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La littérature contemporaine est peuplée de personnages paranoïaques, assaillis par un réel qui semble conspirer contre eux, bluffés par des perceptions qui les trompent, dupés par une mémoire qui leur fait défaut[1]. C’est toutefois loin des grandes machinations politiques, des complots terroristes ou des menaces épidémiques que s’échafaudent les fictions qui feront l’objet de notre étude. En effet, un large pan de la littérature française actuelle semble dessiner un véritable imaginaire de la menace (et de la surveillance) « intime », mettant en scène des personnages aux aguets, éperonnés par des perceptions (physiques et psychiques) distordues qui dérèglent leur rapport au monde. On remarque en effet que la mise en scène du défaut de perception s’inscrit comme l’un des motifs centraux de l’intrigue dans plusieurs romans français contemporains publiés par une constellation d’auteurs affiliés aux éditions de Minuit, P.O.L et Verticales. Par exemple, dans Jean Echenoz : géographies du vide[2], Christine Jérusalem montre bien comment les romans de cet écrivain se caractérisent par la représentation d’un « “pouvoir-voir”, selon l’expression de Philippe Hamon, […] sans cesse empêché, affaibli, mutilé. La récurrence des troubles de la vue prend une allure presque obsessionnelle dans la caractérisation des personnages [echenoziens][3] ». On pourrait multiplier les exemples de dérèglements perceptifs dans les romans français des dernières décennies. Pensons à La Moustache[4] d’Emmanuel Carrère où, après s’être rasé la moustache, un homme apprend, par ses proches, qu’il n’en a jamais eu ; Infiniment petit[5] de Patrick Chatelier où un policier novice voit sa première enquête compromise par sa perception hallucinée du réel ; Villa Bunker[6] de Sébastien Brebel où le narrateur se figure, dans une sorte de ressassement paranoïaque, l’enfermement de ses parents dans une villa de bord de mer ; Compression[7] de Nicolas Bouyssi où un homme aveugle erre dans la ville à la recherche de sa soeur ; Babel nuit[8] de Philippe Garnier, où le narrateur est atteint d’une curieuse distorsion auditive qui le rend incapable de comprendre le langage de ses parents, qu’il perçoit comme de longues voyelles désorganisées. Dans ces romans, ce n’est pas une quelconque organisation secrète, mais plutôt une sorte de réel disloqué[9], pour reprendre l’expression de Dominique Viart et Bruno Vercier[10], qui semble comploter contre les êtres. Parus respectivement en 1995 et en 2013, les romans Le Ventre[11] d’André Benchetrit et Le Pyromane[12] de Thomas Kryzaniac mettent en scène des hommes reclus dans leur petit appartement, aux prises avec un espace qui s’effrite sous leurs yeux, leur chez-soi étant littéralement disloqué par d’étranges dérèglements. Chez Benchetrit, le narrateur voit graduellement apparaître de curieuses flaques anesthésiantes dans les pièces de son logement. Chez Kryzaniac, c’est plutôt les signes d’un incendie imminent qui se manifestent, par tous les moyens, à la conscience du narrateur angoissé. À ces dérèglements, s’ajoute la proximité de voisins inquiétants et intrusifs qui concourt à fissurer davantage l’édifice fragile de leur rapport au réel. Cette analyse permettra de montrer en quoi ces configurations particulières contribuent à moduler un imaginaire de la surveillance non pas directement sociologique, mais bien davantage associé à la subjectivité des individus. Un imaginaire qui s’érige sur la figure de l’absence ainsi que sur les motifs de l’infection et de l’invasion, et où les défaillances de la perception constituent la source même de « l’illusion conspiratoire » des personnages.

Banalité inquiétante du chez-soi

L’immeuble habité par Edmond, le narrateur du Ventre, et sa compagne Bunny se présente a priori comme un espace banal, sans particularités, sans aspérités, d’une symétrie presque ennuyeuse : « Il y avait deux portes pour deux appartements à l’étage et elles se faisaient face. Bunny et moi on habitait en sortant de l’ascenseur à droite. À gauche en sortant vivait un certain Monsieur Jordan[13]. » À cette disposition binaire des espaces communs, s’ajoute l’arrangement minimaliste de l’appartement du narrateur : « Notre appartement était constitué en tout et pour tout de deux pièces dont un très grand living, un long couloir et un vestibule, une salle de bains et des toilettes, une cuisine[14]. » Malgré le caractère banal de son immeuble, Edmond l’arpente avec une attention démultipliée, constamment à l’affût du moindre dérèglement du réel. Par exemple, même s’il a l’habitude de prendre l’ascenseur pour se rendre chez lui, le narrateur l’examine avec une perplexité constamment renouvelée : « Je n’avais pas la certitude que l’endroit m’était familier. Je n’avais jamais la certitude[15]. » Edmond raconte en détail la routine qu’il reproduit chaque jour entre les étages de l’immeuble qu’il habite :

Je remontais en m’attardant le moins possible sur le [neuvième étage] mais l’itinéraire que j’empruntais vraiment se faisait sinueux. Par habitude, je restais les oreilles et le nez en alerte. Et il n’était pas rare qu’ici ou là je distingue […] un son, une odeur, quelque chose de particulier. Je tentais de trouver une explication[16].

Pour Edmond, l’espace est saturé de signes à décoder, et c’est cette saturation même qui semble le rassurer, le relancer dans une routine interprétative qui vise à stabiliser son quotidien. En cela, sa posture s’apparente à celle du paranoïaque, telle que Luc Boltanski la formule dans son ouvrage Énigmes et complots[17] à partir des travaux d’Erich Wulff[18] :

[L]’illusion conspiratoire des paranoïaques ne part pas, le plus souvent, de la conviction qu’il existerait une conspiration et des conspirateurs que l’on pourrait identifier et nommer, mais plutôt du sentiment intense qu’il y a quelque chose de caché derrière les apparences visibles, dont le sens immédiat s’est évanoui. […] Le monde se présente comme un ensemble de signes qui exigent d’être décodés[19].

C’est donc un monde physiquement et sémiotiquement plein qu’Edmond tente de se forger, fuyant les lieux vides. Habitant au onzième étage, dans un appartement surchargé d’objets, presque en suspension au-dessus de la ville, le narrateur se plaît à regarder par la baie vitrée de son appartement : « Dehors un épais brouillard stagnait qui masquait toutes les autres tours. […] C’était une des raisons qui me plaisaient de vivre ici, l’impression du coton[20]. » Loin du brouhaha urbain, Edmond vit donc dans un espace cotonneux, entre ciel et terre, isolé de la frénésie qui caractérise, plus bas, les rues. Vivant à distance, protégé du reste du monde par les poches de brouillard qui font écran entre lui et la ville, le narrateur, abrité derrière la paroi lisse de sa baie vitrée, a l’impression de maîtriser son petit univers. En cela, l’espace qu’il habite préfigure déjà le lieu d’éclosion de la paranoïa que « Wulff définit […] comme un retrait partiel ou total de l’investissement envers le monde extérieur[21] ». L’indistinction dans laquelle le brouillard plonge la ville agit donc sur le narrateur comme un filtre qui altère et mâtine le réel. Si l’évanescence rassurante du brouillard extérieur apaise le narrateur, son équivalent intérieur, une flaque invisible et anesthésiante qui flotte depuis quelques jours dans son appartement, installe une sourde panique chez Edmond. En effet, un matin, alors qu’il fait bouillir du lait pour le petit déjeuner, il prend conscience de la présence d’une curieuse masse de gaz en suspension dans la cuisine. Se manifestant d’abord sous la forme d’une odeur indistincte, elle en vient à prendre, dans l’esprit d’Edmond, des proportions démesurées :

[J]e crois que je n’ai pas senti venir l’odeur en une fois mais avec une série d’à-coups. […] C’était une odeur comme une flaque dans un coin de l’espace. Une flaque invisible et qui flottait dans l’air invisible. […] Elle était sans épaisseur. Il fallait vraiment le hasard pour mettre le nez dessus. Cependant une fois qu’il était mis, il fallait bien se faire à l’idée qu’elle existait[22].

Figure par excellence de cet « évanouissement du sens » qui menace et inquiète le sujet paranoïaque, l’intrusion de ce phénomène physique inexplicable dans l’appartement d’Edmond agit comme un détonateur qui vient fissurer la plénitude de son monde. Figure de l’absence, cette flaque anesthésiante, sorte de « poche » de vide qui se démultiplie dans le logement, agit comme un véritable dérèglement de l’espace qui semble échapper aux règles élémentaires de la physique et conspirer contre les corps. En effet, au contact de ces flaques, la peau des personnages devient anesthésiée : « En panne ! La peau de Bunny [était] tombée en panne[23]. » Cherchant à comprendre l’origine de cet étrange phénomène et croyant d’abord à une fuite de gaz, Edmond fait appel aux pompiers. C’est seulement à travers le regard incrédule que lui jette l’un de ceux-ci, qui pénètre dans son appartement, qu’Edmond prend conscience que quelque chose cloche dans sa manière d’aménager et d’occuper l’espace : « Au fond, sans qu’il ait rien voulu en laisser paraître, ce qui avait le plus impressionné le jeune pompier, c’était l’incroyable quantité entassée chez nous[24]. » Tout se présente comme si l’accumulation d’objets, chez Edmond, avait pour but de créer une saturation spatiale, une densité réconfortante et similaire à l’exiguïté enrobante de la vie in utero. Cette pulsion d’accumulation traduit bien, sur le plan spatial, cette « obligation de saturer le champ de la compréhension et de ne laisser aucune zone d’ombre [qui] est probablement le trait le plus typique de la paranoïa[25] ». Cette saturation du champ de la compréhension se retrouve également dans la figure du voisin d’Edmond, Monsieur Jordan, qui agit comme le double du narrateur et l’aide à tenter de comprendre le monde. L’étrange vieillard reçoit à chaque jour, selon un horaire régulier, la visite d’une infirmière perpétuellement enceinte qui lui administre diverses injections. Un jour, il fuit l’immeuble, poussé par une étrange folie. Effrayé par les dérèglements et les flottements y ayant cours – « il s’imagin[e] suivi par quelque chose qui lui v[eu]t du mal[26] » –, M. Jordan décide de s’enfuir, préférant vivre dans les rues. Transformé par sa vie de sans-abri, sale et blessé, il tente de convaincre Edmond de quitter l’immeuble avant qu’il ne devienne, à son tour, complètement fou. Dans une dernière tentative pour convaincre Edmond de s’enfuir de son appartement, M. Jordan lui explique « que si [il] refus[e] [de sortir] le monde s’effacer[a] progressivement autour de [lui][27] ». Cette menace de disparition plane, selon M. Jordan, sur tout ce qui entoure Edmond : « Jusqu’aux mots dont [Edmond] dispos[e] pour décrire le monde […] s’effacer[o]nt. Et [ensuite Edmond] [s]’effacer[a] à [s]on tour[28]. » Un monde où les êtres et le langage sont en proie à la dissolution, voilà ce à quoi est confronté le narrateur dans Le Ventre.

À l’opposé, dans Le Pyromane, la paranoïa ne se présente pas comme un mouvement graduel d’effacement, mais bien comme une tentation d’un dépouillement toujours plus affirmée. De même, alors que Le Ventre met en scène un personnage qui désinvestit le monde extérieur pour s’isoler dans un immeuble, le narrateur du Pyromane surinvestit plutôt le monde extérieur, le charge de sens, de visées et d’intentions néfastes. Talonné de toutes parts par des bruits qu’il transforme en signes, par des changements infimes qu’il érige en symptômes, il affirme en incipit se sentir, depuis quelques semaines, menacé dans son propre appartement : « C’est un endroit peu avenant […]. Son apparence reste la même, mais de profonds changements ont eu lieu derrière les murs, qui ont empoisonné son atmosphère[29]. » Tout comme dans Le Ventre, le rapport qu’entretient le narrateur avec l’espace qu’il habite témoigne bien de ce vif besoin de saturer le champ de compréhension (et de perception) du réel qui caractérise le sujet paranoïaque :

Je connais chaque recoin de mon antre, du sol au plafond. Par exemple, dans le noir, je peux, ou plutôt, je pouvais anticiper sans erreur le craquement des poutres. Une vibration les parcourait d’est en ouest avec la régularité d’une horloge ; les différentes pièces se répondaient entre elles au milieu des ténèbres […]. Mais depuis peu, la mécanique s’est rouillée, les craquements deviennent incohérents, trop rapides puis trop brefs, ils passent d’un extrême à l’autre sans prévenir. La charpente qui me surplombe n’affiche plus aucun signe de stabilité, un conflit semble la déchirer de l’intérieur[30].

Pour le narrateur, le réel est une mécanique bien huilée dont le dérèglement atteste de la présence de puissances obscures et conspiratoires. L’espace privé se transmue rapidement en un lieu hostile, en une sorte de synthèse de toutes les menaces biologiques possibles :

Chaque objet est à sa place ; les meubles n’ont pas bougé, ils se dressent contre les mêmes murs. Mais la composition intérieure de mon appartement a changé, sa vie organique, tous ces détails invisibles qui me le rendaient familier. Il y a des infiltrations, paraît-il, la bâtisse serait une éponge, elle absorbe l’humidité et toutes les maladies qui traînent dans cette ville. Dans la charpente somnolent les germes de la grippe, des angines, des fièvres, des douleurs musculaires qui la fatiguent et lui donnent l’air d’une petite vieille[31].

Une appréhension grandissante phagocyte graduellement l’esprit du narrateur, la certitude que le feu n’attend que son absence pour tout dévorer :

Les visions angoissantes me poursuivent à l’extérieur, les rares fois où je sors me promener – les murs prennent feu tout seuls, les rideaux s’embrasent, chauffés à blanc par le soleil, ce maudit soleil que je perçois maintenant comme un ennemi (je ne laisse jamais rien près des fenêtres, surtout pas de papier ou de verre)[32].

Reclus dans son appartement, il en vient à se méfier de sa mémoire, organise des rondes et prend tout en note. Mais « la vérification ne parvient pas à [l]’apaiser[33] » :

[J]’ai fini par perdre confiance en mes sens. Je peux regarder la gazinière et constater pendant vingt minutes qu’elle est éteinte, cela ne suffit pas : je pense que mes yeux me trahissent, qu’ils ne perçoivent plus qu’une partie incomplète de la réalité[34].

Tout comme dans Le Ventre, c’est donc l’incomplétude du monde, ses trous sémantiques qui sont à l’origine de la poussée paranoïaque du narrateur. Aux flaques anesthésiantes du roman Le Ventre, véritables vides dans la texture du réel, se substitue, dans Le Pyromane, l’absence du feu : « L’absence du feu remplit mon appartement ; sa possibilité, son effroyable vraisemblance déclenchent en moi des vagues de fièvre. Petit à petit, j’en suis venu à croire que tout brûle autour de moi, et que je suis le seul à ne rien voir[35]. » La méfiance du narrateur absorbe tout, tant l’espace que ses perceptions. Incapable de nouer de relation avec quiconque, le narrateur se méfie par-dessus tout de ses voisins : « Il y a mille façons de déclencher un feu, et malheureusement, personne ne peut surveiller tous ses voisins. Il faudrait des espions pour les épier du matin au soir, et encore[36]. » Reuner, son voisin d’en haut, n’échappe pas à cette suspicion. D’autant plus que cet obscur peintre alcoolique est marqué du sceau de l’incertitude et de la duplicité. En effet, lorsque le narrateur reçoit d’étranges révélations de Grünewald[37], le médecin de Reuner venu le visiter, l’image qu’il se fait de son voisin vacille définitivement : « Tout est secret, même son nom. Il ne s’appelle pas du tout Reuner, mais alors pas du tout. Comment il s’appelle pour de vrai, je ne peux pas vous le dire[38]. » Le curieux médecin explique alors au narrateur que son voisin d’en haut est en fait un homme amnésique qui a commis un homicide involontaire sur Jacob Berg, député européen écologiste aussi connu pour avoir écrit des romans à saveur conspirationniste : « Il y a quelques mois, en plein jour […] [Reuner] a percuté un homme dans le centre de Strasbourg. En voiture. Il l’a littéralement réduit en bouillie, pulvérisé. » Le médecin enchaîne : « Monsieur Reuner souffre de traumatismes sérieux, de vrais problèmes, vous comprenez ? Nous ne sommes pas dans le bras cassé ou le rhume, là. Je vous parle de délire de persécution, de paranoïa à un degré extrême, d’hallucinations[39]. » À la manière du roman Le Ventre, le voisin du pyromane se présente ainsi comme un double qui reflète au narrateur ses propres hallucinations et obsessions. De même, comme le narrateur, qui enfant se plaisait à répertorier dans un vieux cahier « les chats morts, tous les chats morts[40] », Reuner peint compulsivement des « portraits de femmes bâclés[41] », une sorte de compilation de vierges (qu’il aurait ?) assassinées. Ainsi se joue, dans Le Pyromane, un rapport trouble et double à l’identité qui participe de cette logique de la méfiance généralisée. En plus de suspecter ses voisins, le narrateur ne cesse de réitérer sa méfiance à l’égard des objets qui peuplent son quotidien, à l’égard des dispositifs supposés le sécuriser : « [J]e ne faisais pas confiance aux alarmes et détecteurs de fumée traditionnels : ils opèrent toujours trop tard[42]. » En cela, son attitude évoque bien cette hantise du paranoïaque dont fait état Sophie de Mijolla-Mellor :

La hantise du paranoïaque concernant la corruption, l’inauthenticité, le factice le conduit volontiers à un culte de la nature et à ce qui va avec […]. Ce n’est pas le goût de la nature en lui-même qui est pathologique mais la méfiance généralisée qui peut concerner les objets apparemment inoffensifs comme un frigidaire, un four micro-ondes et tous les appareillages reposant sur des fonctionnements d’ondes et de substances invisibles, incontrôlables et donc possiblement maléfiques[43].

L’espace pour le narrateur se présente donc comme un décor aux mécanismes déréglés, comme le théâtre d’une vaste machination :

Je perçois comme avant les éléments du décor, les graviers, les animaux, les buissons – mais ils sont à l’arrêt, la mécanique universelle qui présidait chacun de leurs mouvements s’en est allée. Il ne reste que leur enveloppe, leur reproduction creuse, suspendue dans les airs […][44].

Plus aucune assise ne permet donc au narrateur d’ancrer sa compréhension du monde : « [D]’un moment à l’autre, je m’attends à voir le décor se désintégrer, se fissurer[45]. » Dans les deux romans étudiés, il s’agit donc de phénomènes physiques marqués du sceau du vide ou à tout le moins de la possibilité du vide, qui constituent une menace. L’invasion de flaques anesthésiantes tout comme l’éventualité d’un incendie s’y présentent avant tout comme des phénomènes ou des dérèglements physiques difficiles à circonscrire et à endiguer avec certitude. S’il y a conspiration, elle vient d’une sorte de réel anthropomorphisé qui menace à tout moment de faire voler en éclats le mince vernis du quotidien, voire de l’anéantir par ses forces aveugles et arbitraires. C’est précisément ce caractère arbitraire, imprévisible, insignifiant du monde qui constitue une menace pour les narrateurs. Dans son article « Malaise dans la signification », Jacques Poirier affirme d’ailleurs que « la présence, au sein du réel, d’une part d’“insignifiant” constitue toujours une menace – puisque par capillarité le sens risque de s’échapper[46] ». On le verra, cette irruption du néant dans le réel, ou la possibilité de néantisation du monde, agit comme une crise qui engage chez le sujet ce que Bertrand Gervais appelle « une intensification de l’activité sémiotique » qui se traduit par la « recherche de signes et d’indices, [par des] mises en relation, interprétations multiples, exégèse, etc. C’est à ce titre qu[e] [la crise] s’impose non seulement comme un objet et un prétexte à l’action, mais encore un principe de lisibilité » sur lequel s’érige un véritable imaginaire de la surveillance.

Lisibilité problématique du monde et imaginaire de la surveillance

Dans Le Ventre, à mesure que les flaques anesthésiantes gagnent du terrain, Edmond en vient à se méfier de ses perceptions et de ses idées qui, quant à elles, se défilent et lui échappent, cherchant à se matérialiser, à littéralement s’imprimer dans l’espace où il habite :

Il fallait que je surveille les images installées dans ma tête, que je me méfie des débordements. En arpentant de long en large l’appartement, plusieurs fois, j’avais remarqué qu’elles surgissaient, qu’elles étaient indépendantes, un peu hors de moi, un peu à côté. Elles étaient des choses. Il y en avait une, plus précisément dans le couloir, que je devais surveiller. Une langouste ? – un crabe ? – dont l’inertie m’inquiétait. […] Il arrivait parfois qu’elle s’efface. Qu’à sa place, je reconnaisse le fendillement du bois, des alvéoles humides ou des porosités, et que j’en déduise plus ou moins l’existence de fuites dans le plâtre et le bois, ou alors plus ou moins le constat d’usure[47].

Dans une disposition d’esprit incertaine, Edmond tente de s’expliquer ses visions par les imperfections du mur, croyant confondre « le fendillement du bois » avec une langouste, métaphore matérialisée de sa folie. Par sa présence au monde exacerbée, par son attention exagérée aux détails, Edmond en vient à voir le réel au-delà de ses évidences, à réinterpréter la lisibilité du monde. Sous le regard radioscopique d’Edmond, les détails enflent et en viennent à saturer l’espace, agissant ainsi comme autant de contrepoids aux pans de réels qui s’effacent sous la poussée des flaques invisibles. Le détail, que Philippe Dubois assimile à un « accident souverain du visible[48] », devient, dans les romans étudiés, l’objet privilégié du paranoïaque : il « ouvre à un mouvement (virtuel), il déplie et déploie, il contamine, il gagne, non du terrain mais de l’intensité. C’est là toute sa puissance[49] ». Ainsi, chaque objet devient prétexte à alimenter la machine interprétative d’Edmond dont l’esprit s’affole :

Je pouvais marcher très longtemps dans l’appartement à surveiller les images installées dans ma tête. À les guetter. Elles profitaient des poignées de porte, des ampoules électriques, des interrupteurs pour apparaître. Elles profitaient des moindres failles. […] Je pouvais passer des nuits entières et des jours à surveiller, séparer, trier, et Bunny m’observait à la dérobée comme si elle avait mal. Je ressemblais à une bête curieuse[50].

Les rêves et les images mentales d’Edmond envahissent l’espace à l’instar des flaques invisibles qui flottent aux quatre coins de son appartement. Majoritairement associées au monde scriptural (chiffres, codes), ses rêveries thématisent bien les difficultés énonciatives et la « fuite du langage » qui, on le verra, commencent à affecter le narrateur ; fuite du langage que semble représenter la langouste, image obsédante qui revient souvent dans son esprit et dont les sonorités évoquent le syntagme « langue, ouste ! ». Ainsi, Edmond explique comment il rêve d’une langouste, « d’antennes, de nervures, de pinces et de carapaces [, …] de flaques et d’odeurs de sang [mais surtout] […] de numéros d’étages, de chiffres secrets pour les serrures, de code d’accès[51] » sans compter « [l]es monstres, [l]es blouses blanches [et] [l]es regards noirs[52] » qu’il voit scintiller dans la nuit. L’évocation des codes d’accès et des blouses blanches rappelle à la fois le monde médical et le milieu psychiatrique, et tend à renforcer l’impression de délire que le lecteur attribue au narrateur. Dans Le Ventre, l’attention extrême aux détails prend ainsi la forme d’un véritable mouvement de « reconstruction du réel[53] » où la scripturalité remplace graduellement la figurativité. Dans Le Pyromane, on le verra, l’importance accordée au détail agirait plutôt comme prétexte à la « construction d’une fiction[54] ».

Le narrateur de Pyromane est persuadé qu’un incendie le guette, tapi dans l’ombre. Ainsi, il s’applique à « percev[oir] chaque détail avec une attention redoublée[55] » et s’emploie à formuler et déjouer mentalement l’ensemble des formes possibles du désastre à venir : « Ma surveillance n’annule pas l’éventualité, la possibilité du drame. Un malheur prévu n’arrive jamais – par conséquent je prévois tous les malheurs possibles, je fais des efforts d’imagination intenses pour tous les visualiser, en inventer même, et les circonscrire à l’avance[56]. » En état de crise, le narrateur voit son esprit s’emballer et mettre en récit les formes possibles du désastre à venir. En s’emparant de la figure de l’incendie, c’est donc à un véritable travail créateur que s’adonne le narrateur. Formidable détonateur de l’imaginaire, cette figure engendre littéralement des récits qui se façonnent et se démultiplient dans sa conscience. Entre ses montées délirantes percent de courts éclairs de lucidité lors desquels il reconnaît s’appliquer en vain à tenter de prévoir le malheur :

[I]l existe des éventualités qui ne me traversent pas l’esprit, des scénarios que je suis incapable de concevoir, et qui se développent en dehors de moi, dans le secret. Je ne peux pas tout prévoir ; je ne peux pas appréhender la réalité dans son ensemble, telle est ma souffrance. Et tel un juge, l’incendie est là pour me punir si je ne me concentre pas à la perfection[57].

Persuadé que l’incendie veut le punir, qu’il conspire contre lui et le surveille, le narrateur en vient à craindre d’en devenir lui-même accidentellement la source : « Mon nom serait alors associé au sinistre, on retrouverait mes empreintes au milieu des décombres, on viendrait me poser des questions, en pensant que j’avais organisé tout ça[58]. » À force de craindre la destruction, le narrateur se transforme lui-même en pyromane en puissance, le passage du « je » au « vous » atteste d’ailleurs de ce mouvement graduel de dissociation cognitive qui se trame dans son esprit : « Vous vivez en sursis, vous savez que l’incendie va venir, vous l’attendez tellement qu’il a déjà commencé au fond de vous, et il est plus terrible que le vrai, celui qui n’est pas encore venu[59]. » Passant ensuite du « vous » au « tu », il livre les mots de l’incendie qui patiente en lui et qu’il entend parler à même ses entrailles :

Tu réclames un sens, de la grandeur, une catharsis, comme tous les autres. […] Je suis là pour t’offrir une contenance, je suis là pour offrir une prise aux événements qui te traversent. […] Tu préfèrerais encore prévenir l’accident en le causant par tes propres moyens, en lui offrant une forme, des victimes, un cadre. En donnant un sens au sinistre, tu nierais le hasard. […] Tu devances les accusations, tu les maîtrises, tout comme tu maîtriserais l’incendie lui-même[60].

Ainsi, dans Le Ventre tout comme dans Le Pyromane, les narrateurs se prennent de fascination pour une figure qui les happe et les obsède : les flaques anesthésiantes et les diverses amorces d’incendie agissent comme autant d’incarnations de l’absence et du vide qu’ils souhaitent combler. Selon Bertrand Gervais, « toute figure se déploie selon un double mouvement de dessaisissement et de ressaisissement. Le premier mouvement prend la forme d’un musement. Le sujet se perd dans la contemplation de sa figure[61] ». Quant au second mouvement, il « prend la forme d’une énonciation ou d’un chant. Le sujet se ressaisit et entreprend de conter son dessaisissement, de décrire par le détail la figure qui le fascine et de transformer l’expérience en processus créateur[62] ». Dans les romans étudiés, ce second mouvement se traduit par la dissolution et la destruction, deux versants dysphoriques du processus créateur.

Dissolution et destruction

Le Ventre trace l’histoire d’un homme qui bascule dans un lent mouvement de dissolution. Ainsi, à la fin du roman, Edmond se retrouve cloué au lit, incapable de bouger. Réveillé par Bunny qui nettoie « les sécrétions séchées qui [lui] soud[ent] les paupières[63] », Edmond réalise que son corps en entier est devenu insensible :

Il y avait la même texture pour le nez et la joue que pour le coton. La même pour les lèvres et les dents. Pour les paupières. Je sentais de très loin la texture, la distinction entre un morceau ou l’autre était inutile. Entre la peau et ce qui vivait dessous, c’était la même indifférence. […] J’étais sous l’eau. Au milieu des bruits atténués. Je ne sentais plus rien du tout[64].

Le corps dépourvu de sensations, hanté par la menace d’effacement que lui a prédit M. Jordan, Edmond commence à douter de lui-même : « [J]e me soupçonnais comme un animal. Où était passée la vérité ? Où étaient les contenus[65] ? » La dissolution d’Edmond trouve son équivalent dans la fomentation de la destruction chez le narrateur du Pyromane, une destruction conçue comme un acte créateur :

Un incendie allait naître pour marquer le début d’une nouvelle ère, le temps était venu de l’annoncer, la responsabilité m’en incombait. Le feu m’avait choisi parmi tous les autres comme messager. Il voulait me faire l’instrument de sa nouvelle manifestation, moi qui n’ai rien demandé, moi qui au fond ne veux rien détruire[66].

Dans Le Pyromane, la résolution de la crise semble finalement passer, pour le narrateur, par le meurtre de son double, Reuner, son voisin qui affirme être « [c] omme le Christ, un Christ sans enseignement, sans verbe, mais un Christ quand même. Vous pouvez me voir comme un apôtre du rien, du néant, un messager à la page blanche, mais cette page blanche, je dépéris si je ne la livre pas[67] ». Dans ces romans, la destruction et la dissolution de soi semblent les seuls moyens pour les sujets de rétablir la lisibilité et la stabilité du monde en y soustrayant ce qui en menace le plus la cohérence : eux-mêmes (ou leur double symbolique). L’obsession grandissante d’Edmond pour la scripturalité se manifeste comme l’unique issue à sa condition ; peut-être l’unique solution contre l’effacement des êtres et des choses et contre la fuite du langage qui en découle :

Je pouvais écrire en l’air aussi les paroles invisibles. Je les répétais dans ma bouche et sur les murs et dans les airs. Je les suivais des yeux et elles venaient les unes sur les autres et frétillaient et mouraient dans les airs et sur terre. Je ne voulais rien effacer. Et si l’effacement malgré tout se produisait, s’il me terrifiait, […] je pouvais écrire. Écrire. Et l’écriture était minuscule, interminable, frénétique. […] Je voyais les mots venus depuis le bout de la langue s’envoler et ils tombaient, poussés, dehors ! ouste ! allez ! – ils s’écrasaient sur le mauve[68].

À la fin du roman, Edmond raconte comment il arrive à s’échapper de lui-même et à sortir, enfin, des lieux qu’il habite par une sorte de trépanation : « Sous la peau de mon visage, j’ai senti les os du crâne, les orbites. Et grâce aux orbites, je me suis échappé de la cervelle trouée. Il y avait de nombreux trous là-dedans[69]. » Étroitement associés au langage, les trous dans la cervelle du narrateur lui permettent de fuir grâce à la parole. En effet, il explique comment fermer « la bouche [lui] était difficile. La bouche marchait toute seule dans la cervelle trouée. […] La langue dans la bouche marchait toute seule, elle aussi. Et à force de marcher elle occupait entièrement l’espace de la cervelle trouée, elle entassait des chiffres, elle remuait l’air, son agitation désordonnée[70] ». Cette agitation désordonnée, cette syntaxe mentale qui se déstructure, évoque la mort de Reuner, égorgé par le narrateur à la toute fin du Pyromane : « [J]e lui ai ouvert la gorge d’une oreille à une autre. […] De sa bouche sortaient des clapotis divers qui me rappelaient la musique de Julius Latourelle. […] Les clapotis ont redoublé quand sa bouche a expulsé une fontaine de sang noir[71]. » Ainsi, la résolution de la crise passe dans les deux cas par la mise en scène de la dislocation ultime du souffle et de la parole, évoquant en cela l’imaginaire de la fin, dont Bertrand Gervais a bien montré comment « [l]a contrepartie de [la] recherche [de sens] souvent effrénée est une opacification graduelle du monde et du langage […] qui se dégrade et finit par devenir aussi lourd et inutile qu’une pierre[72] ». Ce jeu de régression et de destruction à l’oeuvre dans les romans étudiés évoque les mots d’Alain Milon qui s’est intéressé aux « Territoires du corps » : « Une langue qui dynamite les mots [s’apparente à] un corps qui fait voler en éclat [s]es organes […] cela revient […] à fendre un corps jusqu’à en faire sortir une langue intime, personnelle, une langue que personne ne parle, celle du cri[73]. »

Conclusion : puissance spéculative et narrative de la paranoïa

On a pu voir comment, pour les narrateurs du Ventre et du Pyromane, l’espace est saturé de signes à décoder. Les figures de l’absence, matérialisées par les flaques anesthésiantes et les signes avant-coureurs d’un incendie, traduisent un manque, une déficience dans la réalité à laquelle il faut pallier pour restaurer la plénitude du réel, cette mécanique bien huilée dont le dérèglement atteste de la présence de puissances obscures et conspiratoires. On a aussi pu saisir de quelle manière cette irruption du néant dans le réel agit comme une crise qui engage chez le sujet « une intensification de l’activité sémiotique[74] » (Gervais) et une volonté de restaurer la lisibilité du monde. L’attention aux détails, ces « accident[s] souverain[s] du visible[75] » (Dubois), devient ainsi la stratégie par excellence de l’halluciné et du paranoïaque, permettant tout à la fois un mouvement de « reconstruction du réel » et un « prétexte à la construction d’une fiction ». Ainsi, les oeuvres de Benchetrit et Kryzaniac s’apparentent bien à ces « romans de l’écart » (Viart et Vercier), autant de fictions qui introduisent « un grain de sable dans la mécanique bien huilée de la représentation, [et] porte[nt] la réalité à son plus extrême dérèglement, […] jusqu’à une sorte d’hyperréalisme miné d’inquiétante étrangeté[76] ». Dans ces romans, l’hallucination et la paranoïa, par leur puissance spéculative, agissent comme des moteurs narratifs qui permettent la mise en forme de l’informulable ; à force d’hypothèses et de suppositions, les narrateurs tissent des récits qui suivent les tracés sinueux de leur conscience, miment les distorsions de leur perception, et inventorient les fêlures de leur esprit. L’attention démultipliée des narrateurs constamment aux aguets, le regard radioscopique qu’ils portent sur le monde et leur anticipation angoissée de l’effacement ou de la destruction dessinent un imaginaire de la méfiance généralisé en même temps que ce que Nicolas Xanthos[77] appelle « une ontologie en mode mineur ». En effet, dans les romans étudiés,

[s]i la possibilité du récit se complique, c’est en somme […] parce que l’être, celui qui doit raconter comme celui qu’on raconte, voit désormais fragilisés les façons habituelles d’envisager et d’énoncer son identité, son agir, sa vie ou son inscription dans le temps, parce que l’attention romanesque se porte sur des moments, des expériences, des modes d’êtres qui sont autant de dessaisissement, d’évanouissement, de défaillance du concept de l’homme d’action en pleine maîtrise de son univers et de ses capacités volitives et cognitives[78].

Par l’écriture et le geste créateur (Le Ventre) ou par la destruction (Le Pyromane), les narrateurs opposent donc à la dissolution de leurs repères diverses formes de résistance à cette érosion du sens qui menace la cohérence du monde. Face à un réel aux assises fuyantes, aux prises avec l’effilochement de leur propre conscience et l’évaporation de leurs contours, ces personnages multiplient ainsi les conjectures comme autant de récits et de fictions tortueuses qu’ils se racontent pour réinjecter un semblant d’intelligibilité dans un réel dissonant érigé sur d’obscures machinations.