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Se comprendre, pour le lecteur, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’émergence d’un soi autre que le moi, et que suscite la lecture[1].

Une des pensées les plus généreuses de notre temps est sans contredit celle de Paul Ricoeur qui, depuis 1950, interroge les mythes et les symboles, les signes et les métaphores, les récits et les poèmes, en fonction du paradigme moderne de la sédimentation et de l’innovation. Du mythe au poème, il a cherché jusqu’à sa mort, en 2005, à replacer la véhémence de la parole et l’ordonnancement du récit dans la perspective, plus vaste, du monde et de l’agir humain.

Attentif aux avancées de la phénoménologie, de la psychanalyse et de l’histoire comme l’analyse littéraire, et grâce à ces savoirs, le philosophe a examiné différentes formes de discordance dans le monde susceptibles d’être reprises sous forme de concordance discursive ou narrative dans les oeuvres. Après avoir fait état d’un « double sens » des symboles dans De l’interprétation en 1965 et d’un « surcroît de sens » dans Le conflit des interprétations en 1969, Ricoeur valorise les objets culturels par un questionnement sur l’innovation sémantique et sur le rôle du lecteur et de l’interprète dans la concrétisation de ce sens. Un tel questionnement, engagé dans La métaphore vive en 1975 et relancé dans Temps et récit entre 1983 et 1985, sera poursuivi jusqu’à sa mort.

À l’heure des bilans sur la contribution de ce philosophe aux études littéraires, il y a lieu de s’interroger sur l’idée d’innovation sémantique et sur l’évolution de cette idée au fil des ouvrages et des ans. Avec l’hypothèse qu’il affermit la position de la lecture individuelle, puis celle des communautés de lecteurs dans les ouvrages subséquents, de 1983 à 2010, nous voulons dégager les moyens langagiers grâce auxquels les oeuvres innovent et parviennent à exercer une fonction concomitante de refiguration du monde et de redécouverte de soi chez des « communautés qui s’interprètent elles-mêmes en interprétant le texte », comme il le précise en 1998 dans Penser la Bible[2].

La phénoménologie herméneutique de Ricoeur

Si l’herméneutique peut être définie comme un « art de l’interprétation » et s’il n’y a pas de règles objectives pour le déchiffrement des textes, une telle méthode ne saurait s’exercer sans une « réflexion philosophique sur les opérations de compréhension impliquées dans l’interprétation des textes, des oeuvres et des actions », ainsi que l’a formulé Jean Greisch[3], lecteur attentif de Gadamer et de Ricoeur. L’interprétation étant une activité primordiale chez l’être humain[4], il importe de comprendre ce que signifie comprendre et ce qui nous arrive lorsque nous nous y efforçons, suivant la conception de Hans-Georg Gadamer dans son maître-livre Vérité et méthode (1960)[5].

Rappelons les enjeux d’un débat qui a traversé le XXe siècle entre « vérité » et « méthode ». Au tournant des années 1900, Wilhelm Dilthey opposait les sciences de l’esprit, où la compréhension prévaut sur l’explication, et les sciences de la nature, fondées quant à elles sur la description et l’explication. Pour faire vite, Heidegger, en son tournant ontologique[6], exprima plusieurs réserves sur l’idée de vérité en tant que correspondance ou adéquation, qu’elle soit scientifique ou instrumentale, et entreprit de montrer qu’elle était d’abord et avant tout une manifestation, un dévoilement. Dans cette acception de la vérité, l’interprétation constitue une dimension de notre être qui ne saurait être mise au jour à partir d’une méthode objective. Quelque chose arrive dans la rencontre entre le monde du texte et son lecteur, selon une dynamique particulière à l’histoire et à l’événement de sens ainsi produit, quelque chose que l’on peut comprendre et expliquer, mais que l’on ne saurait anticiper. Cet événement rend désuète la conception antérieure, il est un point de non-retour qui transforme le sujet.

Fort de ses travaux sur la philosophie allemande et la phénoménologie husserlienne, ainsi que de ses lectures de Freud, des structuralistes français et des philosophes anglo-saxons, Paul Ricoeur tient pour nécessaire l’adoption de critères rigoureux pour l’explication des textes littéraires, de même que pour l’interprétation des oeuvres et la compréhension de soi. Il choisit non pas d’opposer, mais de réconcilier les opérations distinctes de la compréhension et de l’explication, en vertu d’une herméneutique de la « récollection du sens », qui procède d’un « soupçon » : pas plus qu’il n’est au centre de l’univers, l’être humain n’est maître de sa psyché, et le primat de la conscience est un leurre. Si le sujet se définit comme désir et comme effort[7], il lui faut passer par les signes de la culture pour remettre en cause ses préjugés et accéder à d’autres composantes de son identité. La cohérence qu’il prête à l’oeuvre au moment de la lire et de l’interpréter lui permet de comprendre quelque chose de nouveau et, par conséquent, de se comprendre autrement.

Les positions respectives de Gadamer et de Ricoeur diffèrent sur ce point. À la différence du philosophe allemand, il importe moins, pour Ricoeur, de saisir ce qui se passe dans le processus de la compréhension, que d’adopter un modèle valable pour la lecture des poèmes et des récits, modèle qui permette d’interpréter ce qu’ils ont de singulier : un style et des relations de sens complexes[8]. Ainsi en viendra-t-il à affirmer : « Je prends en un sens très positif l’objectivation, comme un passage obligé par l’explication, en vue d’une compréhension meilleure, avant le retour à l’énonciateur[9] ». Il tient compte pour ce faire du moi, avec son désir d’exister, comme « primordial », lequel emprunte la « voie longue des signes » pour mieux se comprendre, ce dont le soi, en position « terminale », atteste. Mais si l’explication suscite une meilleure compréhension de du texte, elle ne peut être que seconde, par rapport à l’expérience qui motive et surdétermine l’oeuvre en question.

Se démarquant de l’herméneutique de Gadamer par son désir de concilier les opérations du comprendre et de l’expliquer, Ricoeur ne considère pas l’herméneutique comme une science : 

Ainsi la réflexion comprend elle-même qu’elle n’est pas d’abord science, qu’il lui faut, pour se déployer, reprendre en elle-même les signes opaques, contingents et équivoques qui sont épars dans les cultures où notre langage s’enracine[10]

Des symboles aux énoncés métaphoriques

Issue de la philosophie allemande, l’herméneutique phénoménologique n’a pas toujours eu bonne presse et on pourrait longuement discuter des présupposés idéalistes de ce courant de pensée. Ricoeur n’en reste pas moins fidèle au « monde de la vie » (Lebenswelt) et toute son oeuvre constitue une mise en garde contre la réduction du sens dans les études littéraires. Ou bien on voudrait retrouver les traces d’un contexte de production révolu pour recomposer le sens perdu d’un texte, et c’est l’historicisme ; ou bien on cherche à ressaisir l’intention perdue de l’auteur, et cela mène à l’oubli du lecteur ; ou encore on aborde l’oeuvre en fonction seulement de son contexte de réception. Hans Robert Jauss a cherché à comprendre l’oeuvre comme réponse aux questions d’une époque à partir de l’« horizon d’attente » du lecteur. À cet égard, on a reproché à son Esthétique de la réception[11] un certain subjectivisme, dans la mesure où l’enquête était menée du point de vue du récepteur, variable en fonction de ses compétences, et trop d’importance restait accordée à la subjectivité lisante. Jauss répondra à ces critiques par l’adoption de critères textuels explicites dans Pour une herméneutique littéraire[12]. À l’inverse, d’autres commentateurs s’en tiennent à une description des parties en présence, et c’est le déni structural du monde. On évite alors de spéculer sur le sens symbolisé dans le texte, comme le fait par exemple Tzvetan Todorov, lorsqu’il soutient que l’interprétation des symboles varie au gré chacun : « Les faits symbolisés sont interprétés ; et les interprétations varient d’un sujet à l’autre[13]. »

Ricoeur évitera ces écueils en estimant que les symboles se caractérisent par la structure du double sens[14] et que leur compréhension requiert un déchiffrement de ce qui en eux est voilé et par eux se dévoile. C’est là du moins son approche à la fin des années 1960 : « J’appelle ici herméneutique toute discipline qui procède par interprétation, et je donne au mot interprétation son sens fort : le discernement d’un sens caché dans un sens apparent[15]. »

Il en viendra bientôt à nuancer son propos et à considérer que le sens n’est double que dans le symbole ; dans d’autres occurrences, il est complexe, pluriel. En dépit du caractère « bizarre » de certains énoncés, ou plutôt guidé par cette « équivocité », le philosophe cherche à décrire les sens que les textes configurent, parce que l’« équivocité » ne tient pas tant à une « confusion » qu’à un « surcroît » de sens. D’emblée, et c’est là qu’il faut situer les prémisses de son modèle herméneutique, le philosophe s’oppose à une théorie de la dénotation dérivée de Frege, univoque et logique, qui serait refusée aux énoncés littéraires : « […] dans l’oeuvre littéraire, le discours déploie sa dénotation comme une dénotation de second rang, à la faveur de la suspension de la dénotation de premier rang du discours[16] ». Si on veut assigner un sens et une référence aux énoncés métaphoriques, il faut envisager une théorie de la dénotation distincte de celle de Frege, qui pose une adéquation entre la signification et sa validation. La référence dans l’oeuvre se déploie autrement que dans les énoncés logiques ou courants. Qu’un type de référence soit suspendu ne veut pas dire qu’il y a absence de référence, mais signifie plutôt que celle-ci ne peut être tranchée comme la désignation de quelque objet ou personne, et qu’une autre référence se trouve impliquée dans l’oeuvre, à partir de ce qu’elle donne à voir : « […] une autre forme de référence est ouverte, qui s’adresse à des manières d’être plutôt qu’à des objets empiriquement déterminés[17]. »

Dans La métaphore vive, Ricoeur introduit un postulat de la référence qui permet d’interpréter l’oeuvre poétique en fonction de trois critères : le premier porte sur l’explication des parties en présence dans le texte pris comme unité du discours ; le deuxième renvoie à la tradition dans laquelle s’insère ce discours ; enfin, le troisième concerne les particularités stylistiques qui singularisent l’oeuvre. Choisissant d’ouvrir le texte sur le monde, Ricoeur ne peut qu’affronter le structuralisme qui est à son apogée au tournant des années 1970. Les analyses textuelles n’en sont pas moins légitimées tout en étant relativisées : « Expliquer plus pour comprendre mieux[18] », affirmera à maintes reprises Ricoeur dans ses ouvrages.

Du fait du passage à l’écriture, qui fixe un événement de parole, l’oeuvre présente tous les traits relatifs à l’instance des discours identifiés par le linguiste Émile Benveniste. Mais cette fixation dans le temps constitue une sorte d’« objectivation ». Le texte s’affranchit de son « contexte d’origine » et devient une médiation entre les partenaires de l’échange. Aussi le sens de l’oeuvre cesse-t-il de coïncider avec les intentions de son auteur et doit-il être repris par ceux qui en assurent la réception. Dans une telle perspective, Ricoeur substitue une visée du texte à l’intention du locuteur : « Interpréter une oeuvre, c’est déployer le monde auquel elle se réfère en vertu de sa “disposition”, de son “genre” et de son “style”[19] ».

La distance entre le contexte de production et le contexte de réception appelle une perspective herméneutique. Et c’est le texte qui constitue l’unité fondamentale du discours, et non la phrase, en tant qu’il est le lieu où se joue la dialectique entre expliquer et comprendre. Le premier critère, d’ordre sémiotique, consiste à « suivre le chemin de la signification » et porte essentiellement sur la dynamique du texte ; mais les deux autres critères n’en sont pas moins nécessaires au dégagement du sens, ainsi qu’aux appréciations de l’oeuvre. L’appartenance à un genre la rattache à un contexte historique et l’inscrit dans une tradition littéraire. Mais c’est par le style surtout que l’on peut parler d’innovation sémantique et reconnaître aux oeuvres leur originalité. Car l’autonomie de l’oeuvre ne veut pas dire que celle-ci n’a pas d’auteur. Bien au contraire, le texte est oeuvre, pour Ricoeur, qui se réfère en cela à Gilles-Gaston Granger, dans la mesure où il a un style : « chaque style est la solution singulière apportée à un problème singulier[20] ».

Si l’oeuvre opère la médiation entre le monde et le langage, le terme de « réalité » convient mal à une production du passé. Ricoeur ne parlera plus guère de « redescription de la réalité », mais, à la manière de Gadamer, d’« appropriation » du monde du texte par le lecteur. Dans Temps et récitIII, il se livre à une auto-critique de son premier modèle :

[…] j’avais attribué au poème lui-même le pouvoir de transformer la vie, à la faveur d’une sorte de court-circuit opéré entre le voir-comme…, caractéristique de l’énoncé métaphorique, de l’être-comme…, corrélat ontologique de ce dernier. […] Une réflexion plus précise sur la notion de monde du texte et une caractérisation plus exacte de son statut de transcendance dans l’immanence m’ont néanmoins convaincu que le passage de la configuration à la refiguration exigeait la confrontation entre deux mondes, le monde fictif du texte et le monde réel du lecteur. Le phénomène de la lecture devenait du même coup le médiateur nécessaire de la refiguration[21].

Le « voir-comme » de l’énoncé métaphorique tient à la prédication « bizarre » qui favorise des rapprochements inédits. Pour Ricoeur, il ne fait pas de doute que la nouvelle pertinence sémantique tient à la « véhémence ontologique qui, en toutes circonstances, motive la fracture du langage enclin à se clore sur lui-même ». Par la métaphore, nous sommes invités à lire notre propre expérience selon des modalités langagières inédites et « ainsi essayons-nous des nouvelles manières d’être au monde[22] ». Mais les termes de « référence » et de « portée référentielle » ne sauraient convenir à une activité qui requiert le concours actif du lecteur. Seule la « refiguration » permet, chez le lecteur, un ressaisissement de ces nouvelles possibilités relationnelles : « C’est […] le monde du lecteur qui est offert à une telle redescription ; laquelle est avant tout une relecture du monde et de soi-même[23]. » Si le changement de vocabulaire précise le modèle herméneutique, l’emploi de la notion de « refiguration » n’oblitère pas pour autant l’idée que le texte renvoie à un monde, celui du lecteur.

Dans ses travaux ultérieurs, Ricoeur reviendra souvent sur le modèle qu’il a élaboré en 1975, notamment dans Soi-même comme un autre, où il insiste sur la « visée ontologique [qui] se trouve comme ajournée, différée par le déni préalable de la référentialité littérale du langage ordinaire[24] ». Le philosophe postule toujours une antériorité de l’exister sur le dire, mais reconnaît du coup que les critères avancés dans La métaphore vive ne lui permettaient pas de développer sa pensée sur l’historicité des oeuvres et les communautés de lecteurs.

Le temps du récit

Des symboles aux énoncés métaphoriques, c’est aussi bien la transparence du sujet à lui-même que la clôture du texte que Ricoeur a remises en cause dans sa réflexion sur les énoncés littéraires. Dès son séminaire sur la narrativité de 1980, il s’emploie à démontrer que le temps humain est une construction qui ne peut se dire qu’à travers la médiation d’un récit. Il s’appuie sur une nouvelle dialectique — une autre conciliation donc — celle de la temporalité et de la narrativité. La somme philosophique que constitue Temps et récit (1983-1985), achevée en 1984, en sera l’éloquente explicitation.

Cette fois, les notions de « préfiguration » (expérience), de « configuration » (texte) et de « refiguration » (lecteur) sont abordées de front. Configurer l’histoire dans le récit, c’est mettre en intrigue l’action et les personnages en fonction d’une expérience et d’un savoir. Refigurer le temps, pour le lecteur, c’est transformer sa vision du monde pour expérimenter de nouvelles manières de l’habiter. La notion de refiguration elle-même se trouve dédoublée, au sens où la fiction remodèle l’expérience à partir de « variations imaginatives », et l’histoire reconstruit le temps à partir des traces laissées par le passé.

À l’aporie du temps cosmologique et difficilement transposable en temps vécu, voire « inscrutable » à l’aune de la psychologie et de la phénoménologie, Ricoeur oppose la narrativité comme réplique temporelle. Si on ne peut faire dériver un temps de l’autre temps, on peut tout de même les appréhender à travers une construction fictive : « le temps ne devient humain que lorsqu’il est raconté[25] ». C’est par le privilège de la fonction narrative que les historiens et les romanciers racontent le monde, les premiers avec plus d’archives et moins de « variations imaginatives », les seconds, à partir des « variations imaginatives » surtout, sans négliger pour autant les archives de l’expérience humaine.

Ici encore intervient une conciliation : Ricoeur voit dans le muthos aristotélicien, qu’il traduit par la « mise en intrigue », l’image inversée de la distentio animi, notion qu’il détache de la méditation augustinienne sur l’éternité, pour la comprendre comme déchirure de l’âme distendue par l’écoulement du temps. Une discordance est appréhendée sur le mode de l’expérience temporelle. Mais elle peut être reprise, au sens de rejouée, au sein d’un monde fictif, par le privilège d’une configuration narrative[26]. L’étude des temps verbaux, de la tension entre les choses racontées et l’acte de raconter, de même que celle des « synthèses de l’hétérogène » sont fondamentales au moment de refigurer l’expérience temporelle construite par l’humain. Lorsqu’il formule une telle hypothèse en 1983, Ricoeur se fait lui-même véhément : 

Il va de soi que c’est moi, lecteur d’Augustin et d’Aristote, qui établis ce rapport entre une expérience vive où la discordance déchire la concordance et une activité éminemment verbale où la concordance répare la discordance[27].

Sans la reprise par un lecteur, la mise en forme textuelle ne saurait renvoyer au réel. La médiation entre langage et monde ne peut se faire que chez celui qui refigure de telle sorte l’expérience :

[…] le récit n’achève sa course que dans l’expérience du lecteur dont il « refigure » l’expérience temporelle. Selon cette hypothèse, le temps est en quelque sorte le référent du récit, tandis que la fonction du récit est d’articuler le temps de manière à lui donner la forme d’une expérience humaine[28].

Après avoir souligné que l’écriture moderne et contemporaine se place en position de rupture par rapport aux fables traditionnelles, Ricoeur se penche sur « la mise en intrigue simultanée de l’histoire racontée et du personnage » chez trois romanciers du XXe siècle qui font l’expérience du temps et de leur identité perdue et retrouvée : Virginia Woolf, Thomas Mann et Marcel Proust. C’est la première fois, semble-t-il, que Ricoeur consent au long détour des signes pour valider sa thèse, selon laquelle la « cohésion d’une vie » — traduction du Zusammenhang des Lebens de Dilthey — passe par la cohérence d’une oeuvre, ce qui en fait, au sens fort qu’il donne à ce mot, une sublimation.

* * *

De la Philosophie de la volonté en 1950 aux derniers ouvrages, les travaux de Ricoeur n’auront de cesse de montrer que ce sont les signes de la culture qui transforment le hasard de la naissance en destin de la personne : le moi narcissique fait place au soi réflexif par le détour des signes et la médiation de la lecture.

S’il faut reconnaître avec lui que le modèle de redescription métaphorique de la réalité ne convenait pas, en raison de l’oubli du monde du lecteur, il faut voir aussi que c’était la place consentie à la configuration qui se trouvait alors en défaut. Trop d’explications, et de surcroît en position préalable, ne sauraient mener à une meilleure compréhension de l’oeuvre. À trop insister sur le fonctionnement des parties en présence, si séduisante que soit l’analyse structurale, on en oublie qu’il s’agit là d’une opération seconde par rapport à l’expérience du monde et du temps, laquelle est préfigurante avant d’être refigurante.

Certains commentateurs ont soutenu que le modèle temporel développé par Ricoeur ne s’appliquait qu’au récit. Or, l’étude de la trajectoire qui va des poèmes aux récits et des récits aux poèmes montre que c’est inexact. C’est ce qu’il signale dans son autobiographie intellectuelle, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, La métaphore vive et Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, parus à dix ans d’intervalle, sont présentés comme étant « deux livres jumeaux[29] ».

Dans le recueil d’entretiens La critique et la conviction, Ricoeur précise :

Je crois aujourd’hui que la conflictualité profonde du temps du monde et du temps de l’âme ne se dit que poétiquement, dans la poésie la plus populaire — où l’on répète que la vie est brève et la mort certaine — comme dans la plus élaborée. Disons, de Baudelaire à Yves Bonnefoy. Avoir tout misé sur le narratif faisait finalement tort à d’autres manières de parler du temps, de le chanter, de le déplorer, de le louer, comme on le voit par l’exemple des Psaumes et de l’Ecclésiaste[30].

De la mise en intrigue de l’action humaine à la nouvelle pertinence sémantique créée par la parole vive, Ricoeur cherche à replacer tant les récits que les poèmes dans une pensée de l’agir, suivant l’idée que l’humain est capable de se transformer au contact des oeuvres. Ni affirmatif, à la manière de Descartes, ni humilié, comme le voyait Nietzsche, le Cogito de Ricoeur, blessé et souffrant, révèle un sujet mû par son désir et son effort, et capable, suivant le mot de Merleau-Ponty, d’une « reprise créatrice[31] » de son être et de son destin.

En témoignent encore, et enfin, une série de fragments écrits dans les mois qui ont précédé sa mort, où la fin de la vie est envisagée comme un dessaisissement :

[…] je m’éloigne du temps immortel de l’oeuvre, et je me replie sur le temps mortel de la vie : cet éloignement est un dépouillement, une mise à nu du temps mortel dans la tristesse de l’avoir-à-mourir, ou peut-être le temps de la fin et de la pauvreté d’esprit[32].