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Je n’ai visité […] ni la Grèce, ni l’Orient. Je n’ai point gravi les montagnes d’Écosse ni foulé sous mes pieds les savanes de l’Amérique. J’ai dû recourir […] à ce qu’ont publié, dans ces derniers temps, les littérateurs et les artistes qui ont fouillé dans ces mines fécondes, et je me suis presque persuadé, d’après l’authenticité de leurs récits et de la fidélité de leurs tableaux, que j’avais moi-même voyagé avec eux[1].

Anne-Louis Girodet, vers 1820

Ces propos révèlent la situation de plusieurs écrivains et artistes, à l’aube du XIXe siècle, dans la découverte et la connaissance de contrées nouvelles. Jamais ils n’ont voyagé et pourtant, ils illustrent avec enthousiasme et conviction cet ailleurs et les peuples qui l’habitent. La rencontre avec l’autre s’établissait paradoxalement « à distance », dans les pages d’un livre, dans le confort de l’atelier du peintre ou sur le pupitre de l’écrivain. Comme l’explique Anne-Louis Girodet, il était commun de s’inspirer des récits ou des oeuvres de ceux qui avaient eu l’occasion de voyager. De là, par l’étude de ces ouvrages, parfois savants, mais trop souvent trompeurs, truffés d’idées préconçues et d’observations superficielles sur les contrées étrangères, l’homme des Lumières exprimait sa vision de l’indigène. Il en résulte une rencontre érudite plus que réelle, un exotisme[2] prenant ancrage dans les sources littéraires, où l’indigène est représenté librement par chacun, où il est, en somme, une conctruction imaginaire.

Dans ces pages, certains des principaux enjeux de l’exotisme français des années 1800 à 1815 seront exposés. Il sera précisément question de la perception de l’indigène oriental dans l’oeuvre écrit et peint d’Anne-Louis Girodet dont le cas pourra éclairer notre compréhension de toute une génération de peintres. À cela s’ajoute l’exploration du rapport entre le texte et l’image : chez Girodet, nous examinerons, lorsque ce sera possible, le lien entre la toile et sa source littéraire ainsi qu’entre les vers de l’artiste et leur pendant pictural. Avant d’en venir à Girodet, nous ferons cependant un détour nécessaire par l’Orient. Nous brosserons un portrait de la France à l’heure de la campagne d’Égypte, laquelle sera le principal moteur de la rencontre entre l’Européen des Lumières et l’indigène oriental. Enfin, les analyses de quelques tableaux — Hippocrate refusant les présents d’Artaxerxès (1792)[3], Portrait de Jean-Baptiste Belley (1797)[4], Un Indien (1807)[5], La révolte du Caire (1810)[6], Étude d’une tête de Mamelouk (vers 1810)[7] et L’odalisque (1812)[8]  — et des extraits de deux écrits en vers — « Les veillées » et « Le peintre »[9]  — esquisseront les grands traits de la quête passionnée de nouveaux territoires chez Girodet.

Présentation de Girodet

Le peintre Anne-Louis Girodet est reconnu comme l’un des grands représentants du néoclassicisme français. Ce mouvement artistique, ancré dans le siècle des Lumières[10], puise ses sources dans l’Antiquité classique. Les artistes néoclassiques cherchent à faire revivre cette époque glorieuse de l’humanité qui sert de décor et de scène à la plupart des tableaux d’histoire. Le néoclassicisme cultive le culte du beau idéal dont la statuaire grecque est le premier modèle. Et point d’excès émotifs ou de légèreté dans les sujets représentés : la raison freine le sentiment et l’expression qui se doivent d’être nobles et contenus[11]. La Révolution de 1789 aura tôt fait de séduire les artistes par ses grands idéaux. Pour les besoins de la cause, les néoclassiques mettront en oeuvre les faits contemporains ou encore certains récits antiques dont les valeurs d’héroïsme et de patriotisme correspondaient bien au message révolutionnaire.

Girodet a poursuivi sa formation académique sous la Révolution et, dès les années 1798-1799, il a amorcé avec succès une carrière de peintre professionnel[12]. Malgré ce premier choix pour la peinture, Girodet sera toute sa vie habité par une seconde passion, la poésie. Fort érudit, il a consacré beaucoup de temps à l’étude et à la traduction des sources anciennes, à l’écriture et à la versification[13]. L’ensemble de son oeuvre est d’ailleurs marqué par une forte dynamique littéraire : peinture et littérature se répondent chez Girodet et, constamment, il puisera chez l’une pour nourrir l’autre, ce qui constituera son principal gage d’originalité[14]. Girodet était d’ailleurs préoccupé par le désir impérieux d’être original. Cette quête de nouveauté se retrouvait dans les thèmes des oeuvres, car c’est par le contenu qu’il manifestait son individualité. Les littératures ancienne et contemporaine lui permettront de sortir des sentiers convenus de l’esthétique néoclassique en lui offrant une panoplie de sujets inédits. L’exotisme lui fournira des thèmes tout aussi intéressants et nouveaux. Plusieurs oeuvres de Girodet reflètent cet engouement pour l’indigène — qu’il soit américain, indien, égyptien ou vaguement oriental — et l’ailleurs — l’Égypte et l’Amérique, surtout — qu’il se plaisait à imaginer meilleur. Comme Girodet l’annonce dans la citation qui ouvre cette analyse, il n’a jamais voyagé, à l’exception des cinq années passées en Italie[15]. Suivant les règles de la formation classique d’un peintre dans la France du XVIIIe siècle, Girodet a participé au concours académique qui donnait la chance à l’étudiant le plus doué d’aller parfaire ses apprentissages à l’Académie de France à Rome. Il a remporté le premier prix en 1789 et a parcouru l’Italie des années 1790 à 1795. C’est là le plus loin qu’il soit allé. Ses représentations de l’indigène sont, à l’exception de quelques-unes, le fruit de son imagination. Il n’a qu’une connaissance partielle et mythique de l’indigène, reflet de ses lectures et des oeuvres qu’il a étudiées, lesquelles sont à leur tour des interprétations parfois bien libres et éloignées de la réalité.

Le goût pour l’exotisme et les campagnes territoriales

Alors que la Révolution s’achève sur des images d’horreur et qu’une désillusion généralisée — causée par le triste constat des Lumières — gagne la population, les artistes empruntent des sentiers thématiques inexplorés pour soulager leur amertume. L’exotisme apparaît comme l’une des solutions au mal du siècle. Un intense désir d’évasion, par le rêve ou le voyage, titille la bourgeoisie assoiffée d’émotions pures et blasée de la monotonie de la vie citadine. Les campagnes territoriales de Napoléon Bonaparte (1769-1821) viendront combler ce désir d’exotisme. Le Premier consul, bientôt Empereur, aura besoin de l’image pour légitimer son règne. Il deviendra dès lors un important mécène qui invitera les artistes à glorifier le nouveau régime impérial et à immortaliser ses exploits. Cette habile propagande s’apparente à la création d’une mythologie nouvelle : Napoléon orchestrera diverses actions et stratagèmes artistiques, littéraires et politiques pour élever son statut à celui de demi-dieu, rivalisant avec Charlemagne ou César[16]. La représentation — souvent faussée, embellie, construite — de ses campagnes territoriales est l’une des stratégies qu’il emprunte pour rehausser son image de prestige. Il jouira d’une conjoncture favorable puisque la découverte de territoires insoupçonnés plaisait au peuple, aux critiques et aux artistes, avides de sujets nouveaux. Ce répertoire d’images exotiques, témoignages des conquêtes napoléoniennes, servira aux artistes français qui y puiseront des sources d’inspiration pour les années à venir.

Des conquêtes ont résulté de nombreux récits de voyage — témoignages écrits parfois complétés d’un apport visuel (portraits, paysages et vues griffonnés sur papier) —, lesquels jouaient un rôle capital dans la rencontre entre deux cultures. Les aventures racontées par les voyageurs ont d’une part permis au peuple français l’évasion vers des pays inconnus, fuite éphémère et fictive mais ardemment recherchée. D’autre part, les récits ont mené à une plus grande connaissance de l’indigène même si certains voyageurs, parfois de simples touristes amateurs et curieux, continuaient à faire circuler le mythe et les préjugés le concernant. Pourtant, d’autres prétendaient faire oeuvre de véracité et de science. Au XVIIIe siècle, avec la naissance de l’archéologie[17], l’homme des Lumières ne cherche pas uniquement à raconter des récits pittoresques et dépaysants, mais aussi à étudier avec méthode et rigueur les sites anciens et les habitants de pays qui lui sont étrangers. Malgré les avancées scientifiques, l’indigène est cantonné dans sa position d’objet de fantasme et de fascination, d’objet d’étude[18] dont la compréhension — et, oserions-nous dire, le respect — de son identité propre n’était pas le but premier de l’aventure. Cette façon d’appréhender l’indigène creuse davantage le fossé entre les peuples et teinte la relation entre les Français et les populations dites primitives d’une volonté de domination, celles-ci étant considérées comme inférieures.

L’Orient mythique et l’Égypte de Bonaparte

L’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte (1798-1801)[19] initie la France à l’indigène oriental et constitue les prémices d’un mouvement qui dominera le XIXe siècle européen : l’orientalisme. Bien avant ce projet de conquête territoriale, les connaissances sur l’Orient se réduisaient à une distinction géographique entre l’Est et l’Ouest. La tradition religieuse et les récits bibliques ont ensuite fait connaître l’Orient au reste du monde, sans oublier l’influence de la tradition profane. L’Orient des Mille et une nuits enchante par ses savoureuses anecdotes et ses couleurs chaudes. Ces conceptions révèlent que le mythe était le principal outil de référence, de connaissance. À partir de la campagne de Napoléon, la fascination européenne pour l’Orient n’aura plus la légèreté d’autrefois : on aspirera à une connaissance scientifique du monde oriental. Inutile de préciser que la volonté scientifique de l’expédition se place loin derrière la volonté politique de ravir à l’Angleterre l’accès aux Indes et à l’Asie. Toutefois, ce qui reste de cette entreprise, qui s’est soldée par un cuisant échec devant les Anglais, ce sont les découvertes scientifiques, artistiques et culturelles. Le choc de cette rencontre a marqué les deux peuples, au-delà du politique. La France a découvert une « histoire de l’humanité qui n’est plus chrétienne ou européenne, mais universelle » et l’Égypte, les « idées de liberté individuelle, d’égalité de droits, de la toute-puissance de la raison[20]  ».

Les objectifs des Français et leur préparation à l’expédition annoncent l’attitude que les artistes adopteront à l’égard de l’indigène. Napoléon chérissait l’idéal de « faire de l’Égypte la première marche d’un Empire mondial des Lumières[21]  ». Encore fallait-il démystifier l’Empire égyptien et pousser plus avant la rencontre avec l’indigène pour prétendre à une connaissance véritable de l’Égypte. Telle était la mission, le rôle de la collectivité de savants qui s’est aventurée en Égypte avec le Premier consul. Nous aimerions nuancer l’apport scientifique de l’expédition française par les propos d’Edward Saïd, spécialiste incontesté de la question orientale dont la thèse[22] nous est apparue essentielle pour débattre de l’orientalisme inauguré par Napoléon. Saïd remet en question cette mission savante de la campagne napoléonienne. Selon lui, l’orientalisme est un « domaine de l’érudition[23]  », une création de l’Orient par l’Occident dans laquelle la supériorité de l’Occidental est magnifiée. Connaît-on une forme d’occidentalisme ? Les Orientaux servent de « matériau humain[24]  » dans cette entreprise de représentation, voire dans sa construction, ce qui amplifie son infériorité.

De même, c’est par l’expression « attitude textuelle[25]  » que Saïd caractérise la mission française, attitude qui explique largement la nature de la rencontre entre l’artiste français et l’indigène. Avant son départ pour l’Égypte, c’est par l’intermédiaire de la littérature que se prépare le Premier consul. Sa principale référence est Volney (1757-1820), un philosophe des Lumières qui avait voyagé dans ces contrées en 1783 pour publier, quatre ans plus tard, Voyages en Égypte et en Syrie[26]. La préparation au voyage est textuelle, on orchestre une rencontre, sa stratégie, selon les faits observés, les impressions ressenties et, par extension, les interprétations d’un aventurier français. Napoléon préférait aborder l’indigène non pas dans la réalité de l’expérience empirique, dans les rues du Caire ou les déserts environnants, mais bien par la définition élaborée dans les écrits. De plus, l’idée même de la création d’une commission scientifique, qui rédigera un « rapport » à l’issue de la campagne, ajoute à l’attitude textuelle. Ladescription d’Égypte, une colossale série de 33 volumes publiés de 1803 à 1828[27], contient toutes les observations de la communauté de savants de l’expédition. À cette encyclopédie s’ajoute la publication de Dominique Vivant Denon (1747-1825)[28], écrivain, dessinateur, archéologue, érudit et futur directeur du Muséum central des arts sous Napoléon, qui avait obtenu le privilège de participer à l’expédition. Il a dessiné et croqué sur le vif nombre de monuments, de paysages et d’Orientaux, références visuelles complétées par la rédaction de commentaires et d’observations informelles, de l’ordre du journal de bord. De ces travaux en Égypte résulte le Voyage dans la Basse et Haute Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte de 1802[29]. Ces deux publications confirment l’attitude textuelle de l’expédition : empruntant un langage descriptif et moderne, la France orientait l’histoire en sa faveur et construisait l’image de l’indigène à sa guise, avec une parole et une vision occidentales. La compréhension interne de l’Égypte a été bafouée parce que dépourvue d’un sens propre, d’une identité indépendante de l’Occident[30].

Ces années passées en Égypte ont enflammé les Français pour un Orient de rêve. Le mouvement de l’orientalisme, tributaire de la mythologie napoléonienne qui l’a créé, s’est développé à un point tel qu’il a perduré au-delà du XIXe siècle. En art, l’appel du pittoresque et les couleurs chaudes exaltaient les sensibilités après le règne de l’austérité néoclassique. Les paysages sablonneux, les scènes de marché ou de vente d’esclaves, les portraits d’indigènes aux physionomies atypiques, peau cuivrée et yeux noirs, et aux costumes bigarrés, sont toutes des visions qui ravissaient le bourgeois en mal de fantaisie. Les artistes oscilleront entre deux tendances : « le parti des choses vues et l’exaltation romantique[31]  ». Quel parti prendre, celui de la réalité journalistique, somme toute ennuyante, ou celui qui transfigure la réalité pour lui donner les couleurs de l’imagination ? Peu importe leur degré de fidélité au réel, les artistes s’inspireront tous, au départ, des travaux de ceux qui ont voyagé. L’ouvrage de Denon constitue la référence première pour la génération de Girodet[32]. On y trouve une foule de croquis et des observations simples, notées sur le vif, qui donnaient une forte impression de réel. Les peintres y puisaient l’essentiel pour construire leur vision orientale et renouveler ainsi leur répertoire iconographique.

Girodet et les premiers soubresauts d’une passion pour l’indigène

Le nom d’Orient est l’un de ceux qui me sont un trésor. […] Pour que ce nom produise à l’esprit de quelqu’un son plein et entier effet, il faut sur toute chose, n’avoir jamais été dans la contrée mal déterminée qu’il désigne. […] Il y faut un mélange d’espace et de temps, de pseudo vrai et de faux certains, d’infimes détails et de vues grossièrement vastes. C’est là l’Orient de l’esprit[33].

Cette pensée de Paul Valéry, même si elle ne désigne pas explicitement la campagne napoléonienne et qu’elle s’inscrit dans une toute autre époque, résume avec justesse l’orientalisme, qui se révèle être une construction du monde oriental par les Occidentaux. Nous retenons de Valéry l’idée d’un Orient imaginaire, une contrée qu’il vaut mieux ne pas avoir visitée pour se la représenter en pensée, se la dessiner en rêve. Ce processus de construction était le fait de plusieurs écrivains et artistes, à l’aube du XIXe siècle, qui ont représenté l’Orient lointain sans y avoir posé le pied. Anne-Louis Girodet est l’un de ceux-là : lors de l’annonce de la campagne d’Égypte, il ne faisait pas partie du convoi de scientifiques et d’artistes qui accompagnait l’armée pour étudier ce pays méconnu. Bien qu’il soit resté en France en 1798, il a eu accès à quelques ressources pour ses tableaux : il a consulté la documentation de l’expédition et pris pour modèles les indigènes qui ont été ramenés en France. De là, sans le dépaysement du voyage, il a rencontré l’indigène qui était toutefois déraciné de son milieu et replacé dans un contexte occidental. Ce seul contact a séduit et excité Girodet : il s’est plu à dessiner et à peindre l’indigène à maintes reprises, d’après nature mais également d’après son imagination, en adoptant l’attitude textuelle décrite plus tôt. Toutefois, avant la campagne égyptienne, Girodet a manifesté un intérêt certain pour l’indigène, cet étranger combien mystérieux et fascinant.

Alors qu’il poursuivait sa formation à Rome depuis deux ans et que la Révolution sévissait en France, Girodet a mis en oeuvre un moment de la vie du médecin antique Hippocrate (460-370 A.C.N.)[34] dans un grand tableau d’histoire : Hippocrate refusant les présents d’Artaxerxès. Ce médecin grec, considéré comme le père de la médecine, était illustre pour son patriotisme, noble vertu s’inscrivant dans l’esprit des Lumières. L’histoire d’Hippocrate offrait un pendant antique percutant aux événements révolutionnaires contemporains. Le roi de Perse avait envoyé des ambassadeurs et nombre de cadeaux pour amadouer le médecin et l’inviter à venir enrayer la peste qui décimait le peuple. Hippocrate se refusait à secourir un pays ennemi du sien et jamais il n’a cédé aux ambassadeurs insistants. Ce sont justement les figures des ambassadeurs perses qui trahissent l’intérêt de Girodet pour les types étrangers. Beaucoup plus expressifs que les Grecs dans le tableau (les deux groupes ethniques se font face, tous les protagonistes sont drapés à l’antique, le célèbre médecin au centre, ferme et impassible, exprime son refus d’un geste de la main), les Perses ont les yeux bridés, le teint jaune, de longues barbes coiffées et une chevelure stylisée avec soin. Le stoïcisme des Grecs crée un contraste marqué avec les Perses dont les expressions semblent exagérées, amplifiées, pour marquer la différence. Déjà, Girodet dévoile son intérêt pour la représentation de physionomies expressives[35] qui ne s’apparentent pas à celles qu’il connaît. On peut tout de même s’interroger sur la véracité de son tableau : le peintre s’est-il inspiré de véritables traits persans[36]  ? Girodet ne recherchait sans doute pas ici la représentation réaliste d’un type ethnique. Il exerçait plutôt son talent à peindre la différence, cette expression de l’indigène qui ne ressemble en rien à celle des Occidentaux.

En revanche, c’est bien l’exactitude des traits du député noir de Saint-Domingue (Haïti) que Girodet a cherché à rendre dans un portrait de 1797 (fig. 1). Jean-Baptiste Belley (1757-1804) est un ancien esclave venu du Sénégal qui a réussi à acheter sa liberté pour évoluer jusqu’à un poste de député de la convention nationale en 1793[37]. Belley, en costume officiel, est appuyé sur le socle du buste de l’abbé Raynal (1713-1796), philosophe reconnu pour son oeuvre égalitaire et anti-esclavagiste. Le lien entre Raynal et le député noir est évident en ces temps révolutionnaires où l’on se préoccupe des droits de l’homme. D’autant que dans l’oeuvre, le faciès des deux hommes affiche une expression déterminée, à la hauteur des idéaux qu’ils ont défendus[38]. Au-delà des considérations politiques, le lien chromatique entre Raynal et Belley est tout aussi manifeste : le marbre blanc du buste de Raynal contraste avec la peau d’ébène du député africain. Les jeux de couleurs font en sorte que les deux héros s’opposent par leur différence ethnique, mais se complètent dans la réalité, par leur philosophie. Par cette toile, Girodet affirme sans conteste sa fascination pour l’homme noir qu’il représente avec finesse, à l’aide d’une palette riche et lumineuse, sans pouvoir se fier à un modèle préexistant[39]. Bien que tout indique que ce tableau soit un portrait, donc peint d’après nature, aucune source littéraire ne précise que la rencontre entre les deux hommes ait eu lieu et aucune autre image ne permet de confirmer que Belley ressemblait bien à la vision de Girodet. Malgré ce manque de précision sur le modèle, on peut tout de même admirer le souci du détail et la recherche chromatique qui font de ce tableau l’un des plus saisissants de la période révolutionnaire. L’Hippocrate et le Belley sont deux oeuvres de jeunesse qui annoncent l’enthousiasme de Girodet pour divers types ethniques. Transformé en passion, cet enthousiasme sera radicalisé par l’exotisme oriental quelques années plus tard.

« Les veillées » et « Le peintre » : poésie et intérêt exotique de Girodet

En peinture, il est possible de déterminer clairement les prémices de cet intérêt exotique chez Girodet. Dans son oeuvre écrite, les pistes de recherche sont brouillées, d’une part, parce que son penchant pour la poésie et surtout l’impulsion de prendre la plume sont venus tardivement dans sa carrière. Girodet s’est voué à son activité de peintre jusqu’en 1806. D’autre part, son activité littéraire étant fragmentée, la lecture du résultat final, en l’occurrence le poème « Le Peintre », son oeuvre la plus importante, ne nous renseigne pas sur le processus d’écriture et sur les dates précises correspondant à la rédaction des divers passages du poème. Nous savons toutefois que la rédaction des « Veillées », qui sont l’ébauche, le premier jet du « Peintre », a été amorcée au moment où Girodet a décidé de travailler la nuit, autour de 1806 : le titre des premiers fragments poétiques est d’ailleurs révélateur de cette pratique nocturne[40]. Dans « Les veillées », Girodet souhaitait mettre en scène les discussions entre un peintre d’histoire et son élève. On y retrouve une seule mention de l’indigène oriental, à la troisième « Veillée », sous-titrée « Les batailles — L’allégorie » :

Brûlant des feux de Mars et des feux du climat,

Tel le coursier arabe, avide de combat,

Aux plaines que le Nil, d’un gras limon féconde,

Quand le fier Mameluck, en troupe vagabonde,

Fondant sur l’ennemi qu’il aime à défier,

Fait reluire et siffler son formidable acier […][41].

Il s’agit là de la seule allusion à l’indigène dans un écrit précédant le colossal poème en six chants, « Le peintre ». Peut-on la considérer comme la prémisse textuelle de cette fascination pour l’indigène chez Girodet, comme l’Hippocrate et le Belley en sont les prémisses visuelles ? Sans doute, du moins, c’est la seule connue.

Plus tard, Girodet reprendra l’idée des « Veillées » qu’il développera dans son poème « Le peintre » : il s’est plu à imaginer la vie idéale du peintre d’histoire et à expliquer quelques concepts essentiels à l’art de peindre sous la forme de descriptions poétiques. Les quatre premiers chants sont consacrés au voyage, ce qui est révélateur de cette vie idéale selon Girodet. Le jeune apprenti, personnage principal du poème, parcourt de multiples contrées pour y recueillir des sujets de tableaux. L’Italie y est à l’honneur (Rome, Venise, Naples, la Sicile), suivant les préoccupations de la formation classique de Girodet et, surtout, parce que c’est le seul pays qu’il a visité. L’auteur fait néanmoins mention de l’Égypte, de Jérusalem, de l’Amérique, de la Grèce, de l’Irlande, de l’Écosse et de la France, la mère patrie. Le pèlerinage du jeune peintre apprenti s’étend sur plus de la moitié du poème, les deux derniers chants étant consacrés à son retour au bercail, à l’élaboration d’une carrière prolifique — lui assurant un passage à la postérité — et à sa mort dans la gloire. Sans pouvoir affirmer que le poème nous renseigne abondamment sur l’indigène oriental — nous verrons bientôt le peu qu’il en dévoile — nous remarquons que l’auteur s’est consacré à l’exotisme et à la découverte de contrées nouvelles qu’il décrit toujours selon l’attitude textuelle de l’érudit partageant un savoir livresque. Même si l’oeuvre peint de Girodet sera fondé sur cette attitude, il n’en demeure pas moins plus éloquent quant à la rencontre avec l’indigène.

L’indigène oriental chez Girodet : analyse d’une perception

Dans la représentation de l’indigène oriental, l’oeuvre qui déploie les premières vraies tentatives de Girodet s’intitule Un Indien et date de 1807 (fig. 2). Les historiens ne disposent d’aucun indice à savoir si le tableau a été exposé au Salon ou s’il s’agit d’une commande. Qu’est-ce qui a poussé Girodet à peindre ce personnage ? Est-il pure fiction ou portrait fidèle ? Le mystère entourant l’identité du modèle demeure. Aucun texte de Girodet ne renseigne davantage sur ce personnage. Nous aurions souhaité pouvoir associer à l’image une source littéraire venant l’éclairer. Ici, l’image est orpheline de toute explication textuelle et donc mystérieuse, comme sans assise précise hormis l’esprit impénétrable de l’artiste, son imagination. Dans le tableau, l’homme de nationalité indienne regarde le spectateur, sans détour, et par sa présence, il affirme son identité autre. Il est peint grandeur nature, le corps légèrement en angle et il revêt un costume traditionnel : turban rouge, étoffes brodées et écharpe de cachemire aux couleurs chaudes, le sabre à la ceinture. La main sur le manche du sabre accentue sa présence, comme une affirmation de sa nature guerrière. Sur le visage au teint basané, presque noir, se dessinent des traits fins et réguliers assombris par la pilosité de la moustache et des favoris. Ce portrait radicalise l’usage de la couleur pure chez un Girodet habituellement plus conservateur. Les rouges et les oranges cuivrés contrastent avec un vert saturé. Cet usage audacieux des complémentaires annonce les prochaines explorations exotiques du peintre. Le fond dépouillé du tableau, qui se réduit à une mince ligne d’horizon avec palmier, et le plan rapproché accentuent la monumentalité du personnage. Girodet a conféré de la noblesse à cet Indien par sa grande taille et par ses traits d’où émanent le calme et la confiance. Suivant ses préceptes théoriques, Girodet a mis l’accent sur l’indigène. Dans un extrait de sa quatrième « Veillée », on retrouve une formule qu’il répétera souvent à ses élèves : « Tant de faste sied mal au portrait d’un héros ; / Les airs de vanité déparent la victoire ; / La simplicité noble encadre mieux la gloire […][42]. » La simplicité du décor sert l’indigène oriental, seul sujet du tableau, qui n’est pas représenté chez Girodet comme un être inférieur, tel que le préconisait la propagande napoléonienne, mais bien comme un nouveau genre de héros. Même si on ignore s’il s’agit d’un sujet réel ou fictif, l’Indien de ce tableau s’apparente au Belley de 1797 par la proximité du plan et l’ennoblissement du sujet. Plus encore, Un Indien annonce les particularités de la perception de l’indigène chez Girodet. Celui-ci posera un regard fasciné, passionné sur l’étranger, ce qui transparaît dans ses oeuvres, mais il ne souscrira pas aux règles de l’impérialisme.

Au-delà du texte et de l’image ou de leur interaction, la propagande napoléonienne était une construction — littéraire ou visuelle — qui ne se préoccupait pas des sources ou de la véracité historique. Le Premier consul, et bientôt l’Empereur, jouait avec l’histoire et savait l’orienter en sa faveur. Les textes et les images servaient la cause impériale. La représentation des conquêtes était encouragée par la commande de grands tableaux d’histoire pour lesquels Napoléon imposait ses visions, ses règles. L’indigène était d’ordinaire représenté en état de soumission devant la grande puissance européenne. La propagande militaire compte plusieurs tableaux de ce type, où l’armée française triomphante écrase l’ennemi : Napoléon, grand pacificateur, occupe une place centrale et exprime sa clémence envers le peuple indigène, vaincu et impuissant, demandant grâce à ses pieds. Dans une commande officielle devant immortaliser un épisode précis de la campagne d’Égypte, Girodet a refusé de se soumettre aux contraintes de la propagande. Un sujet lui est imposé en 1809; il doit peindre les révoltés du Caire qui se sont insurgés contre les forces françaises le 21 octobre 1798. Cela faisait un moment déjà que Girodet disait vouloir « faire des Arabes[43]  », comme son confrère et émule Jean-Antoine Gros (1771-1835) dont il admirait le talent. En aucun cas, dans son oeuvre peint, Girodet n’a représenté l’indigène comme le faisait Gros, fidèle à la propagande, c’est-à-dire en infidèle soumis et résigné. Curieusement, dans son oeuvre écrit, Girodet propose une vision qui s’apparente à celle de ses contemporains. Dans « Le peintre », il présente l’indigène comme un être menaçant qu’il faut dominer, voire opprimer pour survivre. Le texte regroupe quelques mentions sur l’Oriental nommé « Arabe inhumain », « barbare ottoman » ou encore « bédouin taciturne[44]  ». Girodet exprime les préjugés de son époque en faisant de l’indigène un personnage hostile, imprévisible et donc inquiétant. L’ignorance entraîne ce genre de conceptions encouragées par Napoléon : plus les Orientaux sont menaçants, plus la mission des Français en Égypte est rehaussée de prestige.

Outre ces passages plutôt conformes à la vision de l’impérialisme dominant, l’Égypte incarne, chez Girodet, une contrée somme toute poétique et spirituelle. Le jeune peintre de son poème, parcourant plusieurs pays du monde pour imprimer à son esprit les images qui s’offrent à lui, fera un saut de la Grèce à l’Égypte : « Où retrouverons-nous le feu sacré des arts ? / L’Égypte, humiliée, attristant nos regards, / Silencieuse, au sein de ses vastes ruines, / Peut-être en garde encor les semences divines ?[45]  » Plus encore, l’auteur poursuit sa tirade sur l’Égypte qu’il décrit comme « le flambeau de l’Orient » où « l’Obélisque mystique […] / Debout sur des débris, au sol des pharaons, / Va préparer notre âme aux méditations[46]  ». Terre spirituelle, propice aux songes, l’Égypte doit être libérée du joug de ses « barbares chefs[47]  ». Girodet évoque la campagne d’Égypte dans son poème et l’action française est décrite comme salvatrice. À l’instar de ses contemporains, il juge que l’oeuvre de civilisation de Bonaparte est en tous points honorable puisque les Égyptiens étaient aux prises avec les Mamelouks qu’il fallait destituer. La conviction de Girodet indique à quel point la propagande a fait son effet, surtout en considérant l’échec par lequel se solde la campagne.

Avant l’arrivée des Français, la situation était particulièrement tendue en Égypte. Les Mamelouks représentaient la principale menace. Il s’agissait à l’origine d’esclaves achetés par un sultan ottoman du XIIIe siècle qui en avait fait une puissante armée. Ces jeunes hommes, de toutes nationalités, s’étaient rebellés et avaient ravi le pouvoir aux Ottomans ; pendant cinq siècles, ils avaient régné en tyrans sur l’Égypte que les Ottomans avaient cherché à reconquérir[48]. Le reste du peuple était composé d’Égyptiens, les habitants des villes, et de Bédouins, que les Français considéraient comme les véritables indigènes d’Égypte parce que leur race est la plus ancienne. Ce peuple vivait dans les déserts, autour des villes, selon un mode de vie primitif et ancestral. Cet inventaire des populations égyptiennes permet de préciser l’iconographie du tableau que Girodet a présenté au Salon de 1810. La Révolte du Caire est une imposante toile qui a surpris le public français (fig. 3). Girodet met en scène la fameuse révolte d’octobre 1798 orchestrée par un groupe lié au nouveau gouvernement ottoman, aidé des habitants les plus pauvres du Caire[49]. Aux Français, Girodet préférera opposer des Mamelouks et des Bédouins qui n’ont, dans les faits, rien à voir dans cette bataille. Les Mamelouks s’étaient attiré la sympathie des Français. Bonaparte en avait même intégré quelques-uns à son armée, car il les admirait pour leurs qualités militaires[50]. Quant aux Bédouins, ils étaient maintenus hors de la ville durant la révolte justement parce qu’on soupçonnait qu’ils voudraient y prendre part[51]. Girodet a donc construit sa scène au détriment de la source littéraire, du fait historique raconté par Denon. En voyant le tableau de Girodet, ce dernier a sans doute regretté n’avoir pas fourni plus de détails dans sa commande initiale[52]. À quoi doit ressembler une révolte ? Ce manque de précision a laissé beaucoup de liberté à l’artiste qui en a d’ailleurs toujours réclamé. Par son tableau, Girodet a transgressé la relation harmonieuse entre l’image comme reflet du texte ou du fait historique. Chez lui, le texte — qu’il soit un récit de voyage, un roman contemporain ou une épopée antique — est une inspiration, un point de départ, un germe. L’artiste se laisse ensuite guider par son imagination, par des impératifs esthétiques et artistiques. Il laisse sa source de côté, importante en tant qu’inspiration, mais qui peut ensuite être interprétée, modifiée, transformée : seul le résultat visuel compte, l’effet expressif de l’image. Dans sa Révolte du Caire, Girodet a choisi les groupes ethniques à peindre en fonction d’un souci esthétique. C’est pour les Mamelouks, puissants guerriers équestres aux habits multicolores, et les Bédouins, enfants du désert aux origines millénaires, que Girodet se passionne. Cela explique également la dominance dans l’oeuvre du groupe oriental alors qu’il n’y a qu’un seul officier français, moins intéressant à représenter que les indigènes que le peintre affectionne.

L’action du tableau se déroule dans la grande mosquée du Caire, durant les derniers moments de la révolte. Les insurgés se réfugient dans le lieu saint pour échapper à l’assaut de l’armée française qui les poursuit et les maîtrise. La scène est presque anonyme à cet instant de l’affrontement dont on ne peut prévoir l’issue. Girodet a privilégié la scène d’intérieur où la pénombre s’accordait mieux avec l’atmosphère générale d’une mêlée sauvage. Les temples égyptiens sont décrits en vers par le peintre comme des « Noirs palais de l’oubli, du silence et des ombres[53]  » et c’est là qu’il imagine le lieu idéal de son tableau. Encore une fois, le peintre ne s’attache pas à la description textuelle véritable de la mosquée du Caire. Il ne représente pas fidèlement ce lieu en s’appliquant à rendre les particularités de l’architecture, mais préfère s’inspirer de son imaginaire et de la description poétique — somme toute assez vague — tirée de son poème. Dans ce tableau, l’accent n’est pas mis sur le lieu de la scène, mais bien sur la figure humaine qui domine un décor se résumant plutôt à une ambiance. Le cadrage serré et le plan rapproché font sentir au spectateur qu’il fait partie du combat. L’oeuvre est en mouvement, voire en désordre : la composition, formant une pyramide corporelle spectaculaire, ne suit pas les règles de la peinture d’histoire, ordonnée par un point central. Dans la vision de Girodet règne le chaos. Stendhal avait trouvé les mots justes pour la décrire :

Figure-toi un nid de vipères qu’on découvre en changeant de place un ancien vase, on a peine à suivre le même corps, si on le regarde longtemps, il fait aller les yeux. Voilà l’effet de la Révolte du Caire. Du reste, deux ou trois têtes superbes de fureur. C’est l’a, b, c de l’expression[54].

Cet intense mouvement et l’anonymat de la scène expliquent que le tableau n’est pas une oeuvre de propagande traditionnelle avec figure napoléonienne centrale et indigènes asservis. À l’avant-plan, le seul officier du côté français s’élance vers un Bédouin complètement nu. Leurs positions corporelles et leurs mouvements se répondent et se complètent. Accroché à la jambe du Bédouin se tient un Africain au turban rouge, le poignard élevé vers l’officier. De cette main qui entoure la cuisse solide du Bédouin, il tient la tête coupée d’un autre militaire français dont le corps gît sur le sol.

Habituellement, ce sont les indigènes qui sont représentés en situation de faiblesse, décapités ou blessés. La véritable issue de la révolte, la victoire des Français, suppose pourtant qu’ils ont maîtrisé les Orientaux. Girodet ne s’attache donc pas au texte, au fait historique répertorié dans les écrits sur la campagne égyptienne. Il inverse la réalité et immortalise le combat au moment où les indigènes semblent vainqueurs, à l’instant où l’officier français, dans son élan téméraire, court vers la mort. Ce procédé permet à l’artiste de mettre l’accent sur l’indigène, dont la célébration de la beauté et de la vigueur semble être le sujet premier de la toile. Affichant sa nudité désarmante en plein combat, le Bédouin musclé offre un type de beauté plus racée que celui constituant la norme du beau idéal de l’Antiquité classique[55]. Il incarne la principale figure héroïque de la mêlée. Plus courageux encore que l’officier français, le Bédouin se défend tout en soutenant un jeune Mamelouk évanoui, aux traits féminins et vêtu des riches étoffes propres à sa race[56]. Ce geste confère au Bédouin une noblesse qui contraste avec l’animosité de la bataille. Contrairement au portrait qu’il fait de l’Arabe dans son poème, personnage menaçant qu’il faut asservir, Girodet le représente ici comme un héros généreux qui sait faire preuve de compassion. L’image devient alors beaucoup plus révélatrice que le texte, le poème de Girodet encourageant cette vision propagandiste du sauvage sanguinaire alors que son oeuvre en propose une version tout autre, plus intime et personnelle, dans laquelle triomphe l’indigène.

La révolte du Caire est en outre une éloquente manifestation de l’expressivité en tant que critère esthétique chez Girodet. Par ce tableau, il radicalisera les principes de son art. Le désordre de la scène, ce mouvement violent, la richesse des couleurs, annoncée avec Un Indien, tout comme la variété — presque excessive — des expressions physionomiques des personnages caractérisent un Girodet emporté par l’audace[57]. Le peintre s’est toujours passionné pour la représentation des émotions et pour leurs effets sur les visages. En plus d’être l’occasion de peindre des expressions nouvelles, propres à l’indigène, la mêlée lui offre une gamme d’émotions aussi multiples que l’on compte de personnages. Au-delà du texte, et même s’il a pu s’inspirer des commentaires de Denon dans son ouvrage sur l’Égypte, c’est dans son imaginaire, dans les sources artistiques (dessins, tableaux) et à partir de modèles vivants que Girodet compose les expressions de ses personnages. Le texte ne joue pas de rôle ici, la quête expressive appartenant au domaine visuel avant tout, du moins dans son application concrète.

Passion orientale : au-delà du texte

Jamais Girodet n’avait fait autant d’études dessinées et peintes pour un tableau[58]. Peut-être que la quantité de figures explique ce fait ; reste que sa motivation était la principale cause. Le projet de La révolte du Caire a tellement séduit le peintre qu’il a travaillé sans relâche et avec grand enthousiasme. Le biographe de Girodet, Pierre-Alexandre Coupin (1780-1841), le confirme :

Girodet n’a fait aucune autre peinture avec autant de verve, de promptitude et de sûreté ; son humeur était enjouée ; il était entouré de Mamelouks qui étaient, pour ainsi dire, à demeure chez lui, et dont la beauté l’électrisait […][59].

Plus tôt, il a été question de ces Mamelouks que Girodet a eu la chance d’avoir pour modèles. Un peu comme des trophées de guerre, ces indigènes ont été ramenés au pays par l’armée française. Craints pour leur barbarie et admirés pour leur aptitude exceptionnelle au combat en terre égyptienne, ils sont devenus des objets de curiosité à Paris. Ils jouaient les rôles de domestiques, de gardiens de propriété ou continuaient à servir dans l’armée française[60]. Un réel engouement pour ces indigènes a frappé les Français, qui s’arrêtaient pour les regarder passer dans les rues : un Mamelouk fier, dressé sur son cheval en costume traditionnel était une vision exotique rare dans la grisaille parisienne. Girodet n’a pas échappé à cette mode qui se transformait, chez lui, en passion, voire en obsession.

Parmi l’ensemble de petites études d’Orientaux réalisées par l’artiste, retenons-en deux qui expriment sa sensibilité. Leur analyse n’est toutefois pas complétée par une dimension textuelle car, comme Un Indien étudié plus tôt, aucun écrit connu de Girodet ne semble décrire ces petits tableaux ou en expliquer le contexte de création. Même si aucun texte ne sous-tend ces oeuvres, leur brève analyse permettra de concevoir toute l’ampleur de la passion de Girodet dans sa rencontre avec l’indigène oriental. Étude d’une tête de Mamelouk est le portrait anonyme de l’un des étrangers de passage dans l’atelier de Girodet (fig. 4). On le suppose contemporain à La révolte du Caire, car il représente le même type ethnique, cette fois dans une étude sobre. D’un fond neutre se dégage un beau jeune homme qui se tient de profil. Il est recouvert d’une tunique qui laisse entrevoir sa tête enturbannée. La fleur rouge qui surmonte son oreille lui confère une certaine sensualité qui correspond bien à la douceur du visage et du regard. Outre le costume, les sourcils foncés et les yeux noirs, légèrement globuleux, sont les seuls indices de son origine ethnique. Malgré tout, il n’a pas l’apparence racée du Bédouin nu de la Révolte et ressemble même à certaines beautés grecques, au nez bien droit et aux traits fins.

Du côté féminin, L’odalisque est une vision fantasmée comme le seront la plupart des représentations féminines orientales du XIXe siècle (fig. 5). Cette esquisse inachevée, brossée dans les tons de rouge et orangé, évoque l’Orient sans pour autant l’incarner. Girodet a peint une femme blanche, occidentale, qui ressemble aux figures féminines idéalisées de type grec. Rien à voir donc avec les véritables odalisques orientales, ces esclaves de harem soumises au sultan et à ses épouses. D’ailleurs, seul un turban symbolise le statut d’odalisque de cette femme et, fidèle à son habitude, Girodet a peint un décor neutre qui ne nous renseigne pas davantage sur la scène. Ce genre de toile, où la femme nue, passive, est offerte aux regards, vient combler les fantasmes de voyeurisme des bourgeois européens. La femme y est dépeinte comme un objet sexuel, un objet exotique qui n’a pourtant rien du type oriental. Par la suite, le nu féminin « à l’oriental » — aussi vague, subjective et imprécise que soit cette particularité — deviendra un genre caractéristique de l’orientalisme français. Le tableau de Girodet est une construction de l’imaginaire tel un pendant féminin à l’indigène oriental dépourvu de modèle connu ou d’indices contextuels.

Constat : un Orient de pacotille ou comment traduire l’inconnu dans un langage connu

Deux objectifs intimement liés ont motivé cette étude. D’une part, présenter la vision de l’indigène oriental dans l’oeuvre écrit et peint d’Anne-Louis Girodet. D’autre part, grâce à l’analyse de son oeuvre, comprendre les particularités de l’exotisme oriental mis en vogue par les conquêtes napoléoniennes dont la propagande, par le texte et l’image, conduira au développement du mouvement orientaliste. Rappelons-le, l’orientalisme est un mouvement essentiellement littéraire en raison de l’attitude textuelle adoptée par les Français colonisateurs. L’indigène est appréhendé par la littérature, les membres de l’expédition se préparant à sa rencontre par les récits de voyage. Une fois en Égypte, les Occidentaux observent et analysent l’indigène avec rigueur, à tel point qu’il devient un objet d’étude. Au terme de l’expérience, l’attitude textuelle est réaffirmée par la production d’ouvrages devant permettre au reste du monde de connaître l’indigène, sans engagement réel, dans le confort du texte.

L’oeuvre de Napoléon avait la prétention de contribuer à « l’occidentalisation du monde[61]  ». L’Orient n’a pas échappé à ce mouvement impérialiste. C’est en tant que scène, ou plus radicalement comme le décor des aventures européennes, que l’Orient s’est fait connaître. Il n’a pas contribué à l’écriture de sa propre histoire, on l’a représenté sans le consulter, sans chercher à connaître et à dévoiler sa vérité propre. Complètement passif, il est soumis à l’emprise occidentale et doit réinventer son identité en la calquant sur celle de la France des Lumière qui cultive la raison savante et possède la vérité. L’indigène est affublé d’un complexe d’infériorité : objet d’étude ou construction imaginaire, l’autre demeure mythique.

« Chaque fois que son génie s’épuise, l’Occident fait appel à l’Orient[62]. » Cette formule évoque la motivation des artistes dans les représentations exotiques. L’Orient incarne, à leurs yeux, une source intarissable de sujets inusités à mettre en oeuvre. La véritable nature de cet ailleurs ou de l’indigène qui leur sert de modèle est bien secondaire. Malgré sa passion pour l’indigène oriental, Girodet représente un Orient de fantasme et d’illusion. Dans son poème, il exprime une curiosité certaine pour l’exotisme — pensons aux quatre premiers chants — tout comme pour la figure de l’indigène oriental. Sa description reste toutefois fidèle à l’esprit propagandiste de l’impérialisme. L’image est donc plus significative que le texte chez Girodet, plus forte et plus originale surtout, car elle se libère de cette conception politique trompeuse. Il faut ainsi considérer que c’est par l’image que Girodet s’exprime le mieux. Ses talents littéraires ont maintes fois été remis en question et la place de l’indigène oriental, dans son poème, est nettement moins importante que sa présence picturale.

L’image chez Girodet prend tout de même racine dans le texte, celui de Denon qui, dans son Voyage dans la Basse et Haute Égypte, raconte son périple avec les yeux du peintre. Précisons que l’image s’enracine dans le récit pour mieux s’émanciper : le fait historique rapporté sert de point de départ à une direction que seul l’artiste choisit. Les pistes iconographiques servent d’outil pour ajouter à la réalité de la scène : Girodet puisera chez Denon nombre de détails, costumes, armes et physionomies atypiques, mais l’essence de son oeuvre sera le fruit de son imagination. Son tableau se détachera du texte et affirmera son indépendance par l’impérative quête d’originalité qui domine sa conception artistique. L’Orient qu’il représente est un Orient décoratif qui lui permet de raviver son inspiration de peintre avide de nouveauté. Et malgré la volonté d’être original, c’est bien selon les conventions de la peinture d’histoire, une forme d’expression occidentale, qu’il peint l’indigène oriental. L’idéalisation du corps, selon le canon classique, les couleurs franches, le grand format, la valorisation du dessin ne sont que quelques particularités de ce langage définitivement européen qui sert à rendre compte de l’indigène. Tout comme la plupart des peintres de sa génération, Girodet traduit l’inconnu dans un langage connu. Sa vision est inspirée et séduisante, sans doute dépaysante, mais elle relève du mythe et de l’illusion.

Figure 1

Anne-Louis Girodet (1767-1824), Portrait de Jean-Baptiste Belley, 1797. Huile sur toile, 158 x 111 cm, Versailles, Musée national du Château (Réunion des musées nationaux / Art Ressource, NY).

Anne-Louis Girodet (1767-1824), Portrait de Jean-Baptiste Belley, 1797. Huile sur toile, 158 x 111 cm, Versailles, Musée national du Château (Réunion des musées nationaux / Art Ressource, NY).

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Figure 2

Anne-Louis Girodet (1767-1824), Un indien, 1807. Huile sur toile, 145 x 113 cm, Montargis, Musée Girodet.

Anne-Louis Girodet (1767-1824), Un indien, 1807. Huile sur toile, 145 x 113 cm, Montargis, Musée Girodet.

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Figure 3

Anne-Louis Girodet (1767-1824), La révolte du Caire, 1810. Huile sur toile, 356 x 500 cm, Versailles, Musée du Château (Réunion des musées nationaux / Art Ressource, NY).

Anne-Louis Girodet (1767-1824), La révolte du Caire, 1810. Huile sur toile, 356 x 500 cm, Versailles, Musée du Château (Réunion des musées nationaux / Art Ressource, NY).

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Figure 4

Anne-Louis Girodet (1767-1824), Étude d’une tête de Mamelouk, vers 1810. Huile sur toile, 78 x 63 cm, Paris, Musée du Louvre (Réunion des musées nationaux / Art Ressource, NY).

Anne-Louis Girodet (1767-1824), Étude d’une tête de Mamelouk, vers 1810. Huile sur toile, 78 x 63 cm, Paris, Musée du Louvre (Réunion des musées nationaux / Art Ressource, NY).

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Figure 5

Anne-Louis Girodet (1767-1824), L’odalisque, 1812. Huile sur toile, 42 x 30 cm, Montargis, Musée Girodet.

Anne-Louis Girodet (1767-1824), L’odalisque, 1812. Huile sur toile, 42 x 30 cm, Montargis, Musée Girodet.

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