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La perception du monde indigène au temps des Lumières européennes se révèle autant au travers des images qu’au travers des textes. Par quelques exemples qui interrogent la dynamique réciproque mettant en jeu image et textualité, ce recueil propose un parcours d’un siècle en convoquant des documents visuels et textuels allant des années 1710 jusqu’aux années 1810. Les indigènes présentés sont issus de tous les continents et l’on verra que le public européen en a d’abord perçu l’image grâce à des relations de voyage qui les décrivent et en proposent aussi des portraits et des tableaux gravés. Leur popularité augmente ensuite grâce à des fictions d’auteurs éclairés qui leur attribuent le premier rôle. Mais l’honneur du portrait peint ne sera conféré à des indigènes qu’après la Révolution.

Les travaux sur les relations de voyage sont actuellement en plein essor. Le portail Internet VIATICA donne généreusement accès aux projets d’équipes canadienne, française et suisse[1], de même qu’à une banque de chercheurs travaillant sur la littérature des voyages. Il va sans dire que, dans ce contexte, la rencontre des navigateurs avec les indigènes est régulièrement abordée et que « la rencontre de l’Autre » trouve même sa place dans une poétique de ce genre littéraire en formation aux XVIe et XVIIe siècles[2]. Par ailleurs, l’interaction entre les mots et les images qui figurent cette rencontre a déjà donné lieu à un dossier de revue visant à réunir par l’analyse culturelle différenciée des représentations de soi et de l’Autre les approches anthropologique et historienne, les systèmes symboliques à l’oeuvre et les contraintes techniques et sociales de la production des livres à gravures[3].

Malgré l’intérêt épistémologique des réflexions de Claude Reichler et malgré la qualité des études réunies dans l’ouvrage collectif cité où le parti pris interdisciplinaire rend justice aux textes et aux images, les gravures du siècle des Lumières qui nous intéressent au premier chef continuent à être dépréciées par la critique. Ainsi, faisant le point sur l’image viatique, François Moureau déplore-t-il « la médiocrité des artistes convoqués[4]  », l’absence d’expérience directe des dessinateurs, des graveurs et des « tâcherons » chargés de colorier les gravures. Concédant les réussites techniques indéniables de la gravure à cette époque, il insiste pourtant sur de soi-disant carences poétiques et esthétiques et affirme que

la gravure de voyage est rarement un témoignage fiable au XVIIIe siècle, si tant est qu’on y cherche ce type d’information. Elle se définit implicitement comme un pis-aller, une sorte de sas entre deux mondes, voire une fatalité éditoriale qui pousse les libraires à fournir en souscription ces collections gravées dont les amateurs sont très friands[5].

Les oeuvres des artistes voyageurs de l’époque romantique charment davantage le critique par la fusion d’un ego et d’un lieu, par la magie de la lumière et des couleurs. Mais est-ce là le point d’aboutissement d’où il convient de juger l’extraordinaire succès des histoires de voyages et des récits illustrés de gravures dans l’Europe des Lumières ? Le clivage entre le héros d’une expérience esthétique personnelle, recherchée dans un pays lointain, et le bourgeois qui jouit tous les jours de vues exotiques figurées sur les papiers peints dont il décore son intérieur, est propre à la France du XIXe siècle. Cet écart entre l’émotion vécue in situ et la possession d’un produit de luxe dérivé du succès des voyages ne peut pas éclairer tous les enjeux des compilations, « histoires générales », « bibliothèques », cartes et illustrations qu’ils ont générées et qui furent largement diffusées à travers toute l’Europe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La gravure y occupe une place intéressante qui mérite d’être mieux étudiée[6].

La circulation européenne des savoirs, des images et des textes grâce aux estampes et aux imprimés est un acquis des Lumières dont la modernité se trouve entre autres soulignée dès les années 1760 dans des contes moraux critiquant le pouvoir de l’aristocratie. Aussi l’héroïne de Belle de Zuylen qui jette par la fenêtre du château de son père les portraits de ses nobles aïeux préfère-t-elle « les belles estampes[7]  », les paysages et les romans aux grands genres de la peinture et de la littérature soutenant le système monarchique. De telles fictions montrent bien qu’à cette époque de nouvelles valeurs se mettent en place. En littérature, le genre déprécié du roman gagnera d’ailleurs bientôt accès aux rayons honorables des bibliothèques privées grâce à l’illustration qui en fait un objet de collection[8]. Le rapport de la textualité aux images s’en trouve bien sûr modifié et la fonction des gravures incluses dans les pages d’un roman s’étendra dès lors de l’ornementation en passant par la figuration jusqu’à la suggestion[9] qui enrichit le plaisir de la lecture. En tant que spécialiste de la gravure romanesque, Christophe Martin reste pourtant méfiant à l’égard de ces images qu’il qualifie encore à la suite de Rousseau de « dangereux suppléments ».

Pour être tant à craindre et à rejeter, lorsqu’elle prend place dans les pages d’un livre, l’image est sans doute en train d’usurper un statut qu’elle n’avait pas dans une culture fondée sur la parole et sur les textes. Ayant, en effet, longtemps assumé une fonction ornementale et allégorique, la gravure gagne, comme on l’a vu, celles de la figuration et de la suggestion. L’image ne demande donc plus tant à être appréciée et déchiffrée qu’à être approuvée et jugée vraie. Ce déplacement du critère de vérité du texte vers l’image est en rapport avec l’avènement des sciences de la nature et marque aussi les discours qui rendent compte des voyages de découvertes scientifiques des années 1770 et 1780. Dans l’étude qu’il leur consacre, Philippe Despoix cherche à se faire à la fois l’historien des techniques de l’exploration et leur « mythographe[10]  » pour montrer à quel point les dispositifs de vérité des sciences et les formes de l’imagination créatrice sont imbriqués au moment où la figure de l’auteur-explorateur prend la place de celle du compilateur-savant pour produire des publications multimédiales dues au concours d’équipes de voyageurs hautement spécialisés. Dans ce contexte, la gravure est appelée à montrer des réalités physiques et humaines inconnues en Europe. Mais, informée par la culture artistique de l’époque, elle interprète à sa façon la rencontre des Européens avec les indigènes. De plus, ces images nouvelles et suggestives alimentent immédiatement l’imaginaire littéraire et artistique du public lecteur de sorte que la rencontre avec des peuples inconnus est diversement retravaillée dans la fiction et la peinture.

Tout comme les voyageurs des Lumières réunissaient des équipes multidisciplinaires pour mieux comprendre leurs découvertes, les chercheurs réunis dans ce numéro de la revue Études littéraires abordent leur sujet par des biais disciplinaires différents, mais toujours en scrutant des documents d’époque, soit principalement des livres à gravures ou encore quelques peintures, afin de révéler ensemble les conditions d’émergence d’un regard européen porté sur divers peuples de la Terre.

Évoquant plusieurs Voyages de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, Isabelle Morlin rend compte des progrès de la littérature de voyage pour constater que les illustrations sont plutôt rares dans ces ouvrages, les paysages et les êtres humains presque absents. Cette lacune est toutefois compensée par une riche textualité descriptive. À travers son étude du Voyage de Laurent d’Arvieux, ce sont les bédouins du désert qui sont donnés à voir sans que l’illustration s’écarte des détails du texte descriptif. Voyageant par ordre du roi, d’Arvieux n’a rien publié de son vivant. On note un écart de 15 ans entre sa mort et la publication de ce Voyage en 1717. Les inédits de ce grand connaisseur du Proche-Orient continuent d’ailleurs à se publier[11].

Après les bédouins du désert, ce sont les femmes des îles Canaries qui émergent de trois Voyages scientifiques du début et de la fin du XVIIIe siècle. Ces expéditions n’avaient pas pour mission première d’étudier la population des îles, mais comprennent des planches permettant à Cristina G. de Uriarte de proposer une analyse de l’iconographie des habitants des îles, non sans avoir présenté une étude historienne fouillée expliquant bien l’origine et la localisation des planches découvertes. Ce sont les premières images figurant cette population et ses costumes traditionnels.

Si les voyageurs français sont les premiers à avoir illustré les femmes des Canaries, les premières estampes du Pacifique sont dues aux voyageurs britanniques. L’enquête de Philippe Despoix et Stéphane Roy conjugue les savoirs d’un spécialiste des voyages scientifiques et d’un expert de la gravure au XVIIIe siècle pour montrer comment et pourquoi l’exagération fabuleuse au sujet des Patagons géants est ramenée à des proportions plus justes sur les images officielles figurant la rencontre des explorateurs avec cette population indigène. Mais un nouveau travers déforme bientôt l’image de la rencontre avec les guerriers polynésiens, car cette circonstance historique semble digne du tableau néoclassique.

Suivent deux études littéraires de romans et nouvelles informés par les voyages et qui mettent en jeu les indigènes d’Amérique, d’une part, ainsi que les Noirs d’Afrique d’autre part. Aucun sujet n’est de première main dans les nouvelles de Louis d’Ussieux qui développe plutôt une intrigue à partir d’anecdotes glanées dans des livres d’histoire. Son combat de Français des Lumières est de faire connaître les croyances et les moeurs des indigènes tout en dénonçant les atrocités commises par les Espagnols à l’époque de la conquête du Mexique. Tout comme l’abbé Prévost qui vante la qualité de son illustrateur pour démarquer sa traduction de ses sources[12], d’Ussieux s’associe les meilleurs artistes pour faire dialoguer les images avec ses fictions. Emmanuelle Sauvage révèle, pour sa part, le terrible sort fait aux Noirs dans la littérature pornographique comme dans les oeuvres du marquis de Sade. Répercutant la pensée monogéniste de Buffon, ces écrits mettent en scène l’animalité supposée, voire la soi-disant monstruosité des Noirs. Quelle que soit la rareté de leur illustration, on verra ici leur place au sein d’orgies. Mais la violence associée aux Noirs dans les romans dépasse ce que peuvent montrer des images.

Deux études relevant de l’histoire de l’art concluent enfin ce parcours qui marque quelques étapes significatives de la figuration visuelle et verbale des rencontres avec les peuples du monde dans l’Europe des Lumières, tout en étudiant leur répercussion visuelle dans la gravure et la peinture du XIXe siècle. Spécialiste des estampes françaises réalisées entre 1750 et 1850, Peggy Davis propose une riche étude de la vision romantique des Amérindiens en montrant l’évolution de l’iconographie attachée à quelques scènes prégnantes tirées des Incas de Marmontel et d’Atala de Chateaubriand. La réification de l’indigène dans la quête idéologique d’un parangon de pureté primitive est d’autant plus sensible que l’illustration s’autonomise jusqu’à condenser de façon emblématique ce que les romans appuyaient de dialogues et d’arguments. Dans son étude consacrée à Girodet, Annie Champagne clôt la boucle de notre périple en retrouvant à un siècle d’écart l’Orient d’où l’on était parti. Par contraste, on perçoit d’autant mieux l’exigence de la rencontre personnelle qui informe les portraits réalisés parfois d’après nature par ce peintre. Même si son oeuvre s’inscrit dans la vogue de l’orientalisme dénoncée par Edward Saïd, Girodet magnifie dans un poème de sa plume le voyage pour recueillir des sujets de tableaux, et restaure la dignité des indigènes par sa peinture sans tenir compte de la propagande napoléonienne qui les disait inférieurs. Rien n’est simple, lorsqu’on s’attache à étudier la mise en discours et en images de la rencontre des Européens et des indigènes au temps des conquêtes par la force des armes et à défaut par la force des sciences et des arts.

Au nom de tous les auteurs réunis ici, je tiens à remercier la revue Études littéraires d’avoir ouvert ses pages à un débat interdisciplinaire mettant en jeu des anciens imprimés et des documents d’archive dont la nature multimédiale nous devient toujours plus accessible grâce aux nouvelles technologies qui permettent d’en montrer la façon à distance et d’en faire circuler à nouveau les images gravées[13].