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À Jean Lescure qui lui proposait en 1945, en tant que directeur des émissions littéraires à la Radiodiffusion française, d’écrire un poème spécialement conçu pour la radio, Paul Éluard aurait immédiatement répondu : « Je ne peux vouloir écrire rien d’éphémère[1] ». Comment comprendre alors que le même poète, peu de temps après, ait finalement écrit et réalisé, avec son ami Alain Trutat à l’époque jeune metteur en ondes, plusieurs émissions radiophoniques[2] ? Jean Lescure qui rapporte cette anecdote se montre perplexe devant ce revirement du poète parce qu’il ne voit pas que ce qui intéresse Éluard dans le médium radiophonique, c’est moins le potentiel de création poétique qu’il recèle que son pouvoir énorme de communication : faire un poème radiophonique, cela ne compte pas aux yeux du poète communiste engagé pour la paix ; fonder un nouveau rapport entre l’écrivain et la société, cela en revanche est devenu pour lui, ainsi que pour nombre de ses contemporains (en particulier parmi les intellectuels communistes), une priorité absolue. Or, la radio, moyen de communication le plus moderne d’alors et qui prouva pendant la guerre son exceptionnelle capacité à mobiliser les consciences, apparaît à l’écrivain comme un moyen privilégié de faire entendre sa parole au plus grand nombre[3]. Certes, ce dispositif communicationnel, en tant que moyen de démocratisation de la culture, préfigure certaines campagnes culturelles menées notamment par le Parti communiste français (PCF) au début des années 1950 pour diffuser la « bonne » littérature auprès d’un public de non-lecteurs (comme les « batailles du livre » auxquelles participa d’ailleurs Éluard[4]) ; mais davantage que les lectures publiques, l’émission radiophonique, grâce aux techniques d’enregistrement et de montage qu’expérimente avec ferveur ce tout jeune art sonore, permet de mêler à la puissance de la parole vive la force de séduction de la musique et des sons. La série d’émissions Les chemins et les routes de la poésie, écrites par Éluard et réalisées par Alain Trutat, diffusées en octobre-novembre 1949 sur la Chaîne Nationale et conservées en partie à l’INA, est un document on ne peut plus précieux pour saisir le type de relation que le poète entendait nouer avec ses contemporains. En effet, plus que dans les témoignages relatant telle ou telle lecture publique du poète[5] se donne ici à entendre directement, tant dans la réalisation radiophonique des émissions que dans leur textualité, le rêve si important après la guerre d’une communauté retrouvée entre écrivains (hommes de parole avant d’être hommes de plume) et public (hommes et citoyens avant d’être lecteurs). Mais de quelle communauté s’agit-il exactement ? Et par quels moyens le poète cherche-t-il à la constituer ?

Les chemins et les routes de la poésie est une série d’émissions littéraires par laquelle Paul Éluard cherche à transmettre, sur le mode de l’enthousiasme ou de la contagion (comme l’annonce par son titre la première émission, La poésie est contagieuse), une certaine idée de la « poésie » : réalité non exclusivement littéraire, dégagée du moins de toute catégorisation générique, mais ressortissant à un art du langage. En cela, la poésie est un « bien commun » qu’il importe à l’écrivain de partager aussi largement que possible, tant par sa diffusion que par l’écoute et la compréhension de la parole de l’autre. Déjà dans Le meilleur choix de poèmes est celui que l’on fait pour soi, en 1947, Éluard proposait à ses lecteurs, désignés dans la préface par le terme d’« amis », de partager le temps d’une lecture certains de ses « goûts », le plus subjectif permettant paradoxalement, par la vertu d’une parole enthousiaste, de fonder un lieu commun. Non seulement les lecteurs étaient invités à lire le choix de poèmes proposé par Éluard mais encore à proclamer « très haut » les leurs[6]. Par ce dispositif liminaire, invitation à l’échange et au dialogue, Éluard affirmait la fonction hautement sociale, fédératrice et pacificatrice de la littérature ainsi que l’existence d’une communauté des lecteurs. Les chemins et les routes de la poésie rompent avec le principe de l’anthologie traditionnelle, d’abord parce que les textes choisis se trouvent insérés, bien souvent avec une fonction d’illustration argumentative, dans un discours plus général centré sur un aspect de la « poésie » comme invention langagière (La poésie est contagieuse, Invraisemblances et hyperboles, Les prestiges de l’amourL’enfance maîtresse, Le boniment fantastique sont les titres programmatiques de chacune des émissions de la série), ensuite du fait du principe radiophonique de la distribution des voix. Or, cette répartition des textes dans les bouches de « l’auteur », dit par Éluard lui-même, et de quatre hommes et trois femmes, réalise déjà en soi l’idée du partage de la parole poétique.

Où est l’auditeur dans ce dispositif ? Contrairement à ce qui se passe dans l’anthologie imprimée où la communauté des lecteurs-amis est interpellée et rassemblée au seuil de l’ouvrage (« Êtes-vous tous là[7] ? » écrit Éluard au début de la préface), l’auditoire spatialement dispersé de la radio (mais temporellement uni dans l’écoute) se trouve quant à lui impliqué tout au long des émissions selon différentes modalités. Non seulement Éluard l’implique, mais encore il lui crée une identité au coeur même de son discours. Cet auditoire implicite est en effet assujetti dans la parole commune d’un « nous ». La première émission, La poésie est contagieuse, commence par faire entendre les voix de trois types d’hommes, symboliquement hiérarchisés par l’utilisation de timbres et de plans sonores différents (« voix faible et légèrement étouffée » pour le premier, « plan normal » pour le second et enfin « voix forte et très légèrement réverbérée » pour le troisième) : il s’agit tour à tour de l’« innocent » ou de la victime, de l’« esthète » et de l’« homme en proie aux autres », figure de l’engagé. Or, ces trois types d’hommes sont d’emblée mis en relation avec trois types de poètes et d’esthétiques : les naïfs, les savants qui cultivent le mystère (« Gongora, Edgar Poe, Mallarmé, bien sûr, sont des poètes ! ») et « ceux qui disent “nous”, ceux qui luttent, qui se mêlent à leurs semblables », les poètes engagés[8]. Éluard appartient évidemment à cette dernière catégorie : il est, et plus que jamais à la radio, un poète du « nous ». Dans le texte d’ouverture des Poèmes politiques (1948), « De l’horizon d’un homme à l’horizon de tous », il raconte, donnant à sa propre expérience de traversée du deuil valeur exemplaire, la trajectoire d’un homme qui passe du désespoir et du renfermement sur soi à l’ouverture aux autres, à la reconnaissance de l’amour de « ceux qui l’aimaient[9] ». Fondatrice est donc dans la pensée d’Éluard cette idée d’une communauté d’« amis », au sens fort du terme, communauté affective à partir de laquelle peuvent ensuite advenir tout rapport aux autres et toute action (solidarité, fraternité). C’est bien une communauté de ce type que crée Éluard dans Les chemins et les routes de la poésie : l’usage d’un « vous » référant au destinataire, marquant une distance avec le « je » du locuteur, y est pratiquement nul, tandis qu’un « nous » omniprésent permet de mêler sans distinction poètes et hommes en général, locuteurs et auditeurs. Au début de la seconde émission, Invraisemblances et hyperboles, le passage du « vous » au « nous » est particulièrement significatif :

J’insiste avant tout sur le fait que les chansons et les textes que vous allez entendre échappent, par leur sincérité candide, à la critique la plus experte.

L’ambition des hommes est aussi grande que leur candeur. Et si l’on peut critiquer telle ou telle oeuvre de tel ou tel homme, il est impossible de s’attaquer au désir de mieux de l’esprit humain, d’endiguer le courant qui porte, à travers le temps, l’humanité en avant de la condition qui lui est faite.

Dans la nature à la fois simple et monstrueusement compliquée, nous existons, nous, d’apparence quelconque et pourtant porteurs d’une imagination sans limites[10].

Si les auditeurs se trouvent d’abord interpellés en tant que tels avec la deuxième personne du pluriel, très vite, la transition se faisant par la mention des « hommes » en général, l’auditoire se trouve impliqué dans un « nous » d’universalité. Par ailleurs, « l’auteur » se place également le plus souvent du côté des « auditeurs », récepteur comme eux des textes qu’il veut transmettre (« Écoutons William Blake, l’homme tout nu au bonnet phrygien[11] », dit-il par exemple au cours de la première émission). Ces quelques remarques sur l’énonciation particulière de ces émissions mettent en lumière l’un des objectifs poético-politiques du poète : abolir la distance entre celui qui parle et celui qui écoute, entre l’intellectuel cultivé ou l’artiste de renom et l’homme de la rue, l’anonyme. Le rôle du choeur d’hommes et de femmes est de ce point de vue essentiel car, figurant le peuple dans sa diversité et relayant la parole de « l’auteur », celle de l’institution littéraire, il donne forme sonore à l’utopie (laquelle est parfaitement adaptée au médium radiophonique) d’une communauté de parole et d’écoute sans classes sociales ni culturelles. De même, Éluard fait se côtoyer, parmi les textes cités, des poèmes d’auteurs connus avec ceux d’inconnus ou d’anonymes. Il rapproche ainsi Cendrars du facteur Ulysse Préchacq[12], la force d’émotion d’une lettre de Victor Hugo ou de Napoléon Bonaparte de celle d’une inconnue écrivant à son amant parti au front ou celle encore d’une petite « Ginette » écrivant à son père mort à la guerre sans qu’elle le sache encore ; Rimbaud, Laforgue de textes d’enseignes ou de publicité. Il donne par là même la parole, par le jeu des citations, aussi bien aux écrivains reconnus qu’aux amateurs de littérature ou même à ceux qui écrivent ou parlent sans penser à la littérature. Ce que Paul Éluard célèbre, c’est la puissance poétique du langage, dans et hors de la littérature. « La poésie est dans la vie[13] », ne cesse-t-il de proclamer à la façon d’un slogan au cours de la première émission, laquelle bien souvent prend des accents de manifeste.

Si la communauté créée par Éluard avec son auditoire se définit surtout par son caractère universel (« tous les hommes », unis par une même faculté de parole), elle s’enracine cependant plus spécifiquement, du moins dans la première émission (la plus politique des cinq), dans les récents événements de l’oppression, de l’Occupation et de la Résistance : manière pour le poète d’impliquer plus étroitement encore, surtout émotionnellement, ses auditeurs. Le « nous » qui parle est ainsi, à la fin de la première émission, celui du peuple des victimes devenu héros, célébré officiellement à la Libération aussi bien par les hommes politiques que par les intellectuels issus de la Résistance :

Nous avons payé très cher le droit de croire en nous : payé avec des loques et de la boue, avec du sang et du courage, avec des mots, avec notre silence […]

On nous a obsédés, on nous a assourdis, on nous a délabrés, crevés, rongés, réduits à l’état de fantômes, de fantômes forçats, on nous a fait l’aumône, on a eu pitié de nous, de nous avec nos bras vaillants, avec notre tête première. […]

Nous n’avons pas été comptés, une seule bombe faisait de nous mille morts et mille blessés, mille orphelins et mille veuves et mille glas dans les églises, et les affaires faisaient de nous mille automates aux doigts perclus et mille chiens dans les poubelles, mille puanteurs dans un charnier. […]

Sur les lèvres frappées une force demeure : celle de dire non à ceux qui nous combattent. […]

Que pouvaient-ils contre la vie, car nous avons su nous unir ? Que pouvaient-ils contre un seul bloc ? Nul n’était à genoux. Nul ne fut seul, nul ne fut dans la nuit, n’avait rien à cacher, et rien à sacrifier[14].

Une fraternité d’armes et de souffrance est ici remémorée avec lyrisme par les hommes et femmes du choeur radiophonique, ce qui permet, au seuil de la série d’émissions, de renvoyer les auditeurs à leur identité de peuple uni par la fierté de la Résistance. En outre, la notion de « vie », fondamentale dans le lexique surréaliste, prend un sens particulier dans ces émissions d’après-guerre : la communauté qu’Éluard dessine et à laquelle il invite les auditeurs à s’identifier est tout simplement celle des survivants (« les vivants que nous sommes[15] »). Enfin, cette communauté des auditeurs (hommes de langage, vivants, ayant acquis leur dignité par leur souffrance et le courage des résistants) est appelée à se tourner vers l’avenir, à construire l’utopie d’une société non seulement démocratique, mais encore sans classes. Éluard appelle ces « vivants » à « vivifier » (« L’honneur de vivre vaut bien que l’on s’efforce de vivifier[16] ») : il s’agit de prendre conscience du potentiel poétique de chacun et de libérer la parole des scrupules transmis jusque-là par l’élite culturelle ; il s’agit également, en se considérant comme un maillon essentiel de la chaîne sociale, de s’engager à son échelle pour une société meilleure. C’est ainsi que l’esprit de la Résistance auquel Éluard identifie les auditeurs est appelé à se perpétuer dans l’engagement communiste, comme le suggère par la reprise d’un vers de L’Internationale cet extrait de la « complainte » terminant la première émission, chanson écrite par Éluard sur une musique de Paul Arma :

Hommes de peu, hommes de rien,

Debout les forçats de la faim,

Abandonnez les os aux chiens,

Que faut-il à l’homme ? du pain

Et la conscience de son bien[17].

Conscientiser la société, selon une démarche d’inspiration plus humaniste encore que communiste, c’est bien ce que cherche à faire Éluard au travers de ces émissions radiophoniques. Le « bien » le plus précieux dont il faut redonner « conscience » aux hommes, c’est le langage : instrument de révolte et d’insoumission (qui permet non seulement de « dire non », mais encore de transformer le monde grâce à la puissance de l’imagination qui dégage l’homme du réel), instrument de plaisir et de jeu (devinettes, comptines, boniments). L’homme doit prendre conscience de la « faculté de parole » qui est en lui et « en finir avec la dégoûtante inégalité qui l’oblige à se servir des philosophes et des poètes pour se prendre au sérieux[18] », dit Éluard. Les chemins et les routes de la poésie, en abolissant toute distinction fondamentale entre parole de la haute culture et parole populaire ou encore simples jeux de langage, ne se contentent pas de théoriser et de réaliser dans l’espace de l’émission cette utopie poético-politique. La série ne se contente pas non plus de présenter et d’illustrer les multiples états et usages poétiques du langage. Mais ces émissions, relevant elles-mêmes évidemment d’un art du langage, cherchent à agir sur les auditeurs[19] en s’adressant à différentes zones de leur sensibilité : des larmes au rire en passant par la colère, l’enthousiasme ou l’admiration.

Si ces émissions n’ont certainement pas été pensées par Éluard comme un poème radiophonique, elles relèvent pourtant d’un art littéraire adapté aux moyens d’expression proprement radiophoniques. Mais la radio est ici un outil mis au service de la puissance communicationnelle du langage, permettant d’agir sur l’inconscient[20] des auditeurs pour susciter à la fois leur empathie et leur assentiment. L’usage de ces moyens radiophoniques, joint aux ressources plus traditionnelles de l’éloquence, est donc un autre moyen d’impliquer l’auditeur, non plus seulement discursivement mais affectivement.

Tout d’abord, suivant un principe des plus classiques, il s’agit d’instruire tout en plaisant, ou pour le dire avec des termes davantage utilisés dans les médias, de cultiver tout en divertissant : c’est là en effet l’exigence de tout orateur, mais également celle après la guerre du service public qu’est la radio[21]. Comment captiver le public de 1949 en lui parlant du langage poétique ? Que la haute culture se mêle aux comptines ou autres chansons populaires (Éluard dit qu’il a voulu « entremêler […] les airs les plus élémentaires aux airs les plus sublimes[22] » à la fin de la deuxième émission) sert à réaliser le temps d’une émission l’idéal d’une égalité effective des hommes devant le langage et la culture. Ce principe de composition fondamental dans Les chemins et les routes de la poésie a en fait un double, voire un triple enjeu : idéologique, oratoire et poétique — le troisième se rapportant peut-être en fin de compte au second. Du point de vue de l’efficace du discours, cet assemblage hétéroclite de textes et de paroles de diverses origines permet de contenter tous les types de public : goût de l’érudition et de la surprise devant les textes rares pour les auditeurs-lecteurs cultivés ; plaisir de la reconnaissance et détente avec les airs populaires connus de tous, de « Dame Tartine » à telle chanson à la mode de Charles Trenet. D’autre part, suivant un principe qu’Éluard délivre lors d’un entretien avec Dominique Desanti, à savoir que « la poésie, c’est de rendre banal ce qui ne l’est pas » car « il n’y a que la banalité qui entre dans la tête des gens. Les choses rares en sortent tout de suite[23] », même les textes les plus insolites, bien loin d’être donnés à entendre pour l’érudition dont ils témoignent, sont présentés à l’auditeur comme des paroles familières. Par exemple, Éluard introduit un poème difficile par l’ancienneté de sa langue et la richesse de son lexique, extrait de La Bazoche contre la Mort d’André de la Vigne, texte sans doute inconnu de la plupart des auditeurs, de la façon suivante : « C’est un jeune homme de vingt ans, en l’an 1500, au sortir des bras de sa belle, qui injurie la mort[24]. »

Vient alors le poème qui est une suite d’adjectifs féminins commençant tous par la lettre « A ». Non seulement Éluard cherche à réduire l’étrangeté du texte par cette contextualisation sentimentale de l’écriture[25], mais encore rapproche ce dernier du temps et des goûts des auditeurs par la correspondance qu’il établit ensuite entre ce jeune ancien poète du XVIe siècle et un autre « poète » populaire et contemporain : « Et c’est son frère, un jeune homme de vingt ans, qui déclare, et c’est à la vie : [Vous êtes jolie, paroles et musiques de Charles Trenet][26]. »

L’enjeu de cette mixture textuelle est aussi poétique puisqu’il s’agit de réaliser le voeu de Lautréamont, auteur cité plusieurs fois au cours de la série, d’une « poésie faite par tous, non par un ». Éluard, dans ces émissions, parle à la fois pour tous et par tous, créant un vaste poème-centon fait de voix multiples, au milieu desquelles la sienne ne s’octroie nul statut supérieur (il donne à entendre ses poèmes, comme ceux de certains autres auteurs cités, sans signature[27]). Comme le relève Jean Lescure[28], ce procédé est typiquement radiophonique puisque la radio est précisément ce lieu médiatique où se trouvent juxtaposées dans une linéarité productrice parfois d’insolite toutes sortes de voix et de paroles : paroles écrites, paroles improvisées ; voix de femmes, d’hommes, d’enfants ; timbres populaires, légers, pontifiants ; reportages, fictions, journal d’actualité, récital poétique, etc. Si la série Les chemins et les routes de la poésie est à elle seule ce centon radiophonique d’une poésie d’un nouveau genre (relevant de la « poésie impersonnelle », notion qu’Éluard emprunte à Lautréamont ; peut-être également d’une véritable poésie radiophonique), elle donne à entendre en son sein plusieurs petits centons, collages de paroles émises tant par des écrivains reconnus que par ceux qui ne prétendaient nullement à la littérature. Le cas le plus significatif par sa longueur se situe à la fin des Prestiges de l’amour où des voix d’hommes et de femmes extraient des différents textes cités au cours de l’émission, pour les joindre les unes aux autres, de petites phrases d’amour (qui s’apparentent alors à des vers libres), donnant ainsi corps à la communauté de parole dont l’auditoire des émissions se veut le reflet[29]. Autre centon constitué des paroles du tout-venant, c’est bien sûr en soi le « poème-conversation » d’Apollinaire, « Lundi rue Christine » dont Éluard propose une version radiophonique au cours de la première émission, en distribuant chaque vers, accompagné d’une indication de ton, à une voix masculine ou féminine. À travers ce poème qui met en abyme le principe de composition des émissions dans leur ensemble, à travers la référence à Lautréamont également, Éluard inscrit bien sa création radiophonique dans une lignée littéraire avant-gardiste : lettres de noblesse malgré tout qui permettent d’attirer dans la communauté des auditeurs-amis tous ceux, poètes ou professeurs, qui s’intéressent à l’invention poétique en soi.

La mise en voix de « Lundi rue Christine » est révélatrice de même, par le choix d’une diction expressive et non plus monotone comme l’aurait sans doute récité Apollinaire[30], des recherches d’Éluard et de son metteur en ondes Alain Trutat pour rendre la poésie accessible et agréable au plus grand nombre. Le poète n’est plus celui qui s’entoure de mystère par une diction éloignée de la prononciation courante, type incantation magique, faisant planer le poème dans un espace frontalier de celui de la musique et ne craignant pas de lasser les non-initiés : il est celui qui bien loin de s’extraire du langage commun l’habite pour en révéler tout l’insolite. D’où le travail poétique ici sur les intonations, qui restitue aux paroles notées par Apollinaire la richesse sonore de leur oralité (l’intonation indiquée par les didascalies ne relevant pas toujours, notons-le, d’une nécessité absolue, mais actualisant seulement l’une des multiples dictions possibles de l’énoncé) : ce qui fait dès lors le poème, ici de façon polyphonique, c’est la prosodie propre à la langue et non plus celle dictée par la versification, ce que Jean Lescure nomme « poésie commune de la voix humaine[31] ».

Cependant, si le poète recherche ici la diction la plus naturelle possible conformément à l’idée de poésie dont il cherche à convaincre les auditeurs, les effets incantatoires ne sont pas pour autant absents des émissions, mais ils ne tiennent pas à la prononciation : ils tiennent à la distribution des voix, à l’art des plans sonores et des micros ainsi qu’aux modulations d’intensité (crescendo decrescendo). Par exemple, dans la première émission, une assez longue séquence[32] est entièrement composée de définitions et de mots d’ordre concernant la poésie ; l’énoncé « La poésie est dans la vie » rythme l’ensemble en revenant à intervalles réguliers, avec un volume chaque fois plus fort, dans la bouche de l’une des femmes du choeur ; d’autres mots d’ordre lui font écho, rythmiquement et par le mot-rime de « vie » (« La poésie est contagieuse », « Elle est au service de la vie », « Elle est en avant de la vie »), produisant ainsi un martèlement verbal entêtant. De même plus loin, dans un des sommets émotionnels de la série (le passage qui rappelle les souffrances endurées pendant la guerre[33]), la parole passe de voix en voix, parfois pour une même phrase, dans un crescendo marqué, tandis qu’un puissant pathos se dégage d’anaphores syntaxiques et homorythmiques et que, en arrière-plan grâce à un effet de réverbération (comme une voix dans un haut-parleur), un appel à la révolte, de plus en plus fort, scande toute la séquence (« Aux armes, citoyens, il n’y a plus de Raison[34] ! »). Non seulement les souffrances de la guerre sont remémorées à la première personne du pluriel mais encore cette communion de la douleur est soutenue par des effets sonores produisant chez l’auditeur une sorte de transe ou de « contagion » à mi-chemin entre l’enthousiasme poétique et l’exaltation politique. Plus qu’à simplement distraire l’auditeur, Éluard cherche ici à le transporter, l’arrachant à lui-même pour le faire entrer en communion avec tous les autres à l’écoute[35]. La communauté d’auditeurs que veut créer Éluard est des plus solides quoique parfaitement invisible : le lien, celui d’une culture et d’un langage communs et partagés, gages de compréhension mutuelle et donc de paix, s’appelle « poésie » (« Elle livre un combat pour rassembler les hommes[36] », dit une voix du choeur au cours de la première émission). La réalisation de ces émissions poétiques fait donc pleinement partie de l’engagement d’Éluard pour la paix[37].

Les chemins et les routes de la poésie à la fois disent l’espérance en une société égalitaire et pacifiée, cherchent à transmettre cette espérance aux auditeurs, afin qu’ils en deviennent les acteurs, par les moyens conjugués de l’art verbal et de l’art sonore, et réalisent par leur forme même cette utopie. Comme dans le drame (pour Éluard d’ailleurs, les poètes « qui disent “nous” » sont ceux du « drame[38] »), ces émissions radiophoniques, par le portrait sonore qu’elles renvoient aux auditeurs, opèrent sur eux une véritable catharsis en leur donnant l’énergie de croire en leurs propres facultés et en les délivrant de leurs complexes sociaux et culturels. D’un optimisme volontariste et d’une générosité « contagieuse », ces émissions de Paul Éluard sont les témoins d’un temps où poésie et radio s’alliaient, sans verser dans la propagande, pour nourrir la foi en l’idéal démocratique : une époque de lyrisme public bien révolue[39].