Débats

Réponse à Laurent Jenny[Record]

  • Judith Schlanger

Il y a des perplexités qui vous accompagnent sur les marges comme des plantes grimpantes un peu fantomatiques. Ainsi, pendant plusieurs dizaines d’années j’ai eu le sentiment qu’il y avait quelque chose à comprendre dans les plaisirs différents que procurent les écrits pleins, surabondants, saturés, et les écrits vides, austères, dérobés. Comme s’il s’agissait de ressorts esthétiques et presque d’ethos qui produisent d’autres effets et plongent la lecture, ou l’écoute, ou le spectacle, dans des situations différentes. Le sentiment flou que j’en gardais retombait et se laissait oublier, quitte à se raviver à la rencontre d’un cas frappant dans un sens ou dans l’autre. Récemment je me suis aperçue que je pouvais donner forme à cette intuition à éclipses. Je le pouvais parce que son nom m’est venu : la densité. Les écrits sont de densité variable selon qu’ils sont plus ou moins chargés ou épurés, qu’ils répondent plutôt à l’idéal de la complétude ou plutôt à l’idéal de la pureté. Et comme il arrive souvent, c’est autour du nom de la notion que le propos peut s’organiser. À partir de là, en dire beaucoup ou en dire peu cessent (me semble-t-il) d’être des options insignifiantes. Laurent Jenny semble regretter que je ne porte pas de jugement esthétique ou moral sur les deux pôles, c’est-à-dire que je ne marque pas de préférence. Mais comment le pourrais-je ? Ce sont les deux parois de l’accordéon et la musique est dans le jeu variable des plis. Pour explorer ce qu’on peut voir à partir de là, je m’en suis tenue à une décision spontanée. Le propos ne sera pas argumenté abstraitement. Il sera toujours incarné dans un exemple concret, toujours pris dans un pan, un panneau, un cas. Ce sera, si possible, une analyse descriptive directe sans abstraction. C’est ce qui donne à l’exposé une allure discontinue, voire morcelée en facettes. Mais la rapidité vaut mieux ici que la pesanteur. Il serait impossible de couvrir le terrain, mais on peut le baliser de poteaux indicateurs. D’où un parti pris complémentaire qui m’est apparu très vite. Je m’en tiens à la première illustration qui m’est venue. Ce n’est pas nécessairement l’exemple le meilleur ou le nom le plus approprié, mais je m’y tiens, même si d’autres me dansent ensuite par la tête qui ont mes préférences profondes. Je garde le premier jet des dés et c’est celui-là que je reprends par la suite pour ne pas trop disperser l’attention. Car il ne s’agit pas d’une encyclopédie des instances, et certainement pas de mes lectures ou de mes goûts, mais de quelques renvois suggestifs en vue de fixer l’attention ; allusions que chacun, j’espère, complètera de son côté. Ainsi non seulement le choix des exemples est subjectif, mais ils sont, pour moi-même, aléatoires. En écrivant cet essai, je ne peux pas ne pas percevoir que ce dont je parle se retrouve également au-delà de la littérature. En fait, on s’exprime par le plein ou par le peu, par la redondance ou par l’ascèse, dans bien des formes de communication : les prières, l’humour, le communiqué militaire, etc. Et comme le note généreusement Laurent Jenny, il s’agit d’une tension qui marque tout le champ des arts, verbal ou non verbal. C’est très frappant pour la musique : la musique minimaliste de Philip Glass, par exemple, face à Berlioz. C’est particulièrement clair pour l’architecture intérieure. Entre les cabinets surchargés de décorations de la Renaissance italienne ou les décors intérieurs Art Nouveau ou Art Déco, d’une harmonie si pleine, et les espaces volontaristes dénudés créés par le Bauhaus, qui imposent la pureté de l’essentiel, le contraste …

Appendices