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Les écrivains québécois de l’entre-deux-guerres ont été nombreux à voyager en France et à y établir des contacts avec des personnalités du monde des arts et des lettres. Pour certains d’entre eux, faire des rencontres et s’intégrer à un réseau[1] de relations constituent même l’un des principaux buts de leur séjour d’études ou de leur voyage touristique : “ Une de mes préoccupations durant mon séjour en France, écrit Édouard Montpetit, a été de rencontrer le plus de personnalités possible[2]. ” Édouard Montpetit, Lionel Groulx, Jean Bruchési, Robert de Roquebrune, Philippe Panneton, Simone Routier, André Laurendeau, Alain Grandbois, Marcel Dugas, pour ne nommer que ces auteurs, ont tous laissé des témoignages de leurs “ excursions intellectuelles dans les milieux parisiens[3] ”. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi ces auteurs sentent de plus en plus le besoin “ d’accumuler ” les rencontres intellectuelles transatlantiques, mais surtout de les évoquer, tantôt dans leurs récits de voyage, tantôt dans leur correspondance, leurs souvenirs ou leurs mémoires. Puisque “ les réseaux sociaux sont à la fois des relations et leurs représentations, des liens entre les acteurs et des idées que se font les acteurs à propos de ces liens[4] ”, il y a lieu de se demander pourquoi les écrivains québécois de l’entre-deux-guerres accordent de plus en plus d’importance à la représentation de leurs relations.

Les théories de Pierre Bourdieu sur le “ champ littéraire ” ou celles d’Alain Viala sur les “ stratégies d’écrivain ” permettent d’ébaucher des hypothèses à cet égard. Selon Bourdieu, “ la seule accumulation légitime, pour l’auteur comme pour le critique, […] consiste à se faire un nom, un nom connu et reconnu[5] ”. À cette fin, plusieurs n’hésitent pas à faire appel à diverses stratégies qui font “ intervenir une part de “ flair ”, de sens de placements avantageux[6] ”, de dire Viala. Or, comme on le verra dans le présent article, séjourner en France et y nouer des relations deviennent de plus en plus des principes de hiérarchisation au sein de l’espace littéraire québécois de l’entre-deux-guerres. Aussi les écrivains ont-ils avantage à faire l’étalage de leur expérience et de leurs rencontres outre-mer, voire à en proposer, a posteriori, une reconstitution stratégique.

L’attrait du séjour en France

Au cours de la période de l’entre-deux-guerres, plusieurs facteurs incitent les Canadiens français à voyager en France. D’abord, le progrès des transports facilite de plus en plus les déplacements. En 1920, par exemple, le Canadien Pacifique crée une ligne de transport maritime par paquebots entre le Havre et Montréal et rétablit la ligne reliant Montréal à Anvers[7]. Dès lors, les voyageurs n’ont plus à transiter par l’Angleterre. Par ailleurs, l’ancienne tradition de poursuivre des études en France, temporairement compromise par la Première Guerre mondiale, connaît un dynamisme sans précédent pendant l’entre-deux-guerres[8]. Plusieurs jeunes universitaires de la petite bourgeoisie estiment nécessaire de parfaire leurs études supérieures par un séjour en France[9]. Quant aux moins bien nantis financièrement, ils peuvent tenter d’obtenir les bourses d’études accordées par le gouvernement provincial à partir de 1920[10]. Contrairement au prix d’Europe créé en 1911 pour les musiciens seulement, ces nouvelles bourses sont offertes aux étudiants de toutes les disciplines, qui peuvent ainsi espérer acquérir, dira Madeleine, “ cette haute culture française vers laquelle nous tendons nos esprits avides,… depuis des siècles[11] ”.

L’accueil des Français aux lendemains de la Première Guerre mondiale favorise également les contacts. “ Notre citoyenneté canadienne nous rendait sympathiques. Les Canadiens étaient bien vus en France[12] ”, écrit Robert de Roquebrune. Au dire de Jean Bruchési, les Canadiens ont droit tout particulièrement à “ la reconnaissance de la Troisième République qui n’avait pas oublié notre participation à la première grande Guerre[13] ”. Pour Alain Grandbois, Paris, à cette époque, “ comme aucune autre ville au monde, facilite le commerce de l’amitié[14] ”. C’est toutefois Lionel Groulx qui insiste le plus sur cet accueil des Français :

Depuis la guerre de 1914, les Français se sont rendus à l’urgence d’une publicité soignée à l’étranger, surtout dans les milieux culturels qui leur sont apparentés. Il suffit, du reste, de se présenter là-bas, avec une mission ou un semblant de mission, ou quelque ombre du personnage officiel, pour que, tout de suite, vous tombe à la main la clé d’or. Les portes s’ouvrent le plus aisément du monde à l’étranger qui apporte un message fraternel[15].

La fascination des Canadiens français pour l’Europe, notamment pour la France, doit également être prise en considération. “ Je tremble d’émotion en mettant le pied sur le sol français[16] ”, écrit Marcel Dugas. “ J’avais tant rêvé que je me promènerais un jour par tes rues, ô Paris ![17] ” s’exclame Jean Bruchési. Pour bon nombre de Canadiens français, un séjour en France relève d’une forme de retour aux sources de leur culture française.

Un voyage en France, estime Édouard Montpetit, c’est une longue réflexion sur nous-mêmes et nos impressions les plus vives sont le plus souvent canadiennes. Nous subissons mille réflexes. Nous établissons, souvent malgré nous, des comparaisons. Nous recommençons sans cesse la réponse aux mêmes questions. Tout cela nous aide à nous définir[18].

En plus de cette parenté culturelle, des affinités idéologiques incitent également certains intellectuels québécois et français à collaborer à divers organismes, comme les mouvements d’Action française[19], l’Alliance française, le Comité des Amitiés catholiques françaises à l’étranger, le Comité France-Amérique, etc. Les craintes suscitées chez plus d’un Canadien français par le combisme qui a sévi à Paris au début du siècle laissent place à l’espoir, voire à l’admiration à l’égard des mouvements nationalistes d’action française et de catholicisme social. Aussi, nombreux sont ceux, comme Lionel Groulx, Jean Bruchési et Édouard Montpetit, qui rêvent de rencontrer les thuriféraires de la droite française, notamment Charles Maurras, Maurice Barrès, Léon Daudet, René Bazin, etc.

Pour d’autres, comme Marcel Dugas, Paul Morin, Simone Routier et Alain Grandbois, la France, et plus particulièrement Paris, représente plutôt “ la capitale du savoir et de l’intelligence[20] ” qui donne accès au savoir-faire de la modernité et qui, le cas échéant, leur permettra de renouveler, grâce aux innovations qu’ils importent, la littérature canadienne-française. En fait, considéré depuis le XIXe siècle comme la “ capitale mondiale de la littérature[21] ”, Paris semble investi d’un véritable pouvoir de consécration universel. Afin de “ faire leurs classes ” et de tenter d’accumuler du capital littéraire, les écrivains et les artistes du monde entier sont nombreux au XXe siècle à se ruer vers cette “ République mondiale des Lettres ”. Les Canadiens français ne font pas exception à la règle. Pour plusieurs d’entre eux, un séjour en Europe prend une dimension proprement initiatique. François Ricard le signale :

Le voyage en Europe, pour tout jeune Canadien ou Américain de l’époque ayant quelque velléité artistique ou intellectuelle, est une étape obligée dans l’apprentissage du monde et de la culture. Nul ne peut prétendre à la qualité de peintre, d’écrivain, de comédien ou d’intellectuel, nul ne peut se dire “ cultivé ” s’il n’a pas traversé l’Atlantique et découvert les “ vieux pays ”. Pour les jeunes Canadiens français, en particulier, cette initiation est cruciale ; seule l’Europe peut vraiment les délivrer des contraintes et du provincialisme de leur milieu natal, seule l’Europe peut leur donner accès direct aux idées, aux formes et aux oeuvres de la culture moderne la plus avancée ; seule l’Europe peut leur offrir, sur le plan intellectuel, moral ou même sexuel, leur première véritable expérience de la liberté[22].

Certes, tous ne sont pas d’accord avec le bien-fondé de ces voyages initiatiques. Dans sa correspondance, Simone Routier témoigne à quelques reprises “ d’une certaine hostilité qui attendait au Canada français les “ retours d’Europe ”[23] ”. Jean-Charles Harvey et Alfred DesRochers, en particulier, reprochent aux auteurs canadiens de ne plus produire pendant et après leur séjour dans la capitale française, de tenter “ le snobisme de l’imitation des Parisiens ” plutôt que “ de rester canadiens, maîtres chez eux[24] ”. Aux yeux de Léo-Paul DesRosiers, les “ revenus de Paris ” ne rapportent de là-bas “ que de nouvelles prétentions, des tics de langage, et des diplômes véreux[25] ”. De telles récriminations ne parviennent toutefois pas à endiguer l’attrait pour ces séjours à l’étranger. Bien au contraire, elles incitent certains “ retours d’Europe ” à se justifier en décrivant comme une révélation le choc ressenti à leur arrivée dans la Ville lumière :

Mille compréhensions s’insinuent en nous, dont une certaine est que : ce qui nous apparaissait de la culture, du talent original chez nous, ici se classe, de soi-même, tout à fait élémentaire. On ne se dit pas “ je suis bête, plus bête qu’eux ” mais on se dit “ comme je sais peu de choses ”, “ comme j’ai pu dire empathiquement des lapalissades usées ” […]. Et, ma foi, oui, on se tait puisque forcément ce que l’on aurait à dire pour le moment ne peut dépasser ni égaler ce que l’on a à écouter et à regarder[26].

Après un an ici, la stupeur passée, on se ressaisit et essaie de produire moins, mais mieux et plus à la page — serions-nous plus louables de repousser toute compréhension et tout progrès et de continuer dans nos incorrections… locales si je puis dire[27].

Victor Barbeau estime dans ses souvenirs avoir éprouvé la même réaction au contact de la culture française : “ Le roman reste à écrire de la douloureuse métamorphose que subit dans sa chair et dans son esprit le jeune provincial canadien-français qui débarque en France. C’est en m’asseyant sur les bancs de la Sorbonne que vraiment je mesurai l’étendue de mon ignorance[28]. ” Pour sa part, tout en dénonçant l’arrogance et la nostalgie manifestées par certains “ retours d’Europe ”, André Laurendeau souligne néanmoins la stimulation intellectuelle associée à un séjour en Europe :

Dans ces grandes villes de haute culture […] vous vous sentez d’abord un petit provincial. Les exigences et les barèmes changent. […] Il y a autour de vous une abondance de vie intellectuelle et de vie artistique. […] Soudain, vous vous rendez compte que vous êtes entré dans cette vie plus intense. Intellectuellement, vous participez à cette société mieux structurée, tellement plus riche que la vôtre, où des milliers de travailleurs de l’esprit s’appuient les uns les autres et se combattent — à ce vaste mouvement qui ne s’arrête jamais et qui commence à vous porter[29].

Laurendeau estime particulièrement important le choc des idées suscité par les relations qu’il a établies outre-mer avec des intellectuels de tous horizons politiques. En 1936, dans une lettre à l’abbé Groulx, il écrit :

J’ai connu quelques hommes et quelques groupes nouveaux depuis les instituteurs catholiques jusqu’aux écrivains marxistes. En cela je gagne au moins d’élargir mon champ de vision. J’essaie de m’ouvrir à toutes les influences qui me semblent bonnes même s’il y a des risques… plus je vais et plus je trouve qu’on manque d’audace intellectuelle chez nous[30].

En fait, le voyage de Laurendeau en France, véritable chemin de Damas, l’amène “ à se détacher du cléricalisme, à dissocier le catholicisme du régime politique et social, à se préoccuper des questions sociales, à adopter une position moins dogmatique vis-à-vis du communisme et à devenir un catholique de gauche[31] ”. Le 26 mars 1936, il écrit à ses parents : “ Quand chez nous, je me mettrai à trouver que de mon côté, à peu près tout est bien et que du côté de l’adversaire, à peu près tout est mal, j’aurai besoin de faire un voyage[32]. ”

Le séjour en France devient donc un élément discriminant dans la vie intellectuelle de l’époque. Le débat qu’il suscite témoigne de la valorisation dont il fait de plus en plus l’objet. Si, selon certains, il “ tue les talents canadiens ”, pour d’autres, il est un préalable à toute production créative et originale. Dans une lettre du 1er juin 1931, Louis Dantin écrit à Simone Routier : “ Tous les peuples du monde viennent apprendre à Paris, y sont venus depuis des siècles, et en ont rapporté non l’étouffement de leurs qualités raciales, mais leur affinement et leur faculté d’expression. Il faut avoir du génie canadien une idée bien exorbitante, pour s’imaginer qu’il perd à une telle école. ” À Paris, poursuit Dantin dans une lettre du 20 octobre 1932, “ tout y est profit pour l’esprit ; l’âme, le sens esthétique, le sens philosophique aussi, s’y élargissent et s’y échauffent[33] ”. De fait, chez certains, le séjour en France produit une telle impression qu’à leur retour, il leur apparaît impératif de reproduire ici l’ébullition des milieux intellectuels français. “ Pour Barbeau, ce voyage d’études aura véritablement dépassé la stricte démarche pédagogique puisque le jeune homme revient au pays avec la ferme intention de jouer un rôle de premier plan parmi l’élite canadienne-française[34] ”. Le séjour européen de Gabrielle Roy, de l’automne 1937 au printemps 1939, devait également décider de toute sa carrière. Comme le rappelle François Ricard, “ le départ de Gabrielle Roy pour l’Europe, à l’âge de vingt-huit ans, marquait l’acte inaugural de sa vie d’écrivain[35] ”. Les auteurs et les intellectuels seront de plus en plus nombreux à tirer profit de ce passage obligé en Europe, “ surtout après 1960 pour atteindre des sommets au début des années 1970[36] ”.

L’étalage de rencontres et de réseaux : une stratégie d’écrivain

Si le voyage en lui-même rapporte un certain capital symbolique, que dire des relations établies avec des agents du champ littéraire parisien, des relations qui peuvent aller jusqu’à déterminer “ ce qui fait l’autorité dont l’auteur s’autorise[37] ” ? Selon Bourdieu, “ cette “ autorité ” n’est autre chose qu’un “ crédit ” auprès d’un ensemble d’agents qui constituent des “ relations ” d’autant plus précieuses qu’ils sont eux-mêmes mieux pourvus de crédit[38] ”. Les études sur l’institution de la littérature ont démontré à quel point le statut des écrivains et leur position dans le champ sont largement tributaires de leur “ participation aux groupes ou cénacles et, plus généralement, [de leurs] relations interpersonnelles avec d’autres agents ou acteurs[39] ”, mais également de “ l’image produite de la fonction littéraire et de la position d’écrivain, y compris les éléments mythiques contenus dans cette image[40] ”.

À la suite de Bourdieu, Viala a bien montré, pour la France, comment ces relations participent de ce qu’il appelle des “ stratégies d’écrivain ” et comment celles-ci sont rendues possibles par l’émergence du premier champ littéraire. “ S’il existe des stratégies “ textuelles ” (c’est-à-dire des démarches destinées à entraîner l’adhésion du lecteur) depuis qu’il existe des textes, l’apparition des stratégies “ d’écrivain ” (c’est-à-dire : qui mettent en jeu le statut social d’écrivain) est une mutation historique[41] ”, de préciser Viala. Avec la constitution du champ littéraire, les auteurs sont en effet de plus en plus enclins à déployer des stratégies et à poser des gestes concrets susceptibles de leur procurer la meilleure place possible au sein de ce champ. Évidemment, comme le mentionne Viala, “ une stratégie mêle toujours du conscient et de l’inconscient, du calcul et de l’irrationnel, des choix libres et des contraintes, souvent même pas perçues comme telles[42] ”.

Au Québec, l’entre-deux-guerres représente précisément une période où le champ littéraire tend à s’affirmer avec plus d’autonomie[43]. Au sein de ce champ littéraire qui se spécifie, certains auteurs vont tenter davantage de se démarquer. Chez un intellectuel comme Lionel Groulx en particulier, il y avait, de dire Guy Frégault, “ le secret désir de briller partout[44] ”. On sait, en effet, à quel point Groulx, qui “ appréciait fort la renommée[45] ”, a fait appel au cours de sa longue carrière à des stratégies d’émergence, de maintien et de reconnaissance, voire de conservation, afin d’établir et d’hypostasier son statut d’écrivain. Marie-Pier Luneau a décrit comment, au Québec, le chanoine va “ jouer de toutes ses ressources pour promouvoir son oeuvre, dans la logique de sa conception d’une littérature engagée[46] ”. Certaines stratégies qu’il déploie pour faire son autopromotion pourraient même, à la limite, être considérées “ comme immodestes ou disgracieuses[47] ”. À titre d’exemple, Groulx, dont l’idée maîtresse a été “ les idées marchent à la condition qu’on les porte ”, a utilisé de nombreux pseudonymes pour faire l’éloge de ses propres ouvrages et ainsi en mousser la vente[48]. Or, il y a tout lieu de croire que l’étalage de ses relations et de ses succès en France[49] participe également d’une stratégie d’écrivain.

Au cours de ses séjours en France, Groulx ne rate aucune occasion de tisser des liens avec les intellectuels et écrivains catholiques de l’heure qui sont parfois, en même temps, des amis du Canada. En 1921, lors d’un voyage d’un an en Europe afin de consulter des archives d’histoire, il en profite pour établir des contacts, notamment avec les historiens Émile Lauvrière et Pierre Gaxotte, mais surtout avec le romancier René Bazin, qui lui ouvre les portes de la Corporation des Publicistes chrétiens. Pendant un autre séjour à Paris en 1931, le réseau se consolide et Groulx reçoit de nombreuses invitations. Dans ses Mémoires, on peut lire : “ Le 24 février 1931, j’écris à ma mère : “ Il y a des semaines où je ne prends pas trois repas à mon hôtel, tellement je reçois des invitations de tous côtés ”. Pour ne manquer à personne, du lendemain de mon arrivée à Paris jusqu’à mon départ, j’ai dû tenir de mes rendez-vous, un agenda serré[50]. ” Parmi ces nombreuses invitations à déjeuner ou à dîner, — déjeuners et dîners que Groulx décrit avec force détails dans ses Mémoires —, signalons celles de René Bazin, du romancier Émile Baumann, avec qui Groulx échangeait déjà des livres, d’Émile Lauvrière, de l’auteur dramatique Louis Artus, du romancier Joseph Wilbois, du nouveau président des Publicistes chrétiens, Georges Goyau, des historiens Robert de Caix, René Pinon et Pierre de La Gorce.

Groulx insiste également dans ses Mémoires sur les différents avantages qu’il a retirés de ses relations avec ces ardents défenseurs du catholicisme social en France. Le 3 novembre 1921, il peut assister à la réception de Joseph Bédier à l’Académie française grâce à Bazin, qui lui a “ envoyé un bon billet du centre[51] ”. “ Lors de mon voyage de 1931, écrit-il, Robert de Caix s’entremit généreusement pour me rendre maints services dans les milieux officiels[52]. ” Mais surtout, sa première publication à Paris, La France d’outremer, est le fruit de sa relation avec Bazin, qui l’invite à prononcer une conférence le 22 février 1921 devant la Corporation des Publicistes chrétiens. La façon dont Groulx rapporte le succès de sa conférence est révélatrice de l’importance qu’il cherche à s’accorder et de son désir de capitaliser sur son mythe :

On m’a accordé trente-cinq minutes. Je parle pendant près d’une heure. Au début, on achève de boire son café et l’on fait un peu de bruit. Je n’ai point parlé cinq minutes que l’auditoire est devenu attentif, m’écoute religieusement. L’effet dépasse et bien au-delà ce que nos amis du Comité[53] [de propagande à Paris] auraient pu attendre. L’Action française (VII : 151-152, 185-186), sous le titre “ Notre directeur à Paris ” et “ Chez les Publicistes chrétiens ”, publie quelques extraits de journaux de la capitale française sur la réunion. La Libre Parole ne craint pas de citer largement les passages les plus chatouilleux de la conférence et conclut : “ Que de vérités utiles dans tout cela et qui seraient singulièrement fécondes si les Français voulaient y réfléchir avec sérieux ” […] Le président de la Ligue d’Action française de France, Bernard de Vesins, occupe à table le siège en face de moi. Il réclame sur-le-champ mon texte pour publication en brochure. Publication qui est chose faite quelques jours plus tard. La France d’outremer connut un tirage d’au moins 10,000 exemplaires. Mes amis du Comité s’en feront un instrument de propagande[54].

Dans des termes à peine voilés, Groulx se présente comme porteur d’une révélation pour les Français. Il s’attribue également ce rôle lors d’un dîner chez les Publicistes le 5 février 1931 ou encore lors d’un dîner chez le philosophe et romancier catholique Joseph Wilbois, le 28 février 1931, où il sert une véritable leçon aux convives qui lui demandent son opinion sur le catholicisme en France. Certes, Groulx a beau décrier “ la France moderne ”, cela ne l’empêche pas d’admirer “ la France ancienne ” restaurée par le catholicisme social. Comme l’a bien montré Gérard Bouchard, le chanoine et ses épigones n’en sont pas à une contradiction près. Leur rapport à l’ancienne mère patrie, qu’ils admiraient autant qu’ils la dénonçaient, “ se résorbait dans un utilitarisme calculateur, vidé d’émotion[55] ”.

En 1931, invité à donner à la Sorbonne, après Édouard Montpetit, Rodolphe Lemieux et Émile Chartier, le cours d’“ Histoire du Canada ”, Groulx peut compter sur le réseau établi depuis son séjour de 1921. Dès son arrivée à Paris, René Bazin, Émile Lauvrière, Georges Goyau, Louis Gillet, secrétaire de rédaction à la Revue des Deux Mondes, et Firmin Roz, directeur de la Maison des étudiants canadiens à Paris, “ viennent [lui]offrir leurs services, souhaitent [l]’aider dans l’organisation de [ses] cours[56] ”. Bazin et Lauvrière, en particulier, vont “ se multiplier pour [lui] composer un auditoire à la Sorbonne[57] ” :

“ Je suis passé à L’Echo de Paris, m’apprend-il [Bazin] ; on viendra vous interviewer ; on viendra avec un photographe. Laissez-vous faire ; il faut qu’il y ait beaucoup de monde à vos cours ”. En effet, le 20 janvier 1931, le matin même de mon premier cours, L’Echo de Paris me consacre quelques notes biographiques ornées de ma photo. Émile Lauvrière a devancé cette publicité par tout un article du 18 janvier 1931, dans Paris-Canada, un article écrit dans le style enthousiaste […][58].

Les démarches de Bazin et de Lauvrière portent fruit, car c’est semble-t-il devant des “ salles pleines ”, qui peuvent contenir de “ 400 à 500 auditeurs ”, que Groulx donne ses cours du 20, 23, 26, 30 janvier et du 3 février 1931. Cette réussite éclatante du chanoine à la Sorbonne ne tardera pas à trouver écho au Canada et à contribuer pour une part à la mythification du personnage. Armand LaVergne écrit à Groulx, de la Chambre des communes à Ottawa : “ Les échos de votre succès à Paris m’arrivent de tout côté. Je m’en réjouis comme Canadien et comme un de vos élèves[59] ”.

Cette stratégie d’écrivain qui consiste à décrire ses exploits intellectuels dans les milieux parisiens n’est évidemment pas exclusive aux écrivains “ régionalistes ” dont Groulx fut le coryphée à l’époque. Des écrivains communément considérés comme “ exotiques ” vont également y recourir. Robert de Roquebrune, en particulier, figure parmi ceux qui ont palabré sur leurs fréquentations en France. Tout comme Groulx, il insiste dans ses souvenirs sur “ la sociabilité des Français[60] ”. Au cours de ses séjours en France de 1911 à 1940, sa femme et lui sont conviés à de nombreuses soirées mondaines et littéraires, entre autres chez la comtesse de Montdéou et chez Fernand Laudet, directeur de la Revue Hebdomadaire, où ils rencontrent des journalistes comme M. de Lanzac de la Revue des Deux Mondes et des littéraires comme le romancier Paul Adam. Au cours de ces réunions, Roquebrune fait également la connaissance de “ plusieurs femmes auteurs qui nous invitaient à leurs réceptions[61] ”. C’est à la suite de ces rencontres qu’il écrit pour La Revue moderne de Montréal des articles sur les femmes écrivains de Paris. “ C’est ainsi, dit-il, que je pus écrire des articles sur la poétesse Lucie Delarue-Mardrus, la poétesse duchesse de Rohan, la romancière Gabrielle Réval, la romancière Rachilde. Elles étaient alors fort célèbres à Paris[62]. ” La poète Lucie Delarue, qui habitait un appartement magnifique sur le quai Malaquais, “ nous présentait à une foule d’écrivains qui hantaient toujours ses réceptions. Nous avions ainsi la surprise de voir la figure d’un homme dont nous avions lu les livres et de causer avec lui[63]. ” Pour sa part, “ Madame de Rohan recevait dans son bel hôtel de boulevard des Invalides et là le monde des lettres et le monde mondain étaient mêlés de façon fort amusante[64]. ” “ Chez Gabrielle Réval, à Passy, les soirées étaient brillantes, tout le Paris littéraire s’y trouvait[65]. ” “ Les réceptions de Rachilde au Mercure de France nous attiraient à cause du ton très original de ce salon dans une librairie[66]. ” Bien que “ sa situation dans la littérature lui venait surtout de la réputation du Mercure de France dont son époux Vallette était directeur ”, Rachilde, au dire de Roquebrune, “ exerçait une véritable influence et certains auteurs lui devaient leur carrière. Notamment Louis Pergaud dont elle avait fait éditer les romans au Mercure [67] ”. Enfin, les réceptions de Mademoiselle Read dans son salon du boulevard Saint-Germain donnent l’occasion à Roquebrune de faire la connaissance de “ beaucoup d’écrivains ” et, “ notamment, d’André Thérive[68] ”, romancier et critique littéraire au Temps, puis aux Nouvelles littéraires et à la Revue des Deux Mondes.

Pour Roquebrune, côtoyer des critiques littéraires, des directeurs de revues, des écrivains en vogue, voire des hommes politiques peut procurer des relations utiles et rentables. Mais une rencontre servira plus particulièrement sa carrière littéraire. Par l’entremise de Léo-Paul Morin, ancien confrère de la revue du Nigog de passage à Paris, Roquebrune fait la connaissance du directeur littéraire des Éditions du Monde-Nouveau, Gustave-Louis Tautain. Voici comment Roquebrune rapporte cette première rencontre :

“ Morin vient de m’apprendre, me dit-il, que vous écrivez. Donnez-moi un roman sur le Canada. Morin dit que vous en avez un tout prêt ”. Évidemment, j’avais les Habits rouges mais je voulais refaire ce livre avant de le proposer à un éditeur. […] Mais déjà Tautain me présentait à J.H. Rosny aîné qui faisait partie du comité de lecture des Éditions du Monde-Nouveau : “ C’est un Canadien qui va nous donner un roman ” […] [Rosny] me dit aimablement : “ Nous lirons votre oeuvre avec beaucoup d’intérêt ”[69].

Cette rencontre sera déterminante, car elle lancera la carrière littéraire de Roquebrune. D’une part, elle incitera ce dernier à réécrire complètement son manuscrit en moins d’un mois. D’autre part, elle permet à Roquebrune de bénéficier d’un préjugé favorable de l’éditeur avant même d’avoir soumis son manuscrit. De fait, le roman Les Habits rouges paraît quelques mois plus tard aux Éditions du Monde-Nouveau et, comme le mentionne son auteur, “ certains livres fournissent une carrière[70] ”.

Roquebrune s’attarde ensuite à décrire le succès de son roman auprès de la critique française. Selon lui, “ la vie d’un livre peut dépendre de circonstances extérieures et de l’influence de certains hommes. En l’occurrence, mon petit ouvrage bénéficia d’une critique très favorable de Léon Daudet qui publia les Habits rouges en feuilleton dans le journal de L’Action française[71] ”. Suit un long extrait où l’écrivain se livre, par critique interposée, à un éloge dithyrambique de son roman :

Ce roman se vendait beaucoup et mon éditeur était ravi, car il fit paraître de nombreuses éditions. Un jour, en ouvrant L’Action française, j’eus la surprise de lire un article de Léon Daudet où il écrivait : “ Les Habits rouges, de M. Robert de Roquebrune, est une admirable réussite. C’est une fiction d’une vraisemblance sans défauts où le dernier effort de libération des Canadiens français est représenté en perfection. Quelques héros et héroïnes, peints avec justesse qui fait entrer en illusion, suffisent à résumer tout l’état social et politique de la colonie ; parmi eux des personnages attachants et plusieurs d’un charme français inoubliable. Quelques épisodes, liés d’un fil aisé, naturel, qui sont incroyablement divers et non moins évocateurs ; amours, conspiration, prouesse d’honneur, trahisons merveilleusement couvertes, la bataille. Un climat qui nous dépayse absolument, cependant que nous y retrouvons avec émotions des exemplaires magnifiques et délicats de notre race… On n’a pas le loisir de songer au style, ce qui en est le plus bel éloge. Mais quand on a repris son sang-froid, sa pureté, sa rapidité concise, sa distinction, sa force et son pittoresque émerveillent. Sans nulle prétention, ce petit ouvrage, car il ajoute la brièveté au reste, semble un chef-d’oeuvre ”[72].

Après avoir ainsi retranscrit cette critique enthousiaste de Daudet, Roquebrune ne s’arrête pas en si bon chemin. Il rappelle sa rencontre avec le fameux critique aux bureaux de L’Action française :

C’est ainsi que je me trouvai un soir dans les bureaux de L’Action Française. Ce n’est pas sans émotion que je pénétrai dans cet antre de la tradition royaliste. Maurras et Daudet étaient à cette époque les journalistes les plus lus de France. […] Quand je pénétrai dans le bureau de Daudet, celui-ci parlait au téléphone. […] Il abandonna son téléphone et la conversation s’engagea, c’est-à-dire que je le laissai parler, car il me faisait l’éloge des Habits rouges. “ C’est remarquable, me disait-il, remarquable. Une révélation d’un Canadien inconnu et celle d’un écrivain. Je fais publier Les Habits rouges dans L’Action Française [73].

Visiblement, bien que Roquebrune prétende avant tout consacrer ses souvenirs à évoquer le charme d’une époque révolue, il ne manque pas d’en tirer avantage pour son autopromotion. À l’instar de Groulx, il se représente comme une révélation pour les Français. La reconstitution a posteriori de son expérience littéraire parisienne tient d’un véritable “ success story ” et contribue sans nul doute à faire fructifier son capital symbolique.

D’autres écrivains, comme Jean Bruchési, Édouard Montpetit, Simone Routier, André Laurendeau, etc., vont témoigner de leurs rencontres avec des intellectuels français, de l’amitié qui en a souvent résulté et même des avantages qu’ils en ont parfois tirés pour leur carrière littéraire. Jean Bruchési, par exemple, accorde beaucoup d’importance à ses relations outre-mer dans ses récits de voyage Jours éteints de 1929, Aux marches de l’Europe de 1932 et Voyages… Mirages… de 1957, de même que dans son recueil Souvenirs à vaincre de 1974. Il est particulièrement enclin à fréquenter d’éminents catholiques et des amis du Canada comme René Bazin, Émile Lauvrière et André Siegfried :

Plus que les discussions, habituellement passionnées, courtoises toujours, je goûtais les témoignages d’amitié. Et ceux-ci — les lecteurs ont déjà pu s’en rendre compte — ne manquèrent point. Sous quelque forme qu’ils me fussent offerts, ils prenaient à mes yeux la valeur d’un engagement dont rien au monde ne m’eût détourné. Ce sont eux qui m’ont davantage fait apprécier Paris ou la France, qui m’ont valu tant de fois d’être accueilli dans l’intimité des demeures […] ! Heures enrichissantes, heures lumineuses, chez un André Siegfried, par exemple, chez un René Demogue ou chez un René Bazin, chez Émile Lauvrière, si dévoué au service des Acadiens, ou chez mes camarades Leroy-Beaulieu, chez Marcel Rémond, futur président de l’Association nationale des Avocats de France, ou chez César Caire, conseiller général de la Seine, ancien président du Conseil municipal de Paris[74].

Édouard Montpetit a également laissé dans ses Souvenirs différents témoignages de ses relations avec des intellectuels comme l’historien Gabriel Hanotaux, le journaliste Gaston Deschamps, l’écrivain suisse Édouard Rod, les écrivains Émile Faguet et René Bazin. Grâce à son ami et camarade de l’École des Sciences politiques de Paris, Gabriel-Louis Jaray, il réussit à obtenir un rendez-vous avec Maurice Barrès, considéré alors au Canada comme un “ prince des lettres, académicien, député, figure universelle[75] ”. Mais surtout, en tant que Secrétaire général du Comité France-Amérique, Jaray s’est employé à mettre Montpetit en contact avec plusieurs personnalités et événements en rapport avec la défense des lettres d’expression française hors de France. La participation active de Montpetit au sein de ce réseau n’est sans doute pas étrangère à son élection, en mai 1924, à titre de littéraire étranger, à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, élection que décrit longuement Montpetit dans ses Souvenirs III (1955), en plus de reproduire son discours de réception dans Le front contre la vitre (1936).

Jeune poète “ extrêmement déterminée à réussir dans la carrière littéraire[76] ”, Simone Routier conçoit son séjour en France de 1930 à 1940 comme un moyen d’y parvenir. Dans sa correspondance personnelle et ses articles, entre autres à titre de correspondante à Paris de L’Événement, de Québec, on apprend notamment qu’elle entretient des liens avec Fernand Gregh et Gaston Picard, qu’elle appelle ses “ poètes-protecteurs[77] ”, qu’elle fréquente à l’occasion l’écrivain André Romane et ses amis, qu’elle fait la rencontre du poète Albert Willemetz, son parrain à la Société des poètes français dont elle devient membre en 1931, de la poète Hélène Vacarasco, de Marie Marquet, de Marguerite Moreno, de la Comédie française, etc. En fait, tout au long de son séjour, Routier s’affaire à consolider et à élargir le réseau français “ qu’elle a mis en place dans les mois qui ont précédé son arrivée à Paris, entre septembre 1929 et février 1930[78] ”. Elle “ s’active, établit des contacts et cherche des éditeurs pour ses nouveaux écrits[79] ”. En août 1930, peu de temps après son arrivée, elle publie dans la revue France-Amérique un article sur “ La littérature au Canada-Français ” que lui a demandé Guénard Hodent. Chez un petit éditeur du Quartier latin, les Éditions Pierre Roger, elle fait paraître en 1931 Ceux qui seront aimés, puis, en 1932, le recueil Paris, Amour. Deauville, préfacé par Gaston Picard. En 1934, son recueil Les tentations, préfacé cette fois par Fernand Gregh, paraît aux Éditions de La Caravelle. En plus de sa production, Routier entreprend également d’introduire dans le réseau français celle de certains confrères canadiens comme Louis Dantin, Alfred DesRochers, Francis DesRoches, Robert Choquette et Gaëtane Beaulieu.

Quant à André Laurendeau, il profite de son séjour en France de 1935 à 1937 pour se cultiver et s’ouvrir aux multiples courants qui animent la vie intellectuelle française. À cette fin, il suit des cours de philosophie, de morale et de sciences sociales à la Sorbonne et à l’Institut catholique, assiste à un cycle de conférences au théâtre du Vieux Colombier où il peut entendre Thierry Maulnier, Pierre Gaxotte, Charles Maurras, Henri Ghéon et Bertrand de Jouvenel[80], mais surtout il entreprend, à titre de correspondant du Devoir, une série d’entretiens avec diverses personnalités de l’époque : Emmanuel Mounier, André Siegfried, Jacques Maritain, Daniel-Rops, Nicolas Berdiaeff, Gaston Bergery, Jean Guéhenno, Émile Bass, René Cerf et Thierry Maulnier. Publiées entre autres dans Le Devoir et dans L’Action nationale, ces entrevues lui permettent de renforcer son autorité et “ son leadership intellectuel[81] ”. Laurendeau y apparaît comme un intellectuel qui connaît bien les nouveaux courants de pensée en France et qui a pu profiter des enseignements de ses principaux représentants. “ Je me savais devant un maître de la jeune génération française ”, écrit-il dans son entretien avec Daniel-Rops. “ De sa voix délicate, ajoute-t-il, Daniel-Rops me dit l’essentiel de sa pensée sur le monde moderne[82]. ” Le voyage et les entrevues de Laurendeau sont donc susceptibles de lui rapporter un certain capital symbolique. Il le mentionnera en 1970 :

Le profit du voyage, ce n’est pas seulement d’avoir des éléments de comparaison. C’est aussi de regarder de loin, comme si l’on était un autre. Il faut ensuite vérifier sur place ses intuitions. Mais le regard se souviendra d’avoir embrassé des horizons plus vastes[83].

Cette recherche de capital symbolique par la sociabilité vaut pour soi, bien sûr, mais également pour les autres. Quelques auteurs n’hésitent pas dans leurs souvenirs à évoquer la vie sociale et mondaine de certains de leurs collègues et amis. Alain Grandbois, par exemple, rappelle qu’à la fin des années 1920, Marcel Dugas se plaisait au milieu “ des salons accrédités ”, “ celui de madame Aurel, de la duchesse de Rohan, de Lucie Delarue-Mardrus, de la comtesse de Noailles ”. Au sein de ces salons littéraires parisiens, “ sa conversation — ou plutôt son monologue — faite d’humour, de citations, d’allusions, d’inventions cocasses, d’un certain lyrisme saugrenu n’appartenant qu’à lui seul, était un pur régal[84] ”. Et Grandbois d’ajouter, car il n’aimait pas beaucoup ces activités salonnardes, “ parmi ces momies, il faisait figure de prince étincelant[85] ”.

Une reconstitution a posteriori

Il importe de ne pas oublier que ces témoignages sont souvent produits plusieurs années après les faits, ce qui incite parfois les auteurs à les adapter selon les effets recherchés. Ainsi, les rencontres de Jean Bruchési pendant son séjour en France dans les années 1920 sont beaucoup moins nuancées dans Jours éteints, publié en 1929, que dans la reconstruction proposée dans Voyages… Mirages…, publié en 1957. Si l’on s’en tient à son témoignage de 1929, Bruchési ne semble en avoir que pour les principaux représentants du catholicisme social, c’est-à-dire pour ceux qui jouissent d’une grande reconnaissance au Canada pendant l’entre-deux-guerres. “ Quelle joie pour le “ provincial ”, qu’est le jeune Canadien récemment arrivé à Paris, de voir, d’entendre, de saluer ceux qui forment l’élite intellectuelle catholique[86] ”, écrit Bruchési dans son chapitre “ Chez les écrivains catholiques ”. En 1929, ses rencontres marquantes en France sont donc tamisées par le filtre idéologique québécois. À Reims, Bruchési déclare : “ Nous avons […] connu les personnalités les plus diverses de la région, entre autres ces deux hommes dont les noms m’ont frappé : Léon Hamel et le comte Bertrand de Mun, fils des deux grands catholiques sociaux qu’on nous apprend, au pays, à vénérer comme des frères[87]. ” Cette admiration inconditionnelle envers les intellectuels français “ qui occupent une belle place dans l’histoire du renouveau catholique français[88] ”, si elle apparaît stratégique en 1929 — elle lui vaut le prix d’Action intellectuelle pour Jours éteints en 1930 —, nécessite toutefois d’être relativisée en 1957. Dans Voyages… Mirages…, Bruchési se représente comme un voyageur “ éclectique ”, qui s’efforce dans les années 1920 de comprendre les divers courants du moment, dans le but d’élaborer des projets pour le Québec.

Je tenais, écrit-il, à fréquenter des milieux divers, sinon opposés, à comparer les opinions et les points de vue, qu’il s’agit de littérature ou d’art, de théories sociales ou de système [sic] politiques. C’est dans cet esprit que j’ai promené ma lanterne de l’extrême droite jusqu’à la gauche, et vous l’avouerai-je ? un peu au-delà, me rappelant toujours, avec Albert Sorel, qu’“ il faut juger les mythes comme des moyens d’agir sur le présent ”[89].

Bref, Bruchési, qui a été au début de sa carrière un ardent partisan du catholicisme social et l’un des membres fondateurs à Montréal de L’Action française, apparaît nettement plus impartial au moment où il amorce sa profession de diplomate, qui l’amènera à occuper à partir de 1959 le poste d’ambassadeur du Canada en Espagne et en Amérique latine.

Chez quelques auteurs, comme Roquebrune et Grandbois, la distance dans le temps les incite à faire usage d’une certaine ironie à l’égard des mondanités bariolées des “ gens de lettres ”. Les dîners chez Fernand Laudet, écrit Roquebrune, sont “ charmants, sauf quand il s’y trouvait un bavard intempérant comme M. de Lanzac ou le romancier Paul Adam[90] ”, un “ terrifiant convive ” “ qui discourait sans arrêt ”. Si le mari de Lucie Delarue, le docteur Mardrus, a l’air “ d’un mage persan ou d’un prestidigitateur hindou[91] ”, Rachilde est pour sa part “ toujours habillée n’importe comment ” et “ déçoit tout le monde des lettres[92] ”. Quant à Mademoiselle Read, elle “ avait chez elle au moins trente chats et le parfum de pisse de chat régnait dans les salons et jusqu’au palier de l’escalier[93] ”. De ses participations aux mondanités parisiennes, Grandbois trouve également matière à observations satiriques et moqueuses. Au sujet de certains salons littéraires qu’il a fréquentés en compagnie de son ami Marcel Dugas, il écrit :

On pouvait rencontrer des dames d’âge plutôt mûr et légèrement moustachues dont le titre de gloire consistait principalement à avoir connu la cousine de Maurice Barrès, la nièce, par alliance, de Paul Déroulède, la soeur de lait du neveu de Renan, et des messieurs en redingote, dignes et solennels, qui avaient publié dans leur jeunesse, à leurs frais comme tous les grands poètes, une ou deux plaquettes de vers très bien rimés et tournés, fortement influencés par Hugo, Musset, ou Leconte de Lisle, ce n’était pas méchant, c’était même naïf, désuet et gracieux. On conversait dans ces salons à voix basse, feutrée, comme des touristes visitant un mausolée, mais pour un jeune homme ces lieux distillaient un sombre ennui, de sorte qu’après y avoir accompagné Dugas à deux ou trois reprises, je refusai tout net de regoûter à ces délices[94].

Ce regard ironique porté par certains auteurs n’enlève rien, comme on l’a vu pour Roquebrune surtout, à l’intérêt qu’ils trouvent à décrire en détail leurs succès au sein de certains réseaux intellectuels parisiens. Le contexte de l’époque explique sans doute ce paradoxe. D’une part, à l’apogée du nombre d’étudiants et de littéraires québécois à Paris dans les années 1960 et 1970, les auteurs montrent qu’ils ont été accueillis au sein de milieux littéraires prestigieux, qu’ils en ont fait l’expérience et en ont tiré un certain savoir, dont celui de relativiser l’importance de ces salons et des personnalités que l’on peut y rencontrer. D’autre part, dans les mêmes années où une nouvelle génération d’intellectuels souverainistes commence à considérer la francophilie de la génération précédente non pas comme une condition indispensable à la survivance canadienne-française, mais comme une entrave à l’émancipation de la culture québécoise, la distance ironique n’apparaît pas peu stratégique. Il s’agit pour les auteurs de s’assurer que la reconnaissance obtenue de l’ancienne génération ne soit pas compromise par la nouvelle.

Enfin, chez Lionel Groulx, la reconstitution a posteriori relève d’un stratagème semblable. Au moment où il écrit ses Mémoires, en toute fin de carrière, le chanoine n’en est plus à des stratégies d’émergence et de maintien dans le champ, mais de conservation, voire de défense face à la contestation dont il commence à faire l’objet. Marie-Pier Luneau le précise :

À la fin des années cinquante et durant les années soixante, l’écrivain dépasse la reconnaissance pour atteindre, dans le champ littéraire, la conservation et la contestation. Déjà des fissures étaient apparues durant les décennies précédentes, dans le rapport de l’auteur avec son public-cible de toujours, la jeunesse. La Révolution tranquille amène toutefois dans son tourbillon trop de changements pour que le vieillard lui emboîte le pas dans une foulée enthousiaste. Il est loin de comprendre l’acharnement de la nouvelle génération à faire table rase du passé, ayant au contraire travaillé toute sa vie dans les perspectives du respect des traditions[95].

Ainsi, à la fin de sa vie, Groulx tente tant bien que mal de restaurer “ sa statue de cire salie par les graffitis de la contestation, attribuables à une nouvelle génération d’écrivains aux yeux de laquelle il incarne le symbole de l’aliénation des Canadiens français, qu’on dit d’ailleurs maintenant Québécois[96] ”. C’est dans ces circonstances que sont conçus ses Mémoires et, partant, l’étalage de ses relations et de ses succès outre-mer. Pour Groulx, il s’agit, en démontrant la reconnaissance reçue en France, de ne laisser aucun doute sur celle que devrait lui accorder le Canada français. Il estime d’ailleurs avoir écrit ses Mémoires pour rappeler au peuple canadien-français “ son passé, les éléments spirituels de sa culture, de sa civilisation, et par là lui faire retrouver son âme, et du même coup le destin que Dieu y a inscrit[97] ”. Curieuse substitution que celle de l’histoire d’un individu associée à celle de tout un peuple. Il y a sans doute lieu de voir dans cette substitution la place particulière que Groulx cherche à occuper dans cette histoire ou, pour mieux dire, la valeur que la mémoire collective devrait lui reconnaître.

Conclusion

Tels des Rastignacs de province, les écrivains québécois de l’entre-deux-guerres ont été nombreux à juger déterminant pour leur carrière de voyager en France et d’y nouer des relations avec certains de leurs homologues français. Et pour cause, ces séjours et les rencontres qu’ils favorisent font l’objet d’une grande valorisation sur le plan culturel. Pour la jeunesse canadienne-française instruite qui a été élevée dans le culte de la civilisation française, parler de la France, “ c’est souvent aussi parler de soi et de son propre pays, c’est brandir un étendard face à l’anglo-saxon auquel on oppose le génie français[98] ”. Aux yeux de Victor Barbeau, “ le Canada français ne vit, littérairement et artistiquement, que par la France[99] ”. Mais surtout, ces voyages apparaissent bientôt comme une étape incontournable pour quiconque aspire à faire carrière dans le monde des arts et des lettres, et à se compter parmi l’élite de la société. Déjà en 1919, Olivar Asselin considère les bourses d’études en France comme l’une des principales “ mesures à prendre pour créer l’élite canadienne-française[100] ”. En 1934, Édouard Montpetit écrit : “ Secrétaire de l’Université de Montréal, ancien élève de l’École Libre de Sciences Politiques […], j’apprécie comme un bienfait le foyer que Paris fait rayonner sur le monde. […] Rappellerai-je la part que Paris a prise à la formation de plusieurs Canadiens français qui sont revenus dans leur pays s’associer à l’élite[101] ? ” À partir des années 1940, le séjour à Paris s’impose comme un véritable rite de passage qui permet d’afficher son rang dans la société. Dans Refus global (1948), Paul-Émile Borduas n’hésite pas à le considérer à la fois comme une source d’aliénation et de libération. “ Les voyages à l’étranger, dit-il, se multiplient. Paris exerce toute l’attraction. Trop étendu dans le temps et dans l’espace, trop mobile pour nos âmes timorées, il n’est souvent que l’occasion d’une vacance employée à parfaire une éducation sexuelle retardataire et à acquérir, du fait d’un séjour en France, l’autorité facile en vue de l’exploitation améliorée de la foule au retour[102]. ” Toutefois, Borduas estime que “ ces voyages sont aussi dans le nombre l’exceptionnelle occasion d’un réveil[103] ” et que, grâce à eux, “ les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes[104] ”.

En fait, comme on l’a vu, certains auteurs québécois tentent de connaître des Français qui peuvent leur servir à se faire connaître. À quelques exceptions près toutefois, ces contacts intellectuels ne leur permettent guère d’obtenir la consécration parisienne. Si Paris s’est intéressé quelques jours à Groulx, à Roquebrune, à Routier ou à Montpetit, si Dugas (1930), Groulx (1931) et d’autres ont reçu des récompenses de l’Académie française, les auteurs suscitent surtout l’attention de ceux qui s’intéressent au Canada français pour des motifs idéologiques plutôt que proprement littéraires. À cet égard, un réseau semble particulièrement actif, soit celui qui circule autour du catholicisme social et de la promotion de la culture française en dehors de la France[105]. En 1936, André Laurendeau affirme à tort ou à raison : “ Les Français ne nous connaissent pas beaucoup en général et ne manifestent pas le désir de nous connaître. Il faut comprendre cependant que s’ils ne s’intéressent pas beaucoup à nous, c’est que nous ne sommes pas toujours intéressants[106]. ”

Mais tout n’est pas perdu pour les auteurs qui récupèrent alors leur séjour en France pour leur profit personnel au pays. En rappelant, dans leurs mémoires, souvenirs ou récits de voyage, leurs succès au sein des milieux littéraires parisiens, ils mettent en valeur la qualité de leur formation et de leur production et signalent à leurs pairs qu’ils partagent avec eux une marque distinctive d’appartenance à l’élite de la société. En somme, leurs activités et leurs relations outre-mer leur permettent non seulement de parfaire leur formation, de développer leur esprit critique, de publier en France ou d’y recevoir une critique élogieuse, elles leur offrent également la possibilité de se démarquer et de faire parade, souvent a posteriori, d’une certaine notoriété qui peut contribuer à justifier leur entrée ou leur conservation au panthéon littéraire.