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«Penser, a écrit Cioran dans ses Cahiers, c’est déjà être en retrait[1] » par rapport au monde et à la pensée elle-même. C’est n’être complice ni de celui-ci ni de celle-là. En ce sens, penser serait comme accepter de vivre à la périphérie du monde en refusant le travestissement et l’assujettissement de l’intellect à ce qui s’avance sous couvert de vérité. À lui seul, l’énoncé de Cioran illustre bien le fossé qui existe entre une pensée de l’impasse, de l’inintelligible et de l’inquiétude, une pensée maigre pour ainsi dire et une pensée grasse, pleine à raz-bord de concepts, qui serait devenue, avec la tradition philosophique, son propre moyen de conservation par omission de la complexité du réel. Or comment comprendre ce hiatus, celui engendré par une ruse de la pensée qui la fait s’ébranler pour elle-même, s’alimenter à même une logique de la pensée pour la pensée, pour reprendre un thème esthétique bien connu ? Que faut-il comprendre de la mise au jour d’une conscience totalisante en rupture avec l’autrement que concept, le non-pensable qui se trouve en dehors de son champ, d’une conscience séparée de la part obscur de la vie de l’esprit qui ponctuait pourtant, voire caractérisait le sens du philosopher présocratique, d’une pensée indigente qui n’existait que par la rencontre de ce qui n’est pas elle[2] ? Autrement dit, qu’est-ce qui explique le passage du temps mythique, celui du repli et de l’inquiétude qui rythmaient la vie humaine, au temps du seul logos, du désir incoercible de voir l’homme s’échapper de sa condition naturelle, de s’affirmer comme une conscience pure qui, dans le mouvement excessif de ses cogitations, serait parvenue à envelopper le monde dans son discours ?

J’aimerais ici tenter de relire la narrativité philosophique occidentale à la lumière de l’instant où elle ne pensait pas encore tout, ne s’inscrivait pas encore dans le champ du concept tout en étant plus qu’une simple non-pensée[3]. En-deçà de la logique de la pensée pour la pensée, il s’agit de faire ressurgir ce qui aurait été perdu, oublié, désappris dans l’effacement progressif de l’épreuve séculaire de l’ambiguïté et de l’inquiétude humaine qui, lorsqu’elle se racontait, préparait sans cesse l’avènement de la pensée. Il s’agit, à partir du fameux miracle grec et de la thérapeutique socratique en particulier, de comprendre l’expulsion du sens de cette épreuve hors du narré philosophique. Car s’il est vrai que le sens tragique de la vie, c’est-à-dire l’acceptation de notre condition d’être fini engagé dans l’épreuve de la vie, a mal résisté aux nombreuses tentatives de morcellement dualiste de l’être et aux prétentions idéalistes d’achever l’histoire de l’esprit, ce qui frappe davantage, c’est que l’on ait pu, un jour, envisager le récit philosophique comme un discours possible et achevable sur le monde. À rebours, il convient alors solliciter ce qui rend, dirait Pigeard de Gurbert, la philosophie impossible, ce qui, en son sein même la rend toute à la fois impotente et nécessaire. Elle est impotente parce que « la philosophie naît du problème de son impossibilité[4] », parce qu’elle est incapable de s’accomplir elle-même, parce que toujours en lutte contre la possibilité de sa propre liquidation par le vide, par ce qui est ni elle ni d’elle et pourtant l’appelle. Dit autrement, la philosophie naît d’un inconfort et non d’une paisible construction mentale. Mais elle est aussi indispensable pour maintenir la possibilité d’une pensée en présence, pour résister à l’effacement définitif de l’ambiguïté inhérente à l’existence humaine, pour refuser d’être ce que l’on n’est pas, mais également pour dire l’impossible mouvement de résistance au dehors, aux phénomènes dont nous cherchons à comprendre la structure d’apparaître. Car, en effet, dans la pensée pour la pensée, que reste-t-il de l’étonnement passif face au dehors, du pathêmata, qui évoque des choses qui affectent l’âme ou l’esprit sans qu’il en puisse contrôler les allers et venues, des données que la pensée subit et que Platon, dans LaRépublique[5], oppose au dianoia, à la réflexion (voire au poïen) ?

À vrai dire, obsédé par le triomphe du concept, par l’élaboration d’un savoir véritable sur un monde devenu lisible pour le grand oeil cyclopéen, et rendu possible par l’avènement d’un monde intelligible qui raisonne et que le vieux Zénon, dans un paralogisme aussi fameux que lourd de conséquences, présentait ainsi : ce qui raisonne est meilleur que ce qui ne raisonne pas : or le monde est ce qu’il y a de meilleur, donc le monde raisonne[6], le récit philosophique occidental n’aurait pas su conserver sa position originaire. Basculant du côté de la mathesis, de l’action de savoir, la philosophie nous aurait fait oublier (de raconter) qu’elle est née précisément de son rapport au tragique, aux choses sur lesquelles elle n’a aucune prise. Déformation, donc, d’un récit coupé de son ferment primitif : de l’impuissance et de l’inquiétude d’où devait participer la pensée humaine et que je vais maintenant tenter d’esquisser. Héraclite avait sans doute vu juste en inscrivant la philosophie dans un cercle de pensée patiente, sans commencement et sans fin, dans une pensée qui se meut du côté de l’obscur qui n’exprime ni ne cache la pensée, mais l’indique. Or, vraisemblablement, nous voici toujours murés dans un discours consacré essentiellement à la recherche du concept et du pensable, une recherche qui abolit l’inconnu, qui biffe le particulier et le réel qui l’accueille pourtant.

Le péril du dehors

C’est par une sorte d’idéalisation qui transfigure le sensible en l’ennoblissant que le récit commence. Je pense au récit d’Homère voulant rendre la démesure du malheur humain constitutive de son oeuvre ; au récit de Mallarmé encore, envisageant l’aboutissement du monde comme un beau livre, comme une parole capable de sublimer la colère et la violence des dieux et de retourner la situation à la faveur du bien et de l’éclaircissement de la vision de l’homme. « Zeus nous a fait un dur destin afin que nous soyons plus tard chantés par les hommes à venir[7] », confie Hélène à Hector.

La mémoire d’un monde naissant, plein à raz-bord de sens, nous est donc restée. Les premiers poètes et les premiers philosophes ont conservé le souvenir d’un état de ténèbres et de confusion qui aurait précédé l’arrangement du monde, la mise en ordre du chaos. Depuis cette allégorie, qui permettait de mettre en action les principaux objets de leur système, tels des personnages vivants et agissants, Hésiode par exemple, ou encore Sanchoniathon, qu’Eusèbe nous a fort heureusement transmis, vont tirer du chaos une chose prodigieuse : une ouverture au monde. Dans les anciennes cosmogonies qui placent le couple Gaïa et Ouranos à l’origine du monde, le chaos, qui vient du verbe chainein, ouvrir, devient un espace préparatoire au monde, « aux périodes du monde qui vont advenir dans des déchaînements violents d’énergies[8] » et d’où pourront surgir, dans une confrontation déterminante contre l’hubris, les communautés humaines.

J’évoque ainsi la candeur poétique du mythe qui dit l’archê, le commencement de toute chose, l’homme dont on a pu dire qu’il ne savait pas ou encore, qu’il a voulu pénétrer plus loin qu’il ne lui était permis de le faire. Mais en même temps, notre imaginaire ne peut être que frappé par le poète qui prend la parole et le fait dans un exact souci d’équilibre entre les forces violentes, désordonnées et énigmatiques de l’hubris et celles de la juste mesure et de l’ordonnancement des choses qu’introduit la dikè. C’est comme si, dans un monde sans vérité révélée, les aèdes avaient voulu ou plutôt su comment faire la part des choses : non pas séparer les mondes, celui désordonné et démesuré des dieux et celui, plus harmonieux, des hommes, mais seulement les distinguer dans une sphère de coappartenance. De même, l’ordre naît du chaos, de même seul un monde des dieux violent et impur peut engendrer un monde des hommes pur et pacifique. Dans un monde préréflexif, inaccessible et inintelligible, on comprend alors pourquoi le mythe n’a eu de cesse de fournir, à celui qui vit à partir de lui sans jamais pouvoir y entrer, comme le dirait Lévi-Stauss, un projet de vie, une manière de répondre à la souffrance, à l’inquiétude et aux paradoxes de l’existence et de renverser la malédiction qui pèse sur l’être de vérité qu’est l’homme, pour reprendre les mots de Patočka.

La vision du monde en totalité qui émerge du mythe, et qui conservera une certaine emprise sur la philosophie grecque, se raconte ainsi tel « un projet de vie, comme quelque chose qui transforme la malédiction en grandeur[9] ». D’une certaine manière, c’est précisément là que le mythe donne à voir son véritable potentiel de sens. Il permet de décrire la vie humaine dans son rapport à un dehors inquiétant, à un espace phénoménal rempli d’apparitions énigmatiques qu’il faut interpréter, de décrire les actions dans leurs paradoxes : d’un côté la certitude, l’expérience, la stabilité et l’ordre (jour), de l’autre l’incertitude, la fragilité et la finitude (nuit). Il met en scène un « espace de vie » où les contraires s’assemblent (raison et passion, force et fragilité, familier et étranger, technè et tuchè), mais auquel, surtout, l’analyse logique se heurte. Loin de détruire le sens du mystère, le mythe ne tend qu’à l’établir, qu’à resserrer les contours du monde autour de ses multiples figures afin de prévenir les écarts de l’imagination.

Après nous avoir dit ce qu’il convient de comprendre de cette multitude olympienne et de leurs intrigues, le mythe remontait, par les fables et les aventures qui jalonnent l’histoire des dieux, jusqu’au principe suprême, pour ensuite suivre les transformations qui ont permis aux hommes de vivre en société. On passait d’abord en revue les principes de l’univers, les phénomènes les plus importants de la physique céleste ; puis on rappelait les époques mémorables du monde, formées au sein du chaos et tour à tour détruites puis renouvelées. Enfin, il ne restait plus qu’à instruire les hommes du tableau de la science dans son rapport à la religion pour que son bonheur puisse advenir. C’est pourquoi le mythe, comme le rappelle Lévi-Strauss dans Le cru et le cuit, est un groupe de transformations qui se présente comme une matrice de significations[10], mais dont le déroulement, nous le constatons, ne peut échapper au regard réflexif, tant il est vrai qu’il caractérise bien davantage l’existence humaine dans son rapport au monde (vie bonne, bonheur) que dans son rapport aux dieux. Bien sûr, les mystères seuls fournissaient une interprétation des emblèmes sacrés, mais, comme l’a bien vu Cicéron, lorsque rappelés à la raison, « ils vont plutôt à expliquer des choses naturelles [voire l’activité humaine] qu’à établir la connaissance des dieux[11] ».

L’épopée de Gilgamesh illustre non seulement le jeu permanent des permutations qui opère dans le mythe, mais aussi la dimension pathématique de l’existence humaine, ce qui se joue contre la pensée et devant quoi elle reste impuissante. L’ouverture du récit sur le chapitre de la résistance — construction de la ville, ascèse, effort et labeur, tout cela coïncidant avec la dimension proprement héroïque du travail, de la transformation, de l’art, de la technè qui voit s’affiner un plus haut degré de conscience de l’activité humaine — demeure la plus forte illustration du péril, de la démesure de l’univers et de l’incompréhension de l’homme devant ce qui advient et ne peut se donner à penser. Peut-être est-ce là le propre d’un destin qui échappe à toute nécessité raisonnée. En même temps, cette ouverture représente l’effort le plus humain qui soit de procurer, malgré l’hubris, la vie bonne aux hommes. C’est sans doute là la motivation fondamentale du récit mythique. Loin d’être le fruit d’une subjectivité autosuffisante qui se croit dégagée de toute contingence, d’une pensée pour la pensée, la recherche de la vie bonne, qui s’exprime, avec Gilgamesh, dans « le difficile passage d’un état anthropologique à un autre[12] » et s’incarne naturellement dans une pratique morale, participe d’un sentiment de vulnérabilité qui se présente souvent, comme Martha Nussbaum l’a bien remarqué, à travers la tuchè, la chance. S’opposant à la technè, la tuchè ne signifie pas que les événements sont soumis à la règle du hasard, mais que « ce qui arrive à une personne par chance renvoie simplement à ce qui ne se produit [ni] par son action[13] » ni par sa pensée.

Puisque la contrainte est extérieure à l’homme, le conflit tragique, celui qui porte l’incompréhension, éclate justement lorsque celui-ci commet une mauvaise action sans connaître ni comprendre la nature de son geste. L’Oedipe roi de Sophocle exprime ce drame intérieur, alors qu’Oedipe se lance dans une quête de vérité, celle du responsable de la mort de Laïos, celle de ses origines, de son identité. Après les étonnants passages où Oedipe expose sa félicité : après avoir vaincu le Sphinx, être devenu le roi de Thèbes en épousant Jocaste, sa mère, ne s’effondre-t-il pas sous le poids de l’effroyable vérité, de l’éclaircissement apollinien qui lui révèle la vérité ? Oedipe découvre sa vérité empruntée : il n’est pas lui-même. Non seulement il n’est pas le fils de ses parents, mais il est étranger à la cité qu’il gouverne. C’est alors en fuyant ses origines, c’est-à-dire ses parents adoptifs, qu’Oedipe rencontre et tue son géniteur. Le cycle d’ignorance et d’incertitudes ressurgit. « La faute d’Oedipe n’est pas de tuer le père qui s’est rendu indigne de ce titre, mais bien d’agir de manière à laisser échapper la portée de son acte[14] », c’est-à-dire d’agir sans connaître ni comprendre la nature de l’acte, voire d’agir même si l’action est en parfaite contradiction avec son caractère moral : « Oedipe croit posséder le savoir sur le bien. Or son bien est en réalité tout le contraire[15]. » Au sein de la contradiction (connaissance et ignorance, bien et mal), c’est l’être-à-découvert qui se montre nu face à son destin et qui nous rappelle que la vie humaine doit se penser à partir de sa vulnérabilité et de sa limite.

C’est tout le contraire qui se produit lorsque surgit le récit philosophique, car c’est précisément contre cette impuissance qu’il voudra ériger un mur de savoirs et de concepts, un mur si élevé que le réel ne pourra que lui paraître petit. C’est comme si pour quitter la maison des choses, pour reprendre Bonnefoy, nous avons remis, dans un élan chimérique, le pouvoir des mots à la pensée[16]. Face à ce qui désarmait l’homme, il s’agira alors d’élever la raison seule, d’éliminer l’illusion qu’engendre la chance, de faire triompher le savoir et la technè. Il s’agira de suspendre le pouvoir d’Êros pourtant «plus fort que la pensée du coeur, que la sagesse des dessins», de la vie, du désir et de la passion « qui brise les corps de tous les dieux, de tous les hommes[17]», au profit de la gouverne rationnelle de soi, de l’étude de soi-même. Il faudra que périsse la tuchè comme, par ailleurs, le non-pensable qui forge le drame qui enlace l’homme. Il devra parvenir à se gouverner selon l’esprit de l’epimeleia heautou, du souci de soi, pour que, depuis ce principe de toute conduite rationnelle, ce qui doit permettre au sujet d’avancer dans la vérité advienne. L’asthénie de l’homme devant le monde, l’impuissance de celui qui ne pouvait le définir en raison de ses inconstances sera alors dépassée, voire suppléée par le sentiment de puissance qui se dégage du mouvement de la pensée. Jusque-là maîtrisée par l’art du poète, par la mesure du vers, la démesure du mystère sera alors confiée à un autre récit capable d’assujettir l’inconnu au connu. Suivant aveuglément Théétète sur le chemin de la mathesis, de l’action de savoir, la philosophie va ainsi conquérir un nouveau territoire : celui de l’élucidation du monde.

Le tournant socratique

Car un jour, en effet, à la face même du temps mythique — là où l’instabilité de la vie errante et l’ébriété existentielle forçaient, sans réflexivité ni problématisation, l’acceptation de la condition humaine ―, la philosophie socratique est venue poser l’étude de soi-même comme condition de possibilité de toutes expériences, du savoir de tout ce qui est, incluant l’être de son étant. Nous devions apercevoir notre « propre excentricité », constater notre chute « hors du centre » et saisir, en soi, notre propre devenir « phénomène[18] ». Puis le philosophe a déclaré : il pourra se prendre en vue et pointer son regard vers le principe de son existence, comme si son essence pouvait garantir son existence, lui procurer un alibi contre ce qu’il est. Partant de la recherche de l’universelle, de l’Un, du principe de l’étant, de son essence (eidos) qui, tel un personnage, trouve sa voie(x) dans ce que la pensée primitive présentera d’abord comme un continuum entre le particulier et l’universel — comme une histoire racontée où l’étant, l’être humain, est encore déterminé, comme le suggère Heidegger, en sa provenance (et sa destination) par un autre étant — le regard philosophique va progressivement parvenir à nous faire entrer dans l’ère de la subjectivité, du concept et de la mathesis, de l’action qui conduit au savoir véritable des principes. À leur origine, les premiers récits de l’humanité comprenaient le sens du continuum comme une promesse réelle, où la pierre, les métaux, les éléments et les astres étaient capables de parler aux hommes, de leur assigner une place dans le monde ; ceci jusqu’à ce que l’individu, détaché du mythe et de l’idolâtrie, parvienne, de lui-même, à perpétuer le mouvement continu entre la conscience et le monde, entre le sujet et l’objet. L’histoire narrative de la philosophie est tout entière exposée dans ce mouvement originel. Le Greek beginning ou le miracle grec, que l’on associe généralement au socratisme, se présente alors comme une double innovation : dans son fond et dans sa forme. D’une part, et c’est cela qui nous intéresse, le récit suggère un nouveau rapport entre la conscience, éventuellement portée par un sujet, et un monde dont elle se fera complice ; d’autre part, la forme dialogique introduit un genre littéraire inédit, voire, écrit Rossetti, « une puissante mode culturelle[19] ».

Mais alors, dire que l’une des plus grandes réalisations du discours philosophique est d’avoir réussi à imposer le sujet réflexif comme centre de perspectives sur un monde connu et, de là, d’avoir fait naître l’archétype même de cette posture : le soi comme source réflexive de sa propre inscription dans le monde, n’aurait plus rien d’original. Nietzsche, déjà, y a vu une manière de proclamer que plus rien ne nous est étranger, que

l’aptitude de l’esprit à s’approprier ce qui lui est étranger se manifeste [dorénavant] dans notre forte tendance à assimiler le neuf à l’ancien, à simplifier le complexe, à négliger ou à repousser l’hétérogène, [afin] de ranger le nouveau dans le cadre du connu[20].

Mais au seuil du tournant, dont la paternité appartient au rapport conscience-monde livré, de manière quasi ascétique, dans la diégèse socratique, la question demeure pertinente puisqu’elle ouvre sur le fondement logique du phénomène. En fait, si nous savons, comme le rappelle Gadamer, que la conception grecque de l’individualité est liminaire et imprécise, dans la mesure où aucune expression ne permet de dire le sujet, la subjectivité, la conscience de soi ou encore le moi[21], nous comprenons néanmoins que cette indicible subjectivité est en gestation, qu’elle se prépare en creux de quelque chose d’encore plus déterminant pour comprendre le nouveau rapport conscience-monde, c’est-à-dire-dire dans la parole. En fait, si l’on peut affirmer, de façon générale, que la philosophie est une élucidation de la subjectivité, on doit, en même temps, souligner que Socrate n’invente pas le sujet, mais une parole qui vise la guérison de ceux qui la profèrent, de l’Athénien en particulier qui fait l’objet de sa sotériologie. C’est que l’homme est un animal doublement blessé selon Socrate. Par la négativité d’abord : je ne peux rien dire de ce monde et le monde ne me dit rien (parce que l’essence n’est pas dans l’existence). Ensuite par la mélancolie : tout dans ce monde est décevant, le beau devient laid, le désir n’est jamais assouvi parce que le plaisir n’est jamais à la mesure du désir. Pour Socrate le sorcier[22], la guérison dépend de la parole, de la sobriété de la parole qui se dresse contre la tragédie de l’hubris, l’ivresse et l’illusion de la métaphore. C’est une lutte contre la confusion amphibolique qui déroute le langage et porte l’aporein : ne plus savoir quoi dire du monde qui porte la chose et son contraire, tel que Platon l’illustre avec l’exemple du doigt au livre VII (523a) de La République[23] ; une lutte contre la lourdeur de l’inaccompli, le combat de ceux qui ont ressenti leur étrangeté au monde et qui estiment que, finalement, un monde sans eidos, sans essence, ne sait pas se tenir, qu’il est décevant parce qu’apparences, simulations, faux-semblants, impostures. Un passage des entretiens sur La nature des dieux de Cicéron nous donne la mesure de la portée curative du socratisme dans un monde romanisé et de la situation du monde dans son nouveau rapport à l’homme :

Si l’on demande pour qui le monde a été fait, dirons-nous que ce soit pour les arbres et pour les herbes qui, sans avoir de sentiment, ne laissent pas d’être au nombre des choses que la Nature fait subsister ? Cela paraît absurde. Pour les bêtes ? Il n’est pas plus probable que les Dieux aient pris tant de peine pour des brutes muettes et sans entendement. Pour qui donc ? Sans doute pour les animaux raisonnables : c’est-à-dire pour les Dieux et pour les hommes, qui certainement sont les plus parfaits de tous les êtres, puisque rien n’égale la raison[24].

Certes, le monde reste plein de curiosités, mais dorénavant, grâce à l’envoûtement de la dialectique que la thérapeutique de la parole socratique supporte, il appartient à l’homme arraché à la négativité et à la mélancolie de lui donner un sens. Parce que l’âme humaine est grosse de vérité, dit Socrate, elle doit pouvoir accoucher de celle-ci et procurer le bonheur que Sophocle, dans son Antigone, rapporte d’ailleurs aussi au savoir et à la raison : « être-sensé est de beaucoup la première chose de la félicité[25] ». Il devient alors indispensable, pour savoir et surtout savoir ce que l’on dit (avec pour seul recours le langage), de se soustraire à la contradiction, celle du charlatan qui prétend savoir sans savoir, par une parole capable de disposer de la tension existentielle qui émane de la vie, de la tragédie, du péril et de la démesure du monde.

On le constate, le tournant socratique est intimement lié à un intellectualisme de la parole. Dans sa fameuse étude sur les kérygmes de Socrate[26], Hubert Kesters relevait que si ces messages forment déjà, dans le genre lapidaire, un discours complexe où s’entrecroisent le magique, l’astrologique et l’allégorique, ils demeurent irrémédiablement soumis à la puissance du rationnel[27]. L’effort socratique peut bien se résumer à une médecine de l’âme, mais celle-ci n’en trouve pas moins son sens dans un logos (une parole) affirmé qui intellectualise le réel en le réduisant. Un passage du Clitophon, où Socrate exhorte les Athéniens à s’engager dans la réflexion philosophique, insiste sur l’importance de la pratique d’un dialogue de la vertu qui n’est rien sinon une parole capable de fixer la valeur et de déterminer si la vie vaut la peine d’être vécue :

Celui qui ne sait pas se servir de son âme doit la laisser inactive et ne pas vivre plutôt que de vivre abandonné à lui-même ; ou si c’est une nécessité de vivre, il doit se soumettre à un autre [408b] plutôt que d’agir à sa fantaisie, et, comme un bon nautonier, confier la conduite de sa barque à celui qui est habile dans la science de gouverner les hommes, cette science que tu appelles souvent la politique, Socrate, et qui, selon toi, est la même que celle de juger, la justice. Dans ces discours et tant d’autres par lesquels tu nous apprends que la vertu peut être enseignée, et que nous ne devons pas négliger l’étude [408c] de nous-mêmes, je n’ai jamais rien trouvé et sans doute je ne trouverai jamais rien à reprendre : je les crois bons pour nous exciter et très propres à nous faire sortir du sommeil qui nous tient engourdis[28].

La pensée qui s’offre ici, et qui transite par le bon usage de l’âme et l’epimeleia heautou, n’est viable que parce qu’harmonique, sans contradiction dirait Platon. Même entraînée vers les profondeurs insondables de l’âme, la pensée ne peut miser que sur un logos affranchi de toute ivresse, de toute inquiétude, de toute impuissance. De cela dépend la bonne marche de l’âme, alors que sa mise en marche dépend d’un enseignement (d’une paideia) capable de nous aiguillonner vers la vérité, vers un logos éclairé dans l’ordre du juste, du bien et du beau dans leur rapport pratique à l’activité humaine.

C’est pourquoi l’intellectualisme socratique est relayé par une véritable paideia, une pédagogie active qui convoque deux principes fondamentaux qui constituent la trame de ce qui se raconte : d’abord, nous ne pouvons former (au sens de concevoir) que les idées par lesquelles nous avons été formés (au sens de modeler). Ensuite, l’homme est un objet de connaissance utile à la vie, d’où la nécessité de s’étudier soi-même. Ce double mouvement, qui vient refermer le cercle du savoir autour de la vie pratique, entre en scène tel un nouveau pouvoir sur la vie qui nous déloge de notre état de somnolence et nous délivre de l’ambiguïté, de l’impuissance et de l’impensable. L’enjeu de la paideia socratique se révèle alors dans l’exigence de connaître l’homme dans sa vie pratique, dans la mise en oeuvre de l’enseignement de la vertu en vue d’atteindre ce qu’il conviendra d’appeler la vie bonne, mais aussi dans une parole qui nous persuade non seulement de l’utilité de la vérité, mais de sa possibilité même. Cela explique l’intérêt de Socrate pour la parole de ses concitoyens, individuellement, mais surtout son désir aussi fondateur qu’irrécusable de vérité qui consiste, en situant le logos au carrefour de cette démarche, à croire que « la nature [comme la vie par ailleurs] est intégralement connaissable et que le savoir exerce une action salutaire universelle[29]».

Tel serait le déplacement logique du récit qui s’accomplit par l’avènement de la philosophie, c’est-à-dire un mouvement des qualités métaphysiques vers une nouvelle mondanité humaine qui domine l’oeuvre et prend la forme d’une pensée pour la pensée, d’une sorte d’arrachement de la vie humaine au réel enfin démystifié. Jadis impotente, la pensée (la parole), la philosophie, est devenue capable de vérité par sa seule velléité de détachement du réel et c’est sans doute là sa contribution la plus funeste pour l’humanité. C’est comme si la parole pouvait dorénavant dire le vrai alors que nous la soupçonnons d’impureté, qu’elle peut élucider le monde alors que nous craignons qu’elle soit responsable de la mise à distance du monde.

La philosophie contre elle-même

À l’origine, nous avons imaginé la création du monde comme le mouvement final d’un amas corpusculaire. C’était sans doute la seule cosmogonie capable de donner un sens au monde en totalité et d’organiser la vie humaine. Puis, nous avons cru pouvoir sortir de cette hébétude crépusculaire en faisant le pari de lui opposer la démesure du soi, une démesure paradoxale puisque la tradition philosophique a voulu, dès le départ, l’inscrire dans l’ordre de la mesure, au foyer de la toute-puissance du logos. Puis, nous avons élaboré un récit tout aussi paradoxal capable, d’une part, de faire progresser la pensée et l’éthique au-delà des croyances et des pratiques ordinaires, comme le souhaitait la philosophie platonicienne, mais, d’autre part, de s’acharner contre ce que la vie a d’incertain, contre ce qu’elle supporte pourtant toujours : le hasard, la chance, voire l’impensable qui se trouve en son coeur tragique. On le voit, la narrativité philosophique se découpe sur un fond éclairci. Elle s’attache non pas à ce qui l’empêche de penser, à ce qu’il y a d’inintelligible dans la vie et que les premiers récits avaient le courage d’envisager, mais à ce qu’elle désamorce par la pensée, à ce qu’elle dénoue par le concept et qu’elle peut restituer de manière cohérente et méthodique dans le champ du connu. Mais, comme le demande Bonnefoy dans L’improbable : « y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? De l’impression que fait une maison vide[30] ? »

Une simple esquisse de la pensée en présence pourrait nous indiquer ce qui distingue radicalement la philosophie de la science. Si le concept est un leurre, c’est qu’il perd en précision à mesure qu’il s’énonce et devient un simple objet pour la pensée. Éclairer ce qui paraît obscur, voilà le geste préliminaire de la parole socratique, voilà l’instant inaugural, mais aussi provisoire de la pensée qui s’apprête à basculer dans la vision, la vue pure que Platon inaugurera jusqu’à l’éclaircissement du regard : la mathesis. Mais à quoi pourrait bien servir la philosophie si elle n’éclaire plus rien, ou plutôt, de notre point de vue, si elle croit élucider quelque chose ? Sa tâche ne devrait-elle pas plutôt consister à discerner seulement ce qui se dérobe, à indiquer ce qui lui résiste et qu’elle ne pourra jamais coopter dans le concept et l’intelligible ? L’instant cosmogonique, c’est le commencement perdu de la philosophie, le moment qu’il faudrait pouvoir re-découvrir à partir d’un véritable regard philosophique dont la valeur pourrait « se jauger au point d’inintelligibilité qu’il fait apparaître[31] » et non à la quantité de savoir dégagé.