Présentation[Record]

  • François Dumont

Les carnets d’écrivains ont longtemps été considérés pour les « maximes » ou « pensées » qu’ils recelaient, la forme englobante étant éclipsée par des formes brèves plus familières — et plus « nobles », comme le souligne plus loin Andrei Minzetanu. Les carnets ont aussi souvent été lus comme les brouillons d’une oeuvre à venir. C’est la perspective qu’adopte par exemple Louis Hay, qui n’envisage pas les carnets comme des textes à part entière, mais comme des « avant-textes », qui n’auraient dès lors d’intérêt que par rapport à une oeuvre ultérieure dont ils constitueraient la préparation. Ce sont peut-être d’abord les écrivains eux-mêmes qui ont imposé un changement de perspective, en reconnaissant dans le carnet la forme la plus proche de leur conception de la littérature. Le mot carnet n’est pas toujours celui que les praticiens de cette forme souple retiennent, cahier étant souvent utilisé lui aussi. Les mots carnet et cahier suggèrent une concordance entre le format du support et l’orientation de l’écriture : notes furtives dans le premier cas et pratique soutenue de la méditation dans le second. Or si cela s’avère pour les carnets de Marcel Proust ou pour les cahiers de Paul Valéry, il n’est pas possible d’en tirer une loi générale : le mot carnet, le plus souvent employé aujourd’hui par les écrivains comme par les critiques, renvoie à une forme tout à fait libre, qui a certes des antécédents historiques, comme on le verra, mais qui ne constitue pas un genre établi. En plus de l’emploi flottant des mots carnet et cahier, il faut souligner l’appartenance de ces textes à la forme ambiguë de l’essai (genre « conditionnellement » littéraire, voire « non-genre ») et surtout l’emploi parallèle du mot journal, parfois par les carnettistes eux-mêmes (Peter Handke ou André Major, par exemple). La forme du journal, beaucoup plus étudiée, constitue un cas particulier du carnet ou du cahier, qui implique une écriture soutenue, scandée par la datation, et le plus souvent associée au discours autobiographique. À l’exemple de la préséance accordée aux pensées et maximes et de la perspective de l’« avant-texte », la focalisation critique sur le journal (et plus particulièrement sur le journal dit « intime ») a sans doute contribué à laisser dans l’ombre les autres pratiques du cahier ou du carnet. Le présent dossier vise à mettre en valeur la variété de ces pratiques. Les invitations à l’origine de ce numéro ont été motivées par deux objectifs : celui de retracer les origines de l’« esprit » du carnet, en remontant jusqu’à l’Antiquité, et celui d’explorer la diversité de ses formes plus contemporaines. L’ensemble ne constitue pas une anthologie, mais plutôt une sorte d’échantillon, qui réunit des carnettistes très connus et d’autres qui le sont moins, chacun restant à la fois représentatif et singulier. Les approches sont diverses, depuis la contextualisation historique jusqu’à l’angle poétique ou générique, en passant par la dimension génétique ; mais l’orientation commune des études ici rassemblées est de considérer le carnet pour lui-même, comme une oeuvre à part entière, qui aurait trouvé dans cette forme sa juste tonalité. Le dossier s’ouvre par une réflexion d’Andrei Minzetanu sur les enjeux théoriques soulevés par la forme du carnet. Plutôt que de chercher à définir le carnet comme genre, comme on l’a souvent tenté pour l’essai, Minzetanu propose de le considérer sous divers angles : « objet et trace », « geste de lecture », « disposition et pratique », « représentation et posture ». En considérant l’ensemble de ces notions, on perçoit dans le carnet à la fois les aspects concrets …

Appendices