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Le livre de Marie Bornand vient s’ajouter à la courte liste des monographies en français sur le témoignage. En effet, la plupart des ouvrages critiques portant sur le sujet, et notamment sur les récits liés à l’expérience concentrationnaire, ne sont disponibles qu’en anglais. L’étude de Marie Bornand est donc importante à plus d’un titre. D’une part, l’auteure fait le point sur la notion de témoignage dans le champ de la critique française, proposant ainsi une vue d’ensemble riche et rigoureuse qui prend appui sur la tradition littéraire et critique depuis la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, elle développe et déploie cette notion dans un ensemble d’analyses variées, à la fois pertinentes et intelligentes, qui permettent de cerner les enjeux de la pratique testimoniale ; ceci avait été peu fait en langue française pour un domaine critique qui, aux États-Unis, croît de plus en plus depuis une quinzaine d’années.

L’ouvrage s’intéresse au témoignage en tant que prise de parole, en tant que système énonciatif. En mettant l’accent sur la « situation de communication » qui caractérise la pratique testimoniale, l’auteure propose une « pragmatique du témoignage » (p. 8-9). Cet angle d’approche est particulièrement approprié à son objet d’étude, puisque la spécificité de la parole testimoniale se trouve dans l’acte de communication qu’elle met en place et dans sa dimension performative. « La pratique éthique et légitime du témoignage, écrit Marie Bornand, réside dans cet acte performatif qui consiste à transformer le lecteur en témoin » (p. 225). Ce qui caractérise l’écriture testimoniale, d’un point de vue pragmatique, c’est la place fondamentale accordée au lecteur que le texte cherche à affecter — ici, l’auteure fait appel à la théorie du lecteur affecté développée par Ricoeur dans Temps et récit III — et, du même coup, à intégrer dans la chaîne testimoniale afin qu’il devienne un témoin indirect.

Le témoignage n’est donc pas envisagé comme un genre mais comme une pratique d’écriture. La distinction est importante, puisqu’elle permet à l’auteure de constituer un corpus d’analyses diversifié qui va de ce qu’elle nomme les témoignages de « première génération », c’est-à-dire écrits par des rescapés des camps nazis tels que Robert Antelme, David Rousset et Charlotte Delbo, jusqu’à des romans qui évoquent de manière allégorique les violences du totalitarisme, comme La peste de Camus ou Le nom des singes d’Antoine Volodine, en passant par des textes comme W ou le souvenir d’enfance de Perec et la trilogie d’Agota Kristof. Marie Bornand propose donc un parcours à travers différents types de récit qui ont en commun, outre le contenu évoquant « l’expérience de l’oppression idéologico-politique » (p. 16), une posture énonciative particulière : l’auteur, ou le narrateur, « s’exprime en tant que témoin et, simultanément, prend le lecteur à témoin, l’implique dans sa cause » (p. 9).

L’originalité et la force novatrice de l’étude de Marie Bornand réside précisément dans cet accent mis sur l’écriture testimoniale en tant qu’acte performatif, ce qui permet d’étendre cette pratique au-delà de ce qu’on désigne généralement sous le terme « témoignage ». Ce qui fait l’acte testimonial, c’est le rôle conféré au lecteur par le texte. Ainsi, un texte de fiction peut acquérir une valeur testimoniale si, au cours de sa lecture, le lecteur est appelé « à répondre au texte […] à se laisser transformer par lui» (p. 61). Les analyses proposées par l’auteure démontrent les moyens narratifs et rhétoriques déployés par les différents textes visant à faire du lecteur « un partenaire actif dans la transmission d’une mémoire, dans l’élaboration d’une chaîne du témoignage » (p. 129). Dans ce contexte, la parole testimoniale n’est plus la propriété exclusive des témoins directs ; elle peut également être le fait des témoins indirects, ceux qui n’ont pas vécu les événements mais qui ont été affectés par eux et par l’expérience des témoins. Il s’agit là d’une position non seulement esthétique mais aussi éthique, qui fait appel, entre autres, à la notion de responsabilité autant pour les auteurs que pour les lecteurs. La perspective adoptée par Marie Bornand ouvre la possibilité d’une constitution et d’une transmission de la mémoire :

La pratique du témoignage, des récits de rescapés aux romans très contemporains, est là pour donner à voir des faits, les rappeler à la mémoire collective, les faire revivre au coeur d’une expérience textuelle parfois traumatisante, au sein d’une forme qui interroge la conscience individuelle et sociale, qui aiguillonne la responsabilité de chaque lecteur, de chaque individu.

p. 228

On comprend l’importance d’une telle étude aujourd’hui, alors que la question éthique prend de plus en plus de place dans la critique littéraire, d’une part, et que d’autre part les témoins directs des camps nazis se font de plus en plus rares. Comme l’écrit avec ironie Jorge Semprun dans Le mort qu’il faut, il n’y aura bientôt plus de ces témoins à « l’encombrante mémoire ». La proposition de Marie Bornand selon laquelle il y a « passage du témoin » d’une génération à l’autre, permettant de garder vivante notre mémoire collective, constitue à la fois une hypothèse intéressante et une mise en action. En effet, par son étude, l’auteure se charge de contribuer à l’élaboration de cette mémoire ; elle est, elle-même, un témoin indirect dont la réponse aux témoignages prend la forme d’un ouvrage critique brillant et captivant.

Il y a lieu de se demander si le fait d’étendre la définition du témoignage à des fictions écrites par des témoins indirects ne réduit pas la spécificité de la parole des témoins qui ont, eux, vécu une expérience traumatique. Le sujet qui témoigne de son expérience des camps nazis est hanté par la mort ; il n’arrive pas à se voir comme un survivant : il se définit plutôt comme un revenant, un spectre. Le témoin est pris entre la vie et la mort, entre une vie qu’il ne parvient pas à réintégrer, puisqu’il ne peut assumer sa survie, et une mort qu’il a vécue sans en mourir. Son témoignage est donc autant un témoignage de son expérience que de sa hantise, autant l’histoire de sa « vie » que celle de la mort des autres. Le témoignage des rescapés prend par conséquent une valeur symbolique que ne peut revêtir le roman d’un témoin indirect. C’est pourquoi il me semble important de distinguer entre témoignage et écriture testimoniale, ce qui n’est pas toujours clairement fait dans l’ouvrage de Marie Bornand. Il faut dire que ce qui, pour l’auteure, fonde le témoignage, c’est un certain rapport à l’Histoire, « un regard sur l’histoire et l’homme qui la fait, [une] prise de parole de la part de victimes d’événements historiques mondiaux, ou en leur nom » (p. 62). Je ne suis pas d’accord avec cette limitation du témoignage à l’historique. D’une part, parce qu’elle invalide les témoignages où il est question d’expériences plus personnelles telles que la maladie ou le deuil comme Le protocole compassionnel d’Hervé Guibert, L’événement d’Annie Ernaux, My Brother de Jamaica Kincaid ; et, d’autre part, parce que cette définition passe à côté d’un élément fondamental du témoignage qui est la transmission d’une expérience traumatique, de l’expérience du trauma qu’on trouve dans les témoignages de deuil et de maladie aussi bien que dans les témoignages concentrationnaires. En ce sens, le témoignage se veut une médiation entre le monde de l’expérience traumatique et le monde de l’existence « normale », quotidienne, où le témoin tente de faire pénétrer le lecteur dans sa réalité et de faire reconnaître son expérience. Je comprends que l’orientation choisie pour Témoignage et fiction ne permettait probablement pas d’étendre l’étude à cette dimension psychique du témoignage, mais peut-être ce débat nous donnera-t-il l’occasion d’entendre Marie Bornand à ce sujet.