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Dans la belle recension qu’il consacre à l’ouvrage collectif Valère Novarina, le langage en scène dirigé par Olivier Dubouclez et moi-même, Guillaume Asselin engage une discussion au sujet de la thèse que je soutiens dans l’article « Le théâtre de Valère Novarina, ou la littérature en résistance[1] ». Je voudrais donc répondre à sa critique, spécialement en m’efforçant de lever les malentendus sur lesquels elle me semble reposer.

Quelle est ma thèse dans cet article ? J’entreprends d’y montrer que, tout en procédant très clairement de la théorie romantique de la littérature, le théâtre de Novarina s’inscrit dans une tradition qui est entrée au XXe siècle dans un rapport critique et dialectique à cette théorie ; à mon sens, c’est en effet sous l’angle de ce rapport critique et dialectique — par quoi la littérature résiste suivant un nouvel art d’écrire — qu’opère la politique de ce théâtre.

Guillaume Asselin suggère que je procède à une lecture « ranciérienne » de ce théâtre en étudiant sa relation critique au premier romantisme, or il me paraît important de souligner en quoi ma démarche se distingue radicalement de celle de Rancière. Elle se fonde certes sur le parti pris, partagé par Jacques Rancière — et d’autres théoriciens, tels que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ou Jean-Marie Schaeffer —, suivant lequel l’invention de l’idée de littérature par le premier romantisme allemand détermine un mode d’être de l’art d’écrire, et donc des pratiques d’écriture, jusqu’à aujourd’hui. Mais la démarche de Rancière est fondamentalement une défense et illustration de l’idée de littérature romantique, et se caractérise en conséquence par un refus de considérer qu’il ait pu arriver quoi que ce fût à celle-ci. Avant de concevoir ce qu’il appelle le « régime esthétique de l’art », Rancière juge déjà dans La parole muette que, si un « soupçon » pèse sur « la version fondamentaliste de la poétique romantique, celle [du symbolisme] qui veut une littérature cohérente, reposant sur un principe unifié », ce soupçon appartient au « système des raisons » qui font de la littérature, depuis le romantisme, « un art sceptique » ; et il récuse donc l’idée que ce « soupçon » soit né « dans les années 1940 des traumatismes de l’histoire ou de la démystification politique des fonctions du discours[2] ». C’est plutôt contre l’idée que la littérature n’a pas d’histoire, informée qu’elle serait uniquement et strictement par la théorie romantique, que se fonde ma thèse d’un théâtre de Novarina « post-romantique ».

À mon sens, en effet, on se doit bel et bien de considérer une délégitimation de l’idée de littérature romantique, liée à l’histoire totalitaire du XXe siècle. Il ne s’agit nullement, comme G. Asselin m’en prête l’intention, d’accuser la théorie littéraire du romantisme d’Iéna en la rendant responsable de l’avènement des totalitarismes, ce qui reviendrait à céder à l’illusion rétrospective d’une fatalité historique, mais, loin de cette logique causale précisément totalitaire[3], de mettre au jour dans une démarche archéologique, le fait que cette théorie est une des conditions de possibilité du régime totalitaire, — qu’elle permet de comprendre ce qui fait du totalitarisme une forme politique singulière, inédite, et conditionne la manière dont il se dit et se fait.

Cela tient à la façon dont, avec le premier romantisme, « la littérature annonce qu’elle prend le pouvoir[4] ». Au principe du romantisme, on trouve une vision négative de la modernité considérée comme l’ère des différences, des divisions et autres scissions, et le romantisme se définit ainsi d’abord, par son refus de l’inconcilié, opposé au monde moderne. Selon sa théorie historico-littéraire, cependant, suite à une défaillance philosophique (à travers Kant) mais aussi historique (à travers la Révolution française), c’est alors la littérature qui devient capable de donner accès à l’absolu, d’incarner celui-ci de façon adéquate, autrement dit de faire advenir une nouvelle époque ontologique, un âge d’or véritable, qui soit un âge de l’unité, de l’harmonie universelle, un règne de la belle totalité. Elle le devient dès lors que le poète sait « romantiser », soit, suivant Novalis, identifier son Moi inférieur « à un Moi supérieur[5] », identifier — contradictoirement — sa liberté subjective à la formation objective d’un Esprit en devenir ; car, en s’élevant vers un Moi transcendantal qui embrasse la totalité, en devenant, comme médiateur du langage chiffré de la nature, « véritablement in-sensé [Sinn-beraubt][6] », le poète se met en état de faire « s’écouler l’éternelle source originaire de la poésie », de « revendiquer […] tout, le tout qui agit dans chaque instant, dans chaque phénomène (Novalis)[7] », et de faire ainsi advenir la beauté suprême, l’ordre suprême « d’un chaos qui n’attend que la touche de l’amour pour se déployer en un monde d’harmonie[8] ».

Ce messianisme romantique n’est pas totalitaire en soi, j’y reviens au prochain paragraphe, mais le totalitarisme se fonde néanmoins sur ce messianisme. Parce qu’il y a un refus de l’inconcilié totalitaire tel que, « [n]on contents de se présenter comme des régimes supérieurs à la démocratie libérale, nazisme et communisme annoncent la résolution des conflits qui déchirent le monde moderne et ont toujours déchiré, sous une autre forme, l’humanité[9] ». Puis parce qu’il y a une romantisation totalitaire telle que « [j]amais pareille combinaison n’avait été imaginée entre la loi et l’arbitraire[10] ». Je voudrais développer ce second point, tout à fait essentiel. Quant au romantisme, on l’a compris, je dénonce tout comme Guillaume Asselin la mécompréhension du primat idéaliste du sujet sur lequel il construit sa théorie : dès lors que l’on entend bien la capacité infinie du je poétique à l’aune de l’action de romantiser, on comprend aussi qu’elle n’est pas un pur et simple principe d’omnipotence, que l’écrivain du romantisme n’est pas une sorte de tyran qui ne s’en remet qu’à son arbitraire, puisque son langage poétique est motivé, qu’il est en lui-même expérience de monde et texte de savoir, — manifestation de l’âme du monde. Or on retrouve ce même primat du sujet au fondement du pouvoir totalitaire, de son discours et de son action politiques. C’est même ce qui fait la singularité radicale de ce pouvoir, comme le montre Hannah Arendt : de façon à instaurer directement le règne de la justice sur terre, il a la « prétention monstrueuse » de « remont[er] aux sources de l’autorité, d’où les lois positives ont reçu leur plus haute légitimation[11] » : d’abolir l’écart entre les lois positives et la loi qui est à leur source (que celle-ci soit, selon Arendt, la loi de l’Histoire, dans la version du communisme, ou celle de la Nature, dans la version du nazisme) et de tout sacrifier à cette loi suprême, de sorte que finalement pouvoir légitime (soumis à des lois) et pouvoir arbitraire (sans lois) se trouvent confondus.

Ce qui fait que le messianisme romantique n’est pas totalitaire en soi, c’est que la subjectivité transcendantale qui autorise le poète à revendiquer le Tout ne prend pas figure, qu’elle ne devient pas une entité mythique ; c’est pourquoi, comme le souligne G. Asselin, le premier romantisme développe « une conception dynamique et dialectique de l’Unité », en haine de l’homogénéité et de l’uniformité. Certes, la prévalence du Tout doit faire de l’époque, de l’humanité et de la littérature un individu, une « unité indivisible », mais dans le même temps il n’est jamais question qu’elle annule le divers infini des parties ; la littérature demeure ainsi constamment dans la théorie romantique « un discours républicain[12] », suivant un modèle social foncièrement démocratique, fondé sur des polarités qui exigent du poète « un esprit intelligemment combinatoire[13] ». Mais il existe un envers antidémocratique de cette théorie, chez Wagner, dans sa conception du Gesamtkunstwerk — de l’oeuvre d’art totale ; et cela, faut-il préciser, avant même le virage wagnérien de l’universalisme au nationalisme. Chez Wagner, la subjectivité transcendantale dont doit se réclamer l’artiste prend figure : c’est ce qu’il appelle « le Peuple » ; et l’âge d’or à venir n’est plus alors conçu comme l’unité dans la diversité infinie, mais comme « l’absorption de l’égoïsme dans le communisme[14] ». C’est alors que, de condition de possibilité nécessaire qu’elle était, la théorie romantique devient une condition de possibilité suffisante du totalitarisme : en tant que théorie de l’oeuvre d’art totale par et pour le Peuple, qui a pour source de la loi « la véritable nature humaine » et qui vise donc la production d’un grand corps collectif homogène, celui de « l’homme commun ». Dans le cadre du nazisme, par exemple, c’est de cette façon que Goebbels explique la politique raciste de l’homme d’État artiste : d’un côté, pour la communauté du peuple allemand, il revient à celui-ci de « former, à partir de la masse brute, l’image solide et pleine du peuple », suivant le modèle du sculpteur qui crée quelque chose à partir de rien et dont l’arbitraire ne souffre aucune loi qui le domine ; de l’autre, étant entendu que « seul un art qui puise dans le Volkstum tout entier peut être de qualité en fin de compte et signifier quelque chose pour le peuple auquel il est destiné[15] », c’est à la condition que l’homme d’État soit inspiré par le Volksgeist que son pouvoir de former l’image du peuple devient légitime.

Il s’agit cependant de justifier à présent pourquoi cette légitimation totalitaire a pu entraîner une délégitimation de la théorie romantique, suivant un nouvel art d’écrire apparu au XXe siècle. Si le pouvoir totalitaire n’est pas un pouvoir politique comme les autres, c’est en vertu de la romantisation par quoi, dans le but de créer une société délivrée de toute division, le parti totalitaire, censé incarner une entité mythique, se constitue en corps collectif mystique et vise à donner corps à la société tout entière : tel est le fantasme de l’« Egocrate » Staline, suivant Claude Lefort, que d’apparaître « comme s’il n’avait rien en dehors de soi, comme s’il avait absorbé la substance de la société, comme si, Ego absolu, il pouvait indéfiniment se dilater sans rencontrer de résistance dans les choses[16] ». Or il importe alors d’observer comment se pratique cette absorption de la substance de la société en matière de littérature. Par exemple, que se joue-t-il, au Premier Congrès des écrivains de 1934 à Moscou, sous le nom de « romantisme révolutionnaire », que Jdanov suggère fermement de faire « entrer dans la création littéraire comme une [composante][17] » ? Il apparaît en fait que, dans la théorie du réalisme socialiste, la romantisation de l’écrivain consiste à adopter « l’esprit de parti [partijnost] » ou « esprit de tendance [tendencioznost] », de façon, selon Karl Radek, à « avoir présente à l’esprit la marche du monde entier » et, depuis ce point de vue infaillible qu’est « le point de vue de la victoire prolétarienne [točka zreniâ pobedy proletariata][18] », à pouvoir présenter non pas la réalité « telle qu’elle est » — ce qui serait une hérésie naturaliste — mais « la réalité dans son développement révolutionnaire » — celle qui permet d’entrevoir le « sens de l’histoire ».

Il est tentant, au demeurant, d’ironiser sur cette captation totalitaire de l’héritage romantique, étant donné notamment que la romantisation n’est plus ici un exercice de liberté mais de soumission, que la vision de l’âge d’or procède d’une prescription du parti au-dessus de tout. Cependant, la promesse de bonheur totalitaire appelle peut-être autre chose qu’une simple attitude de mépris, quand on sait qu’elle n’est qu’une image d’unification heureuse environnée de désolation et d’épouvante, au centre tranquille du malheur — la fabrication de « l’homme commun » ayant pour pendant celle, incessante, d’« ennemis du peuple », l’absorption de la substance de la société induisant ainsi une grande politique d’épuration. C’est ce que signale la protestation de Paul Celan, qui soutient que « [l]es choses les plus sombres en mémoire, les plus douteuses autour d’elle, [la lyrique allemande] ne peut plus, quoi qu’on fasse pour réactualiser la tradition où elle est prise, parler la langue que quelques oreilles bienveillantes semblent encore attendre d’elle », qu’elle veut bien légitimement, au contraire, « savoir sa “musicalité” située en un lieu où elle n’ait plus rien de commun avec ces “harmonies” qui en compagnie et au voisinage de l’horreur continuèrent plus ou moins tranquillement à se faire entendre[19] ». Sans doute la littérature totalitaire est-elle une « pseudo-littérature », mais il reste qu’elle s’est articulée sur la tradition littéraire issue du romantisme au point de « sauver les apparences de la littérature[20] », ce qui signifie que l’on ne peut pas simplement penser refermer la parenthèse du non-art totalitaire afin de poursuivre la tradition de l’art « véritable ». C’est toute la question du schisme littéraire posée par Adorno qui est en jeu ici. Si en Allemagne en 1966, on ne peut pas selon Jean Améry « se réclamer de Goethe, de Mörike, du baron von Stein, et mettre Blunck, Wilhelm Schäfer, Heinrich Himmler entre parenthèses[21] », c’est que le problème est moins la « pseudo-littérature » totalitaire en elle-même que la « pseudo-littérature » comme possibilité de l’art, et qu’il faut par conséquent entreprendre de nier celle-ci, par quoi il s’est avéré qu’un témoignage de culture peut se révéler « en même temps un témoignage de barbarie[22] ».

De là mon idée d’une tradition née au XXe siècle, critique et dialectique dans son rapport à l’idée de littérature romantique[23]. Si le théâtre de Novarina me semble participer de cette tradition que l’on peut qualifier de « post-romantique », c’est d’abord qu’il procède d’un rapport critique à la théorie historique qui s’articule sur la théorie romantique du langage poétique (soit ce « messianisme » qui fait le « coeur du romantisme[24] », selon Benjamin), en ne faisant jamais miroiter l’avènement de quelque nouvelle époque ontologique que ce soit, y compris suivant « une conception dynamique et dialectique de l’Unité ». L’action de romantiser est bien réactualisée, pourtant ; mais l’élévation du Moi inférieur (qui ne sait que communiquer, à l’instar des animaux) à un Moi supérieur (qui le doue de la parole) s’opère sur le modèle du Mystère (symboliste plutôt que médiéval), comme une Passion de l’Homme-Dieu ne donnant pas lieu à une radicalisation du Sujet et de la totalité, tout au contraire : la parole, qui « n’est pas humaine », provoquant constamment une sortie d’identité et même d’humanité, s’opposant en tant que commun qui doue d’un manque à toute figuration aussi bien individuelle que collective ; la scène faisant jouer le détail contre le tout (loin de l’esthétique du fragment romantique), à travers le spectacle de l’acteur-monade en donateur.