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De tous les écrivains québécois, aucun n’a revendiqué aussi fortement qu’André Major la forme du carnet[1]. Pendant longtemps, le romancier, qui était aussi réalisateur d’émissions littéraires à la radio de Radio-Canada, justifiait ce penchant par des raisons pratiques, affirmant manquer de temps pour se consacrer à des entreprises de longue haleine. Or, après son retrait de la vie professionnelle, en 1997, son désaveu de la forme romanesque et sa passion du carnet sont devenus plus explicites encore, résultats non plus de contraintes extérieures, mais d’un choix personnel, mûrement réfléchi. Ce n’est sans doute pas un hasard si André Major commence alors à publier ses carnets d’écrivain sous forme de livres. Ce qui jusque-là constituait une pratique discontinue et quelque peu marginale, subordonnée aux contraintes d’un travail régulier et menée dans l’ombre de projets d’écriture plus ambitieux, ce qui n’était donc qu’un à-côté dans sa vie d’écrivain apparaît de plus en plus, à la faveur de sa retraite, comme le centre de son activité littéraire. Major avait publié ici et là, dans divers périodiques, des fragments de ses carnets, qu’il rédigeait depuis 1975, mais c’est seulement à partir de l’invitation reçue de Pierre Nepveu en mai 2000 pour soumettre un manuscrit au prix de la revue Études françaises qu’il décide de les réunir en volumes, moment inaugural d’une pratique qui trouve dès lors un sens différent et acquiert une valeur autonome. « Il faut donc que je me mette sérieusement au travail, au lieu de simplement noter au jour le jour ce que j’observe, sans y donner suite[2]. » Depuis LeSourire d’Anton ou l’adieu au roman (2001), Major a fait du carnet sa forme de prédilection, sans le fardeau de l’oeuvre à composer, occupant les bords de la littérature comme si ces bords étaient plus libres, plus légers, plus connectés à la vie et à la réalité que le vieux roman. Ce qui s’était écrit au fil du temps, sans souci de cohérence, devient ainsi le fil conducteur de son écriture et de sa vie.

Ce choix ne l’empêche pas de revenir au roman avec À quoi ça rime ? (2013), mais c’est pour imaginer le personnage principal, prénommé Antoine comme dans L’Hiver au coeur (1987) et Le Cabochon (1964), en train de remplir un carnet à Lisbonne, puis un autre dans une cabane au nord de Montréal[3]. On dirait que c’est le roman qui accompagne maintenant la forme devenue dominante des carnets, à laquelle l’auteur s’identifie avec une vigueur qu’il n’a jamais manifestée pour l’art romanesque, malgré son admiration pour de nombreux romanciers, de Flaubert à Faulkner. Il les cite abondamment, commente leur style et leur vision de la littérature, s’intéresse à leur vie, dévore leurs correspondances, mais il ne lui viendrait pas à l’esprit de se mesurer à eux, de les imiter. Il se reconnaît beaucoup plus aisément parmi les auteurs de carnets ou de journaux littéraires, comme Jules Renard, Paul Léautaud, Georges Perros, Witold Gombrowicz ou Cesare Pavese, à qui il emprunte sa morale sur le « métier de vivre », dont il fait un impératif catégorique : « Parce qu’écrire, en aucun cas, ne doit devenir un métier. Notre seul métier, notre devoir même, est d’abord de vivre[4]. » Face au romancier pur comme Proust ou au romancier professionnel comme Simenon, le carnettiste apparaît tel un témoin à la fois maniaque et inconstant qui cherche moins à faire oeuvre qu’à élargir la vie par le surcroît d’attention et de détachement que lui donne l’écriture.

L’écrivain a plusieurs fois expliqué son choix de délaisser le roman, « voie royale de l’art littéraire » (SA, 184), pour aller vers cette écriture mineure, résolument mineure, qu’est le carnet. Il évoque sa lassitude et son indifférence croissantes devant « cette forme détournée d’aveu » qu’est le roman, comme si, « gavé de péripéties romanesques » (SA, 184), il cherchait désormais autre chose que l’invention de personnages, la construction d’un monde imaginaire ou le plaisir d’un récit bien mené. Même s’il continue d’être un grand lecteur de romans et même s’il n’abandonne pas complètement la pratique de ce genre, son « adieu au roman » n’est pas une simple formule accrocheuse. Elle correspond à un sentiment profond, d’autant plus significatif que Major s’était imposé dans ses Histoires de déserteurs (1974-1976) comme un remarquable romancier réaliste. Son héros, le « déserteur » Momo, avait marqué plusieurs lecteurs de l’époque, comme l’essayiste Pierre Vadeboncoeur qui voyait en lui une sorte de démon inoubliable, terrifiant de vérité[5]. En prenant congé du roman, Major renonce donc à une forme qu’il maîtrisait comme peu d’écrivains québécois l’avaient fait avant lui (on pense à Gabrielle Roy, à André Langevin), la veine réaliste ayant été jusque-là à peu près exclue du canon romanesque québécois. Et sa lassitude vis-à-vis du roman balzacien n’a rien à voir avec la rupture avant-gardiste revendiquée au même moment par des écrivains formalistes, influencés par le Nouveau Roman ou Tel Quel. Sa décision de s’orienter vers l’écriture intimiste du carnet ressemblerait davantage à la trajectoire de l’auteure de Bonheur d’occasion, qui avait abandonné, elle aussi, le roman de type réaliste pour aller vers des récits à première vue moins ambitieux, plus autobiographiques.

Mais la forme du carnet se distingue assez nettement chez Major de l’autobiographie, dont il se méfie autant sinon davantage que du roman. Il ne tient pas à parler de lui, sauf à travers les autres, surtout les écrivains qu’il a fréquentés et lus toute sa vie pour des raisons à la fois professionnelles et personnelles. Ces rencontres et ces lectures forment la trame centrale de ses carnets. Il les évoque en suivant un fil chronologique, mais sans jamais chercher à les ordonner dans un récit de soi. Le lecteur de Major trouvera tout au plus, de carnet en carnet, quelques pièces du puzzle permettant de deviner l’homme derrière l’écrivain : sa nostalgie, son scepticisme, sa mélancolie, son père effacé et sa mère qui « portait les culottes », son amour des femmes et son allergie à un certain féminisme, ses indignations face à l’évolution de la langue ou de la culture au Québec, son nationalisme déçu, sa sensibilité au drame amérindien, son sens de la famille, sa passion des voyages, son dédain des mondanités, son goût de la bonne chère, son habileté manuelle, sa connaissance des plantes et des arbres, son refus de tout mysticisme, ses tourments spirituels, etc. Au fur et à mesure qu’on avance dans les carnets, l’autoportrait se précise, mais il se complexifie aussi, et l’auteur utilise de plus en plus le terme de « personnage » pour parler de lui-même, comme si, en prenant de la consistance, le carnettiste s’affirmait comme son propre double fictif, et ce, malgré lui en quelque sorte, par la magie de l’écriture :

[…] je n’éprouve plus ce besoin de mettre en scène des personnages et de mener à terme un récit pour que se passe quelque chose, pour que la vie passe dans le langage, comme si écrire sans but me suffisait désormais. Mais je n’avais pas prévu que cette écriture désordonnée, nourrie du quotidien et de tout ce qui me traverse l’esprit, ferait de moi un personnage — plus ou moins visible selon le propos — au coeur d’un récit prétendument libéré de toute invention[6].

Cette distance entre soi et soi fait aussi en sorte que le carnet se distingue nettement du journal intime. S’il est écrit au « je » (la plupart du temps) et s’il se compose comme le journal autour de dates précises, le carnet se veut pudique et ne contient aucune révélation sur la vie personnelle de l’auteur. Major revient à plusieurs endroits sur la nécessité d’expurger ses carnets de ce qui relève de l’expression de soi : opinions, humeurs, caprices, états d’âme, etc. « C’est pourquoi j’en suis venu à préférer les carnets au journal traditionnel où l’écriture se cantonne dans l’intimité ou la vie sociale de l’auteur » (PL, 104). Il se passionne pourtant pour des journaux plus traditionnels, comme ceux de Gide ou de Léautaud, mais il ne se voit pas écrire de cette manière. Il ne veut ni chercher à faire littéraire comme le premier ni régler des comptes comme le second. Ses carnets ne tiennent pas davantage du recueil d’aphorismes, de bons mots, de saillies, de formules. On peine à trouver chez Major des phrases qui se veulent frappantes, détachables, prêtes à être citées hors contexte comme des maximes. Le ton y est égal, chaleureux mais sans familiarité, sensible mais sans pathos, lucide mais sans éclat. Le carnettiste ne cherche pas à attirer l’attention, ne force pas la note et s’en tient à l’observation la plus exacte possible de ce qui compose la vie autour de lui. C’est un témoin, comme il le dit sans emphase à quelques reprises, en donnant à ce terme un poids presque moral : l’écrivain a la responsabilité de dire les choses comme il les voit, sans chercher à surprendre le lecteur, ni à le persuader, ni à lui plaire, sans s’exhiber ni s’oublier, sans noircir ni embellir le monde, en évitant à la fois le lyrisme et la monotonie, la polémique et le conformisme. Le carnettiste affirme tout bonnement vouloir « vivre selon sa nature[7] ».

Le désir d’impersonnalité

Si la forme du carnet a quelques défenseurs relativement connus dans l’histoire littéraire, depuis Joseph Joubert jusqu’à Philippe Jaccottet, elle ne s’inscrit dans aucune filiation claire au Québec. Major affirme d’ailleurs avoir trouvé ses influences presque exclusivement à l’étranger, même s’il admire plusieurs écrivains québécois, comme Saint-Denys Garneau, Jacques Ferron ou Gabrielle Roy. À plusieurs endroits, Major s’en prend au nationalisme littéraire, à l’instar de Gombrowicz, dont il cite maintes fois le journal. Il n’est pas le seul à prendre ses distances à l’égard de la tradition nationale tout en militant pour l’indépendance politique — Aquin l’a fait de façon fracassante dans les années 1960 —, mais sa trajectoire n’en est pas moins singulière, en raison même du désir d’impersonnalité qu’il investit dans la prose de ses carnets :

Il faut que je me souvienne de ce désir d’impersonnalité en révisant mes carnets, si je tiens à ne retenir que les seules phrases où vibre une liberté sauvage, aussi désintéressée que possible, qui s’acquiert, comme je le suppose, à l’encontre du besoin maladif d’avoir raison.

PL, 53

De son propre aveu, il n’y réussit pas toujours, la tentation d’exprimer ses vues ou de protester contre la bêtise de son époque étant trop forte. Mais s’il est un fil qui relie tous ses carnets, c’est bien ce désir d’impersonnalité au nom duquel l’écrivain se retire de la foire discursive pour rendre compte de l’expérience humaine, sans passer par le truchement de la fiction.

Le choix du carnet accentue, voire radicalise le mouvement de retrait que l’écrivain militant, le jeune partipriste, l’audacieux romancier joualisant a commencé à opérer dès le milieu des années 1960. À vingt-trois ans, dans un numéro de L’Action nationale, Major publiait ses « Mémoires d’un jeune Canoque », où déjà il opposait aux charmes de la fiction l’écriture plus directe et plus sobre du témoin :

L’idée d’écrire mes mémoires ne m’est pas venue d’un vieillissement précoce. J’ai toujours voulu transformer mes expériences en romans, c’est-à-dire faire en sorte que ma réalité ne soit perceptible qu’à travers un tissu de fictions plus ou moins serré. Mais c’est précisément ce tissu qui aujourd’hui m’embarrasse, et il me semble qu’il me serait plus facile de traduire directement, sans médiation aucune, sauf celle d’une certaine recherche du langage, de traduire directement, dis-je, une expérience sociale et spirituelle qui, même si je m’en considère dans ces pages comme le témoin, sera jusqu’à un certain point celle de toute une génération[8].

« Sans médiation aucune » : Major dira à peu près la même chose dans Le Sourire d’Anton, où il rejettera le roman précisément parce qu’il correspond selon lui à une forme de « détour » sur le chemin qui conduit de lui-même au monde, et du monde à lui-même.

Il n’en fait pas un argument théorique et ne suggère nulle part que les autres romanciers devraient le suivre sur la voie du carnet. Son témoignage n’engage que lui, ne vaut que pour lui, et encore, le carnettiste paraît souvent hésitant, presque amer, surtout lorsqu’il songe aux ventes modestes de ses carnets. Le 23 décembre 2002, il note laconiquement :

[…] en trois mois, on a vendu moins de cinq cents exemplaires du Sourire d’Anton. J’ai beau me dire que ce genre de prose ne peut toucher un vaste lectorat, je suis tout de même un peu déçu et cela refroidit mes ardeurs, comme on dit.

OH, 158

À qui s’adressent ses carnets ? L’auteur se pose souvent la question et il se la fait poser. Il ne cache pas la culpabilité qu’il ressent par exemple lorsque sa fille lui demande pourquoi il n’écrit plus comme avant, pourquoi il semble avoir perdu le « réflexe d’écrire » (OH, 41), comme si, chemin faisant, il avait tourné le dos non seulement au monde, mais à la littérature même, comme s’il avait démissionné, par fatigue davantage que par conviction, n’ayant plus ni le goût ni le courage des grandes compositions, comme s’il avait décidé de ne plus jouer que sur une partie du clavier.

Or perdre le « réflexe d’écrire », c’est aussi se donner les moyens de le retrouver, et d’éprouver par là non pas seulement le sentiment de délivrance ou d’allégement que l’écrivain avait ressenti en abandonnant le rêve du roman, mais aussi celui d’une véritable nécessité personnelle. L’écriture du carnet n’étant pas liée à un projet structuré, n’étant pas entraînée par la promesse d’une oeuvre, elle court toujours le risque de n’être qu’une forme de bavardage. Qu’il parle de tout et de rien, ou, à l’inverse, qu’il ressasse les mêmes obsessions, le carnettiste semble toujours en train de dire : revenons sur terre, ne nous racontons pas d’histoires. Dès qu’il s’emporte, Major s’en veut, se reprochant par exemple de faire parfois du carnet un « exercice de sauvetage » (EV, 248), c’est-à-dire de s’en servir comme d’un exutoire pour y déverser ce que sa position de réalisateur lui interdisait de dire publiquement. D’où l’importance du travail de sélection, d’épuration qu’il exécute au moment de composer ses recueils. Mais les scories font partie intégrante du processus d’écriture des carnets et les doutes de l’auteur face à ses propres carnets sont eux-mêmes objets de méditation ou d’ascèse. Si terre-à-terre soit-elle, cette écriture du quotidien qui épouse le désordre du monde a valeur, selon les propres mots du carnettiste, d’« expérimentation spirituelle » (EV, 11).

L’écriture est à la fois le « lieu » et l’« instrument » de cette expérimentation, et elle exige un savoir-faire indéniable, mais elle ne se suffit plus. Elle trouve sa raison d’être en dehors d’elle, non plus dans une forme de projet politique identifiable comme ce pouvait être le cas dans les années 1960, mais dans le désir d’impersonnalité qui transforme le carnettiste et le porte là où le roman ne peut pas aller. Dès le deuxième recueil de Major, L’Esprit vagabond, François Dumont observait ce changement de perspective :

Le carnet est en effet une proximité en même temps qu’une marge, et s’affirme ici, plus encore que dans Le Sourire d’Anton, comme une forme assumée qui rivalise avec le roman plutôt que d’être le pis-aller dont il se donnait d’abord les allures[9].

À vrai dire, il n’y a même plus aucune concurrence entre les deux formes, car le carnet abdique, par sa nature même, la visée totalisante du roman. Faire tenir l’océan dans une carafe, comme le voulait Flaubert, n’intéresse pas Major. Le carnet a des visées plus modestes ou, plus exactement, il appartient à un monde où les visées totalisantes de l’ancien roman, celui que Major ne cesse de lire, n’ont plus guère de sens. Le monde contemporain est une bouchée trop grosse pour le romancier : il faut le découper, le découper encore et encore pour le rendre digeste, jusqu’à ce qu’il se remette à signifier quelque chose, jusqu’à ce qu’il retrouve le poids de la réalité.

C’est peut-être parce qu’il a les yeux tournés vers le grand roman réaliste du XIXe siècle que Major perçoit avec tant d’acuité ce que le roman n’est plus, ce qu’il ne peut plus être. Le carnet, qui fait de la découpe du monde son essence même, devient ainsi non plus le rejet mais le relais simplifié à l’extrême de ce roman totalisant devenu impossible. Le désir d’impersonnalité, dès lors, passe d’abord et avant tout par un effort de désencombrement : le sujet et le monde sont ramenés à leur plus simple expression, dégagés de toute mystique, exemptés du rêve de grandeur et libérés du devoir d’originalité.

Ce processus de désencombrement s’accomplit chez Major par le dépouillement du langage. La prose relativement classique de Major serait conventionnelle partout, sauf au Québec, où elle constitue une forme de combat permanent. Paradoxalement, son classicisme ne correspond pas au canon littéraire, du moins si l’on entend par là les proses extravagantes des Aquin, Ducharme, Blais, Godbout, etc. Gilles Marcotte est conscient de cette inversion des valeurs lorsqu’il feint de s’excuser en utilisant l’adjectif impeccable pour parler de la prose de Major : « […] j’ai hésité avant d’utiliser cet adjectif, il sonne presque comme un reproche[10] ! » C’est là peut-être que la résistance de Major au « monde tel qu’il va » (OH, 116) s’exprime de la façon la plus forte, la plus résolue, la plus polémique aussi. Dans le contexte contemporain marqué par une surenchère des identités, cette quête de la juste mesure le condamne presque à l’invisibilité, et plus encore dès lors qu’il s’éloigne de la fiction. Son désir d’impersonnalité devient un désir d’effacement. Même lorsque Major se compare à un autre romancier discret, Gilles Archambault, c’est pour mesurer à quel point sa propre « désaffection » est plus « radicale », en raison même du choix du carnet, qu’il associe à « une sorte de guérilla » (EV, 257).

Les mots radicale ou guérilla semblent excessifs sous la plume habituellement si modérée de Major. À la toute fin de L’Esprit vagabond, il atténue d’ailleurs son propos et se donne la fonction plus modeste de veilleur :

Écrire dans la marge, comme je le fais de plus en plus, en ne laissant que des traces à peine distinctes dans le sentier où je chemine, me procure le sentiment assez confus de redevenir un apprenti et d’acquérir en même temps la maîtrise de ma propre voix, comme si mon désir tenace de déserter la littérature et de revenir à l’anonymat trouvait à se réaliser dans ces carnets où, sans préméditation de sa part, le fantôme de l’auteur refait des apparitions pour y jouer le rôle modeste de veilleur. Il y a tant d’éclaireurs parmi nous qu’il faut bien que quelqu’un se contente de veiller, tandis que tombe la nuit.

EV, 324-325

Major se moque des écritures baroques et frénétiques que cultivent selon lui trop d’écrivains québécois, comme Victor-Lévy Beaulieu qu’il surnomme le « mage de Trois-Pistoles » (PL, 171). Il fait sienne la question de Handke : « Pourquoi ne sentait-il une âme au fond de lui que dans le contact avec le rare mot juste ? » (PL, 225) À « la prose surnourrie » de Proust (PL, 155), selon le mot de Gracq qu’il reprend à son compte, il préfère le style retenu d’un Tourgueniev parce « qu’il ne force jamais le réel » (PL, 146). Ses écrivains de prédilection, Tchekhov, Maupassant, Simenon, lui enseignent à s’affranchir de son vieux lyrisme :

À le [Tchekhov] fréquenter, non seulement je me suis défait d’un lyrisme que je traînais comme un de ces vêtements défraîchis qu’on n’arrive pas à jeter, mais j’ai désappris la soumission aux réflexes conditionnés, aux certitudes et aux demi-vérités de mon époque.

SA, 128

L’écrivain doit faire sentir la réalité des choses sans emphase, en tant que témoin plutôt qu’acteur. Au culte de l’originalité il oppose la transparence du mot et il se méfie en ce sens de tout ce qui relève de la virtuosité. Il déteste les néologismes (sauf enkafkané [PL, 175]), se méfie des « recherches formelles » (SA, 182), vise tout le temps « l’épure du langage — cet effort pour traduire le réel sans le trahir » (EV, 11).

Mais le mot, pour être juste, doit être double : « […] un texte se met à vivre véritablement quand les mots se doublent d’une ombre aux yeux du lecteur — ombre qui procède d’une lumière, d’une transparence du langage » (PL, 204). Si le carnet peut sembler au premier abord un refuge sûr, un abri contre la bêtise ou la violence du monde extérieur, s’il constitue une manière de rapprocher l’écriture et la vie, s’il s’appuie sur une confiance constante dans les pouvoirs du langage de « traduire le réel », il n’en est pas moins hanté par un sentiment de faute, d’échec, d’imposture ou de trahison. Le carnettiste n’oublie jamais qu’il est lui-même une figure de déserteur, comme les autres personnages imaginés par Major dans ses fictions.

Le carnet comme désertion

Le mot déserteur revient partout dans l’oeuvre de Major, comme l’ont noté plusieurs critiques[11], mais il revêt ici une dimension nouvelle, car le carnet est en soi une manière encore plus radicale de déserter le monde que le roman. Le personnage du carnettiste n’est pas un être primitif comme Momo, dans Histoires de déserteurs, mais un intellectuel raffiné menant une carrière enviable et une vie réglée, au coeur de l’élite littéraire du Québec. S’il déserte le monde, ce n’est pas parce qu’il y est contraint : c’est une obligation intérieure, en tant que lecteur et écrivain. « Déserter n’est pas fuir, mais se retrancher pour voir plus loin, du haut de l’observatoire que constitue l’écriture » (OH, 68-69). Le carnettiste est habité par ce que Dominique Rabaté appelle le « désir de disparaître[12] » qu’on trouve si souvent dans le roman contemporain.

Ce désir de disparaître trouve, dans le contexte québécois, des résonances particulièrement fortes. Il traîne avec lui un lourd passif et ne peut se penser sans son versant négatif, c’est-à-dire sans la peur de disparaître en tant que collectivité et en tant qu’individu, aliéné par la vieille, l’éternelle « fatigue culturelle » que porte en lui, selon Aquin, l’être canadien-français[13]. L’essayiste Pierre Vadeboncoeur, si admiratif, comme on l’a vu, devant les déserteurs romanesques inventés par Major, avoue son malaise devant ce déserteur intellectuel mis en scène dans les carnets, trop familier, trop semblable, « douloureux souvenir de sa propre déroute » (OH, 65). S’effacer, se faire discret, parler tout bas, n’est-ce pas ce que l’écrivain canadien-français a longtemps fait avant de s’assumer enfin à partir de la Révolution tranquille ? Faut-il absolument repasser par là ? Disparaître, dans une petite nation, n’est-ce pas aggraver un sentiment déjà bien connu de solitude honteuse, d’exil, d’absence au monde, de dépossession, de déréalisation ?

Le carnettiste affirme pourtant ne pas écrire à partir de cet héritage négatif : sa filiation est ailleurs, du côté de la littérature étrangère, parmi d’illustres déserteurs, de Cioran à Pessoa, de Knut Hamsun à Thomas Bernhard. Major entend donner au mot déserteur un sens positif : c’est une trahison nécessaire. L’écrivain désire larguer les amarres, prendre le large, se libérer des conformismes idéologiques ou esthétiques de son milieu naturel, surmonter les instincts grégaires si puissants dans une petite nation, et peut-être aussi échapper à l’excès de visibilité, à « l’omnivisibilité[14] » propre à l’ère contemporaine : « Désertion féconde que celle-là, qui cherche à préserver la saveur de l’existence en s’abritant du monde tel qu’il va » (OH, 116).

Mais la trahison s’étend à la littérature elle-même. Major s’identifie à la famille des écrivains qui tournent le dos à la littérature, ceux par exemple que réunit Enrique Vila-Matas dans son essai Bartleby et compagnie, de Gogol à Salinger (OH, 208). Ailleurs, Major pense à Rousseau, à Thoreau, ou encore à Nicolas Bouvier disparaissant dans ses voyages. Aucun de ces écrivains ne lui ressemble toutefois, sauf quand l’un ou l’autre affirme, à l’instar d’Elias Canetti, avoir renoncé à l’ambition d’être un homme de lettres ou un écrivain pour la postérité : « Je ne saurais dire à quel point il me devient indifférent de savoir si je resterai. Je veux trouver ce que je pressens, voilà tout » (OH, 85). Dès qu’il évoque ces figures hostiles au milieu littéraire, le carnettiste se fait disciple, consent à être de la même famille. Il n’exprime jamais autant de joie authentique, il n’est jamais aussi écrivain, paradoxalement, qu’au moment où il sent qu’il n’a plus à écrire au prix de contorsions et d’efforts. Déserter la littérature est la plus heureuse des désertions.

Presque tous les carnets de Major sont écrits depuis l’un ou l’autre des chalets qu’il a occupés dans les Laurentides, au nord de Montréal, au milieu de montagnes qui constituent son désert à lui, son étang de Walden transporté dans un Nord au climat rigoureux, où il s’agit moins de fuir que de coïncider avec lui-même. La désertion est en même temps un retour aux sources, à soi-même, à son histoire familiale, à une forme de vie élémentaire par laquelle l’écrivain ne cherche pas tant à couper des liens intellectuels, à la manière de Saint-Denys Garneau se réfugiant dans son manoir de Sainte-Catherine, qu’à habiter autrement le monde, à élargir la vie.

L’écriture du carnet renoue avec ce que Major appelle sa « mythologie de la désertion » (OH, 195) et joue sur la continuité même de cette négativité assumée. Car cette énergie produite par le désir de disparaître est sans fin et se manifeste par un mouvement de va-et-vient entre la solitude et le monde. Le carnet ne cesse de raconter en la renouvelant la même expérience de désertion et de découverte, comme si l’écrivain avait trouvé la forme idéale pour lui permettre de renaître à l’écriture, en répétant chaque fois ses adieux. Le travail intellectuel et le travail manuel, loin de s’exclure, semblent s’appeler l’un l’autre, placés sous le signe de la même exigence de disponibilité, tous deux débarrassés de quelque programme que ce soit. Le carnet suppose de déserter l’espace même de la désertion, dans un mouvement de va-et-vient que le diariste épouse avec bonheur :

Je n’ai été un homme de lettres discipliné, attelé à la tâche, de telle heure à telle heure, jour après jour, que lorsque j’entreprenais la rédaction d’une histoire que je ne pouvais interrompre sans risquer d’en perdre le fil ou de m’en désintéresser, d’où ma prédilection pour les carnets, auxquels je peux travailler une heure ou deux, quand ça me chante, puis préparer un tajine d’agneau ou des blinis farcis de saumon fumé, sortir pour flairer le vent ou, tout bonnement, vaquer aux obligations plus ou moins agréables qui sont au programme de n’importe quel retraité n’ayant aucune mission particulière à remplir[15].

Si attiré soit-il par l’ascèse de la retraite, Major lui-même affirme que « la tentation du désert ne résisterait pas longtemps à l’épreuve de l’expérience » (OH, 31). L’ancien réalisateur de radio ne se fait aucune illusion : le besoin de la ville, de la société et de la littérature se fait rapidement sentir. Le chalet est un abri temporaire, tout comme les cabanes qu’il aimait construire sur une île pour le plaisir de s’ensauvager, ce qui paradoxalement signifiait pour lui lire tout son saoul. Le chalet est en même temps un espace d’écriture et de vie, selon un principe d’alternance qui se transpose dans la forme publiée des carnets, car on sent que l’auteur compose son recueil en distribuant de façon contrastée les descriptions de paysages, les anecdotes familiales, les pointes d’humeur, les réflexions sur la vie, les commentaires sur l’actualité (de plus en plus rares) et les notes de lecture qui forment sans doute la part la plus importante des entrées.

Le carnet donne à cette réalité immédiate une épaisseur subjective et confère en même temps au sujet qui la regarde ou la sent une présence accrue. Sans la médiation du carnet, les choses, les êtres, le paysage, les livres et le témoin lui-même resteraient abstraits, virtuels, comme inexistants. Major pousse ce raisonnement très loin lorsqu’il va jusqu’à affirmer : « Je dirais même que, quand on n’écrit pas, on a le sentiment de n’avoir rien devant soi, de vivre sur un mode mineur, en retrait de cette vie élargie de l’écriture, et comme exilé de l’essentiel » (EV, 207).

L’art de la note est élevé ici au rang supérieur, comme le souligne le romancier polonais Kazimierz Brandys à propos de Léautaud :

Il recopiait la vie — qu’il ne différenciait pas de la littérature. Pour lui, l’existence doit être prise en note, alors seulement elle est la vie. Et inversement : l’écriture doit être enracinée dans la vie pour devenir littérature. Peut-être son caractère exceptionnel tient-il à cela, surtout aujourd’hui alors qu’on a tant fait, pendant des dizaines d’années, pour détacher la littérature de la vie.

SA, 217

La désertion se retourne ainsi en son envers, devient une forme d’engagement dans l’écriture et dans la vie « élargie », liant organiquement le geste d’écrire et le métier de vivre.

Il y a donc dans l’écriture du carnet chez Major une forme de modestie, de renoncement, mais aussi de révolte silencieuse à la fois contre le « monde tel qu’il va » et contre toute écriture fascinée par elle-même ou tentée d’en faire trop. S’il y a trahison, c’est au nom d’une fidélité à soi, fidélité à une expérience du monde qui dépasse l’adhésion à quelque « nous » que ce soit. Le carnet si modéré en apparence de Major est le lieu d’un combat, mais sans adversaire : plus le carnettiste se fait discret et s’efface, plus il impose son personnage, plus il fait entendre sa voix singulière, chaleureuse, pleine de compassion pour la misère humaine, mêlant obstinément les vastes horizons de la littérature aux soucis immédiats de ce qui ne tient qu’à un fil.