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J’ai eu une mère biologique, comme tout le monde ou presque. J’ai eu deux mères littéraires, et je me considère comme bénie par le sort. L’une était Suzanne Lamy, à qui j’ai rendu hommage ailleurs[1]. L’autre, la première, était Jeanne Lapointe. Je parlerai d’elle, mais j’aurai aussi à évoquer mon propre parcours, parce que je me vois, je la vois, comme elle se voyait, inscrite dans une chaîne de femmes qui traverse les générations. Je propose d’abord quelques mots sur ma rencontre avec cette femme si singulière. Ensuite, une appréciation de sa contribution aux études féministes. Enfin, une brève réflexion sur l’état actuel des études féministes en littérature, cent quatre ans après la naissance de cette grande pionnière, cette femme phare qui m’a beaucoup éclairée et dont je suis l’une des continuatrices, avec toutes celles – mon féminin, ici, englobe le masculin – qui écrivent sur elle, la perpétuent et honorent sa mémoire.

Je suis arrivée à l’Université Laval en 1981 pour y faire mon doctorat. J’avais vingt et un ans, Jeanne Lapointe en avait soixante-six. Je la vois encore, petite, espiègle, lumineuse, ravie de savoir à quel point elle embêtait certains de ses collègues. Je vois ses yeux pétillants de malice mais dépourvus de toute rancoeur, son halo de cheveux blancs, son sourire ironique et tendre, son pas court mais rapide, ses petits tailleurs pantalons tout sages et son discours enflammé.

Au Département des littératures, personne ne me connaissait, le français n’était pas ma langue maternelle et les nationalistes de cette époque à peine post-référendaire voyaient d’un mauvais oeil les survenants de mon espèce. Je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire sinon que les études féministes m’avaient déjà choisie, depuis une lecture de Madame Bovary qui m’avait révélé la misogynie littéraire sous un jour particulièrement brutal. J’étais jeune, perdue, informe mais immensément avide et curieuse. Et Jeanne Lapointe m’a dit oui, d’emblée, elle m’a ouvert sa porte, elle m’a tendu les mains. Elle a été la seule personne, à l’époque, à ne pas enchaîner, après l’inévitable première question « D’où venez-vous ? », avec une seconde dont l’hostilité était manifeste : « Quand est-ce que vous y retournez ? » Elle m’a acceptée et elle m’a défendue.

J’ai relu dernièrement, trois fois plutôt qu’une, les textes féministes de Jeanne Lapointe. Ils m’ont touchée, parlé comme jamais avant. Ce sont des textes de colère. Des textes de deuil. Des textes où se côtoient une profonde souffrance et une timide jubilation. Leur langage – pour une femme qui n’était pas portée sur l’hyperbole – brûle, va directement à l’âme. De « Du discours de domination », où apparaît sous sa plume le terme de « meurtre psychique[2] », à l’éloge funèbre des femmes assassinées de Polytechnique[3], en passant par « Le meurtre des femmes chez le théologien et le pornographe[4] », court le même fil rouge : la dénonciation de la violence patriarcale sous toutes ses formes.

Images donc de femmes mortes, brisées, aliénées. L’imaginaire de Jeanne Lapointe est hanté par les sorcières ; elle sent dans sa chair le feu du bûcher, comme elle sent le vitriol de saint Paul et de ses émules modernes, Freud, Lacan, les pornographes et les autres, cortège prétentieux, féroce et ininterrompu, du Moyen Âge à l’instant même où elle persiste et signe. Seul antidote, seule arme, seul remède : la solidarité entre femmes. Avec certaines autres – pensons à Audre Lorde, Françoise Collin, Suzanne Lamy –, elle croit à une survie possible, à la naissance comme sujet à part entière qu’apportent les études féministes.

Colère et deuil. Toujours. « La persécution des femmes dura trois siècles[5] », dit-elle à propos des sorcières. Elle n’a pas encore pris fin, puisque Jeanne Lapointe cite des notes prises dans un cours de théologie offert par la Faculté des lettres en 1937, où « le professeur reprenait la même association obsessionelle entre la femme et le corps » que chez les démonologues ; seule différence, le cours, « au lieu d’être axé sur la culpabilité et l’accusation, comme Le Marteau des sorcières », fonctionnait « dans la tonalité nettement plus optimiste du narcissisme mâle[6] ». Ces notes de cours disent l’infériorité congénitale et éternelle des femmes et l’éclatante, l’évidente supériorité des hommes. Jeanne Lapointe ne le dit pas – jamais elle ne parle d’elle – mais ce sont, bien sûr, ses propres notes. Je l’imagine, stylo en main. Je veux pleurer pour elle. Je veux tuer pour elle. Je la vois, une femme brillante de vingt-deux ans, venue à l’université avec sa soif de savoir et sa bonne, sa très, sa trop bonne foi. Je l’imagine, peut-être la seule femme de sa classe, l’une des rares en tout cas, sous l’oeil mi-dédaigneux, mi-amusé de ces jeunes hommes pleins de leur mâle assurance. Je les imagine qui la regardent à la dérobée pour voir si elle va rougir, pour voir si elle va pleurer pour voir si elle va craquer pour voir si elle se va se lever d’un coup et sortir en courant pour voir si elle osera un jour lever la voix pour protester.

Prendre des notes, faire des travaux, passer des examens sur sa propre infériorité morale et intellectuelle. Et voilà, « le meurtre de la personnalité a été perpétré[7] ». Belle formation, réellement. Je pense – mais ce n’est qu’une hypothèse, voire une image – que c’est là qu’a eu lieu, dans sa jeune vie, ce « meurtre psychique » dont elle ne cessera de parler. Ce meurtre prémédité, répété, impuni. Je pense, comme elle, que ceux qui écrivent, parlent, enseignent de cette manière sont des assassins. Et je pense à la magnifique revanche de Jeanne Lapointe : quelques années plus tard, revenir comme professeure, la première femme de la Faculté des lettres. Et plus tard, à l’âge de la retraite déjà, saper les fondements même de cette maison patriarcale en y introduisant les études féministes. Elle a été le grain de sable, mais aussi la perle, de ces huîtres patriarcales. Elle a gagné, nous avons gagné. Mais la victoire est imparfaite, la résistance encore vive et bien armée. Littéralement.

Je pense que c’est là, dans ce cours, qu’est morte une jeune femme innocente et sans défense. Je pense que c’est aussi là qu’est née la guerrière que nous allions connaître beaucoup plus tard. La Jeanne Lapointe dont la rage était millénaire parce qu’elle était inséparable de celle des sorcières assassinées, et dont la douleur était millénaire parce qu’elle se mêlait à celle de toutes les femmes sacrifiées sur le bûcher ou dans le lit matrimonial ou sur la table d’un avorteur clandestin, celle de toutes les femmes privées d’accès au savoir ou calomniées dans les livres des grands savants ou, le 6 décembre 1989, abattues de sang-froid à l’École Polytechnique de Montréal. Ce massacre la plonge une nouvelle fois dans la rage et la douleur, mais il ne la surprend pas, son magnifique texte le dit bien.

Meurtre physique, dit-elle, meurtre psychique. Jeanne Lapointe compte parmi les témoins les plus lucides de cette aliénation de la femme instruite, de l’intellectuelle qui, sans avoir encore une tradition à elle, doit chercher sa place, avec toute la souffrance que cela suppose, dans celle des hommes :

Entrer dans l’appareil scolaire et dans l’humanisme occidental, si profondément monosexuel et misogyne, c’est, pour une femme et même déjà une fillette, s’imprégner peu à peu de cet âcre mépris des femmes qu’il sécrète [depuis S. Thomas, Freud et Lacan]. Comment une femme survivra-t-elle en cette terre étrangère parmi ces jargons mystificateurs et fragilisants ? Comment se déprendra-t-elle de cette glu idéologique dominante et monomaniaque, de l’abondante verbosité déployée par l’être humain mâle, ne vantant que lui-même, faisant les lois dans son intérêt à lui, fantasmant naïvement l’univers en fonction de son je-me-moi seul et unique[8].

Ennemie jurée de l’enflure et de la suffisance, elle-même privilégie, on voit bien en réaction à quoi, la discrétion, la finesse, l’effacement de soi : non pas parce qu’elle est intimidée, mais parce qu’elle est profondément élégante.

Jeanne Lapointe était de ces femmes qui sont arrivées à l’université malgré le fait d’être femmes, et trop tôt pour avoir été portées par le féminisme. Elles ont dû, dans un premier temps, faire oublier qu’elles étaient des femmes. C’est plus tard dans leur carrière qu’elles ont pris le risque, le risque immense, de cesser d’écrire sur les sujets « sérieux », sur les hommes, pour travailler sur la vie ou l’oeuvre des femmes. Jeanne Lapointe a opéré son virage féministe explicite, dans les publications en tout cas, en 1979. Elle avait déjà soixante-quatre ans, l’âge de la retraite pour d’autres. Et si elle est restée huit ans de plus, c’est notamment pour mener ce combat, pour que sa rage et sa douleur trouvent enfin un aboutissement concret. C’est qu’il était vaste, ce combat : réinventer le savoir et la recherche, rien de moins.

L’accès des femmes à l’instruction « les a d’abord obligées à s’y mouvoir comme des travestis culturels », dit-elle, à accepter leur statut de « non-sujet » dans les sciences « dites humaines[9] ». D’avaleuses du savoir masculin à créatrices-productrices de savoirs, le chemin est long et la tâche, ardue :

Les femmes doivent, dans bien des secteurs des sciences humaines, tout reprendre à zéro pour départager l’acceptable de l’inacceptable, contester souvent les postulats fondamentaux du savoir et parfois la logique même qui la conditionne[10].

Les femmes doivent, à leur tour, subvertir la logique même qui les exclut du langage considéré comme « sérieux »[11].

[Chaque femme doit] se détravestir culturellement, retrouver sa propre réalité, se déconnecter des mythologies dissolvantes et répressives qui l’ont encagée jusqu’ici[12].

Fin des années 1970, début des années 1980 : l’époque est grisante. Intervient ici un étrange fait générationnel. Margrit Eichler, avec qui Jeanne Lapointe jette les bases d’une épistémologie féministe[13], est née en 1942, vingt-sept ans après elle. Les autres pionnières de la critique féministe en littérature, Suzanne Lamy ou Patricia Smart, sont nées en 1942 et 1945 respectivement. Autrement dit, venue au monde en 1915, Jeanne Lapointe aurait pu être leur mère, mais elle a été leur paire intellectuelle et affective. Elle aurait pu se reposer sur ses lauriers, mais elle a préféré l’action, le combat.

Elle m’a semblé, sinon jeune, énergique et un peu sans âge ; les études féministes lui avaient offert une nouvelle naissance. Elle avait une mission : mettre fin au meurtre. En 1982, elle décrit les traits caractéristiques de ses recherches : un déboulonnement du mythe de la supériorité masculine, une intense interaction-collaboration entre les chercheuses, une recherche qui est aussi action, une passion qui fait de ce travail « une question de vie et de mort[14] ». Voilà ce qu’elle a trouvé dans les études féministes, et ce qu’elle y a contribué : une cause qui la passionne, l’invitation pressante à effectuer un vaste travail de retour critique sur toute la tradition occidentale et, surtout, une profonde rencontre avec d’autres femmes. Féminin singulier, transmission plurielle.

Qu’est-ce que Jeanne Lapointe a transmis ? Peu d’écrits, mais des écrits importants ; encore moins d’outils. Elle ne va pas au-delà des Greimas, Propp et autres semblables, du schéma actantiel et du carré sémiotique. Pour ma thèse, elle m’a suggéré deux lectures – deux hommes – et notre seul conflit est survenu quand j’ai parlé d’ôter les schémas actantiels qu’elle m’avait fait élaborer. Ce qu’elle nous a laissé, c’est plutôt un portrait rapide, mais saisissant, de l’androcentrisme caché de la tradition occidentale, une vision des recherches féministes à venir (sa critique porte sur de nombreuses disciplines : littérature, histoire, anthropologie et philosophie principalement) – et surtout, une invitation à les développer. Elle et ses semblables ont changé l’université. Elles ont révolutionné le savoir. Elles ont transformé le monde.

Rendre hommage à une personne, c’est parler de ce qu’elle a fait, mais aussi de ce qu’elle a permis de faire. Transmission, héritage, matrimoine qui nous est offert, au hasard des rencontres, et que nous construisons à notre tour quand nous acceptons la main tendue.

Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf rappelle que les hommes ont beaucoup à transmettre : un patrimoine culturel millénaire, une immense richesse matérielle. Dans leurs collèges, on mange une cuisine raffinée et on boit de grands crus. Les femmes sont pauvres, et dans leurs collèges, relativement nouveaux à l’époque de Woolf, on sert des plats tout simples, accompagnés d’un verre d’eau. Plus on a reçu, plus on peut donner ; les femmes ont peu reçu. Et pourtant, miracle, des femmes comme Jeanne Lapointe, aux mains presque vides, ont trouvé le moyen de beaucoup donner.

Les études féministes, en trente ou quarante ans, ont fait un énorme bond en avant. De Jeanne Lapointe à moi aux étudiantes d’aujourd’hui, la différence est colossale. Quand, étudiante de premier cycle, j’ai voulu donner des assises théoriques au malaise que j’avais ressenti devant certains chefs-d’oeuvre de la littérature, il n’y avait pas de cours au Département de français, et mes professeurs, qui m’aimaient bien, ont gentiment – l’adverbe me donne à réfléchir – ri de moi. J’ai trouvé un seul cours sur les femmes en littérature, au Département d’anglais. À la maîtrise en littérature française à l’Université de Toronto en 1980, rien non plus. À l’Université Laval, quand j’y suis arrivée en 1981, il y avait Jeanne Lapointe. La différence entre zéro et un, c’est un monde.

Quand j’ai commencé ma thèse, on avait très peu écrit sur la littérature des femmes au Québec dans une perspective féministe. Quelques articles, peu de livres, aucune lecture d’ensemble. J’ai soutenu en septembre 1988. En octobre, paraissait la première lecture de fond, Écrire dans la maison du père, de Patricia Smart. En 1991, j’ai été engagée à l’UQAM, en études littéraires, sur un poste intitulé « Littérature dans une perspective féministe ». Tout avait déjà changé, même si les batailles à mener ont été nombreuses. J’ai écrit, nous avons écrit, nous avons formé des jeunes femmes qui, forcément et heureusement, iront plus loin. À l’UQAM, nous avons des concentrations en études féministes aux trois cycles de formation, un certificat de premier cycle et des cours dans une vingtaine de disciplines. Le cours interdisciplinaire de deuxième cycle en études féministes se donne à entre quarante et cinquante étudiantes par année ; le groupe de troisième cycle de l’hiver 2018 comptait quinze personnes. Dans mon département, la demande de cours et de directions ne cesse d’augmenter. Tout n’est pas encore réglé, mais les étudiantes ont des infrastructures, des programmes, des écrits, bref un monde de ressources extraordinaires que ma génération et la précédente ont donné à la leur.

Je vois encore les pages de ma thèse annotées de la main de Jeanne Lapointe, ses pattes de mouches à la mine, à peine lisibles, discrètes comme elle. C’est elle qui m’a appris à écrire, à vraiment écrire, en français. Et j’annote en détail, mais en violet ou en vert, toutes les pages de toutes mes étudiantes, parce qu’elle l’a fait pour moi. C’est durant les années où elle me dirigeait qu’elle a écrit tous ses textes féministes – mais elle était trop discrète pour me les recommander. La bourse qu’elle a dotée porte non pas son nom, mais celui d’une autre féministe pionnière. On est loin du « je-me-moi » qu’elle déplorait chez les hommes.

Que ferait Jeanne Lapointe si elle vivait aujourd’hui ? Comme tout, chez elle, vise à en finir avec « une même rage de destruction de l’être féminin[15] », à créer des conditions de vie viables, elle aurait continué à aimer et à soutenir les écrivaines jeunes et moins jeunes, comme elle l’a fait pour Marie-Claire Blais, Louky Bersianik, Gabrielle Roy ou Anne Hébert. J’aime penser – mais son surmoi était peut-être trop fort – qu’elle aurait elle-même signé un roman bref, incisif et élégant. Et j’ai la conviction qu’elle aurait fait sien le combat contre les agressions sexuelles qui ont lieu partout encore, dans votre université, dans la mienne, partout. #MoiAussi.

« Tout le monde sait que la sorcellerie est héréditaire[16] », écrit Anne Hébert, cette intime de Jeanne Lapointe, dans Les Enfants du sabbat.

Tout le monde sait que la colère est héréditaire, dis-je en écho.

Tout le monde sait que le féminisme est héréditaire. Féministes, sorcières des temps modernes.

Jeanne Lapointe était une survivante, Jeanne Lapointe est renée des cendres des sorcières et elle a vécu pour fonder l’approche qui allait donner aux femmes leur voix et leur valeur.

Parlant d’Anne Hébert, je suis arrivée tôt au bureau de Jeanne Lapointe, un jour, pour la trouver rayonnante, transformée. Elle avait l’air très jeune en me disant, à mi-voix : « J’ai rêvé d’Anne. » Des années plus tard, portée par l’image de sa figure illuminée, j’ai écrit à partir de ces quatre mots une nouvelle qui raconte une tout autre histoire. Jeanne Lapointe vit en moi, en beaucoup d’autres aussi. Au lieu de dire « j’ai rêvé d’Anne », je conclurai de cette façon : « J’ai rêvé des femmes, j’ai rêvé de Jeanne. » Féminins singuliers, transmissions plurielles.