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En 1938, l’écrivaine et journaliste Adrienne Choquette (1915-1973) est chargée de mener une enquête pour le périodique trifluvien Le Mauricien. L’enjeu ? Faire découvrir aux lecteurs les écrivains canadiens-français actuels. Pour ce faire, Choquette décide de s’entretenir avec les écrivains qu’elle juge importants pour l’époque. Parus dans les pages du Mauricien entre avril et novembre 1938[2], les entretiens (ou interviews) sont ensuite recueillis dans un volume publié en 1939, intitulé Confidences d’écrivains canadiens-français[3]. Inspirée par des modèles français comme Jules Huret, Choquette rencontre trente-trois écrivains et brosse le portrait littéraire de chacun d’entre eux. Elle ouvre la voie à une pratique littéraire et médiatique dont on peut constater les résonances durant toute la seconde moitié du XXe siècle au Québec – on pense notamment aux entretiens menés par Jean Royer[4].

Dans la recherche en littérature, l’interview bénéficie, depuis plusieurs années, d’un intérêt marqué. Après Roland Barthes et Philippe Lejeune[5], les historiens de la presse ainsi que les analystes du discours ont permis d’appréhender davantage la scénographie et la fictionnalisation de l’entretien, ce genre hybride jouant constamment sur les points de confrontation et/ou de rupture entre ethos auctorial et image d’auteur[6]. À la fois « productrice de savoir », « productrice d’événement » et « génératrice de récit[7] », l’interview se construit selon un rapport au temps qui allie processus mémoriel, échanges autour de l’actualité et projections futures. Saisi comme « épanchement biographique[8] », l’entretien de l’écrivain l’amène à se souvenir de sa pratique de création, de ses débuts littéraires et ainsi à mieux éclairer son oeuvre. S’y élaborent une filiation par rapport à d’autres auteurs, historiques ou contemporains[9], et une réflexion sur la littérature même.

À la suite de ces travaux et dans la foulée des récents chantiers sur l’histoire littéraire des femmes[10], je m’intéresserai ici à la présence et au discours des écrivaines dans les Confidences d’écrivains canadiens-français. Deux observations préliminaires guident cette perspective. D’une part, l’auteure du recueil est une femme, ce qui, vraisemblablement, ne peut rester anodin dans le Québec des années 1930. Si le métier de journaliste se conjugue tant au masculin qu’au féminin depuis la fin du XIXe siècle[11], pour autant, la différence entre les genres continue de régir le journal, ses discours et ses acteurs. On peut a priori avancer l’idée que la scénographie de l’entretien sera corrélée à la construction d’un certain ethos féminin et, possiblement, d’une conscience de genre[12]. D’autre part, sur trente-trois écrivains interrogés dans le recueil de Choquette, neuf sont des femmes. Loin d’être paritaire, cette proportion fait néanmoins écho au développement d’une multiplicité des voix féminines en littérature durant l’entre-deux-guerres[13]. Confidences d’écrivains canadiens-français donne au lecteur la possibilité de saisir cette multiplicité, en levant le voile sur des noms et sur des oeuvres majeurs de l’époque.

L’objectif de cette étude est de cerner les modalités et les enjeux de légitimation et de négociation de la parole des femmes dans un contexte d’énonciation qui oscille entre l’intime (le titre du livre en est le marqueur le plus fort) et le médiatique. Quels sont les objectifs poursuivis par Adrienne Choquette dans son enquête ? Comment les romancières, poètes, chroniqueuses répondent-elles ? Quelle scénographie de la rencontre peut-on mettre en relief ? En analysant la posture d’auteur[14] construite, bien qu’inégalement[15], par la journaliste et l’interrogée, ma lecture envisagera les tenants et les aboutissants du recueil d’Adrienne Choquette, ainsi qu’un certain phénomène d’autocensure qui vient briser, tout en en étant concomitant, le dispositif de l’entretien et le projet de l’enquêtrice. Après une explication de l’avant-propos aux Confidences, et en suggérant, à la suite de Lise Gauvin[16], la notion de « surconscience littéraire », j’étudierai : le discours au féminin, à la fois celui de la journaliste et celui des interrogées ; les conséquences de ce discours sur la poétique de l’entretien ; et le témoignage que Confidences d’écrivains canadiens-français fournit sur les pratiques d’écriture des femmes au Québec en 1939.

« Une cause éminemment civilisatrice » : la surconscience littéraire dans les Confidences d’écrivains canadiens-français

Le recueil s’ouvre sur un avant-propos d’Adrienne Choquette qui précise les objectifs du volume et agit comme une profession de foi de la part de la journaliste. Cet avant-propos se distingue par la modestie de l’auteure, qui estime qu’elle n’a fait que peu de choses : « Ce que je lui apporte [au lecteur], ici, ce sont des témoignages, des confidences, des opinions, des jugements. Monseul mérite fut de les recueillir[17]. » En termes mécaniques, Choquette se conçoit comme une simple courroie de transmission. Elle reformule ce que Chantal Savoie nomme la « posture de la novice », stratégie discursive favorisant l’acceptabilité de la parole féminine :

Que ce soit par sa jeunesse ou par son statut de débutante, cette posture se manifeste par différentes marques de prudence, de modestie, par la mise en scène d’une conscience qu’a la signataire du peu de poids de sa parole […][18].

La journaliste réduit son action à une tentative de « recollection » de la parole des autres, très souvent plus âgés qu’elle. Néanmoins, cette image d’auteur modeste, volontairement en retrait, contraste avec les objectifs poursuivis. En plus de vouloir faire connaître ces écrivains, de les sortir de la tour d’ivoire qu’ils habitent métaphoriquement[19], Choquette met « ses faibles ressources au service d’une cause éminemment civilisatrice[20] ». La tournure superlative accroît le décalage entre la novice et un intérêt qui la dépasse. Quelle est cette cause sur laquelle l’accent est mis ?

Pour qui connaît l’histoire québécoise, l’existence d’une littérature canadienne-française (puis québécoise à partir des années 1960) est l’objet d’un questionnement récurrent qui donne lieu à une bipolarisation de la vie littéraire, culturelle et intellectuelle du pays. Pour certains, la littérature d’ici n’existe pas ; elle est une copie, « une branche robuste[21] » de la littérature française. Pour d’autres, la consolidation de la littérature participe d’une construction identitaire nationale. En réponse aux fameux mots de Lord Durham, le champ littéraire du XIXe et du début du XXe siècle est traversé par l’obsession de donner une littérature et une histoire au Canada français. De sorte que la question de la littérature dans l’espace social fait fréquemment l’objet d’échanges. On pense à Octave Crémazie qui, en 1866, faisait part à l’abbé Casgrain de ses observations sur le statut et les faibles moyens de subsistance de l’écrivain, et sur le manque d’intérêt de la population canadienne-française pour le fait littéraire[22].

Ces rapides considérations permettent de saisir plus précisément l’intérêt de la « cause éminemment civilisatrice » de Choquette. Le projet sert à illustrer, par le biais médiatique d’abord, puis la publication en livre, la vie littéraire florissante du pays : « Cette enquête m’aura prouvé que le Canada français est plus riche littérairement qu’il ne l’a jamais été[23]. » Ne peut-on pas voir dans le projet la volonté de saluer et d’affirmer sa foi dans l’existence de cette littérature éclose ? Confidences d’écrivains canadiens-français s’ouvre sur un aveu à la fois minimal et grandiloquent de la part de l’enquêtrice : cartographier la littérature d’ici et en témoigner auprès de la collectivité.

Choquette évoque également la mémoire des écrivains, la filiation dans laquelle ils se placent, la conscience de l’inscription de leur production dans un continuum : « Nos écrivains savent ce qui a été fait, ce qu’il y aurait à faire, ce qu’ils feront[24]. » Les écrivains sont placés au sein d’une temporalité qui est caractéristique de tout discours sur la littérature au Québec, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la revue Parti pris dans les années 1960 : le souvenir des quelques rares monuments, la pauvreté d’une vie littéraire vacillante et l’avenir des lettres canadiennes-françaises à élaborer. Cette triple temporalité est le point cardinal d’un dispositif que je nomme, en faisant un emprunt aux travaux de Lise Gauvin[25], la surconscience littéraire. On le sait, la littérature canadienne-française se pense et se construit comme un espace problématique, chose dont l’écrivain est conscient et qui joue sur le texte au travers de différentes marques (intertextualité, discours critique sur la littérature et le pays dans un récit fictif, etc.). S’il est continuellement pris par une réflexion sur son oeuvre littéraire personnelle, l’écrivain québécois – et plus généralement, tout écrivain évoluant au sein de ce qu’on appelle communément une « littérature mineure » – vit également une expérience qui l’amène à considérer l’écriture selon l’utilité d’une construction littéraire commune. L’individuel se fondant dans le collectif et le national, celui ou celle qui écrit sait qu’il est plus que l’auteur de son oeuvre : il est auteur de la littérature de son pays. Il est vrai que tout écrivain, où qu’il soit, connaît ce sentiment et ce besoin d’agir dans et pour les lettres ; mais c’est d’autant plus fort à l’intérieur d’un champ hétéronome où l’action littéraire est aussi ardue.

Aussi, le genre de l’entretien permet de révéler et de mettre en scène la surconscience littéraire, phénomène qui est le fondement même du discours métacritique de l’écrivain sur son oeuvre et sur celle des autres. Ainsi que le laisse présager l’avant-propos, il est attendu que plusieurs écrivains tiennent un discours sur la littérature nationale, à travers une mémoire d’avant, mais aussi dans l’idée de construction d’une mémoire pour l’après. L’entreprise que se fixe Choquette, soit la publication complète de ses entretiens dans un volume, et qui agit dans la mouvance de « l’effet recueil » (caractéristique propre au régime médiatique moderne s’il en est une et qui manifeste une tentative de métamorphose du médiatique vers le littéraire) se pense dès lors comme un acte de mémoire qui fera date. Si la journaliste est une courroie de transmission des écrivains vers le public, son avant-propos cerne tout de même les balises d’un projet qui est lui-même conscient de sa fonction dans l’espace du littéraire et tend également à en rendre compte.

Modestie, sensibilités et légèreté de l’écrivaine : le cas de la vocation littéraire

L’avant-propos de Choquette rend également compte de deux choses. Tout d’abord, l’enquêtrice s’excuse et explique ses choix :

Mon enquête a été conduite au hasard, sans autre itinéraire que celui de la fantaisie. Elle ne vise donc pas à figurer un tableau complet de nos lettres actuelles, mais plutôt à présenter à leurs lecteurs et sous le jour de l’intimité quelques-uns de nos meilleurs écrivains[26].

La posture de la modestie est toujours présente : Choquette se défend d’avoir opéré par calcul, elle s’est laissé porter par « la fantaisie ». On le verra, Adrienne Choquette, comme les écrivaines qu’elle interroge, s’oppose à toute réflexion de l’ordre du rationnel pour expliquer leur point de vue. Ici, la journaliste refuse le calcul historique proprement masculin au profit d’une « autre lecture[27] » des lettres canadiennes-françaises. Pourtant, cette modestie et ce rejet d’un quelconque discours critique se doublent d’une prise de position qui n’est pas dérisoire : conduire le lecteur à examiner la vie littéraire de l’époque par ses yeux à elle. Dans un second temps, Adrienne Choquette précise les conditions de l’entretien et son mode de fonctionnement :

Il sera d’un vif intérêt pour le lecteur d’apprendre comment s’est précisée la vocation d’écrivain de nos auteurs, à quelles sources elle s’alimente, à quelles exigences elle obéit et ce qu’elle prétend imposer. Les mêmes questions ont été posées à chaque écrivain […][28].

Neuf écrivaines sont interrogées : Jovette Bernier, Marie-Claire Daveluy, Jeanne L’Archevêque-Duguay, Raphaëlle-Berthe Guertin, Michelle Le Normand, Moïsette Olier, Odette Oligny, Éva Senécal et Françoise Gaudet-Smet. Ce sont surtout des romancières, des poètes, des conteuses et des journalistes[29]. Si les auteures féminines sont sous-représentées dans le recueil, cela tient aux dynamiques d’une vie littéraire majoritairement masculine, mais aussi à une certaine incorporation par Choquette de ces mêmes dynamiques. La longueur moyenne des entretiens est révélatrice de cette sous-représentation. L’entretien avec une écrivaine tient entre trois et quatre pages ; avec un homme, entre quatre et onze pages. Dans la place qu’elles occupent dans les Confidences, les femmes sont minimisées, voire écrasées par les longs témoignages que livrent un Valdombre ou un Alfred DesRochers par exemple.

La journaliste et écrivaine commence l’entretien en contextualisant la rencontre. Parfois, il s’agit d’une anecdote, comme lorsqu’elle retranscrit un échange avec une paysanne au sujet de Jovette Bernier :

Il y a deux ou trois ans, il m’arriva de prononcer le nom de Jovette Bernier devant une jeune paysanne. Comme elle n’avait pas l’air de connaître la poétesse-romancière, je m’étonnai.
— Comment ! vous ne savez pas qui est Jovette Bernier ?
— Jovette Bernier…
— Mais voyons, à la radio…
— Vous voulez dire Jovette de « Bonjour Madame » et celle de l’Illustration ?
Son visage s’éclaira brusquement d’un large sourire.
— En ce cas ! Mais bien sûr que je sais qui est Jovette. Tout le monde d’ici vous répondra la même chose, du reste. Son prénom nous est même si familier que nous en oublions parfois son nom de famille. […]
Et voilà, point n’est besoin de commentaire[30].

Cette anecdote vient servir le choix de Choquette en démontrant, à partir d’une tierce personne, que l’auteure choisie est connue et ancrée dans l’espace public. Parfois, la journaliste décrit le salon dans lequel elle rencontre l’interrogée, comme avec Françoise Gaudet-Smet :

En attendant mon hôtesse, je jette le coup d’oeil circulaire qu’une journaliste ne saurait se défendre de lancer dans le cadre où vit une autre femme : des peintures de fleurs, des scènes champêtres, des bois sculptés, des gerbes d’orge et de blé, des meubles rares, des livres, des revues et… des jouets[31].

On remarquera la complicité entre les deux femmes de lettres, ne serait-ce que par l’intérieur coquet et « féminin » qu’elles pourraient partager. L’enquêtrice veut produire des instantanés, des tableaux vivants illustrant les qualités humaines et esthétiques de l’auteure. Ainsi introduit-elle l’entretien avec Jeanne L’Archevêque-Duguay :

J’aperçois le clair regard, le sourire cordial de Madame Jeanne L’Archevêque-Duguay, debout au seuil de sa porte, qui m’accueille avec sa spontanéité coutumière. Comme il est charmant le tableau de cette jeune femme à qui s’accrochent comme des fleurs trois enfants qui sourient mi-timides, mi-hardis […] Dans l’atelier de son mari, Rodolphe Duguay, le peintre au talent si robuste, un coin lui est particulièrement cher [à Jeanne] où elle vient souvent à la tombée du jour reposer sa lassitude et suivre de la pensée et du regard le travail de l’artiste qui peint à quelque pas d’elle. Autre tableau charmant d’une intimité reposante et heureuse[32].

On pouvait s’y attendre, les femmes sont situées dans l’espace privé, à la maison, dans un salon entouré de leurs enfants ou de leur mari ; loin de la « chambre à soi » qu’appelait de ses voeux Virginia Woolf en 1929[33]. Or, cette contextualisation de l’entretien dans la sphère privée, et même dans l’espace en général, ne se retrouve pas dans les entretiens avec les hommes[34] ; comme s’il fallait absolument produire des images, provoquer les évocations sensibles pour introduire les écrivaines. C’est aussi, d’une certaine manière, une représentation qui vise à négocier l’acceptabilité du métier d’auteur au féminin. Les exemples de L’Archevêque-Duguay et de Gaudet-Smet montrent que les femmes sont présentées comme écrivaines, mais aussi et surtout comme reines du foyer, mères et épouses, voire comme muses de l’artiste masculin, comme l’illustre la présentation de L’Archevêque-Duguay dans l’atelier de son mari.

La première question posée concerne la vocation littéraire. Tous les interrogés décident d’ausculter cette notion douteuse ; mais ce ne sont pas les mêmes problèmes qui sont soulevés chez les hommes et chez les femmes. Pour les écrivains, le terme de « vocation littéraire » permet d’embrayer vers un métadiscours sur le sens même de l’activité d’écriture. Victor Barbeau fait ricocher la question : « Poseriez-vous cette question, toutes choses égales, à un menuisier, à un ferblantier, à un rémouleur[35] ? » Prosaïquement, Harry Bernard concède qu’il n’a jamais eu le goût d’écrire[36]. Plusieurs (Émile Coderre, Pierre Daviault, Raymond Douville, entre autres) commentent la possibilité d’un tel don. De son côté, Jean Bruchési se cache derrière un « on » impersonnel et disserte sur la mise en récit de la vocation[37]. La difficulté pour les écrivaines est ailleurs : existe-t-il simplement une vocation littéraire pour les femmes[38] ? Au Québec, les cas de Laure Conan et de Blanche Lamontagne-Beauregard attestaient d’une possible vocation. Pour autant, cette dernière, justement découverte par le biais de la surconscience littéraire, était soumise à des enjeux dépassant la romancière et la poète. Conan adoptait « une vocation littéraire à caractère spirituel[39] » ; chez Lamontagne-Beauregard, la poésie était régie par des impératifs régionalistes qui, on le sait, servaient précisément l’idéologie de la survivance française en Amérique. Qu’en est-il pour les écrivaines des années 1930 ? L’Archevêque-Duguay donne une réponse claire : « Ma vocation littéraire ! […] je n’ai que la vocation de maman[40]… » Il faut garder à l’esprit que si le champ littéraire de l’entre-deux-guerres fait la part belle aux femmes, il n’en reste pas moins difficile de concilier ce qui devrait n’être qu’une occupation, un travail sur le moyen terme, avec les fonctions essentielles de « la femme », à savoir être une épouse respectable et fidèle, et une mère dévouée à ses enfants[41]. En outre, c’est parce qu’elle est « femme d’artiste » que L’Archevêque-Duguay écrit de la poésie : « Enfin, mettons que je m’oblige à écrire […] pour mieux comprendre mon mari. Voilà qui regarde beaucoup plus la vocation du mariage que la vocation littéraire, d’ailleurs[42]… » L’écriture ne peut être envisagée autrement que par le prisme de la situation sociale et de l’héritage des interrogées[43].

De fait, les auteures jouent la carte de la légèreté vis-à-vis de l’écriture, comme si leur activité littéraire n’était pas une finalité, mais un passe-temps. Pour Marie-Claire Daveluy, la vocation perd le sens sacré qui la caractérise et ne répond qu’à un plaisir personnel et innocent : « À quoi j’attribue ma vocation littéraire ? à rien de très impérieux. J’eusse volontiers passé ma vie à dévorer livres après livres, tout en m’acheminant vers une bibliophilie paisible[44]. » La question fait rire L’Archevêque-Duguay qui trouve ensuite le terme « intimidant[45] ». Selon Moïsette Olier et Éva Senécal, l’écriture provient d’un besoin, d’un manque qu’il faut combler. Olier explique même que c’est à la suite d’une longue maladie qu’elle plonge dans l’écriture[46]. Reconduisant les clichés hérités du XIXe siècle sur la « femme auteur[47] », Senécal lie étroitement écriture et rapport à la nature : « Et puis, j’aimais la nature d’un amour fou, ardent, à me faire oublier que j’avais de la peine quand je m’ennuyais, et Dieu sait si je me suis ennuyée[48] ! » Pour ces écrivaines, la vocation littéraire n’existe tout simplement pas, elle ne répond à aucun impératif extérieur, ni à un appel divin. Au contraire, elle semble toujours rattachée à l’intimité, à l’envie de parfois sortir d’un quotidien qui, tôt ou tard, les rattrapera.

Tout en rejetant l’idée même d’une vocation, les écrivaines font montre d’une fierté : celle d’avoir accompli une oeuvre. La plupart n’hésitent pas à rappeler les étapes de leur formation, leur grande curiosité et le respect acquis auprès des autres au fil des années. Françoise Gaudet-Smet témoigne de ses rencontres et de ses collaborations avec Valdombre (Claude-Henri Grignon), Olivar Asselin et Albert Pelletier, grands animateurs de la vie littéraire et intellectuelle de la première moitié du XXe siècle[49]. Se détache de ce récit l’impression que Gaudet-Smet a acquis auprès de ces « grands hommes » un certain prestige et une meilleure connaissance de la littérature. Également, la mise en valeur de son réseau a pour fonction de légitimer la position de l’écrivaine. De son côté, sous des dehors délicats, Éva Senécal rappelle qu’elle a reçu des prix internationaux avec des poèmes sortis presque sans effort de son esprit, affichant ainsi un orgueil que le temps et l’inactivité en littérature n’ont pas altéré, même en 1938 et 1939[50]. Si, en tant que « femmes », les écrivaines ont une position particulière dans le champ littéraire, elles n’en demeurent pas moins des agentes décisives, comme l’attestent leurs nombreux prix et leur intégration à des réseaux. Qui plus est, elles s’en targuent et souhaitent témoigner de cette reconnaissance par les autres. Dans l’entretien, on devine déjà la tension qui agite la persona de l’auteure : effacée et sûre d’elle ; pas tout à fait écrivaine, mais fière de son oeuvre.

De façon exceptionnelle, cette tension est inexistante dans l’entretien de Jovette Bernier. Journaliste, poète, romancière, écrivaine pour la radio, Bernier suit, depuis le milieu des années 1920, une trajectoire sous le signe du mouvement. Son expérience des dynamiques du champ l’amène à jouer avec Choquette lorsque celle-ci lui demande de commenter sa vocation littéraire :

À quoi j’attribue ce que vous nommez ma vocation littéraire ? — D’abord, suis-je sûre d’avoir écrit par vocation ? Et pourrais-je le prouver ? Naturellement, quand on opte pour la plume (plutôt que pour tout autre outil) on se croit plus ou moins appelé par quelque signe cabalistique des dieux qui, au fond, se fichent pas mal de nous. (C’est tout juste s’ils se donnent la peine de sourire quand nous nous prenons au sérieux). Non vraiment. Je crois que c’est d’un coup de tête que je me suis mise à écrire, pour voir ce qu’en dirait la critique parce que l’on m’avait toujours dit que « la critique est un être qui se mêle de ce qui ne la regarde pas », ou encore : « un lecteur qui fait des embarres ». Ce n’était pas vrai. — Et puis, je vous avoue que j’ai écrit aussi, parce que ça me chantait d’écrire. D’ailleurs, si je vous disais que j’ai entendu des voix, vous ne me croiriez pas. Je n’ai pas eu de vision non plus. Mais la mer était proche, et le bois aussi, et ce sont eux, je pense, qui m’ont un peu poussé la main. Mais là encore je ne puis jurer de rien[51].

Ici, la question de la vocation est tronquée par un jeu auctorial qui subvertit les codes de l’entretien. Bernier opte pour une réponse qui ressemble à celle donnée par les hommes : elle retourne la question, la décortique, en montre les points faibles et les réponses faciles. Moins naïve que Senécal, moins conventionnelle que L’Archevêque-Duguay et Olier, celle qu’on appelle communément « Jovette » se révèle être une stratège du champ littéraire. Elle assume le fait d’écrire parce qu’elle veut écrire – ce qui éloigne l’auteur du besoin ou de la nécessité d’écrire – et parce qu’elle y trouve un véritable plaisir. Déconstruisant et invalidant la question, l’écrivaine met en déroute les impératifs nationalistes qui sous-tendraient la vocation de femme de lettres, et rejette le phénomène de la surconscience littéraire, ramenant le rapport à l’écriture à une économie dialogique entre l’écrivain et son texte. Affirmée et un brin éhontée, cette réponse vient confirmer les intuitions de Chantal Savoie, qui voit en Jovette Bernier une écrivaine parvenant à concilier de façon inédite « habitus littéraire au féminin, postures littéraires adoptées et textes produits[52] ». En outre, cet entretien se situe dans le déploiement plus général d’une posture d’auteure moderne que cherche à élaborer Bernier à travers l’ensemble de sa production littéraire : la posture de « l’inconventionnelle[53] ».

Apories de la critique et autocensure

Le reste des questions posées a trait aux expériences de lecture ayant joué sur l’oeuvre ou la perception de l’écrivain interrogé : d’abord, en se souvenant des auteurs ayant fait école au Canada français ; puis, les auteurs français marquants ; enfin, les écrivains étrangers. Les deux premiers points sont souvent abordés communément. En effet, comment parler de littérature canadienne-française sans parler des modèles et influences venant de France ? Peut-on gloser sur les branches de l’arbre sans parler du tronc lui-même ?

Chez les hommes, Colette et Anna de Noailles sont les références féminines françaises qui demeurent, côtoyant ainsi les Racine, Corneille, Hugo, Proust, Bloy, etc. ; des écrivaines contemporaines souvent vantées pour leur rapport à la nature et leur sensibilité[54]. Pour les auteures canadiennes, les écrivains citent généreusement Blanche Lamontagne-Beauregard, Michelle Le Normand et Jovette Bernier, signe d’une reconnaissance par les pairs qui dépasse les catégories de genre traditionnelles et les idées reçues. Par exemple, Émile Coderre confesse :

Nos poètes de valeur ne semblent pas avoir fait école, j’entends d’une façon sérieuse. Mais chacun d’eux a sa personnalité bien à lui et a su marquer notre littérature. Nommons au hasard des dates, des âges et des valeurs respectives : […] l’imitable et si profondément poète Jovette (au fait, c’est la plus poète de tous et de toutes !)[55].

De leur côté, les écrivaines citent plusieurs auteurs français ou étrangers, mais rarement des écrivains du pays. Marie-Claire Daveluy « réserve [s]a réponse[56] ». Bernier est consensuelle : « À la fois, morts et vivants, je les aime tous, parce qu’ils sont mes frères[57]. » Comme nombre des interrogés, Olier parle de Louis Hémon et d’Olivar Asselin, tout en souhaitant rester « vague[58] ». La majeure partie des réponses apportées par les écrivaines consiste en une fuite. La réponse de Guertin est éclairante :

Nous touchons la question épineuse « des maîtres ayant marqué la littérature canadienne » mais Mademoiselle Guertin proteste.
— Pas de réponse ! J’ai peur de cette question comme d’une colle d’examen.
— Mais pourquoi ?
— Parce que je n’ai pas qualité pour en discuter. En fait, cela relève de la critique et je ne suis que poète. Non, non[59] !

Cette posture d’élève (« colle d’examen ») adoptée par la poète est en partie conditionnée par la façon même qu’a Choquette d’aborder le sujet (« question épineuse »), comme si toutes les deux savaient que la question les dépassait. Guertin se coupe de toute prise de position : elle n’a pas la légitimité nécessaire pour traiter le sujet. Cette légitimité s’évalue, selon Senécal, en termes de compétences : « Quant aux écrivains qui ont marqué notre littérature, je pourrais difficilement résumer mon idée à ce sujet. Peut-être aussi que je n’ai pas la compétence voulue pour en juger clairement[60]. » Est-ce véritablement un problème de compétence ou, plus précisément, de confiance en elle et d’acceptabilité du propos ?

Un extrait de la rencontre avec Jeanne L’Archevêque-Duguay semble révélateur de la gêne éprouvée par les auteures durant l’entretien, mais également de la mise en scène de cette gêne. Interrogée sur les maîtres de la littérature canadienne-française, l’auteure de Cantilènes répond longuement :

On s’aperçoit que pour faire oeuvre personnelle, vivante, durable, il ne suffit pas d’avoir de l’imagination et un bagage de rhétorique ; il faut une érudition sérieuse, sans quoi on reste dans les lieux communs et l’inspiration est sans cesse entravée par la pauvreté d’expression. Mes rares loisirs ne me permettent pas de lire sérieusement toutes les oeuvres de nos écrivains ; je me garde alors de mentionner qui que ce soit, crainte d’injustice envers d’autres aussi méritants et que j’ignore. J’affirme cependant que l’école des rénovateurs, dans notre littérature qui existe – malgré les broyeurs de noir – se forme lentement mais sur les plus beaux espoirs.
— Bravo !
J’aurais dû me taire décidément. Jeanne Duguay, qui monologuait sans plus songer à moi, me regarde vivement, souriante mais un peu interdite.
— Eh bien, continuez, dis-je, vous faites un ardent défenseur de la littérature canadienne.
— … qui n’a guère besoin de mon plaidoyer. Allons, montrez-moi votre quatrième question[61].

Après avoir largement montré qu’elle était « femme d’artiste » et « mère de cinq enfants », L’Archevêque-Duguay trouve une brèche dans laquelle elle devient « femme de lettres » et « critique ». La posture de la novice inexpérimentée et peu cultivée demeure. Cependant, l’écrivaine se prend à affirmer, avec résolution et en sachant qu’elle n’abondera pas dans le sens de certains (les « broyeurs de noir »), que les lettres canadiennes-françaises sont bien vivantes sous la plume des « rénovateurs » – du reste, cela sonne comme une charge adressée à une frange plus traditionnelle du champ littéraire. Durant ce qu’il faut bien appeler une « minute à soi », elle négocie une prise de position somme toute assez banale mais qui, par la rhétorique déployée et dans la réaction de son interlocutrice, acquiert un fort potentiel réflexif et critique. D’ailleurs, brusquée par le « bravo » de Choquette, « un peu interdite », elle devient évasive et amorce la dernière question. Ici, c’est la mise en scène des échanges et des regards, tant chez l’interrogée que chez l’enquêtrice, qui interpelle. Quelle que soit la part de fiction dans cet extrait, Adrienne Choquette n’hésite pas à retranscrire ce qui apparaît comme un malaise. La conscience de genre sous-tend cet échange, ne serait-ce que par cette exclamation presque solidaire de la part de la journaliste, qui salue et encourage le discours de Jeanne L’Archevêque-Duguay. Encouragement vain, puisque la parole féminine, ayant pris conscience de son potentiel, se censure d’elle-même.

L’ensemble de ces non-réponses rend compte du plafond de verre qui demeure à la fin des années 1930 : les femmes peuvent écrire, mais la critique et la métacritique semblent leur être encore interdites. Chantal Savoie a bien cerné, pour le tournant du XXe siècle, l’émergence d’une critique littéraire s’élaborant à partir de chroniques ou de périodiques identifiés comme étant « féminins »[62]. Si j’adhère à ces conclusions, il reste qu’en dehors de ces espaces consacrés, les femmes de lettres se refusent à prendre position. Les maigres réponses de Le Normand ou Olier, qui n’ont aucune commune mesure avec les longues réflexions de Valdombre ou de Harry Bernard, ne suffisent pas à dissimuler le déséquilibre entre, d’une part, les hommes qui ont tous un avis sur le sujet, et d’autre part les femmes qui esquivent la question ou minimisent leur propre jugement. Le sujet féminin s’exclut lui-même de l’histoire et censure ses propos au sujet des autres. Il y a là un paradoxe entre la négociation de l’acceptabilité de sa production et de sa posture, et l’« entravement » d’une parole critique sur sa propre oeuvre et, plus largement, sur la vie littéraire. Or, il me semble que ce paradoxe constitue le ferment de la discontinuité de la trajectoire des écrivaines interrogées. En effet, toutes interrompent ou modifient leur carrière littéraire après une ou deux oeuvres. Dans les Confidences se dessine chez les femmes la recherche d’une subjectivité par l’écriture, doublée d’un refus du discours littéraire hors des cadres poétiques, romanesques et journalistiques où elles sont, ailleurs, les seules maîtresses à bord[63].

Construit sur le mode de la « confidence », l’entretien semble se prêter à la diffusion d’une parole plus libre, moins retenue. Pourtant, c’est justement parce qu’il s’agit de « confidences », où les écrivaines sont décrites dans leur maison, au plus près de la sphère intime, dans un rappel constant de leur situation familiale (mère, épouse, femme célibataire), qu’elles perdent en partie ce statut de « femme de lettres ». Les interrogées modulent leurs propos, se laissent parfois aller à des considérations globalisantes sur la situation littéraire de la fin des années 1930. Mais très vite, la parole est entravée par la scénographie de l’entretien qui ligote et renégocie le discours des femmes selon trois modalités : la parole directe de l’interrogée ; sa position dans le champ littéraire et dans l’espace social ; et la médiation scripturale d’Adrienne Choquette, consciente des déséquilibres d’un tel dispositif énonciatif, mais aussi de l’action et de l’engagement que peuvent porter ces témoignages. D’ailleurs, l’ouvrage figure une sorte de confidence de la part de l’auteure Adrienne Choquette. À travers un kaléidoscope des vocations et des mémoires littéraires, ce sont sa propre vision de la vie littéraire et sa façon de concevoir les écrivains qui nous parviennent.

En considérant les entretiens à la fois comme documents historiques permettant de comprendre davantage les stratégies de légitimation des agentes du champ littéraire canadien-français des années 1930, et comme monuments rhétoriques et stylistiques illustrant les qualités littéraires d’une femme de lettres de l’époque, la lecture des Confidences a permis de valider l’ensemble des thèses développées en histoire littéraire des femmes ces dernières années, à savoir l’émergence progressive d’une voix féminine qui définit ses propres paramètres pratiques et discursifs durant la première moitié du XXe siècle. Dans un balancement permanent entre modestie et fierté, les écrivaines s’arrogent le droit de se confier dans un format qui rappelle les causeries et le courrier des lectrices présents dans les journaux et à la radio à cette époque. Si l’entretien vise à désacraliser l’écrivain, il se risque également, chez Adrienne Choquette, à une redéfinition du statut de l’écrivaine. L’effet recueil de l’ouvrage accentue cette redéfinition : côtoyant les grands animateurs de la littérature d’alors, les neuf auteures trouvent une place de choix qui confère à leur oeuvre et à leur posture une légitimité et une place dans l’action littéraire générale.

En guise d’ouverture, j’aimerais ici resituer la place des Confidences d’écrivains canadiens-français dans l’histoire littéraire québécoise sur deux plans. Premièrement, un regard rétrospectif ne peut qu’être frappé de ce que j’appellerai « l’effet conclusion » du recueil. Publié à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il vient clore la période de l’entre-deux-guerres, décennies fastes où une certaine modernité littéraire, culturelle et médiatique se met en place. C’est également durant l’entre-deux-guerres que se matérialise, avec beaucoup plus de clarté et de flamboyance, la présence des femmes dans l’espace littéraire. Confidences d’écrivains canadiens-français souligne ce phénomène, le commémore et en constitue le dernier témoignage. Ouvrage charnière entre deux régimes littéraires, le recueil d’Adrienne Choquette peut être lu comme le support d’une dernière prise de parole de la part d’écrivaines qui, dans les années 1940, se feront plus discrètes. En effet, aux Jeanne L’Archevêque-Duguay, Michelle Le Normand et Françoise Gaudet-Smet succèderont, quelques années après la parution des Confidences, les Gabrielle Roy et Germaine Guévremont, entre autres ; de la première à la seconde génération, d’autres postures, de nouvelles manières d’agir et d’être écrivaine, qu’une étude approfondie des années 1940 et 1950 permettrait de mieux cerner.

Dans une autre perspective, Confidences d’écrivains canadiens-français constitue un point de départ pour quiconque s’intéresse à la trajectoire d’Adrienne Choquette. En interrogeant les hommes et femmes de lettres de son époque, l’enquêtrice âgée d’une vingtaine d’années fourbit ses armes et affute son regard en vue de son propre destin littéraire. En effet, de la fin des années 1930 à son décès en 1973, tour à tour journaliste, nouvelliste, romancière, script et réalisatrice pour la radio, Adrienne Choquette observe une carrière riche dont il reste à saisir les incidences : sa production livresque très souvent saluée par la critique et couronnée de prix prestigieux[64] ; sa participation à la vie culturelle de Trois-Rivières, puis de Québec ; son rôle d’animatrice au sein d’un réseau littéraire féminin principalement composé de Simone Bussières, Gabrielle Roy, Alice Lemieux-Lévesque, Médjé Vézina et Jovette Bernier. Il y a, dans cette carrière loin des projecteurs et dans la foulée de son recueil d’entretiens, de grands chantiers pour l’histoire littéraire et culturelle québécoise au XXe siècle.