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Aborder les « formes de l’action poétique » dans Fureur et mystère à partir d’une étude du poème en prose est un projet à la fois attendu et délicat. Attendu par la compréhension du terme de « forme » à partir de son acception rhétorique (il s’agirait de déterminer les influences respectives du vers, de l’aphorisme et du poème en prose sur un éventuel agir poétique), attendu aussi par la place majeure qu’occupe le poème en prose dans le recueil publié en 1948. Mais l’entreprise est délicate, tant il est difficile d’aborder le poème en prose à partir de la notion de « forme » : objet indéfinissable, incertain, hybride, que la théorie confrontée à l’affaiblissement du critère métrique peine à circonscrire, le poème en prose fait entrer en concurrence des définitions contradictoires (s’agit-il d’une prose enluminée ? donc investie par les procédés ornementaux du genre poétique ? ou est-ce le poème qui, à l’inverse, se prosaïse – donc est gagné par le registre de la prose ?). L’objet, en outre, est né plusieurs fois entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle (dans la prose poétique du XVIIIe siècle ; avec Le Spleen de Paris ; chez les symbolistes qui le redéfinissent sur le double modèle musical et pictural ; chez Max Jacob en 1917) : le poème en prose soumet bel et bien l’histoire des formes à l’épreuve. Toutefois l’essor du poème en prose au XXe siècle peut aussi être rapporté à une évolution décisive, qui éclaire d’un jour stimulant cet objet incertain : il serait lié à la crise des structures analogiques marquant l’entrée dans l’ère moderne. Quand le vers aurait longtemps offert l’image réduite de l’harmonie universelle, sur le modèle du sonnet renaissant ensuite remanié et refondu jusqu’à la période symboliste, le poème en prose renverrait quant à lui à ce que Valéry, commentant Les Illuminations de Rimbaud, qualifie d’« incohérence harmonique ». On sait que Suzanne Bernard, dès 1959, posait autour des notions de dualité et d’alliance des contraires les termes décisifs d’une étude du poème en prose[1]. L’oxymorique poème en prose ne pouvait, sans doute, que séduire le poète de « l’exaltante alliance des contraires[2] » (69) : entre « l’incohérence harmonique » (où le chaos fait naître une forme d’harmonie) et « l’exaltante alliance des contraires » (où les contraires semblent chercher la voie d’un équilibre), la différence serait de degré, non de nature.

Situer l’oeuvre de René Char dans l’histoire des formes amène un second niveau de difficulté. Si l’on ne conteste plus le rôle majeur de l’auteur de Fureur et mystère dans la requalification du poème en prose dans la poésie de l’après-guerre, il est pourtant très délicat, comme le démontre Michel Murat[3], de corréler la répartition des formes dans ses recueils à une histoire générale de celles-ci. La logique des formes n’est pas, autrement dit, à chercher dans une évolution historique, mais bien dans la relation des recueils de Char entre eux, dans l’architecture globale de ceux-ci et dans leur rapport à la circonstance historique. C’est une logique interne à l’oeuvre qu’il nous faut approcher – même si l’on ne peut exclure, il est vrai, le rôle qu’y joue souterrainement le modèle rimbaldien. Or un constat s’impose sur ce point : le poème en prose émerge dans la période surréaliste de Char, mais ne prend toute sa mesure qu’à partir de Seuls demeurent ; le sens de ce tournant demande à être éclairé. Il est ici tentant d’associer le poème en prose surréaliste (la séquence « Abondance viendra » du Marteau sans maître) aux mouvements violents d’une matière profonde, tellurique, épousée dans l’ensemble de ses forces – matière qui constituerait la figuration d’un en-deçà de la psyché. Depuis ce sous-sol magmatique et onirique, le poème en prose prendrait ensuite son essor à la toute fin des années 1930 en se déployant dans un espace autre, celui-ci congédiant dans le même temps les postulats de l’écriture surréaliste[4]. Le poème en prose de Fureur et mystère signerait l’abandon de la tentation surréaliste, les repères se déplaçant alors nettement. L’avènement massif du poème en prose ne s’éclairerait désormais que par le contexte historique de la marche à la guerre puis de l’action résistante, qui donne pleinement sens au titre de la première section de Fureur et mystère, Seuls demeurent. L’hypothèse a été démontrée en des pages décisives par Jean-Claude Mathieu[5] : le développement du poème en prose se montre indissociable du verbe « demeurer », et des valeurs dont il est porteur dans les années de tourmente. Il s’agit, pour le poète confronté à la marche inexorable de l’oppression nazie, de mobiliser toute la force d’endurance et de résistance d’une forme massive, continue, compacte (ce que le 93e feuillet d’Hypnos nomme « le combat de la persévérance » [110]), l’impératif éthique se doublant d’une exigence quasi physique, celle qui impose de reprendre pied dans ce monde sensible que le surréalisme avait congédié, et de s’y établir avec constance. Ainsi l’injonction finale du « Bouge de l’historien » (« Dure, afin de pouvoir mieux aimer un jour ce que tes mains d’autrefois n’avaient fait qu’effleurer sous l’olivier trop jeune » [47]), prend-elle une valeur emblématique et programmatique.

La lecture proposée ici, qui prend bien sûr en compte les travaux de Jean-Claude Mathieu et Laure Michel[6] consacrés à la question, procède quant à elle d’un constat portant sur l’architecture globale du recueil. La version définitive de Fureur et mystère présente une construction globalement symétrique, souvent commentée : les trois parties de Seuls demeurent appellent, par-delà les Feuillets d’Hypnos, centre du recueil, mais aussi trouée hors du texte, les trois sections finales (Les Loyaux Adversaires, Le Poème pulvérisé, La Fontaine narrative). Or L’Avant-monde, partie initiale de Seuls demeurent, est très largement dominée par le poème en prose ; lui répondent à la fin du recueil La Fontaine narrative, presque intégralement composée de poèmes en prose, et en amont deux sections lui accordant une place large (Le Poème pulvérisé) ou moins large mais centrale (Les Loyaux Adversaires). Le jeu des positions et des symétries invite alors le regard vers le centre du recueil, et conduit à comparer centre et extrémités : sur le plan formel il serait tentant d’opposer les deux forces dont se saisit le poète, celle du tranchant du fragment au coeur du recueil et celle de la compacité résistante du poème en prose. Notons toutefois que le fragment est lui-même d’une grande diversité et que, s’il s’offre le plus souvent comme la forme brève de l’écriture en proie à l’urgence, il peut s’étendre en micro-récit ou encore approcher, voire mimer la forme du poème en prose, et en cela faire résonner les deux extrémités du recueil. Le champ de la recherche doit alors se resserrer. Or sensiblement au milieu des Feuillets d’Hypnos, le feuillet 141, dit de la « contre-terreur », aimante irrésistiblement le regard. Ce feuillet dessine, on le sait, l’espace sensible de la Résistance, un espace qui ouvre au coeur de la terreur un foyer nourricier venant annuler les forces de destruction à l’oeuvre dans l’Histoire vécue. Et cet espace, c’est un vallon : « La contre-terreur c’est ce vallon que peu à peu le brouillard comble […]. » Comment ne pas être aussitôt tenté par une analogie, qui consisterait à rapporter l’architecture globale du recueil à ce vallon, vallon dont les versants seraient constitués par les sections de poèmes en prose ouvrant et fermant le recueil ? Il s’agira donc, ici, d’extraire rapidement de l’aphorisme quelques lignes interprétatives et de proposer à partir d’elles une traversée des poèmes en prose de Fureur et mystère.

De ce feuillet, trois orientations peuvent être retenues, l’une formelle, la deuxième thématique, la troisième figurale. Le feuillet 141 est constitué de deux phrases fortement déséquilibrées, la première étendant le large pouvoir de la « contre-terreur », la seconde, ramassée, étant consacrée à la menace de l’oppresseur, qui s’en trouve dès lors relativisée (« Qu’importent alors l’heure et le lieu où le diable nous a fixé rendez-vous ! » [123]). La première est en outre bâtie sur un principe accumulatif par la reprise d’un présentatif, qui impose un rythme lent retournant le temps de l’urgence imposé par la terreur :

La contre-terreur, c’est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c’est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c’est cette pesanteur bien répartie, c’est cette circulation ouatée d’animaux et d’insectes tirant mille traits sur l’écorce tendre de la nuit, c’est cette graine de luzerne sur la fossette d’un visage caressé […].

Nous avons là, dans l’ampleur, la lenteur et la scansion, quelques orientations formelles que nous retrouverons dans la suite de l’étude. Sur le plan thématique, tout le feuillet oppose la résistance d’un ici-bas, d’un espace naturel, vivace, présent, à la chimère menaçante de la figure diabolique. On note du reste le changement d’échelle brusque qui, du vallon, resserre le champ visuel vers les feuilles, les insectes et la graine de luzerne, amenant en cela une miniaturisation du paysage dévoilant les ressources cachées de l’infime. Ressources foisonnantes dont témoigne l’abondance des pluriels, ressources tournées vers une vie à venir et constituant le vallon de la contre-terreur en espace inchoatif – vallon maternel, accueillant, devenu berceau. Un double mouvement réunit alors les lignes thématiques de ce texte : celui d’une descente dans les profondeurs de ce vallon, et celui d’une circulation fusante animant cet espace naturel. Le vallon du feuillet 141 accueille enfin une poésie immanente, incarnée : « [C]’est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie » – la proposition introduit ici un distinguo entre l’image poétique et la dénotation. Contre la mise en péril de la poésie, l’espace en tant que tel s’avèrerait donc créateur, lui qui ne peut être dit que par le détour de la métaphore. Le vallon de la contre-terreur impose en cela un type de déchiffrement, de lecture du sensible, qui sera très précisément celui que le poème en prose déploiera, on le verra, à une autre échelle.

De ces trois orientations rapidement dégagées on montrera qu’elles inscrivent le poème en prose dans un double jeu de différences : celui qui le distingue nettement du texte en vers (par une endurance et une profondeur perceptibles dans le rapport au naturel, au passé et au récit) ; celui qui le tient par ailleurs à distance de l’écriture aphoristique (par une forme d’allègement tenant au statut du sujet, au rapport à la référence et à l’éthique).

La « lyre des pierres »

Les relations entre vers et prose ne se conjuguent pas selon les mêmes déclinaisons au fil de l’oeuvre de René Char : les poèmes en vers font en effet apparaître une nette évolution, le vers déchiqueté, heurté, disloqué, rompant avec tout principe d’harmonie des recueils surréalistes (Les Cloches sur le coeur faisant exception sur ce point), s’effaçant peu à peu au profit de formes accordant une place de plus en plus large au chant, voire à la chanson, et renouant en cela avec les origines mêmes du lyrisme (Les Matinaux marquant en 1950 une étape importante). Fureur et mystère est le recueil qui semble assurer, sur ce point, une transition féconde : si Char se réconcilie ici avec la tentation lyrique, il prend aussi le soin de tenir celle-ci à distance. Significativement, il semble que le lyrisme y investisse autant les poèmes en prose que les quelques textes en vers – et peut-être même davantage. D’où l’hypothèse de cette étude : la prose est cela qui va tout à la fois accueillir et tempérer l’élan lyrique ; le poème en prose introduirait un lyrisme en mineur, un « hymne à voix basse » (177), un lyrisme gagnant en densité et retrempé, comme on va le voir, dans la matière élémentaire (c’est la « lyre des pierres » du « Thor » [159] ou la « fugue paysanne des herbes » de « Pénombre » [160]). Deux questions se posent donc inévitablement à la lecture de ces textes : comment se maintiennent les marques notoires du lyrisme ici accueilli ? Quels sont les moyens par lesquels le lyrisme se repositionne et s’affranchit de son héritage ?

Le poème en prose de Fureur et mystère peut difficilement être situé dans le sillage du modèle baudelairien jouant sur la dissonance et assumant une certaine forme de prosaïsme, tant s’y affiche une volonté nette de « poétiser » la prose. Ces poèmes en prose présentent en effet de très nombreux procédés destinés à assurer leur cohésion, procédés que Char emprunte significativement à la tradition lyrique. On note ainsi les effets de bouclage fréquents (inspirés du genre de la chanson, et qui reparaîtront précisément dans les poèmes versifiés des Matinaux) – avec ou sans variation (« Le Thor » [159]), « Pénombre » [160], « Allégeance » [210]) ; on relève par ailleurs le déploiement de larges périodes bâties sur des reprises anaphoriques introduisant un effet de scansion – et ce par la répétition du présentatif (notons que « Hymne à voix basse » [177] suit très exactement la structure phrastique du feuillet 141[7]), ou par la reprise d’un grand vocatif (« Envoûtement à la Renardière » [24], « Louis Curel de la Sorgue » [41]) ; signalons aussi les nombreux éléments alimentant une musicalité interne – les vers blancs s’immisçant parfois jusqu’à envahir l’espace entier du poème (« Allégeance » [219] n’étant constitué que d’alexandrins) – et bien sûr le recours fréquent à l’invocation lyrique.

Mais tout concourt aussi à étouffer et minorer l’idéalisme sous-jacent à cet héritage. Symptomatiques, sur ce point, s’avèrent être les choix énonciatifs d’« Hommage et famine » (51) : au premier paragraphe déployant l’élan d’un hymne encomiastique d’inspiration courtoise (« Femme qui vous accordez avec la bouche du poète, ce torrent au limon serein… ») fait suite un second ensemble introduisant par la parenthèse une réponse murmurée, qui atténue aussitôt les effets de la louange en la teintant de nuit et de doute (« Il faisait nuit. Nous nous étions serrés sous le grand chêne de larmes… »). Plus significative est la conjonction de certains choix thématiques et d’une expérience spécifique de la temporalité. Du sous-sol surréaliste, le poème s’élève en effet vers un sol, une terre, ses végétaux, ses champs, son bestiaire, sol où il s’agit de s’établir pour reconquérir tout à la fois un espace sensible et le pouvoir de détermination d’un sujet – un espace qui prend toute sa valeur de s’opposer à l’anti-nature ou à la perversion du naturel de l’idéologie nazie (songeons à l’évocation de la croix gammée à travers l’image de « la fleur tracée, la fleur hideuse », qui « tourne ses pétales noirs dans la chair folle du soleil », ou aux nombreuses références à la lèpre, la peste et la monstruosité émaillant le recueil). Ce mouvement s’accompagne alors d’un « assainissement des antagonismes[8] » et d’une recherche nouvelle de simplicité et de dépouillement : c’est bien là la nouvelle mission de cette « poésie qui va nue sur ses pieds de roseau, sur ses pieds de cailloux » (74). « Calendrier » (26), on le sait, met ainsi nettement à distance la « plage qui chaque hiver s’encombrait de régressives légendes » – et à travers elle la tentation d’un merveilleux aux racines archaïques – pour redessiner les contours du rapport au passé : la profondeur temporelle renverra désormais à un passé personnel, sur lequel prendre appui. Cette tendance est nette dans la période couverte par Seuls demeurent (L’Avant-monde désignant dès son titre cette antériorité du monde sensible subsistant en dépit des assauts de la terreur), mais elle l’est plus encore dans les dernières sections – selon des modalités certes distinctes. Sur ce point, il est intéressant de rappeler quelques formules évocatrices des « Billets à Francis Curel », qui assurent précisément cette continuité entre les périodes d’écriture du recueil. Quand en 1941, on lit sous la main du poète ces consignes :

Regarde, en attendant, tourner les dernières roues sur la Sorgue. Mesure la longueur chantante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux-sauvages que nous aimons[9].

Consignes ramenant l’existence à quelques gestes simples destinés à baliser l’espace du sensible, accompagnés d’une confidence « à voix basse », le quatrième billet, qui marque toute la désillusion de Char à l’égard de l’action collective en 1948, mobilise là aussi un ensemble de choix significatifs : celui de pénétrer dans la profondeur de l’ombre et d’y renouer le lien avec une mémoire personnelle (« Ascien j’ai recherché l’ombre et rétabli la mémoire, celle qui m’était antérieure ») ; celui de réinvestir le temps long et le sens de la durée, en relation avec les gestes artisanaux du quotidien (« Je redécouvrais peu à peu la durée, j’améliorais imperceptiblement mes saisons, je dominais mon juste fiel, je redevenais journalier[10] »). Or les textes en prose des deux extrémités du recueil se rejoignent très exactement autour de ces impératifs : quand « Congé au vent » (20) surplombe de son espace naturel l’ensemble de L’Avant-monde et met en cela potentiellement à distance la plongée dans les ténèbres de la guerre offerte par les poèmes du « partisan » (Georges Mounin[11]) à la fin de la section, quand les gestes patients de l’artisanat, renouant avec le quotidien (le forgeron, le vannier, le fontainier), poursuivent dans les premiers textes cette même orientation naturaliste, l’autre extrémité du recueil entrelace étroitement les motifs végétaux et la relation à l’antériorité. Ce sont les « végétaux du jardin désordonné de mon père, attentif aux sèves » dans « Biens égaux » (173), les « vergers dont la robuste vieillesse donnait des fruits » dans « Suzerain » (192) et bien sûr l’herbe associée au « Jadis » de « Jacquemard et Julia » (186). La section Les Loyaux Adversaires s’associe elle aussi à cet ensemble de façon tout à fait significative : alors que la section ne fait pas place explicitement à la guerre, alors qu’elle refuse tout ancrage dans une temporalité historique, elle maintient en son coeur quatre textes en prose, où revient là aussi la profondeur végétale, cette fois corrélée à une langue des éléments (ou à une langue inscrite dans les éléments) : ce sont, dans « Le Thor » (159) « le sentier aux herbes engourdies » et la « lyre des pierres » ; dans « Pénombre », le choix de la nuit protectrice associée à la « fugue paysanne de l’herbe » (160) ; dans « Cur secessisti ? » (161) (dont Paul Veyne rappelle qu’il s’agit d’une inscription latine[12]), l’abri du « cachot de pierre » d’Aulan et la profondeur de l’inscription matérielle. Ces textes constituent donc eux aussi ce refuge de l’endurance, de la persévérance et de la simplicité.

S’il s’agit donc d’établir par le poème en prose un lien avec le passé face à un présent menacé, lien que le continuum de la prose encourage, le rapport à ce passé n’est pourtant jamais, on l’a esquissé, le signe d’un attachement régressif. Le poème en prose va alors rendre sensible et palpable cette profondeur temporelle en assurant sa traversée. Le « Jadis » emblématique de « Jacquemard et Julia » se réduit moins, en effet, à un temps mythique qu’il ne porte en lui une puissance de surgissement ouverte sur l’avenir (ce dont témoigne le final du texte). C’est bien là le sens déterminant que revêt, dans le poème en prose de Fureur et mystère, comme l’a démontré Michel Collot[13], l’usage atypique de l’imparfait. La valeur aspectuelle de celui-ci permet la circulation entre présent et passé ; non corrélé au passé simple, l’imparfait reçoit en outre une nuance inchoative, qu’emblématise la fameuse résurgence de Fontaine de Vaucluse, ouverte sur un futur prometteur (« Adoptés par l’ouvert, poncés jusqu’à l’invisible, nous étions une victoire qui ne prendrait jamais fin » [213]). Le passé du poème en prose est donc bien cela qui déborde dans le présent, qui remonte depuis les profondeurs, source, fontaine ou « eaux de verte foudre » (30), vers un ici et un présent requalifiés.

À cette profondeur (terrienne et temporelle) corrélée à la puissance d’un jaillissement du passé, s’ajoute enfin – ainsi que l’a montré Jean-Claude Mathieu –, un « recentrement figuratif sur un homme ou un lieu » poursuivant la même logique : entendant reprendre pied dans un monde sensible menacé, le poème en prose donne forme à des figures, en des portraits assurant cet ancrage et introduisant des fragments narratifs. Ce sont, par exemple, la figure tellurique de Louis Curel de la Sorgue, celle du forgeron de « Fréquence » (23), l’allusion à demi-masquée à la figure de l’Armurier, l’ami de l’enfance, dans « Suzerain » (192). Or ces quelques séquences narratives rompent sur certains points révélateurs avec les règles du genre, de sorte que le récit du poème en prose s’interdit d’embrasser la temporalité d’une narration continue (celle d’un hypothétique grand récit national, que rejette radicalement Char). Nombreux sont les textes en prose court-circuitant d’abord cette continuité par un sens de la fragmentation nettement affiché : lignes de pointillés (« Vivre avec de tels hommes » [45]), blancs de la page, ruptures temporelles et incohérence logique (« Plissement » [50]) ou syntaxe sérielle font signe en direction d’un récit troué. Fragmenté, le récit peut aussi être ressaisi par un sens de l’incantation (« Jacquemard et Julia » [186]), moyen de déloger le récit du passé pour le mettre littéralement en présence et, comme on le verra, mobiliser toute la force d’un agir. Le récit peut par ailleurs être replongé dans la nuit : déréférencé, il gomme à dessein les éléments susceptibles de rapporter le texte à un contexte identifiable (notons que les figures se succédant dans « Suzerain » [192], de l’Armurier à Sade, restent à dessein des silhouettes) : il s’agit en cela d’offrir au lecteur les conditions d’une ressaisie du texte – ce qui ménage la possibilité d’un agir du poème. Enfin, si le récit court souterrainement dans les poèmes en prose de Fureur et mystère, il doit être pensé à une échelle excédant la clôture de chaque texte. De fait, un récit latent se dissimule dans le recueil, et en livre le sens à travers le dialogue implicite de ses motifs. C’est assurément dans l’image séminale de la « lampe dont l’auréole de clarté serait de parfum » (20), de « Congé au vent », que le récit puise son origine. Le bouquet de mimosas, comparé ici à une lampe odorante, entrelace significativement l’isotopie végétale et le paradigme de la lumière. Et c’est précisément à cette lumière, celle des végétaux, que, tournant le dos « au soleil couchant » comme la petite cueilleuse de mimosas, nous allons nous enfoncer peu à peu dans les ténèbres d’Hypnos – une double ligne thématique s’entrelace alors étroitement, le végétal, la lampe, et rétablit la continuité d’un récit contre les ruptures imposées par la temporalité historique. À la lampe de mimosas de « Congé au vent », fait directement suite la « lanterne » de « Violences » (21), lui répondent ensuite la « lampe d’anémone » de « Fenaison » (38) (en une conjonction similaire) et la « lampe inconnue de nous », dans « Plissement », « inaccessible à nous, à la pointe du monde », qui « tenait éveillés le courage et le silence » (50 et 87). Il s’agit bien de dessiner ici la ligne d’une contre-utopie, par une lueur tempérant l’éclat trompeur du soleil et porteuse d’un espoir continu. C’est pourquoi le motif reparaîtra au coeur des Feuillets d’Hypnos, la lampe de mimosas appelant la chandelle du Prisonnier de Georges de La Tour (feuillet 178 des Feuillets d’Hypnos) et la veilleuse de Madeleine, dans La Fontaine narrative :

Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d’huile se répandra par le poignard de la flamme sur l’impossible solution. (215)

L’image de l’huile répandue pourrait bien suggérer le tracé secret de cette flamme à travers le recueil, et la possibilité de suivre un itinéraire caché, dont le sens demeure crypté (d’où « l’impossible solution »). Ainsi une nouvelle disposition de lecture se met-elle peu à peu en place à travers ces massifs de poèmes en prose : refusant la transparence d’un sens unilatéral – celui que tend à imposer l’Histoire –, ils invitent à plonger dans les ténèbres en s’armant d’un autre pouvoir de discernement et de déchiffrement – celui que livre une lueur dans la nuit. C’est bien là l’indice qu’il faut traverser les traces, accepter de se déposséder des certitudes, pour pouvoir accéder à cette lisibilité autre.

Le poème en prose, ainsi, opère une replongée de l’héritage lyrique dans la profondeur et la gravité d’un passé, autant que d’une terre : l’élan lyrique y est donc tout à la fois accueilli et mis à distance ; il repense par ailleurs le récit à l’échelle du recueil entier – autant de moyens indirects d’envisager une résistance souterraine, une « contre-terreur ». Ce faisant, il ménage aussi la possibilité d’un agir du poème, et en cela se positionne, autant qu’à l’égard du vers comme on l’a vu, dans sa relation à l’aphorisme.

L’action « sans fardeau »

Quelle forme d’action le poème en prose contribue-t-il à forger ? Les poèmes en prose de Fureur et mystère sont le plus souvent, ainsi que l’a montré Jean-Claude Mathieu, bâtis en deux parties, autour d’un point de renversement qui rend sensible l’action d’un sujet déterminé à infléchir le cours des choses. Passage de l’imparfait au présent, de la modalité assertive à la modalité optative ou injonctive, de formes impersonnelles à une énonciation plus personnelle, il s’agit toujours de dépasser un premier état vers un second, et ainsi d’introduire un procès pensé comme métamorphose. Ce mouvement de transformation dote le poème d’un pouvoir performatif et d’une force illocutoire, qui éclatent dans quelques finales célébrant la reconquête victorieuse du présent par la parole (songeons au « j’affirme que tu vis » de « Biens égaux » [173] ou à l’apostrophe lancée à la Grèce résistante : « Ô Grèce […] t’imaginer, c’est te rétablir » dans « Hymne à voix basse » [177]). Dans un recueil où la forme de l’aphorisme est si massivement présente par ailleurs, un ensemble de questions se pose inévitablement : assiste-t-on à la contamination du poème en prose par la forme potentiellement prescriptive de l’aphorisme ? Ou le poème en prose ne propose-t-il pas, au contraire, un type d’agir tout autre, qui s’en tienne sciemment à distance ?

La réponse doit d’abord se chercher dans les choix énonciatifs dominant ces poèmes en prose. Alors que l’injonction de l’aphorisme est régie par un sujet dont tout laisse penser qu’il est référentiel, le poème en prose introduit quant à lui un brouillage délibéré de sa source énonciative, les effets de fiction venant entamer toute hypothèse de référentialité. On pourrait décliner ici tous les moyens par lesquels l’origine du discours est de fait à dessein obscurcie. La polyphonie est parfois choisie, elle que signale par exemple la présence de guillemets ; les deux voix de la « Chanson du velours à côtes » sont sur ce point emblématiques (« Le jour disait […] La nuit disait » [201]) ; « Jeunesse » introduit quant à lui une voix féminine ouvrant une série de subordonnées hypothétiques : « Si j’avais été muette comme la marche de pierre […], si j’avais été enfant comme l’arbre blanc » (25) – la démultiplication des identités rêvées redoublant l’obscurité de la source énonciative. Il s’agit, très manifestement, de tempérer l’assurance et la maîtrise du sujet lyrique à l’égard de son discours. C’est pourquoi, du reste, le poème amoureux joue souvent avec le modèle courtois de la dépossession, remotivant le schème de la fin’amor et opérant ainsi un décentrement de la première personne. Ainsi en est-il dans la mise en suspens venant clore « Envoûtement à la Renardière » (« Mais ai-je qualité pour vous survivre, moi qui dans ce Chant de Vous, me considère comme le plus éloigné de mes sosies ? »), cette mise en suspens faisant résonner l’affirmation de la première partie : « Je demeurais là, entièrement inconnu de moi-même, dans votre moulin à soleil » (24). Ainsi en est-il aussi du serment d’« allégeance » sur lequel le recueil vient se clore, la signature du sujet lyrique ne se devinant plus que dans le lointain : « [Q]ui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas ? » (219)

Cet affaiblissement de la posture énonciative trouve son parfait prolongement dans le rapport du poème à la circonstance historique. Si la circonstance est tout à la fois supposée et gommée, alors le mode d’action du poème en prose ne peut plus, de toute évidence, s’inspirer de celui que postule la forme aphoristique en prise avec la référence. Le rapport aux dates des poèmes en prose est sur ce point particulièrement éloquent : Seuls demeurent (1938-1944) traverse littéralement les années de guerre, annulant potentiellement le battement des événements historiques. Par ailleurs la date peut être posée, et suspendue par l’image poétique qui en opère la ressaisie : c’est l’oiseau qui se fait le porte-parole du discours événementiel, du loriot (« Le Loriot, 3 septembre 1939 ») à l’engoulevent (« 1939 : Par la bouche de l’engoulevent »). Le rapport aux patronymes introduit un effet de distance analogue à l’égard du discours aphoristique : la présence de Roger Bernard est littéralement sublimée dans « Affres détonation silence » (185), qui conduit à une renaissance du jeune poète dans le texte, dont la lecture gagne un pouvoir performatif[14]. Enfin, la mise à distance de la circonstance passe par la polysémie des textes (en particulier dans les poèmes partisans), et l’ambiguïté maintenue de leur supposé message : quelle valeur prend la sécession de « Cur secessisti ? » (161) (l’image de la Résistance ? ou la honte d’être resté un jour en retrait ?), quelle connotation reçoit le titre de « Vivre avec de tels hommes » (45) – l’exemplarité ? ou la désillusion amère ? Tout le pouvoir suggestif de ce titre se prolonge du reste dans la ligne de pointillés qui troue littéralement la lisibilité du texte. Très manifestement, le texte se rapprochant de la circonstance prend donc le soin d’occulter toute transparence et de s’affranchir du genre « cocardier » dont se défie Char.

Le poème en prose ne propose alors un rapport à l’action poétique que sur le mode très étrange d’une forme d’allègement et d’apesanteur, entrant en complémentarité avec la gravité dont nous avons parlé pour commencer : allègement à l’égard des normes métriques bien entendu (le poème en prose est la forme de la poésie en liberté) ; allègement à l’égard de la circonstance et mise à distance du poids de l’Histoire ; enfin redéfinition du rapport à l’impératif éthique, comme on va le voir. La ligne thématique est d’ailleurs constante au fil des poèmes en prose : il s’agit bel et bien de se délester du poids des choses et de s’offrir à « l’or du vent » (28), il s’agit de devenir Ariel quand tout vous impose d’être Caliban. « Éléments » est sur ce point emblématique : s’il inscrit dans l’épigraphe la mémoire de Roger Bonon, tué en mai 1940 en mer du Nord, le poème dresse le portrait de celle qui lui survit, et la soulève littéralement de terre (« Au ras du sol la nuit entrait légère dans leur chair qui titubait » [34]) ; lui répondent en écho le voeu de « Médaillon » (« Identique sagesse, toi qui composes l’avenir sans croire au poids qui décourage » [30]), l’injonction de « J’habite une douleur » (« Préfère te coucher sans fardeau, ton lit te sera léger »), la chambre des amants « devenue légère » de « L’Épi de cristal » (40) et la déclaration lancée à Marthe (« Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie […] » [191]). On pourrait donc lire ici, inscrite dans l’ensemble des poèmes en prose, une volonté manifeste de se délester de toute morale prescriptive au profit d’une souveraineté d’inspiration nietzschéenne[15]. Or le poème en prose offrirait la forme adéquate à cette morale du soulèvement, de l’autonomie, du dépassement. Ne se gouvernant plus qu’à partir de ses propres règles, il se donne littéralement naissance, à l’image du fontainier de « Jeunesse » (« Vous vous donnez naissance, otages des oiseaux, fontainier » [25]), ou du sujet de « Pénombre » (160) qui, refusant toute doctrine, cherche dans les éléments naturels la mesure de son agir :

Je me gouvernais sans doctrine, avec une véhémence sereine. J’étais l’égal de choses dont le secret tenait sous le rayon d’une aile.

On mesure dès lors la portée du discours rapporté dans « Le Requin et la Mouette » (« Quand je dis : j’ai levé la loi, j’ai franchi la morale, j’ai maillé le coeur […] » [190]) : il s’agit pour le sujet de l’énonciation de rappeler cette éthique du soulèvement, tout en s’en désolidarisant en partie (c’est la valeur du discours rapporté), pour mieux lui opposer les ressources propres au poème en prose. L’adresse finale à « l’arc-en-ciel de ce rivage polisseur » rétablit en effet le jeu des images, celles-ci étant seules autorisées à rappeler la loi de l’innocence du devenir (« Faites que toute fin supposée soit une neuve innocence, un fiévreux en-avant pour ceux qui trébuchent dans la matinale lourdeur »). Ainsi, dans la mesure où le poème en prose reste un poème, avec les ressources qui sont les siennes, il soutient pleinement, mais implicitement, cette morale du soulèvement ; l’énoncé d’une sentence serait quant à lui tenu à distance

Si le poème en prose s’allège ainsi de tout discours prescriptif, c’est enfin et surtout parce qu’il s’interdit toute résolution des antagonismes. Voué au maintien d’une ambiguïté du sens, il cultive ce « mystère » que « Congé au vent » avait dès l’ouverture du recueil suspendu aux lèvres de la petite cueilleuse de mimosas, prêtresse d’un culte obscur et en cela réserve de sens donnant congé au vent de la menace : « Peut-être aurez-vous la chance de distinguer sur ses lèvres la chimère de l’humidité de la nuit ? » (20) Ainsi prennent sens les poèmes en prose en deux volets opposés, faisant s’entrechoquer le « jour » et la « nuit » dans la « Chanson du velours à côtes » (201), le souvenir d’un passé perdu et le miracle d’une rencontre dans « Biens égaux » (173) (dont le titre maintient cet équilibre), ou encore la légèreté et le « poids de la nuit » dans « J’habite une douleur », qui se clôt sur un emblématique « Il n’y a pas de siège pur » (178). L’octosyllabe final de ce poème rejette la résolution de la dialectique initiée par ses deux paragraphes, mais aussi, on l’aura compris, le maintien de lignes étanches entre vers et prose. Telle est finalement la leçon du poème en prose charien, qui clame son indépendance souveraine dans l’hybridité de ses formes, le dernier poème de L’Avant-monde, « La Liberté » (52), étant écrit en versets, le tout dernier du recueil, « Allégeance » (219), disposant en paragraphes ses alexandrins réguliers.

« L’incohérence harmonique ». L’expression valéryenne ne pouvait pas mieux s’appliquer au poème en prose de Fureur et mystère : vallon creusant la réalité de profondeur et se délestant dans le même temps de toute pesanteur ; forme accueillant l’expression lyrique mais refusant la norme du vers ; espace d’une parole poétique qui se rêve comme soeur de l’action mais se défie de toute espèce d’autorité. Cette tension héraclitéenne se prolonge finalement jusque dans la construction du recueil. Si le poème en prose marque, historiquement, l’entrée dans la modernité par le refus de l’ordre rhétorique, avec René Char il se présente paradoxalement comme la forme qui, dans le chaos de la guerre, rétablit précisément un équilibre et un ordonnancement, à l’échelle du recueil. Cet ordonnancement mène irrésistiblement vers le vallon de la contre-terreur, qui dessine, en définitive, le mode d’action tout à fait spécifique du poème en prose, celui d’une action littéralement « en creux », opposée à la terreur hérissée des « monts enragés » (124).