Article body

Faire chanter le silence

Si Fureur et mystère représente un tournant dans la poésie de René Char, c’est, entre autres raisons, parce que les textes du recueil s’ouvrent pour la première fois, de manière assumée et revendiquée, à une forme de chant – un chant qui tend, littéralement, à contre-dire les périls de l’Histoire en célébrant un homme libéré de l’oppression du bien et du mal, et en exaltant les fragments de beauté et de vérité épars dans un réel creusé par l’imagination. Cette assomption et cette reconnaissance du chant, un poème comme « Jeunesse » en témoigne exemplairement, en l’associant à la pratique de l’éloge : « Éloge, nous nous sommes acceptés. […] Le chant finit l’exil. La brise des agneaux ramène la vie neuve[1]. » Chanter contre le désenchantement du monde, chanter pour reconstruire une « Arcadie » (tel était le titre initial du poème), telle semble désormais être la tâche que s’assigne le poète.

Le chant qui s’élève dans Fureur et mystère, pourtant, ne finit pas par des chansons. À cet égard, rien de plus opposé à l’écriture de Char que la poésie de la Résistance telle que la pratique alors Aragon, d’une part en reprenant à son compte les premiers mots de l’Énéide comme titre de sa préface aux Yeux d’Elsa (« Arma virumque cano[2] »), d’autre part en tentant, par le biais de ce qu’il nomme le « bel canto » dans ses chroniques de la Libération[3], de revivifier la tradition métrique française grâce à la résonance de la voix et à la magie du carmen. Les textes de Fureur et mystère, eux, ne formulent leur chant que sur un fond de silence, d’étouffement et d’asphyxie qui caractérise en réalité la parole poétique telle que la conçoit Char depuis Arsenal, premier recueil assumé par l’auteur et publié en 1929, où le poème intitulé « Possible » commence ainsi :

Dès qu’il en eut la certitude

À coup de serrements de gorge

Il facilita la parole […][4].

Toujours dans Arsenal, le début d’« Un levain barbare » confirme que pour s’exprimer, la voix poétique doit paradoxalement être mise sous l’éteignoir et subir l’épreuve du silence : Char évoque ainsi « La bouche en chant » pour mieux la mettre « Dans un carcan »[5]. Fureur et mystère retrouvera l’écho de ce motif à travers « Post-scriptum », qui présente ainsi le sujet lyrique : « Écartez-vous de moi qui patiente sans bouche[6]. »

Il est sans doute possible de voir dans cette parole entravée l’un des paradoxes constitutifs d’une certaine poésie moderne, dont le silence, selon le propos de Michel Collot, formerait l’un des horizons fondateurs et indépassables : « Le référent ultime du poème ne se laisse pas dire : son horizon ultime, c’est le silence[7]» Mais la singularité de Char, de ce point de vue, consiste à faire du silence, plutôt que l’origine, l’état-limite ou l’idée régulatrice de la poésie – une violence initiale assénée à la voix, et à laquelle cette voix se doit de rester fidèle si elle veut précisément conserver son énergie première et ne pas se perdre dans les sables d’un discours partisan, d’une rhétorique convenue ou d’une chansonnette acrobatique. Le silence, autrement dit, est une blessure infligée à la parole pour l’obliger à renaître, une constriction imposée à la voix comme un ressort paradoxal, un « loyal adversaire » grâce auquel l’action poétique éprouve ses forces et trouve ses formes.

L’« Argument[8] » qui ouvre Seuls demeurent rappelle le lien consubstantiel entre le silence et la parole poétique, en particulier lorsque Char, retrouvant un imaginaire artisanal présent dès sa période surréaliste, évoque le poète sous la figure du boulanger ou du défricheur : « L’homme qui s’épointe dans la prémonition, qui déboise son silence intérieur et le répartit en théâtres, ce second c’est le faiseur de pain. » Mettre en scène le silence, lui donner voix ou lui faire rendre gorge, tel semble être le travail premier de la poésie. La dialectique de ce silence initial et initiatique, Fureur et mystère va cependant l’enrichir de toute la dimension politique qui arrime le recueil aux circonstances de son écriture. Dès lors, l’épreuve du silence n’est pas seulement une nécessité poétique : elle devient aussi une contingence historique, née de l’appréhension, de l’expérience et du souvenir d’une guerre dont la violence remet en question la valeur de la poésie, et contraint le chant à se délivrer sur le mode de la retenue, de la sourdine ou du murmure.

Dans cette perspective, « Chant du refus[9] » marque un tournant symbolique : le « partisan » prend alors la relève du poète, cet être « qui panifiait la souffrance » comme dans l’« Argument », mais désormais devenu invisible « dans sa léthargie rougeoyante » et « retourné pour de longues années dans le néant du père ». Le poème signale une nouvelle règle de vie, prolongée par l’aphorisme LI de Partage formel : « Au centre de cet ouragan, le poète complètera par le refus de soi le sens de son message[10]. » Ainsi l’action poétique exige d’une part l’occultation du poète, et de l’autre la mise en suspens de son verbe, comme si le chant du refus devait conduire à un refus du chant. C’est que le silence est un acte à part entière : acte de mise à l’épreuve de la parole, acte de retrait face aux sollicitations (« Ne l’appelez pas, vous tous qui l’aimez », écrit Char à propos du poète dans « Chant du refus »), acte de résistance non seulement contre les discours qui répandent l’hypnose néfaste et mortifère du nazisme (métaphore fondamentale étudiée par Jean-Claude Mathieu[11]), mais aussi contre une forme de bruit ou de bavardage qui, selon Char, remplit les revues de l’époque, fussent-elles opposées au régime de Vichy. Sur ce point, la correspondance de l’époque est sans appel. Le 7 juin 1942 par exemple, Char écrit à René Bertelé pour décliner sa participation à un Panorama de la jeune poésie française en préparation chez Robert Laffont, affirmant que « la seule préoccupation sérieuse d’un poète en ce moment doive être celle du silence (non du désoeuvrement)[12] ». La poursuite de l’écriture est ainsi déconnectée du geste de publication – qui reviendrait à cautionner un état de fait inacceptable en entérinant le retour à la normalité littéraire. Une telle position était déjà exprimée dans le premier des « Billets à Francis Curel », daté du 18 décembre 1941 :

… Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. […] Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir[13]

Le mutisme éditorial

Si Seuls demeurent et Feuillets d’Hypnos sont des oeuvres de silence, c’est donc aussi parce qu’elles sont le fruit d’un mutisme éditorial qui a suspendu toute activité de publication entre 1939 et 1944[14]. Pour autant, ce mutisme doit être relativisé. D’abord parce que Char n’a pas cessé d’écrire ; ensuite parce que la perspective d’une publication n’a jamais été abandonnée, seulement reportée au retour d’un climat assaini et de la liberté d’expression ; enfin parce que cette absence éditoriale, loin d’avoir été acquise d’emblée, s’est construite au fil d’hésitations, de tentations, voire de tentatives de publication finalement repoussées. Le 18 février 1940 en effet, Char envoie à Gaston Gallimard un « mince recueil de poèmes » alors intitulé Les Loyaux Adversaires, formule dont Char précise ainsi l’emploi à l’éditeur : « Le titre Les loyaux adversaires est bien antérieur à la déclaration de guerre. Il n’est pas inutile de le préciser[15] ! » Après avoir essuyé le refus du comité de lecture de la N.R.F. (G. Gallimard en informe Char le 27 avril 1940), le poète substitue au titre initial, effectivement assez inopportun, celui de Seuls demeurent, et s’inquiète auprès de son ami Gilbert Lely, dans une lettre du 29 avril 1941, des démarches nécessaires à une publication sous le régime vichyste :

Je vais tout de même essayer de faire paraître mon recueil de poèmes dont le titre définitif est : Seuls demeurent. J’ai craint que « Loyaux adversaires » fasse faussement actualité. […] Reste le ? de la C. Sais-tu comment il faut s’y prendre ? Où envoie-t-on le manuscrit ou des épreuves ? À Vichy ? Je n’ai aucune idée[16] !!!

Quelques mois plus tard, sans doute peu désireux d’en passer par la censure, Char renonce à toute tentative d’édition, comme il l’annonce le 7 juillet 1941 à Victor Brauner :

Je n’ai pas eu le goût encore de mettre en chantier mon livre de poèmes ! Le temps n’est pas propice à l’alchimie élémentaire : avec de l’écriture faire de l’imprimerie… Peu importe, d’ailleurs. L’essentiel dérisoire est que la semence soit conservée[17]

Le 29 juillet, une lettre à Lely confirme l’abandon du projet : « Mon livre de poèmes est toujours dans le tiroir sous forme de manuscrit usagé[18]… » Les difficultés éditoriales subies se transforment ainsi en mutisme choisi, Char mettant son isolement à profit pour mûrir son oeuvre, comme il le suggère à Brauner le 19 juillet 1942 : « Je continue de travailler en vue de résultats lointains : poèmes, critiques de la poésie etc… […] Le verbe est proche du temps de son application[19]. » À l’été 1943, Seuls demeurent semble terminé. Le 8 juin, Char annonce à Brauner : « J’ai achevé le livre de poèmes qui s’allonge sur les années 1938-1942. L’ouragan fasse que tu le connaisses bientôt, pour mon plus grand plaisir[20]. » La parution du livre est même à nouveau envisagée. Une lettre du 19 juillet 1943 à Maurice Blanchard expose les circonstances de cette tentative mais surtout les doutes qu’elle fait alors naître chez Char :

Cher Blanchard, j’ai terminé Seuls demeurent, l’ensemble de mes poèmes des années 38-43. Georgette les emporte dans sa valise, ils doivent être présentés à Gallimard par Parisot. Mais le résultat est douteux, car je possède dans cette maison de solides inimitiés[21]

La défiance de Char est d’autant plus forte qu’il ne tient guère à associer son nom à celui de la N.R.F., comme il le suggère le 5 août 1943 à Blanchard : « [S]i la N.R.F. par extraordinaire m’édite mon livre, ce ne sera pas avec la peau de l’auteur dans le marché […]. À la moindre réserve, je claque la porte, soyez tranquille[22]. » De fait, même si le comité de lecture finira par retenir Seuls demeurent (Raymond Queneau en avise Char le 16 novembre 1943), le poète est déterminé à ne pas livrer son recueil tant que durera la guerre ; le 14 septembre, conscient d’avoir atteint un nouveau palier avec ces poèmes de l’ombre, Char confirme à Brauner son refus de publier :

J’attends la fin de l’orgie pour publier Seuls demeurent. Mon travail de ces 3 dernières années venu dans un climat paludéen ne sera peut-être pas aussi médiocre que l’absence d’échos ne le faisait craindre[23].

Le silence éditorial trouve cependant une autre raison, beaucoup plus pressante : celle de l’intensification de la lutte armée à partir de l’été 1943. Tout entier à son action dans le maquis, le capitaine Alexandre n’écrit plus de poèmes, mais consigne à la hâte dans son carnet des notes qui formeront la matière des Feuillets d’Hypnos : « J’écris brièvement. Je ne puis guère m’absenter longtemps », avertit ainsi le fragment 31[24]. Les valeurs jusqu’ici associées à l’écriture semblent alors se renverser : il ne s’agit plus de réduire la voix au silence pour que naisse la poésie, mais de maintenir la voix de la poésie au moment où une histoire mortifère risque de la réduire au silence. De même que l’hypnose nazie appelle en réponse la figure d’Hypnos, ce frère jumeau de Thanatos mais dans lequel la vie demeure en sommeil, il s’agit d’opposer à l’« alcool silencieux des démons[25] », évoqué par la note 70, le silence lucide de cette « voix d’encre » à laquelle fait allusion le fragment 194 : « Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d’encre. Aussi, est-ce d’une plume à bec de bélier, sans cesse éteinte, sans cesse rallumée, que j’écris ceci, que j’oublie cela[26]. »

Avec cette note, toute une dialectique de la fureur et du mystère se projette sur le plan de l’écriture : fureur de la plume qui, avec une violence mentionnée d’emblée et prolongée par les métaphores du bélier et de l’incendie, s’acharne à donner corps, même par intermittences, au mystère d’une voix muette, obscure, mais riche d’un fluide vital – la voix de la poésie. C’est bien cette voix qu’identifiait déjà, à la fin de 1941, le premier des « Billets à Francis Curel », tout en avertissant de ses limites face aux nécessités de l’action politique et militaire : « Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant[27]. » La note 194 des Feuillets d’Hypnos semble apporter un correctif à ce jugement : si fragile et dérisoire qu’elle soit, la « voix d’encre » doit être maintenue, ne serait-ce que pour préserver un lien avec le réel et répondre à la nécessité « de contrôler l’évidence, de la faire créature ». À cet égard, la coalescence de l’encre, de la voix et du silence pourrait trouver un répondant dans cette concrétion à la fois spirituelle et charnelle, vivante et minérale, dont rêve la note 58 : « Parole, orage, glace et sang finiront par former un givre commun[28]. »

Le motif de la « voix d’encre » cristallise ainsi une série de tensions qui questionnent la légitimité de la poésie face à la nécessité de l’action : tension entre le refus de la publication et la poursuite de l’écriture ; tension entre le poète et le partisan, le second devant éclipser le premier sans pour autant l’abolir ; tension entre un chant qui doit s’infliger le silence pour éviter de dégénérer en « incorporation mélodieuse » ou en « sorcellerie du sablier »[29], et un silence qui doit se hisser vers le chant s’il ne veut pas tourner à la fascination morbide pour le néant. Comme l’écrit Patrick Quillier à propos de l’expérience de l’écoute métaphysique chez Char, « ce qui compte c’est que le silence se brise[30] ». Quoi qu’il en soit, cette tension qui creuse la poésie de Fureur et mystère correspond aussi au battement qui la fait vivre, et que valorise cet extrait du « Bulletin des Baux » : « La beauté naît du dialogue, de la rupture du silence et du regain de ce silence[31]. » En ce sens, le poème est polarisé par un silence auquel pourtant il ne consent pas, comme en témoigne la fin de l’« Argument » du Poème pulvérisé :

Né de l’appel du devenir et de l’angoisse de la rétention, le poème, s’élevant de son puits de boue et d’étoiles, témoignera presque silencieusement, qu’il n’était rien en lui qui n’existât vraiment ailleurs, dans ce rebelle et solitaire monde des contradictions[32].

À la fois appelée et retenue, la voix d’encre ne parle jamais qu’en se situant à l’asymptote[33] du silence. « Presque silencieusement » : c’est cet espace suggéré par l’adverbe presque – espace à la fois minime et irréductible, conjuguant l’écart et la proximité – que je tenterai à présent de parcourir en montrant les valeurs du silence dans l’écriture de Fureur et mystère.

« Presque silencieusement »

On l’aura compris : pour le Char de Fureur et mystère, le silence est moins un état qu’une action, et plus exactement une force qui met en action la parole poétique dans la mesure même où elle confronte celle-ci à ses propres limites. Ce sont les différentes directions empruntées par cette force paradoxale qu’il s’agit ici de mettre en évidence, tout en ayant conscience que l’analyse forcera ici à présenter linéairement des traits d’écriture qui, à l’échelle du recueil, se répondent sans cesse, sans que l’un ait le dernier mot sur l’autre.

Combattre le silence par le mutisme

Il existe dans Fureur et mystère un silence négatif, inquiétant, mortifère : non pas celui d’une poésie qui contraint sa voix pour la placer au ras du réel, mais celui d’une Histoire qui impose brutalement sa violence, sa douleur et son absurdité, ne laissant alors place qu’à une sidération hébétée. Pour les victimes de cette histoire criminelle, il ne reste littéralement plus rien à dire : tel est le cas de la mère évoquée au début d’« Éléments[34] », qui incarne tout le poids de la défaite dans son « épuisement obscur », et qui ne peut adresser à son enfant qu’un discours frappé d’apathie, d’aphasie, de « léthargie » : « Les mots qu’elle lui confiait parcouraient lentement sa tête avant de trouer la léthargie de sa bouche. » Il est vrai, rappellera Char dans « J’habite une douleur », que « La souffrance connaît peu de mots[35] ». Dans cette perspective, l’Occupation et le basculement dans la clandestinité correspondent pour Char à un temps où l’on « Ne s’entend pas » (pour reprendre le titre d’un autre poème de L’Avant-monde), à ce « temps de la lutte si noire et de l’immobilité si noire » où le silence qui s’installe sur l’humanité est lugubrement prolongé par « le cri froid de l’anémone »[36].

Cette chape de plomb que l’Histoire installe sur la vie humaine, les Feuillets d’Hypnos en portent évidemment le poids, ne serait-ce que par la discontinuité des énoncés et la fragmentation typographique, qui installent le silence au coeur de la succession des notes. Je renvoie sur ce point aux analyses de Laure Michel, qui a montré combien « une forme d’indicible hante l’espace intervallaire des feuillets », illustrant par là même l’impossibilité de dire l’horreur tout autant que « l’impossibilité de mettre en ordre, d’unifier et de narrer les événements à l’échelle du recueil[37] ». Le sujet des Feuillets d’Hypnos fait ainsi l’expérience d’une forme d’aphasie historique qui, au-delà des blancs typographiques, est perceptible dans certaines notations, à l’exemple du fragment 57 qui suggère violemment une mutilation de la parole : « La source est roc et la langue est tranchée[38]. » De même, la note 93 constate : « La symphonie qui nous portait s’est tue[39]. » Mais refusant toute forme d’enlisement, Char ajoute aussitôt : « Il faut croire à l’alternance. Tant de mystères n’ont pas été pénétrés ni détruits. » Ainsi se justifie le choix du combat plutôt que de la résignation, le choix de reprendre à l’ennemi les qualités que celui-ci a corrompues : au silence assourdissant du désastre historique s’opposera le mutisme d’une parole du refus et de l’incommunicable, de même que l’hypnose hitlérienne sera contrée par la figure d’Hypnos, et la violence sadique des nazis démasquée et désavouée par le retour à l’énergie libératrice de Sade.

C’est pourquoi le silence létal infligé au monde par la guerre doit être rejeté, en particulier par l’écoute attentive des sons qui, si ténus qu’ils soient, signalent une forme de résistance à l’étouffoir nazi : tel est l’un des enjeux de la « contre-terreur » décrite dans la note 141, et qui se caractérise entre autres par « le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies[40] ». Le murmure de la nature en éveil, voilà la première réponse au vide sonore et hypnotique asséné par la guerre. Nulle surprise, dès lors, à ce que les maquisards appartiennent, selon le mot de Léon rapporté dans la note 148, à l’« école des poètes du tympan[41] », même si, en l’occurrence, il s’agit de guetter l’arrivée d’un avion allié et l’atterrissage du parachutiste que la section de Char est chargée de récupérer.

Mais la contre-terreur consiste aussi et surtout à sortir de la torpeur de l’Histoire en lui opposant un véritable contre-silence : non pas le chant factice et assourdissant de ces « coqs du néant[42] » que sont les résistants de façade, mais un mutisme délibéré, riche de toute la force du refus. Cette « faction du muet », pour reprendre le titre d’un poème que Char publiera en 1965 dans Retour amont, est incarnée dans les Feuillets d’Hypnos par une figure que l’on attendrait sans doute plutôt du côté de la Terreur que de la « contre-terreur » : celle de Saint-Just, dont la présence a été étudiée aux côtés de Sade par Éric Marty[43]. Ce que je retiendrai ici, c’est que la dimension révolutionnaire et subversive de Saint-Just est ressaisie par la note 185 à travers un silence délibéré, celui que le jeune représentant du peuple à la Convention oppose à ses collègues lors du 9 Thermidor, alors qu’ils ont interrompu son discours et se préparent à le mettre en accusation :

Quelquefois mon refuge est le mutisme de Saint-Just à la séance de la Convention du 9 Thermidor. Je comprends, oh combien, la procédure de ce silence, les volets de cristal à jamais tirés sur la communication[44].

Mutisme tragique, certes, dans la mesure où il est celui d’un futur condamné à mort ; mais mutisme qui permet à Saint-Just une double réappropriation symbolique de son épreuve : sur le plan juridique, il retourne contre les accusateurs eux-mêmes la procédure d’accusation ; sur le plan pragmatique, il rend le discours adverse inopérant en isolant le sujet dans une incommunicabilité inviolable. Le motif du mutisme reviendra de manière plus discrète, mais toujours positive, au détour d’une notation de « Suzerain », texte du « Poème pulvérisé » dont le début est consacré à « l’Ami » que fut Jean-Pancrace Nouguier, dit l’Armurier, une des figures tutélaires de l’adolescence du poète : « Nos confidences ne construisaient pas d’église ; le mutisme reconduisait tous nos pouvoirs[45]. »

Révéler le silence du monde

Que le mutisme soit un pouvoir, qu’il soit un signe de pouvoir, voilà qui conduit certains textes de Fureur et mystère à chercher dans le silence heureux de la nature et des êtres qui sont en communion avec elle une forme de respiration et de réparation à opposer à l’asphyxie et aux blessures de l’Histoire. L’ouverture au silence apparaît alors comme une forme de recueillement devant un sacré qui défie la nomination, mais justifie la parole murmurante et hésitante qui tente de l’approcher. Une telle attitude convoque une part de religiosité qui transparaît dans le motif de l’ange, invoqué par la note 16 des Feuillets d’Hypnos, qui prend cependant ses précautions afin d’éviter toute confusion avec le christianisme et toute nostalgie d’un arrière-monde ou d’une transcendance : « Ange, ce qui, à l’intérieur de l’homme, tient à l’écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s’évalue pas[46]. » En ce sens, le silence serait la parole absolue – celle qui, parce qu’elle coule directement dans le « sang » et dans le « coeur », n’a pas besoin de s’énoncer ou de se rendre sonore pour se faire entendre.

Pourtant cette sacralisation du silence reste rare. Fureur et mystère, plus souvent, tente de reconnaître à travers le silence la marque d’élection de certains êtres ou de certains moments merveilleusement et passagèrement privilégiés. La figure de la « renarde », qui apparaît au fragment 222 des Feuillets d’Hypnos et dans laquelle on peut reconnaître Marcelle Sidoine-Pons, incarne ainsi la métamorphose d’une « femme changée en renard » (selon le titre du roman de David Garnett rappelé par Danièle Leclair[47]), créature surréelle qui éveille un amour et un espoir toujours placés sous le signe d’un silence réparateur : « [L]es marches du crépuscule révèlent ton murmure », écrit Char, avant d’associer la renarde à « l’âme de la montagne aux flancs profonds, aux roches tues derrière des lèvres d’argile »[48]. Déclinant le bestiaire charien, le fragment 152 des Feuillets d’Hypnos accueille un silence naturel et originel, riche de tous les commencements possibles, qui sert de repoussoir à l’aphonie d’un monde en guerre et gouverne une syntaxe nominale mimant le réapprentissage de la parole : « Le silence du matin. L’appréhension des couleurs. La chance de l’épervier[49]. » À ce silence auroral, édénique dans la mesure où il précèderait la Chute, on peut symétriquement apparier un autre silence crépusculaire, celui de la jeune femme croisée dans « Congé au vent », et qui s’éloigne « le dos tourné au soleil couchant », portant sur ses lèvres muettes « la chimère de l’humidité de la Nuit » : « Il serait sacrilège de lui adresser la parole »[50], avertit le locuteur du texte, comme si se taire était le seul moyen de préserver l’atmosphère de recueillement et de mystère qui entoure l’apparition de cette femme-fée, héritière rurale et provençale de la passante baudelairienne et de la magicienne surréaliste.

Ce halo de silence qui entoure une présence féminine fugitive, l’expérience érotique va l’approfondir en une forme d’extase profane rendant toute parole superflue. Le grand poème amoureux qu’est « Le Visage nuptial[51] » met ainsi en scène une voix à la recherche d’une innocence première et d’une harmonie avec le monde : « La parole, lasse de défoncer, buvait au débarcadère angélique. » Or c’est dans le silence de la communion charnelle la plus intime que cette soif trouve à s’apaiser, comme si le discours s’annulait dans le murmure du plaisir :

O voûte d’effusion sur la couronne de son ventre,

Murmure de dot noire !

O mouvement tari de sa diction !

Prolongeant le cycle du « Visage nuptial », lié à la figure de Greta Knutson, « Evadné » rappelle l’entente solaire des deux amants au coeur de l’été provençal, « Sur le muet silex de midi écartelé[52] ». Cette configuration symbolique, associant l’été, le silence et les amants, revient sous une forme légèrement différente dans « Fastes », où l’éloignement de l’aimée dans le passé est indiqué par la distance discrètement creusée entre le couple et son décor : « L’été chantait sur son roc préféré quand tu m’es apparue, l’été chantait à l’écart de nous qui étions silence, sympathie, liberté triste […][53]. » À l’inverse, la fin de « Biens égaux » projette dans l’avenir une union amoureuse scellée par l’alliance de la chaleur et du silence : « La chaleur reviendra avec le silence comme je te soulèverai, Inanimée[54]. »

Qu’il entoure la femme aimée, la passante croisée, l’animal aperçu ou rêvé, le silence fonctionne au fond comme le signe d’une révélation dont l’évidence poignante dépasse toute réduction à un discours. Cela ne signifie pas pour autant que le silence révélateur interdise la parole, la condamne ou la frappe d’impuissance : loin de se complaire dans une rhétorique de l’ineffable, Fureur et mystère fait du silence la condition même d’une parole authentique.

Le silence comme seuil de la parole

L’ineffable, précisément, est à la fois salué et refusé dans « Les premiers instants », texte qui évoque la naissance de la parole sous les traits d’« une bête ineffable dont nous devenions la parole et la substance[55] ». Si dire est impossible, il n’en faut pas moins tenter de dire cet impossible : c’est en ce sens que silence peut s’instituer comme le seuil de la parole et du chant, comme leur avant ou leur après, leur imminence ou leur résonance, comme ce moment-limite où la voix s’éteint pour laisser naître le poème.

C’est pourquoi les propositions de Partage formel, si elles ne se réfèrent pas directement au silence, le présupposent à plusieurs reprises en le comprenant comme une attente de la parole. L’aphorisme X affirme par exemple : « Il convient que la poésie soit inséparable du prévisible, mais non encore formulé[56]. » Tout se passe comme si le silence constituait à la fois une réserve de parole et un refus de la forme, ou plus exactement du figement dans une forme, ce qui conduit Char à écrire dans la proposition XLIV : « Le poète tourmente à l’aide d’injaugeables secrets la forme et la voix de ses fontaines[57]. » Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’exercice de la poésie soit reconduit à l’éveil d’une parole muette et à la naissance d’un chant intérieur, comme le fait le fragment XXII en apostrophant les « Compagnons pathétiques qui murmurez à peine » : « Un mystère nouveau chante dans vos os[58]. » Intégrer le silence à la parole, c’est ainsi ménager à la poésie la possibilité de son à-venir, comme le suggèrent ces vers tirés des « Trois soeurs, II » :

C’est l’heure de se taire

De devenir la tour

Que l’avenir convoite[59].

La figure de l’enfant (faut-il rappeler l’étymologie latine du terme, qui fait de l’infans un être encore privé de parole ?) incarne de manière privilégiée ce moment où la voix se détache du silence pour déchiffrer un liber mundi encore ouvert à tous les possibles. C’est ainsi que « Le Devoir » ne reprend le lexique scolaire que pour mieux montrer un élève en train de désapprendre les livres et de dialoguer avec les éléments : « Le buste incliné vers la chaleur, ses jeunes mains scellées à l’envolée de feuilles sèches du bien-être, l’enfant épelait la rêverie du ciel glacé[60]. » À coup sûr, cet enfant solitaire est le frère de ceux que convoque collectivement le texte suivant, « 1939. Par la bouche de l’engoulevent » : « [E]nfants qui faisiez chanter le sel à votre oreille, comment se résoudre à ne plus s’éblouir de votre amitié[61] ? » Cette jeunesse prise sous le feu de l’histoire, mais prête à lui répondre en sortant de son silence, se retrouve à la fin d’« Hommage et famine », où la parole inchoative tend vers un chant qu’elle ne maîtrise pas encore : « Le grillon chanta. Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler[62] ? » Et sans doute est-ce cette qualité d’enfance, cette primitivité d’une parole émergeant à peine du silence, que le capitaine Alexandre cherche à cultiver chez ses maquisards, si l’on en croit du moins la note 60 des Feuillets d’Hypnos : « Ensoleiller l’imagination de ceux qui bégaient au lieu de parler, qui rougissent à l’instant d’affirmer. Ce sont de fermes partisans[63]. »

Le silence comme expérience de l’intensité

Le silence ne donne pas seulement à penser le passage vers la parole, le moment poignant où une parole se retient à l’instant même de se délivrer ; il peut également renvoyer, sur un versant beaucoup plus frénétique si ce n’est dramatique, à un cri qui, submergé par un excès d’intensité, ne parvient pas à sortir du sujet – à s’exprimer, au sens étymologique du terme. L’oxymore du cri silencieux, qui traverse par exemple « Anniversaire », vient alors rendre compte stylistiquement de ce paroxysme de « fureur blanche » : « Ta bouche crie l’extinction des couteaux respirés »[64]. Une atmosphère comparable, quoique plus apaisée, se retrouve dans « Le Thor », qui évoque la « turbulente immensité » de l’air et la « tentation de crier »[65] qui accompagne l’ivresse du vol des oiseaux. Silence et cri concordent ainsi dans une même tentation, une même tentative, une même tension vers l’inexprimable – ou bien, à l’époque du maquis, vers cet « impossible » dont le deuxième « Billet à Francis Curel » discerne la possibilité : « À cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé[66]. » Cette gorge nouée par l’innommable, qui hésite entre le hurlement et le mutisme, c’est peut-être la voix même des Feuillets d’Hypnos, déchirée par les blancs et les interjections. Rappelons à cet égard que l’édition originale du livre, publié en 1946 dans la collection « Espoir » dirigée par Albert Camus chez Gallimard, portait ce bandeau significatif : « Je ne sais comment me taire ; je ne sais comment crier ! »

Le motif du cri retenu cristallise ainsi l’expérience d’une intensité que la parole creuse sans pouvoir la cerner. Que le silence soit du côté de l’intensité, un aphorisme des Matinaux le dira du reste expressément en 1950, tout en rappelant son rôle moteur pour le langage poétique : « L’intensité est silencieuse. Son image ne l’est pas. (J’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi[67].) » L’apparition du lexique de la vue et de la lumière confirme ici qu’à ce moment limite où l’expression semble s’effacer devant l’expressivité, le silence ne relève plus de l’ordre de l’audition, de l’écoute ou de l’oreille, mais du domaine de la vision, du regard et des yeux. C’est ce dont témoigne exemplairement le feuillet 104 : « Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri[68]. » La tâche d’Hypnos, dans ces conditions, consiste à rassembler « tout ce qui a le visage de la colère et n’élève pas la voix[69] ». Les pouvoirs de l’oeil prennent ici le relais de ceux de la bouche et, comme l’écrit Jean-Claude Mathieu dans son étude conjointe de la voix et du regard chez Char, « l’expression de l’autre dans le visage, la densité du silence et la charge de langage qu’il porte au jour introduisent une visibilité neuve, inépuisable, qui ne coupe plus le souffle[70] ».

Dans son intensité la plus poignante, le silence serait en somme le halo d’une évidence lumineuse, analogue à « cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, qui tient éveillés le courage et le silence », et qu’évoquent à la fois le cinquième des Feuillets d’Hypnos et le poème « Plissement »[71]. C’est sans doute pour cette raison que la parole de « La Liberté », à en croire le dernier poème de L’Avant-monde, n’est pas un chant sonore mais un souffle vital qui se déploie dans l’espace blanc du tableau ou de la page : « Son verbe ne fut pas un aveugle bélier mais la toile où s’inscrivit mon souffle[72]. » C’est dire combien le silence veille au coeur du visible comme une lumière dans les ténèbres, à l’exemple du Prisonnier de Georges de La Tour, cette toile sans parole mais riche du « Verbe de la femme », qui « donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore[73] ».

« Résistance n’est qu’espérance », écrit Char dans la note 68 des Feuillets d’Hypnos. Et silence, à son tour, n’est que résistance : résistance du chant à la pente épique et mélodique incarnée à la même époque par Aragon ; résistance de la parole face aux séductions perverses de ce que le poète nommera en 1979 « les utopies sanglantes du XXe siècle » ; résistance à la torpeur et à la pétrification dans lesquelles le nazisme semble avoir plongé les hommes en les rendant sourds à eux-mêmes. La vertu du silence est triple : poétique, politique, pragmatique. Et pour arriver à ce résultat, il a fallu penser le silence non comme le contraire de la parole, mais comme sa condition ; non pas comme privation de la voix, mais comme promesse de voix ; non pas comme l’absence de langage mais comme l’inconnu de tout langage[74].

Dire que la « voix d’encre » est solidaire d’une résistance, c’est enfin rappeler qu’elle trouve son prolongement dans une action guerrière qui, à l’attaque héroïque ou au sacrifice désespéré, préfère les mérites de l’inaction, du camouflage, de la clandestinité, de la passivité. Ce n’est pas pour rien que Char affirme avoir « épousé le ralenti du lierre à l’assaut de la pierre de l’éternité[75] », ou que lui et ses compagnons de l’ombre sont surnommés « les catimini » par Martin de Reillane[76] : en effet les missions de la Section Atterrissage Parachutage des Basses-Alpes ne consistaient pas à affronter directement l’adversaire mais à récupérer des hommes ou des armes, à les cacher, à les transporter et à effacer au plus vite les traces de l’opération. L’art du mutisme poétique trouverait ainsi son répondant tactique dans un art de la guerre silencieuse, de la dissimulation, de l’évitement et de la patience ; un art de la guerre qui serait fondé non pas sur l’équilibre de l’affrontement, mais sur l’asymétrie des forces en présence, et qui ferait écho non pas aux modèles occidentaux (la phalange grecque, ou la guerre totale selon Clausewitz[77]), mais aux préceptes d’un Sun Tzu ou des arts martiaux orientaux[78]. Alexandre, dans cette perspective, a-t-il bien choisi son nom de guerre ?