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Au tournant du XXe siècle[1], le développement de l’activité littéraire au Canada français a permis d’établir une littérature nationale sur des bases assez solides. La Société royale du Canada, l’École littéraire de Montréal et la Société du parler français au Canada donnent d’utiles lieux de sociabilité aux écrivains, des éditeurs comme Beauchemin et Granger commencent à diffuser largement les auteurs confirmés, Camille Roy introduit la littérature canadienne dans les programmes d’enseignement collégiaux, alors que des auteurs d’envergure pointent : Edmond de Nevers, Émile Nelligan, Louis Dantin, Jules Fournier. De nouveaux liens avec la France appuient cette évolution, Charles Gill, Camille Roy ou Paul Morin y étudient, Louis Fréchette, Henri-Raymond Casgrain, Laure Conan et William Chapman vont y recevoir des prix de l’Académie, Edmond de Nevers y entreprend brillamment sa carrière et divers notables et écrivains français passent au Québec soit pour y enseigner, comme René Doumic ou Marie Louise Milhau, soit à l’occasion de célébrations publiques tel le Premier congrès de la langue française au Canada en 1912, dans le cas de René Bazin ou de Gustave Zidler. Enfin, des acteurs parisiens franchissent régulièrement l’Atlantique pour jouer quelques saisons à Montréal, quand ce n’est pour s’y établir, comme Eugène Lasalle.

Dans ces conditions, on aurait pu aisément penser que le Canada français donnerait bientôt ses Maurice Maeterlinck, ses Émile Verhaeren ou ses Charles Ferdinand Ramuz, comme la Belgique et la Suisse, et s’accorderait plus étroitement avec l’évolution du champ français. On sait cependant que Nelligan, de Nevers et Fournier disparurent tôt, que Dantin se tut une vingtaine d’années avant de s’employer ensuite surtout à commenter la production des autres et qu’il fallut longtemps attendre Alain Grandbois, Saint-Denys Garneau, Anne Hébert ou Gabrielle Roy, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, à peu de choses près. On se rappelle plus facilement, de cette époque, les carrières avortées de Guy Delahaye, de Jean-Aubert Loranger et de Paul Quintal Dubé, ou même la dispersion du Nigog, que les bonnes fortunes, en roman, d’Adolphe-Basile Routhier, en poésie, de Blanche Lamontagne, ou au théâtre, de Léopold Houlé. L’oeuvre la plus marquante, Maria Chapdelaine, est de la main d’un Français ; on l’a assez souvent rappelé. Les autres grands succès de l’époque, quoi qu’il en soit de leur différence de registre, Aurore l’enfant martyre ou Un homme et son péché, fictions mélodramatiques de la victime sans défense, ont été voués, sans qu’il faille s’en surprendre, à la fortune populaire des médias. Cette histoire s’étant ainsi réalisée, on la trouve aujourd’hui naturelle. La pauvreté économique des Canadiens français, la faiblesse de leur enseignement collégial et universitaire, l’exiguïté du milieu intellectuel et la domination idéologique d’un clergé rétrograde expliqueraient tout.

Sans doute en bonne part. Mais ces contacts nombreux avec la France que nous avons pointés plus haut et qui se sont amplifiés avec le temps auraient dû faciliter au moins à certains une participation plus étroite, sinon aux aventures Dada et surréalistes, effectivement très éloignées des préoccupations canadiennes-françaises, du moins à l’esthétique promue par La Nouvelle Revue Française, pour ne pas parler de celle des romanciers catholiques de l’inquiétude spirituelle, Mauriac, Bernanos ou Green. Or, sauf à La Relève, et encore là bien modestement, on en trouve assez peu de traces. Le courant a mal passé ou fort peu. Pour qu’il circule, il fallait des vecteurs qui le portent ; on peut penser aux imprimés, livres et revues, qui pouvaient pourtant librement entrer au pays. Manifestement, de tels textes, disponibles, ne suffirent pas ; il fallait aussi des “ passeurs ”, des personnes qui servent de relais, qui conditionnent, qui garantissent, qui acculturent. On peut s’interroger à leur propos. C’est à elles et aux réseaux qu’elles ont activés que cet ensemble de travaux est consacré.

Ils trouvent leur place dans une enquête plus étendue sur l’ensemble des réseaux intellectuels France-Québec que Denis Saint-Jacques mène avec Gérard Fabre[2]. Le projet consiste à mobiliser des chercheurs de diverses disciplines, avec leurs compétences thématiques propres, sur la formation des différents réseaux intellectuels entre la France et le Québec, leurs continuités et discontinuités dans le temps. Ce ne sont pas tant les institutions que les “ croisements biographiques ” qui les intéressent, quand bien même les deux aspects seraient fréquemment imbriqués. Souvent négligés, ces phénomènes de contact méritent d’être mieux compris et analysés : qu’on les conçoive tantôt comme facilitant les échanges culturels entre Français et Québécois, tantôt au contraire comme les parasitant, ils semblent la plupart du temps témoigner de l’originalité de chaque foyer étudié, à rebours d’une explication mécaniste en termes d’influences et d’emprunts unilatéraux.

Les sciences humaines et sociales, tout comme les disciplines littéraires, s’intéressent de plus en plus aux contacts internationaux que les intellectuels peuvent nouer dans tel ou tel contexte : les réseaux qu’ils tissent constituent un terrain d’études fertile pour dégager les brassages d’idées et les “ transferts culturels ” (selon l’expression utilisée par M. Espagne et M. Werner[3]). Cette façon d’aborder le sujet élargit et corrige un angle d’approche fréquemment centré sur le seul espace national et rivé aux clivages endogènes. Les liens internationaux eux-mêmes peuvent être différenciés en explorant les conditions qui permettent les échanges culturels : par exemple, les lieux d’étude et les voyages à l’étranger, les lectures telles qu’on peut les appréhender par les bibliothèques personnelles, les participations à des manifestations comme les congrès, les collaborations à des revues étrangères ou à tout autre support éditorial, enfin, les correspondances. C’est ainsi qu’on peut cerner les cercles de pairs, leur mode de constitution et de reconnaissance internationale, qu’on peut saisir les captations et les rejets de part et d’autre.

Ce sont les processus d’interculturation et d’interconnaissance que nous comptons dégager dans des temporalités historiques différentes. Ces dernières ne s’enchaînent pas selon un continuum, mais renvoient à des expériences intersubjectives, des télescopages, voire des ruptures biographiques. Se pose donc la question des modes et des conditions d’échange culturel, par quoi se constituent conjointement identité et altérité, mémoire et oubli.

Si, avant la Deuxième Guerre mondiale, la littérature canadienne-française s’est apparemment tenue éloignée de la part tenue aujourd’hui pour la plus significative de l’activité littéraire parisienne, si Gide, Proust ou Valéry, et même Claudel, Mauriac ou Bernanos, n’ont que très tardivement trouvé des répondants au Canada français, on peut penser que les contacts intellectuels existant entre Français et Canadiens se sont construits sur d’autres bases. C’est ce qu’examinent les travaux réunis dans ce dossier.

Il n’est pas mauvais de jeter un coup d’oeil en arrière pour voir comment se sont constitués les rapports littéraires France-Québec à partir du début du Régime britannique au Canada. Si la Nouvelle-France a fait d’autant plus étroitement partie du champ des Lettres françaises qu’il n’y a pas eu d’imprimerie dans la colonie et que, par conséquent, ce qui y a été écrit pour publication était destiné à l’opinion publique de la métropole, le nouveau lien colonial introduit une distance problématique entre les francophones américains et leur ancienne patrie d’origine. À l’éloignement géographique s’ajoute une rupture des liens politiques et économiques qui aggrave les obstacles à la survie culturelle. Tant les conquérants que les conquis ont pu croire un moment à la disparition à court terme de l’identité française des “ nouveaux sujets britanniques ”. Le fait que cette assimilation a échoué dépend d’abord de la paisible résistance de ceux-ci, qui s’identifièrent comme “ Canadiens ”, mais aussi des rapports qu’ils recréèrent avec leur ancienne métropole.

Le titre du premier journal, The Quebec Gazette / La Gazette deQuébec, fondé en 1764, illustre le bilinguisme immédiatement jugé nécessaire pour toucher un lectorat largement francophone. Sans tradition journalistique propre, les Canadiens allaient accueillir des lettrés dotés de compétences appropriées pour le lancement de la Gazette du commerce et littéraire à Montréal en 1778. Ceux-ci, Fleury Mesplet et Valentin Jautard, formaient alors un réseau littéraire où se grefferaient les premiers hommes de lettres de quelque importance au Canada, Pierre Du Calvet et Joseph Quesnel. Tous des Français. Dans un curieux retour colonial, les lettres naissaient au Canada de l’intervention d’immigrés français.

L’arrivée du parlementarisme en 1791 réorganise le champ du discours public où prime maintenant le politique. Des Canadiens, nés sur place, Bédard, Papineau, Parent, deviennent les pôles de réseaux intellectuels où la grande question est la réforme de l’État. Les Français, immigrés ou de passage, Marconnay ou Mermet, ne jouissent plus soudain que d’une position accessoire, rendue d’autant plus marginale que les communications avec la France se trouvent alors dans une situation très difficile. À ce moment, les lettrés canadiens évoluent comme leurs homologues des États-Unis ou de l’Amérique latine et tendent à redéfinir sur une base autonome leur champ intellectuel. Le Français Marconnay réclame lui-même pour son pays d’adoption une “ littérature nationale ”.

Mais l’échec des rébellions de 1837-1838 et l’Acte d’union de 1840 coupent net cet élan. Le mouvement littéraire romantique qui se constitue alors se tourne vers l’exploitation du passé comme garant de la grandeur d’une nation sans perspective d’avenir concrète. Un tel passé, tout français, appelle la réanimation de liens qui favorisent et garantissent cette identité d’abord patrimoniale. Le peuple qu’invente l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours de François-Xavier Garneau trouve son origine dans la colonie française. Les “ Canadiens ” d’hier deviennent progressivement “ Canadiens français ”. Et les écrivains les mieux appréciés, Fréchette, Casgrain, Conan ou Chapman, vont bientôt respectueusement chercher en France les prix de l’Académie, qui prouvent leur qualité de surgeons du grand “ arbre ” littéraire auquel ils tâchent de se greffer. L’amélioration des rapports politiques entre le Canada et la France, le progrès technologique dans les transports maritimes et la croissance des activités littéraires au Québec ont apparemment tout pour renforcer le mouvement.

Et pourtant, comme on l’a signalé plus haut, cette évolution apparemment si favorable à une assimilation des pratiques françaises et canadiennes-françaises semble s’être engagée dans une impasse. S’il faut préciser que les auteurs des articles réunis pour ce numéro, consacré à l’exploration des réseaux littéraires France-Québec de 1900 à 1940, ne se sont pas donné le mandat concerté d’éclairer cette question, force est de constater, comme on pourra le lire, que leurs contributions aident beaucoup à en préciser la nature.

Chantal Savoie se penche d’abord sur “ L’exposition universelle de Paris (1900) et son influence sur les réseaux des femmes de lettres canadiennes ”. Le tournant du XXe siècle offre, grâce à l’expansion de la presse, une conjoncture propice à l’entrée en nombre des femmes en littérature au Québec et il est frappant que celle-ci coïncide avec l’affirmation du premier féminisme au pays. Françoise, Joséphine Marchand-Dandurand, Madeleine et consoeurs envahissent les pages féminines des journaux, fondent des périodiques, forment des associations et imposent leur présence dans les lettres, comme est obligé de le reconnaître l’abbé Camille Roy jusque dans son manuel à l’intention d’étudiants qu’il voit pourtant surtout masculins. Cette entrée se fait en utilisant tous les appuis plausibles ; ces écrivaines regardent donc tout autant que leurs compatriotes masculins du côté de la France. D’autant que s’offre une occasion exceptionnelle : la réunion du Conseil international des femmes à Paris durant l’Exposition internationale de 1900. Les contacts établis alors et préservés un certain temps par la suite se font dans les réseaux du monde aristocratico-bourgeois, qui forme ce que l’on nomme à cette époque le “ Tout-Paris ”, car le premier féminisme s’invente à la jointure d’associations caritatives et de mouvements sociaux réformistes où ne peuvent pratiquement militer que des personnes appartenant aux élites. Savoie note aussi que ces réseaux ne sont qu’en partie littéraires. En fait, ils apparaissent d’abord mondains et, par conséquent, relèvent d’un milieu social où ne se trouve pas l’avenir de la littérature française au XXe siècle. Comment d’ailleurs deviner que cet avenir pointait plutôt sous la signature de cette Colette Willy qui publiait justement en 1900 un premier roman polisson, Claudine à l’école ? Qu’auraient pu en faire nos femmes de lettres au Canada français ?

Pierre Rajotte nous déplace plus tard, durant l’entre-deux-guerres, dans un article où il s’intéresse aux écrivains voyageurs, à Paris, il va sans dire. C’est l’époque où il devient prescrit pour un écrivain canadien-français de s’y rendre au moins une fois dans sa vie ; on peut lire à ce sujet l’intéressant roman contemporain de Pierre Dupuy, manuscrit couronné d’un prix David en 1924 sous le titre Le mage de l’Occident et publié chez Plon, en 1930, sous un titre différent, André Laurence, Canadien français. Ce thème de l’obligatoire voyage formateur à la Ville lumière fait l’objet de débats prévisibles en cette époque régionaliste. Toutefois, même Lionel Groulx n’hésite pas à faire le déplacement quand l’occasion s’en présente ; il trouve au reste dans cette capitale de la République honnie beaucoup de cette vieille France qu’il vénère. À vrai dire, il s’y complaît tant, à ce qu’il en raconte, que l’on est en droit de s’interroger. Va-t-on à Paris pour ce qu’on y trouve ou pour pouvoir en tirer reconnaissance et autorité ?

Rajotte renverse la perspective en ce sens et nous fait voir le voyage comme une stratégie de valorisation de l’écrivain. Les nombreux récits de voyage qu’il compulse lui révèlent quelques topoï du séjour à Paris dont les auteurs composent une série de vignettes qui montrent le visiteur affichant l’étendue et la qualité de ses relations aussi bien que l’éclat de ses succès. On comprend mieux à le lire les réactions souvent agacées de ceux, restés au pays, qui voient rentrer ces “ retours d’Europe ”. Cependant, à comparer ces belles histoires et la fortune réelle des écrivains canadiens-français en France, on comprend que, de bonne foi ou non, il y a bluff. Les grands succès littéraires sur des sujets canadiens ne nous trompent pas : un best-seller de Louis Hémon en 1921, Maria Chapdelaine, le prix Goncourt de Maurice Constantin-Weyer en 1928, Un homme se penche sur son passé. Tous deux d’auteurs français. On pourrait encore évoquer le prix Fémina de Marie Le Franc en 1927, Grand-Louis, l’innocent, d’une Française vivant alors à Montréal. Et si l’on cherche des réussites moins tapageuses, constatons que le Québec ne fournit, comme la Suisse ou la Belgique, aucun Blaise Cendrars, ni aucun Henri Michaux à la littérature française de l’époque. Faut-il encore ajouter qu’en 1934 Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor fondaient déjà ensemble L’étudiant noir ? Rien d’aussi décisif à signaler du côté des Canadiens français.

Michel Lacroix s’applique à nous en donner une idée à propos de ceux qu’il définit comme parties prenantes du réseau “ latin ” à Paris. Dans le conflit qui a opposé les régionalistes aux exotiques au tournant des années 1920 au Québec, les derniers ont également été surnommés “ parisianistes ” étant donné à la fois leur propension à séjourner là-bas et leur allégeance aux valeurs littéraires qui y avaient cours. On voudrait alors les imaginer bien en prise sur les courants porteurs du champ littéraire français. Or, ce sont ces “ parisianistes ” qui forment le noyau canadien-français du réseau latin. Aucun danger de croiser là les surréalistes, ni non plus les animateurs de la Nouvelle Revue Française. Roquebrune, Dugas et Dupuy, entre autres, se retrouvent plongés grâce à leurs contacts dans les salons mondains et manifestement heureux de la situation. Roquebrune, auparavant créateur relativement audacieux de poèmes en prose dans L’invitation à la vie (1915), y fait sa mutation en auteur de romans historiques vite repris au Québec dans les collections patriotiques destinées à la jeunesse. Il cesse en pratique de compter comme moderne. Dugas, qui continue pourtant à pratiquer le poème ne prose, voit bientôt sa thématique envahie par ces références mondaines dans Nocturnes (1936). Or, ce réseau restera mondain du début des années 1920 jusqu’à la fin des années 1930. D’une part, il s’éloigne ainsi progressivement davantage des courants littéraires les mieux orientés vers l’avenir, de l’autre, il subit une mutation idéologique qui renforce ses liens avec le fascisme montant. Comme l’a étudié Gisèle Sapiro, ce milieu, proche de Maurras et de l’Académie, sera celui de la collaboration[4]. En ce cas, l’impasse n’a pas besoin d’explicitation ; d’ailleurs, dès avant la guerre, Roquebrune ou Laurendeau prennent leur distance avec l’extrême droite française, comme le pointe Lacroix. Quoi qu’il en soit, avec la guerre, leur réseau disparaît. Quand Aragon, Camus et Sartre ou même Gide et Mauriac reviennent, le réseau latin ne reprend pas vie pour des raisons assez évidentes et ses membres canadiens-français se trouvent coupés du Paris qui était le leur.

Les régionalistes allaient-il faire mieux ? Voilà de façon très ciblée la question que traite Gwénaëlle Lucas en s’intéressant à Marie Le Franc, la Bretagne, Paris, et Montréal. Marie Le Franc ne saurait à elle seule représenter tous les régionalistes, mais on peut aisément croire qu’elle se trouvait la mieux placée pour réussir la mise en opération d’un réseau littéraire franco-québécois efficace durant ces années. D’origine française, venue s’établir à Montréal au début du siècle, elle publie d’abord au Québec avant d’obtenir le prix Fémina en 1927 et de diviser sa production ensuite entre un cycle canadien-français et un cycle breton. Il lui faut d’évidence un et même plusieurs réseaux pour occuper au moins les deux positions d’auteure bretonne et canadienne-française. Elle s’y emploie avec d’autant plus de détermination qu’elle cherche à vivre de sa plume. Mais André Chevrillon, Roger Vercel et Louis Guilloux en Bretagne, Olivar Asselin, Victor Barbeau et Rina Lasnier au Québec, tout en constituant un regroupement d’écrivains non négligeables, sont justement mal implantés au centre, Paris, où, pour compter, il faut avoir ses appuis. Marie Le Franc semble par ailleurs incapable de convertir le capital de publicité que lui vaut son prix en entrées dans les réseaux porteurs de l’édition française. Elle cherchera encore à développer un autre réseau plus global d’auteurs provinciaux dont le premier pôle est Sully-André Peyre, poète provençal, et où se retrouvent, entre autres, Henri Pourrat, Henri Bosco et Marie Noël et qui ira jusqu’à inclure un maillon québécois. Est-il nécessaire de souligner que, Pourrat compromis par Vichy, l’avenir ne pointe pas dans cette direction non plus et que les autres régionalistes canadiens-français ne font pas mieux qu’elle ?

Une enquête limitée à quatre sondages relativement circonscrits ne couvre évidemment pas tout le terrain possible. D’une part, le cas des acteurs et dramaturges d’origine française pratiquant au Québec présente des caractéristiques tout à fait particulières, mais qui renvoient plus au circuit de la production pour le grand public qu’à Claudel, à Giraudoux et, moins encore, à Vitrac ou à Artaud[5]. D’autre part, l’examen mené par Stéphanie Angers et Gérard Fabre sur La Relève donne une idée d’un réseau plus en prise sur l’évolution intellectuelle française du temps[6]. Toutefois, il faut tenir compte que ce périodique, plutôt isolé au Québec en ses premières années, n’existe qu’à partir de 1934 et que son action ne touche qu’un nombre encore limité de personnes. Le réseau de La Relève apparaît justement comme l’exception qui se détache nettement dans le champ intellectuel avant la guerre. Il rend encore plus manifeste l’erreur objective de stratégie qui orienta les auteurs des deux principaux courants littéraires canadiens-français, régionalisme et exotisme, dans leurs relations avec cette “ France, mère des arts ” dont ils ne surent en fin de compte tirer le meilleur parti de la fécondité. C’est précisément leur fourvoiement qui allait rendre la tâche plus facile à Anne Hébert, à Jacques Godbout ou aux poètes de l’Hexagone après la guerre ; les contacts étant à refaire, ils purent les reprendre sur de nouvelles bases.