrontée à certaines obscurités sémantiques.

J’ai pas déclaré la guerre, j’ai déclaré rien du tout, sauf “ Vive la France et Courbevoie ! À bas l’Abattoir ! ”[21]

Un tel passage ne fait “ pleinement sens ” que par rapport à l’intersection, ou si l’on préfère la superposition, des situations d’énonciation et d’écriture. Le co-texte autorise certes une compréhension du premier membre de phrase sans qu’il soit nécessaire de convoquer l’auteur ; mais avec “ Vive […] Courbevoie ! ” les choses se compliquent déjà. Si la lecture immanente permet de poser un degré “ zéro ” du sens (exaltation d’une localité de la banlieue parisienne), le recours à une perspective transcendante autorise un complément sémantique : Destouches-Céline étant né à Courbevoie, la phrase de Féerie I équivaut à une revendication de son statut de Français de souche, qui dans l’axiologie célinienne constitue le gage d’une parole autorisée. Enfin, si l’on s’en tient à la seule scène énonciative du récit, “ À bas l’Abattoir ! ” est plus obscur. Certes, la majuscule à l’initiale permet de lire dans le substantif une allégorie de la guerre, mais cette fois les seules indications co-textuelles ne suffisent plus à garantir la cohérence sémantique : nulle part ailleurs dans le texte il n’est précisé pourquoi les instances politiques pourraient, sur la base des déclarations pacifistes de “ Céline ”, l’avoir jugé et condamné. Pour dissiper cette “ énigme ”, il faut savoir qu’il est fait ici allusion aux motivations pacifistes des pamphlets, soi-disant écrits afin de prévenir le deuxième conflit mondial — ligne de défense rétrospective régulièrement adoptée par Destouches-Céline.

La notion de “ plénitude sémantique ” est cependant sujette à caution : il serait sans doute plus prudent et plus juste d’affirmer qu’un texte littéraire est constitué de diverses couches sémantiques, dont seule une lecture idéale (ou “ modèle ”, ou “ archilecture ”) pourrait actualiser l’intégralité — car la notion de voix englobe à la fois les instances émettrice et réceptrice du discours littéraire. Une telle actualisation optimale des virtualités sémantiques du texte étant sans doute utopique, il n’en faut pas moins se demander si, à propos de Féerie I, la prise en compte du vécu biographique de l’auteur et de son objectif apparent (renouer de façon provocatrice avec le public après la coupure occasionnée par les événements historiques comme par le rôle qu’il y a joué) apporte un surplus de sens futile, ou au contraire utile, ou encore nécessaire. Dans le cas du texte célinien, ce double complément me semble clairement utile, car sans lui les propos du locuteur demeureraient en partie obscurs ; mais il est vrai que bien des lectures effectives s’accommodent d’un manque partiel de cohérence sémantique, et passent outre — raison pour laquelle je n’irai pas jusqu’à parler de la nécessité de tels renseignements, qui selon moi permettent surtout d’aboutir à un état du sens plus complet.

Mais j’ai peut-être accordé un crédit excessif à cette objection (hypothétique) d’une lecture totalement ignorante des particularités bio-bibliographiques de Céline : les lecteurs n’ont presque jamais accès au texte “ nu ”, et les ressources du péritexte encouragent clairement une assimilation partielle et nuancée entre narrateur et auteur ; qu’il s’agisse de la préface d’Henri Godard à l’édition de poche de Féerie pour une autre fois en un seul volume[22] ou de la notice bio-bibliographique inaugurant l’édition Folio de 1986, dont le texte de la quatrième de couverture est lui aussi éclairant :

Deux épisodes de la vie de Céline, transfigurés par son humour et son style. Les derniers mois de l’occupation, à Montmartre, et la détention au Danemark, à la fin de la guerre. De son septième étage montmartrois où il vit en équilibre instable au-dessus de la haine, de la jalousie, des ressentiments des anciens amis ou des voisins, il plonge au coeur de la cellule danoise où on lui a permis toutefois d’utiliser son “ petit stylo subversif ”[23].

Bien plus qu’un ensemble de précisions relatives au contenu événementiel du récit, c’est un contrat de lecture qui est ici proposé : l’insistance sur l’hybridité du texte, mixte de vécu autobiographique et de “ transfiguration ” littéraire, incite depuis ses marges à n’en pas produire une lecture strictement immanente. Et, bien sûr, l’édition des oeuvres complètes dans la “ Bibliothèque de la Pléiade ”, en raison de son imposant (et érudit) appareil critique comprenant notes, notices, variantes, documents, annexes et gloses, encourage plus fortement encore les réceptions transcendantes.

On pourrait estimer que par ces partis pris théorico-critiques orientant partiellement les lectures des textes, la maison d’édition remplit ici une fonction d’appareil idéologique institutionnel, ce qui conduit sans surprise à une valorisation de la transcendance sous les aspects de l’origine auctoriale. Cela est sans doute possible, et je ne trancherai pas, mon dessein étant plutôt, en m’en tenant aux éditions de poche destinées à un vaste public, d’évaluer la gestion de ce que je nommerai une érudition minimale — comme ses implications. Il me semble que, même succincts, sitôt portés à la connaissance des lecteurs par le jeu des ressources paratextuelles, les renseignements relatifs au vécu de Céline doivent être assumés. Malgré l’emploi du déontique, mon propos n’est ni de prescrire ni de proscrire, mais je dois avouer qu’un renoncement délibéré à l’exploitation de tels renseignements me paraît relever d’une volonté clairement dogmatique, dommageable car elle conduit à une “ myopie ” intentionnelle. Le respect des particularités structurales et plus généralement formelles des textes est certes absolument indispensable à la saisie de leur spécificité, mais il ne doit pas nous faire oublier que chacun d’eux est produit par un ou plusieurs auteurs, consommé par un ou plusieurs lecteurs dans des contextes sociohistoriques variables — tous paramètres dont les échanges avec les phénomènes proprement formels définissent précisément la complexité du littéraire et contribuent fortement à en assurer l’intérêt. On voit donc qu’il ne s’agit aucunement de valoriser l’origine auctoriale comme gage d’une vérité première, ni d’exalter la transcendance au détriment de l’immanence, la “ profondeur ” contre la “ superficialité ”, mais de rechercher une forme de syncrétisme méthodologique dans un souci de complétude et d’efficience optimales.

Toutefois, les derniers textes de Céline constituent un cas particulier, dans la mesure où c’est précisément leur fondamentale ambiguïté générique et statutaire qui nécessite l’effraction de la clôture textuelle dans le cadre des opérations de réception. Cas particulier, mais non pas isolé : on pourrait sans doute en dire autant d’une bonne part de l’oeuvre narrative de Jean Genet ; et, de façon paradoxale, de certains textes de Robert Pinget et Samuel Beckett, dont l’affiliation à la mouvance du “ Nouveau Roman ” semble a priori devoir mal s’accommoder de réceptions “ transcendantes ”. Pourtant, un texte comme Charrue[24], en raison même de la complexité de ses ressources compositionnelles et scripturales, appelle un dépassement de l’approche technico-formaliste. En effet, ce “ carnet de Monsieur Songe ” est le lieu d’une spectaculaire mise en crise de la voix narrative : le déploiement parasite d’une intertextualité plurielle et disparate, génératrice d’une forte polyvocalité, le recours récurrent à l’infinitif jussif, la production d’ironies et d’allusions métatextuelles, les phénomènes de démultiplication locutive aboutissent à un consciencieux brouillage de l’origine de la parole. Mais c’est surtout le choix de la troisième personne du singulier pour un apparent récit de soi qui, en raison de sa dimension déceptive, incite les lecteurs à rechercher une personne unitaire susceptible de mettre un terme à la fuite du sens : celle de l’auteur-Pinget orchestrant les phénomènes de démultiplication et de brouillage depuis l’extérieur de son texte. Car, si à aucun moment n’est conclu de pacte autobiographique en bonne et due forme, il est pourtant en permanence suggéré, et simultanément déjoué, de sorte que les récepteurs du texte sont conduits à osciller tout au long de leur lecture (et au-delà) entre approche immanente et transcendante[25].

De façon similaire, Compagnie[26] de Samuel Beckett me semble défier les tentatives de lecture reposant sur une méthodologie unique. On peut certes éprouver la tentation d’y voir un texte hyperformaliste, qui consisterait exclusivement en l’expansion, systématiquement réglée, du programme explicite dévoilé dès l’incipit-matrice : “ Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer. ” Tel est le parti pris lectoral de Pascale Casanova, qui sur la base de cette intuition est conduite à inférer qu’

[e]n désenchantant systématiquement la croyance littéraire et en mettant en cause toute adhésion naïve du lecteur par l’explicitation des règles et des techniques de composition et le refus de toute forme de réalisme (jusqu’au moindre “ effet de réel ”), Beckett marque sa volonté de s’attaquer aux fondements mêmes de la littérature[27].

L’analyse est révélatrice car, si elle se fonde sur une prise en compte rigoureuse de certaines spécificités formelles (ici, l’auto-engendrement), cette attention prioritaire la contraint à en “ oublier ” d’autres, pourtant tout aussi évidentes. En effet, l’autotélicité de Compagnie est très relative, puisque ce texte repose sur une alternance de passages concernant la situation d’énonciation et de séquences clairement référentielles, qui renvoient en outre au vécu biographique de Samuel Beckett. Un tel texte me semble donc mal choisi pour illustrer “ le principe de l’indépendance des textes, c’est-à-dire de leur auto-engendrement hors de tout lien externe[28] ”, même s’il n’y a évidemment nul retour ici à quelque forme de réalisme que ce soit. Et, dans la mesure où la dimension (auto)biographique et référentielle de telles séquences est connue de Pascale Casanova, comme le révèle la lecture de son ouvrage, on voit donc que c’est le parti pris ponctuel d’une analyse immanente, seul susceptible de servir au mieux son projet démonstratif (mettre en évidence “ l’entreprise d’abstractivation ” beckettienne), qui la conduit à les occulter. En outre, on remarquera que la tentation de la transcendance effectue ici un retour paradoxal, puisque l’étude empirique aboutit par induction à des spéculations sur la “ volonté ” de Beckett, dans lesquelles on peut lire une réhabilitation partielle de l’intention d’auteur.

Différemment, ce que je nomme “ approche post-structuraliste ” consisterait à reconduire les analyses formelles de Pascale Casanova, remarquables de rigueur dans leur détail, et à accepter sans a priori de les confronter à la prise en compte de l’interpolation des éléments autobiographiques — puisque ce sont précisément les frictions de ces paramètres en apparence antagonistes qui confèrent à Compagnie sa spécificité. D’ailleurs, considéré globalement, Beckett l’abstracteur manifeste clairement ce souci de faire jouer les unes par rapport aux autres des méthodologies d’ordinaire considérées comme difficilement compatibles.

Il faut toutefois convenir que Féerie pour une autre fois, I, Journal du voleur, Charrue ou Compagnie, en raison notamment de leur ambiguïté générique, ne sont guère représentatifs du traitement de la voix narrative en régime fictionnel “ courant[29] ”. Mais je ne pense pas pour autant que seuls les textes s’apparentant plus ou moins à ce que l’on nomme parfois l’“ autofiction ” mettent en évidence les limites opératoires d’une conception strictement narratologique de la notion de voix. Ainsi, sans qu’il soit aucunement besoin de recourir aux particularités biographiques de l’auteur, l’ironie[30] ne peut parfois être étudiée sans effraction de la clôture textuelle. C’est notamment le cas pour ces textes de fiction dont le narrateur extradiégétique est ironisé : puisque l’oeuvre de Proust nous renverrait à des problèmes d’ambiguïté générique, prenons pour exemple Feu pâle[31], que nul sans doute n’éprouve la tentation de lire comme une autobiographie de Vladimir Nabokov. Ce roman nous offre l’exemple d’un déphasage spectaculaire entre les instances narratoriale et auctoriale : dans la mesure où le narrateur est en quasi-permanence discrédité par la teneur de son discours, fat et pédant, ou encore par la médiocrité patente de ses propres productions poétiques, qu’il y insère, les lecteurs sont conduits à excéder les frontières du texte pour repérer la source de l’ironie : l’auteur. Je n’ai aucune objection à ce qu’on le qualifie d’induit, puisque c’est effectivement par induction que les lecteurs en construisent l’image, dont il importe peu qu’elle se superpose ou non à celle de l’homme Nabokov, mais l’on conviendra sans doute que cette concession ne change rien au fait qu’il y a bel et bien ici transgression des principes internalistes. Les Six problèmes pour don Isidro Parodi[32], de Borges et Bioy Casares, reposent sur une distinction similaire des niveaux de sens représentés, puisque Gervasio Montenegro, présenté comme préfacier du volume et auteur des notes en bas de page, fait lui aussi l’objet d’une ironie mordante de la part de l’auteur (bicéphale) réel. On voit donc que la particularité esthétique majeure de tels textes provient des ressources mises à contribution pour générer le déphasage énonciatif : non pas une glose explicite, qui demanderait à être assumée par un énonciateur hiérarchiquement supérieur, dans une relation concurrentielle (comment le nommer ?), mais la suggestion de l’incompétence de l’instance narrative, inscrite dans les défauts de sa propre énonciation. Ce discours travaillé par le manque est ainsi proprement aliéné, et les lecteurs sont incités à rechercher à la périphérie du texte cet “ autre ” (l’auteur) dont la langue muette (l’ensemble des valeurs implicites) puisse mériter le crédit dont le locuteur fictif se révèle indigne. L’approche structuraliste internaliste, insuffisante face à Feu pâle comme aux Six problèmes pour don Isidro Parodi, appelle alors le complément d’une approche sémiologique, elle-même éventuellement renforcée par le recours à l’esthétique de la réception.

Si le structuralisme a eu fréquemment tendance à valoriser les formes transgressives, on constate que paradoxalement, en retour, celles-ci peuvent en indiquer les limites opératoires ; ce qui n’équivaut nullement à une négation absolue de sa pertinence ou de sa validité, mais constitue bien plutôt une incitation à rechercher le complément ponctuel de diverses autres méthodologies, dont les proportions respectives sont appelées à varier en fonction des spécificités de chaque texte particulier.

Narrataire / lecteur

On vient de voir que, dans certains cas, le respect des particularités des textes contraint les analystes de la voix narrative à enfreindre la clôture structuraliste, en amont, pour s’intéresser de nouveau à l’auteur. Mais c’est surtout en aval, du côté des destinataires, que les limites de l’approche internaliste sont les plus criantes. L’origine de la plupart des problèmes réside ici dans la notion de narrataire[33]. Si l’on tient compte de l’existence dans les textes d’une pluralité de niveaux narratifs, en toute rigueur il importe de distinguer, comme le fait Vincent Jouve[34], entre narrataire personnage (intradiégétique, métadiégétique), qui constitue une figure de récepteur présente à l’intérieur de l’univers spatio-temporel du récit, narrataire invoqué, apostrophé par le narrateur extradiégétique, et narrataire effacé (extradiégétique), “ ni décrit, ni nommé, mais implicitement présent à travers les savoirs et les valeurs que le narrateur suppose chez le destinataire de son texte[35] ”. Le premier cas de figure ne pose pas de difficultés particulières, et la constitution de la scène énonciative étant régie par un impératif de symétrie on peut entériner sans réticences la formule équationnelle proposée par Gérard Genette : “ À narrateur intradiégétique, narrataire intradiégétique[36]. ” L’exemple de Manon Lescaut montre bien que les lecteurs réels, situés dans l’univers extrafictionnel donc hors diégèse, ne se confondent pas avec Monsieur de Renoncour, auditeur intradiégétique du récit de des Grieux : la dissociation est ici parfaitement légitime. Le cas médian du narrataire invoqué, s’il est déjà plus complexe et ambigu, n’autorise pas davantage une confusion avec les lecteurs réels : dans la mesure même où les apostrophes récurrentes du narrateur finissent par particulariser ce narrataire (voyez Jacques le fataliste), les récepteurs du texte ont toutes les chances de percevoir l’écart qui les en sépare.

C’est donc bien sûr la conception du narrataire extradiégétique qui révèle l’impossibilité d’une prise en compte strictement immanente de ces phénomènes. Et il importe ici de rendre justice à Gérard Genette qui, après avoir affirmé dans Figures III que le narrataire “ ne se confond pas plus a priori avec le lecteur (même virtuel) que le narrateur ne se confond nécessairement avec l’auteur[37] ”, ce qui au niveau extradiégétique semble tout de même contestable, estime dans le cadre de la synthèse rétrospective de Nouveau discours du récit que “ le narrataire extradiégétique n’est pas, comme l’intradiégétique, un “ relais ” entre le narrateur et le lecteur virtuel : il se confond absolument avec ce lecteur virtuel — relais, lui, avec le lecteur réel, qui peut ou non “ s’identifier ” à lui[38] ”. Dans l’intervalle de onze ans qui sépare les deux réflexions s’est donc opéré un passage d’une position strictement narratologique à une position relevant de ce que le poéticien lui-même nomme un structuralisme ouvert — évolution d’importance, dont la postérité nous est bien connue. Le narrataire extradiégétique genettien est en effet l’inspirateur des diverses conceptions du lecteur (implicite, abstrait, modèle, archilecteur) comme rôle proposé aux lecteurs réels ; et cette ouverture du champ théorico-critique a favorisé un dépassement de la description narratologique, vouée par principe à l’étude des seules instances narratives, au bénéfice d’analyses variées de la façon dont les lecteurs réels actualisent les potentialités inscrites dans les textes. Toutefois, les réflexions relevant de l’esthétique de la réception (Wolfgang Iser[39]) et de la sémiologie (Umberto Eco[40]) ont pu à leur tour paraître insuffisantes, dans la mesure où elles s’intéressent surtout à l’actualisation optimale (donc théorique) des virtualités du récit, ce qui a conduit des chercheurs comme Michel Picard[41] puis Vincent Jouve[42] à décomposer l’activité lectorale en une pluralité d’instances lectrices, en vue de rendre compte de la lecture réelle du lecteur concret.

Ce rapide panorama visait à montrer qu’il n’y a pas lieu de penser les réajustements méthodologiques en termes de répudiation ou de reniement : sur la base d’une aporie empiriquement éprouvée, celle des tentatives d’analyse exclusivement immanentes des mécanismes de réception, se développent d’autres approches, complémentaires, qui continuent à prendre appui sur les outils narratologiques, mais ne s’y bornent pas et les exploitent dans une perspective élargie. Ainsi, les travaux de Vincent Jouve, par exemple, que leur auteur souscrive ou non à cette dénomination, me semblent s’inscrire dans une perspective post-structuraliste.

Métalepse, intertextualité, hypertextualité

Sous la rubrique de la voix, Gérard Genette traite également des phénomènes de métalepse narrative, relevant d’une “ transgression délibérée du seuil d’enchâssement[43] ” ; et une fois encore ces phénomènes formels (la métalepse est un trope répertorié par la tradition rhétorique) récusent le bien-fondé d’un structuralisme étroit, en raison de leurs implications transcendantes[44]. Toutefois, cela n’est vrai que pour certains usages de la métalepse. Ainsi de l’intrusion d’une instance extradiégétique à un niveau intradiégétique ou métadiégétique : il peut s’agir du narrateur, comme celui de Jacques le fataliste, dont les ingérences récurrentes morcellent le récit imbriqué (et homodiégétique) des “ amours de Jacques ” ; ou du narrataire, comme dans ce récit de Sarane Alexandrian (“ Le faiseur de tours[45] ”) où lui sont attribués les meurtres de plusieurs personnages de la diégèse. Le mouvement symétrique inverse provoque les mêmes conséquences, comme dans Fragments d’apocalypse de Gonzalo Torrente Ballester, où un personnage intradiégétique interrompt fréquemment l’auteur-narrateur extradiégétique pour lui adresser divers reproches concernant sa pratique d’écriture en cours ; ou encore dans Les lieux-dits de Jean Ricardou, où le personnage intradiégétique d’Olivier dispense au bénéfice du narrataire extradiégétique diverses gloses métatextuelles portant sur les particularités de l’univers fictionnel. De tels glissements, transgressifs des canons mimétiques de la fiction réaliste, peuvent générer des effets plutôt humoristiques, fantastiques, humoristico-fantastiques, ou proprement métatextuels, mais comme le signale justement Gérard Genette, ils possèdent tous des implications transcendantes :

Tous ces jeux manifestent par l’intensité de leurs effets l’importance de la limite qu’ils s’ingénient à franchir au mépris de la vraisemblance, et qui est précisément la narration (ou la représentation) elle-même ; frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte. […] Le plus troublant de la métalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable et insistante, que l’extradiégétique est peut-être toujours déjà diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c’est-à-dire vous et moi, appartenons peut-être encore à quelque récit[46].

On remarquera au passage que dès Figures III les narrataires extradiégétiques pouvaient être ponctuellement assimilés aux lecteurs réels (“ vous et moi ”) ; et c’est donc de façon fort cohérente que, onze ans plus tard, le poéticien est conduit à préciser que le trouble généré par certains usages de la métalepse “ excède de beaucoup la simple “ ambiguïté ” technique[47] ”. En effet, même si les procédés métaleptiques transgressifs de la frontière de la représentation peuvent sembler majoritairement relever d’une esthétique moderniste, on aurait tort de conclure qu’ils permettent unanimement et exclusivement de substituer à l’orthodoxie mimétique de nouvelles normes inverses, c’est-à-dire antimimétiques et immanentistes. Au contraire, ces procédés aboutissent à la constitution d’un espace de doute généralisé, dans la mesure où ils récusent toute certitude représentative. En nous imposant le spectacle d’une fusion de la littérature et de la réalité, ils nous rappellent que ces univers ne sont pas hermétiques et autonomes, mais pris dans une relation d’échanges réciproques[48]. Une fois encore, la prise en compte de tels procédés implique une effraction de la clôture textuelle, dont on aurait tort de se priver par principe, car elle peut servir de point de départ à une réflexion fructueuse sur le rôle que jouent les fictions dans notre appréhension de la réalité.

J’en dirais volontiers autant des phénomènes intertextuels[49], qui relèvent d’une relation d’interlocution de texte à texte(s), ou hypertextuels, qui s’inscrivent quant à eux dans une dynamique de réécriture d’un (ou plusieurs) texte(s) source(s) (l’hypotexte[50] genettien) par imitation ou transformation. Intertextualité et hypertextualité sont parfois perçues comme les indices d’une clôture optimale de la fiction sur elle-même, comme si de tels échanges ne pouvaient se développer que sur le fond d’un congédiement absolu de la réalité fictionnelle. Si les travaux d’un chercheur comme Michael Riffaterre[51] ont sans doute influencé une telle interprétation (ce qu’atteste la critique par Thomas Pavel[52] de la conception riffaterrienne de l’intertextualité), il me semble une nouvelle fois que sauf pétition de principe immanentiste l’analyse de tels phénomènes ne s’oppose aucunement à la prise en compte de la référentialité — au contraire. Car ces relations dynamiques et plurivoques s’inscrivent dans une dialectique de la clôture et de son effraction : l’intertextualité, si à première vue elle semble substituer le monde des livres au monde tout court, n’en provoque pas moins une remise en cause de la clôture de chaque texte particulier sur lui-même, et en cela contribue déjà à écarter la tentation d’un structuralisme purement internaliste — et peut donc à terme contribuer à un regain d’intérêt pour l’étude de la référentialité. En ce qui concerne l’hypertextualité, Gérard Genette avait déjà prévenu les reproches portant sur une prétendue incompatibilité avec la dimension référentielle :

J’entends bien — il faudrait être sourd — l’objection que ne manque pas de soulever cette apologie, même partielle, de la littérature au second degré : cette littérature “ livresque ”, qui prend appui sur d’autres livres, serait l’instrument, ou le lieu, d’une perte de contact avec la “ vraie ” réalité, qui n’est pas dans les livres. La réponse est simple : comme nous l’avons déjà éprouvé, l’un n’empêche pas l’autre, et Andromaque ou Docteur Faustus ne sont pas plus loin du réel qu’Illusions perdues ou Madame Bovary[53].

On voit donc que comme l’intertextualité, l’hypertextualité (“ un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine[54] ”), par essence dynamique, implique une ouverture du champ théorico-critique.

Or, ces phénomènes n’affectent pas uniquement les textes d’auteurs distincts, mais se produisent parfois à l’échelle d’une oeuvre : il s’agit alors d’auto-hypertextualité (Michel Tournier réécrivant Vendredi ou les limbes du Pacifique dans la perspective d’une publication destinée à un jeune public : Vendredi ou la vie sauvage ; Georges Perec utilisant des éléments de La vie mode d’emploi comme générateurs pour la composition d’Un cabinet d’amateur[55]) ou d’auto-intertextualité (retour de la bicyclette du Voyeur dans La maison de rendez-vous d’Alain Robbe-Grillet, circulation des personnages de “ Winnegrain ” et “ Bourdon ” de la diégèse de Memory lane à celle de De si braves garçons de Patrick Modiano). Dès lors se pose le problème de la délimitation de l’objet d’étude : si le structuralisme internaliste s’est délibérément cantonné à l’analyse isolée de chaque texte considéré dans sa singularité, on comprend que face à certaines oeuvres un tel positionnement est appelé à se révéler à très court terme d’une pertinence limitée. Par exemple, il serait fort réducteur de décider d’étudier séparément chaque texte d’Antoine Volodine, alors que ces unités successives s’inscrivent dans un réseau transcendant (supratextuel) dont le sens plurivoque, aussi bien rétrospectif que prospectif, n’est saisissable que dans une perspective globale.

Post-structuralisme(s)

Toutefois, l’adoption d’une telle approche, entérinant le passage du texte à l’oeuvre, ne va pas sans poser problème : dès lors qu’on accepte d’excéder les marges du texte, il est en effet nécessaire de se demander jusqu’où aller, c’est-à-dire également où s’arrêter. Faut-il s’en tenir à l’examen de la somme des textes littéraires publiés, ou est-il légitime de s’intéresser également à des documents épitextuels non-littéraires comme les journaux ou la correspondance ? Faut-il se cantonner à l’étude des documents autographes, ou est-on fondé à y ajouter divers textes allographes (biographies, témoignages de proches, etc.) ? Faut-il n’étudier que l’état “ définitif ” (publié) de l ’oeuvre, ou importe-t-il de la considérer dans une acception étendue, incluant la somme des avant-textes ? Quels que puissent être l’intérêt et la pertinence d’une approche étendue aux données biographiques, ou de la critique génétique, qui s’intéresse à l’oeuvre dans son sens le plus global, on voit bien les dangers que de telles options méthodologiques risquent de faire peser sur les études littéraires : valoriser régressivement l’origine de la production littéraire, ce qui revient à entretenir l’illusion de l’objectivisme (il existerait une “ vérité ” de l’oeuvre, cautionnée par l’autorité de l’écrivain) au détriment du dynamisme fonctionnaliste, respectueux de la pluralité sémantique. Ces approches peuvent également parfois inciter à subordonner la réflexion authentique à l’érudition — considérée comme une fin en soi alors que seuls devraient importer les usages qui en sont faits.

À l’inverse, bien loin de pouvoir cautionner un élitisme “ gratuit ”, le structuralisme internaliste, dans la mesure où il prend pour objet le texte, tout le texte, rien que le texte, apparaît fondamentalement démocratique : chacun, à condition de consentir un effort d’information théorique minimal, est en mesure de produire des analyses convaincantes pour peu qu’elles soient rigoureuses dans leur respect des spécificités textuelles. En outre, le crédit dont a pu jouir cette méthodologie jusqu’à une époque récente s’explique également par les particularités des structures universitaires : comme la dénomination officielle d’“ enseignant-chercheur ” le révèle avec clarté, la recherche littéraire ne se développe pas (sauf rares exceptions) dans quelque empyrée coupé du public étudiant ; et il apparaît non moins clairement que le structuralisme constitue un outil d’évaluation pédagogique remarquable, puisque son assimilation implique à la fois rigueur intellectuelle, capacités d’analyse et de synthèse ainsi qu’aptitudes à la conceptualisation. C’est en grande partie, selon moi, la raison pour laquelle certains travaux contemporains du structuralisme, comme ceux de Thomas Pavel ou même de Paul Ricoeur, d’un moindre “ rendement ” didactique, sont encore à l’heure actuelle moins souvent exploités dans le cadre des cours universitaires, et conséquemment dans nombre de recherches ultérieures. Enfin, si les approches structuralistes ont rapidement supplanté certaines méthodologies concurrentes comme la critique impressionniste ou l’histoire littéraire “ factuelle ”, c’est également en raison de leur précoce degré de maturité conceptuelle et terminologique, comme de la relation d’homologie épistémologique qu’elles entretenaient avec les productions littéraires les plus novatrices des années 1950 à 1970, à commencer par le “ Nouveau Roman ”.

Cependant, il est fort possible de reconnaître ces qualités et avantages, comme de partager ces convictions idéologiques, et pourtant d’être conduit non pas à répudier les acquis structuralistes mais à les réexploiter dans le cadre d’une problématique élargie. Gérard Genette a, le premier, ouvert la voie à une telle reproblématisation, non assujettie au respect d’un ensemble de canons qui conduisent tout droit au figement des avancées d’hier en une nouvelle forme de doxa. Et il me semble que cet exemple mérite à la fois d’être suivi, et dans une certaine mesure radicalisé : puisque à l’heure actuelle nous disposons de diverses méthodologies témoignant d’un égal degré de maturité, puisque le nécessaire respect des spécificités des textes littéraires implique souvent que nous excédions la prise en compte des seules structures, il est vivement souhaitable de rechercher une forme de diversification méthodologique. Un tel effort est évidemment à plus d’un titre inconfortable, car d’une part il implique la maîtrise de “ savoirs ” variés, d’autre part il appelle des réajustements perpétuellement renouvelés de leur importance relative en fonction de chaque oeuvre particulière, voire de chaque texte singulier. De plus, dans la mesure où il relève non pas de quelque éclectisme mais d’un syncrétisme aux composants variablement dosés, il risque fort de paraître idéologiquement suspect en raison de ses apparences “ juste milieu ”. Mais un tel soupçon mérite le risque d’être encouru, si c’est à ce prix qu’il devient possible de ne plus confondre moyens (description des mécanismes textuels) et fins (quête de la littérarité).

J’ajouterai pour finir que ce passage du structuralisme à une forme de post-structuralisme pluriel, dont par exemple les deux derniers ouvrages de Pascale Casanova[56] donneraient une assez juste idée, ne relève pas de quelque effet de mode, mais participe plutôt d’un Zeitgeist : de même que le structuralisme immanentiste a dû partiellement son essor à sa proximité épistémologique avec le “ Nouveau Roman ”, de même les approches composites qui se dessinent à l’heure actuelle correspondent au plus près aux particularités des fictions les plus récentes[57]. Et cette caution est d’importance : c’est en effet — évidence trop souvent oubliée — aux spécificités de la littérature qu’il appartient de déterminer les modalités de nos approches théorico-critiques — et non pas l’inverse.