Préface

Littérature et architecture : construction, mémoire et imaginaires[Record]

  • Élise Hugueny-Léger

L’analyse et la critique littéraire se prêtent particulièrement bien au motif de l’architecture. Les métaphores entre la littérature et l’architecture ne manquent pas : tel un architecte, un auteur est créateur de son oeuvre, il en conçoit les fondations, voit évoluer la structure de son travail, et finit par habiter, explicitement ou plus subtilement, le projet qu’il a formé ou qu’il voit se dérouler sous la plume. Que son ouvrage soit fictionnel ou autobiographique, l’auteur s’y investit en travaillant ou retravaillant des souvenirs, des fantasmes, des observations, des topoï ou des mythes connus de tous. Les couches successives qui mènent à la version définitive d’un texte peuvent être vues comme autant de « brouillons de soi » — un architecte n’est-il pas un constructeur espérant concrétiser une vision toute personnelle du monde et de l’espace ? Sans chercher à déceler dans chaque texte littéraire des indices autobiographiques, on doit remarquer que la construction d’une oeuvre relève souvent du domaine de la projection : projection de ses propres obsessions dans l’imaginaire puis dans le matériau écrit, mais aussi projection comprise comme domaine de tensions entre les souvenirs, le moment de l’écriture et la vision de l’oeuvre achevée. Projection à prendre aussi dans le sens cinématographique du texte, comme moment de contemplation d’un produit achevé, d’une histoire, moment pendant lequel le cerveau travaille, enregistre, où la suspension du temps « réel », qui s’effectue au moment de la plongée dans l’imaginaire, suscite des émotions et des souvenirs, et donne au spectateur un rôle actif à jouer. Car la thématique de l’architecture appelle les enjeux de la réception des textes, et le rôle joué par l’auteur et les lecteurs dans leur lecture — et par extension, dans leur écriture et leur réécriture. Construire un texte, y inclure des motifs, des symboles, des références intertextuelles, c’est faire jouer son propre rôle de lecteur — capable d’interpréter, de détourner, d’adapter, d’assimiler — mais c’est aussi susciter la coopération active de ceux et celles qui recevront le texte. L’activité critique n’a de cesse de vouloir montrer, quand elles ne sont pas déjà visibles, les coutures cachées d’un texte, d’un ensemble. Quand ces structures sont déjà visibles, le critique se donnera pour tâche d’en trouver d’autres. Dans ce sens, comme l’a montré Barthes, l’activité de lire et celle de critiquer sont concomitantes : « le lecteur est un critique ». En utilisant une métaphore de construction, Barthes note que le « matériau premier » d’un texte, et par extension l’outil de travail de l’écrivain comme du critique, est un langage déjà existant, parfois éculé, « qui est toujours antérieur ». Afin de donner vie à ce langage, le rôle du lecteur est indispensable : les théories de réception des textes (reader-response) ayant émergé dans les années 1970 proposent ainsi une vision du texte dont la signification dépend non de la toute-puissance de l’auteur, mais du rôle du lecteur ; non de critères arrêtés et immuables, mais du processus de transformation et d’interprétation. La pluralité de significations d’un texte et des voix qu’il comporte, son dialogisme pour reprendre un terme de Bakthine, ne pourront être mis au jour que par ces lectures et relectures qui lui donnent du sens. Par ailleurs, c’est par la lecture et l’interprétation que se mettent en place, au fil des années ou des siècles, les canons de la littérature, et que sont définis des « monuments », oeuvres à l’architecture imposante qui n’ont de cesse de révéler de nouvelles couches de signification. Comment le critique parvient-il à continuer à enrichir la signification d’un texte ? Autant (sinon plus) que les indices …

Appendices