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Une vision et une langue au-delà du réel

L’oeuvre poétique et narrative de Marie Gevers tient d’un ancrage profond dans le monde qui est le sien – le domaine de Missembourg, la Campine flamande. Son intérêt pour les paysages scaldiens, les coutumes, les superstitions des paysans de sa région natale lui a souvent valu l’étiquette d’écrivain « régionaliste ». S’il est vrai que les aspects régionaliste et réaliste de son oeuvre sont indéniables, ils n’en sont pas moins réducteurs. Il se dégage constamment des textes de Marie Gevers un certain mode d’appréhension du réel, hors des chemins balisés par la raison. C’est certainement dans Guldentop et les textes consacrés à des réalités étranges, en marge (ses essais de botanique et le volume Paravérités), qu’elle mène le plus loin la « volonté de recueillir partout le mystère[1] ».

Parmi les quelques travaux qui soulèvent la question de la présence de l’irréel dans l’oeuvre geversienne, nous relevons celui, particulièrement éclairant, d’Hubert Roland, « Conscience de la réalité et affinités entre le réalisme magique belge et le Magischer Realismus[2] ». Il y dégage une certaine vision du monde que partagent Franz Hellens, Marie Gevers et Paul Willems, son fils, et des auteurs du courant allemand du Magischer Realismus. Ce mouvement de pensée, dont l’appellation a été introduite par le critique d’art allemand Franz Roh[3], est apparu à la fin du XIXe siècle et s’est développé comme certaine conscience du réel dans des oeuvres littéraires européennes produites entre les années vingt et l’après-guerre. L’implantation en Amérique latine a été suivie d’une totale autonomisation de la source germaniste et européenne[4].

La mise en perspective de deux textes publiés en 1938, Le Coeur aventureux d’Ernest Jünger (l’une des oeuvres les plus représentatives du Magischer Realismus) et Plaisir des météores de Marie Gevers[5], fait ressortir un type de regard sur les choses permettant de révéler l’aspect mystérieux qui leur est foncièrement intrinsèque. Une vision de la réalité empreinte de précision et de mystère ; une pensée analogique rapprochant âme et choses, hommes et nature ; une perception du monde conciliant rêve, magie et rigueur mathématique ; une variation des focalisations ; et l’adoption d’une perspective spatio-temporelle transcendant la réalité historique immédiate constituent les principales coordonnées du réalisme magique geversien mises en évidence par Hubert Roland.

Avant d’entrer dans l’univers littéraire de Marie Gevers, nous proposons d’examiner la correspondance que l’écrivaine a entretenue avec Franz Hellens, dans les années 1950-1970. Celle-ci révèle une attention de l’auteure pour une appréhension de la réalité qui n’est pas soutenue exclusivement par la raison. Une proximité de pensée unit Gevers, travaillant à l’époque à la rédaction de Parabotanique (1964) et Paravérités (1968), et l’auteur de Fantastique réel (1967). La lecture des ouvrages de Franz Hellens la mène à réfléchir à des formes de « mystère », « magie », « surnaturel », auxquelles elle s’intéresse aussi. Elle déclare cependant ne « dépasse[r] guère le mythe » et ne pas posséder « le sens du mystère »[6], qu’elle trouve dans l’écriture de son homologue et d’écrivains comme Paul Claudel, Maurice Maeterlinck, Arthur Rimbaud. La question du regard est centrale pour Gevers, qui adhère aux propos de l’auteur des Yeux du rêve : « La vue est courte quand elle ne s’inspire que de la raison[7]. » La citation qui suit éclaire sa perception de la démarche littéraire, comme ouverture aux rêves, poursuite d’images insolites et irréelles à conserver en mémoire, aptitude à poser un regard émerveillé sur le réel pour en capter ce qui n’apparaît pas à première vue. Le regard et l’écriture à laquelle il donne lieu manifestent le désir de révéler la beauté de la nature :

Les écrivains devraient avoir tous une « culture » une serre-chaude à rêves, pour y avoir des roses en Février, des orchidées toujours. Puis se dire que en réalité, le [illisible] qui pousse contre le mur de la maison (côté sud) est en réalité aussi précieux, et qu’il dépend de nous de le rendre aussi fantastique qu’une photo de la lune[8].

Le mystère, pour Marie Gevers, provient par ailleurs d’un rapport à la langue. Deux aspects récurrents dans la correspondance avec Hellens peuvent être rapprochés. Ils soulèvent l’expérience d’un détachement des mots du réel. Gevers témoigne des « coups de foudre poétiques[9] », qui ont laissé en elle une trace indélébile par l’inexplicable s’en dégageant. D’autre part, elle évoque le concept de « bilinguisme congénital » – connaissance du français et d’un dialecte flamand, chacun acquis dans une sphère différente – que Hellens et elle-même, enfants, avaient en commun. Elle fait de celui-ci « un don de fées[10] » et lui attribue « une puissance mystérieuse » :

[S]avoir que les aspects sensibles, une herbe, un râteau, un cheval, ont un autre nom que celui donné par les parents, a la vertu un peu magique de « décoller » le son de l’objet, de donner une vie propre et autonome à l’objet, en le faisant exister par lui-même[11].

L’arbre, une voie pour l’imaginaire

Pour appréhender les dimensions irréelle, mystérieuse, voire magique, du réel de l’oeuvre de Marie Gevers, nous avons d’abord suivi les pistes de réflexion dégagées dans sa correspondance. Le premier volet de cette étude se penche sur l’inscription du regard dans le travail d’écriture et la contribution du langage à la perception émerveillée et merveilleuse de la nature. Nous abordons ensuite la représentation spatiale et temporelle de l’oeuvre geversienne en y examinant la fascination pour les rêves. L’entreprise littéraire de Marie Gevers peut se lire en effet comme une exploration de l’espace où elle vit, et des traces des temps, « Temps-qui-passe » et « Temps-qu’il-fait », qu’ils y laissent. En ce sens, nous adoptons la proposition d’Hubert Roland d’« une forme déterminée de conscience du temps » ainsi que d’« une poétique de l’espace » comme « une base transversale »[12] pour étudier les textes relevant du réalisme magique, malgré les multiples et distinctes modalités, aires d’influence de cette catégorie esthétique.

Nous avons circonscrit le développement de ces deux vastes questions à l’analyse d’un élément particulier du paysage : l’arbre. Le monde de Marie Gevers, réel et littéraire, est « un pays vert, imbibé et feuillu[13] ». Plus encore que celle de l’eau, la présence des arbres est constante dans l’oeuvre de l’auteure. Son entrée même en écriture est placée sous l’égide d’un arbre – celui de la gravure en bois que Max Elskamp lui avait offerte pour orner son premier recueil, Missembourg (1917). Elle-même définit ce qu’elle écrit comme « poésie d’arbres, de feuillages et d’enfant[14] ». Loin d’être un simple arrière-fond, l’arborescence est empreinte d’une forte charge symbolique et objet d’un travail d’écriture minutieux.

L’arbre est « le symbole par excellence », soutient Robert Dumas, héritier de la poétique bachelardienne, car « il relève des “images fondamentales, celles où s’engage l’imagination de la vie”[15] ». La structure spatiale de l’arbre, une organisation verticale orientée vers le haut, est « un axe cosmique[16] » et, épousant celle de l’humain, elle « figure l’élan, le flux vital et […] le désir[17] ». Alain Corbin souligne que le face-à-face entre l’homme et l’arbre peut déboucher aussi sur une « démarche rentrante[18] », tout aussi puissante que l’élan vertical. De plus, par sa structure temporelle inscrite dans le cycle des saisons, la transformation de l’arbre « orchestre sous les yeux des hommes le passage du temps[19] ». L’arbre suscite « un réseau d’analogies[20] », qui sont autant de significations symboliques d’un univers où la frontière entre l’homme et la nature est perméable. Il nous semble donc que l’attention portée à l’arbre peut constituer une clé d’entrée dans l’univers mystérieux de Marie Gevers.

Quant au corpus sélectionné, pour l’écriture poétique, nous recourons surtout aux poèmes du deuxième recueil, Les Arbres et le Vent (1923), véritables portraits des espèces d’arbres. Le travail de description poétique de la nature trouve un écho évident dans l’écriture en prose de Plaisir des météores ou le livre des douze mois (1938) et de Vie et mort d’un étang (1961). Quant aux romans, nous accordons une place particulière à Madame Orphaou la sérénade de mai (1933), dont les mécanismes narratifs sont intimement liés à la vie végétale, sans oublier Guldentop (1935) et La Grande Marée (1943), où les arbres sont bien plus que de simples éléments du paysage[21]. Enfin, nous nous référons à des textes moins connus, tels les traités de folklore et de botanique – L’Amitié des fleurs (1941), L’Herbier légendaire (1949), Parabotanique (1964).

La matérialité de l’arbre dans l’écriture

À Missembourg, le regard sur la nature passe par une expression graphique. Marie Gevers et Frans Willems, son époux, peignaient tous deux. Avant de s’adonner à la littérature, elle faisait des aquarelles – le domaine et ses arbres constituant une de ses principales sources d’inspiration. Elle a dessiné, en forme d’arbres, certains poèmes[22] des Arbres et le Vent. La représentation iconique est mise en abyme dans les textes. Les personnages créent des tableaux imaginaires de paysage, fruits d’opérations arithmétiques. Ce tableau imaginé par la narratrice de Madame Orpha, duquel sont retirés les arbres, est pur vent où « toutes les courbes qu’il leur imprimait, toute la fuite de l’herbe demeuraient en lignes immatérielles sur le pan irréel[23] » ; celui-là, créé par la narratrice de Plaisir des météores, est « édifice d’eau pure », où « les formes subsisteraient pourtant, chaque chose resterait dessinée, et l’on verrait briller des arbres, des buissons, des herbes et des fleurs d’eau »[24]. Dans l’un et l’autre, la présence de l’arbre émerge dans son absence. Dans La Grande Marée, Raymond photographie des saules se reflétant dans l’eau et en fait une collection ; ayant fait sien ce regard photographique, Gabrielle a appris à apprécier les nuances du paysage imprimées par le temps météorologique.

La représentation littéraire de l’arborescence fait écho à cette même démarche photographique. Marie Gevers, en effet, saisit les arbres à travers de multiples points de vue, angles et éclairages. Comme le montre Roland à propos de Plaisir des météores[25], elle fait déplacer physiquement le focalisateur dans la végétation, les perspectives adoptées permettant de montrer de façon inattendue le réel et de le mesurer. Ainsi, le monde est observé depuis le bas et le focalisateur-narrateur, ayant la taille d’une fourmi, découvre « la forêt des hautes herbes », des « arbres-herbes »[26]. Pour pouvoir apprécier le paysage plat de l’Escaut, dans La Grande Marée, les arbres sont « mesurés à l’échelle de l’herbe, de l’homme, et des maisons paysannes[27] » et apparaissent dans leur gigantisme. Si, dans Les Arbres et le Vent, la captation oculaire reste somme toute traditionnelle, répondant à une organisation centrée et aérienne (tronc, branches, feuillage), elle est davantage plurielle et fragmentée dans les textes postérieurs. La narratrice de Plaisir des météores pénètre dans la vie intérieure, occulte, des arbres pour en dévoiler les mystères : la sève en mouvement fait bleuir leur apparence extérieure ; les racines de « l’arbre souterrain[28] », composées de ramures et radicelles délicates, sont semblables aux algues des étangs.

L’écriture de Marie Gevers témoigne d’une sensibilité aiguë envers les couleurs et les jeux de lumière imprégnant celles-ci. Elle donne à voir, sur la surface de l’arbre, la luisance éphémère qu’y ont déposée les reflets de la lune, les rayons du soleil, le givre, les nuées, la brume. Les Arbres et le Vent, Madame Orpha et Plaisir des météores évoquent des textures, des matériaux précieux (dont l’or, le doré, en de nombreuses occurrences), pour dire les scintillement et étincellement : ici, « l’averse de lumière, / La fontaine diamantée et l’or stellaire » des trembles blancs ; là, « des perles serties / D’argent et de reflets de lune »[29] des saules à l’aurore ; ou encore, « les peupliers encore dépourvus de feuilles prennent la couleur bise, l’aspect luisant des écheveaux de lin[30] ». L’intérêt de Gevers pour la peinture des Primitifs flamands, à laquelle Elskamp l’avait initiée, et des Impressionnistes français est à souligner pour appréhender ce travail d’écriture de la lumière[31]. Le recours à des correspondances, tels les jeux de reflets (au couchant rougeoyant de décembre, « le côté des troncs, encore mouillé, mirera cette lumière enflammée, tandis que la face Est, garnie de neige, reflètera tout l’argent bleu de l’orient[32] ») ou les synesthésies (« L’intérieur de l’arbre, d’un vert doré, bourdonne de parfums, de soleil, d’abeilles[33] »), harmonise par ailleurs, tout en nuances, les images.

L’écriture de Plaisir des météores est tendue vers la découverte « du moment mystérieux[34] » de l’éclosion du printemps, mais aussi de toute transformation du paysage. S’agissant des bleuissement, noircissement ou roussissement des arbres, l’écriture va au-delà de la simple nomination du changement de couleur. De petites touches descriptives, sensuelles (tiédeur de l’air, chant d’un oiseau, engourdissement des arbres, etc.), préparent l’étonnante métamorphose, alors picturale : « De ce long miracle immobile, une couleur bleue reste et se répand des taillis dans l’épaisseur des branches[35]. »

Surprend aussi la précision de la saisie visuelle des mouvements des arbres, modifiant le paysage. Rompent l’immobilité absolue, les frôlement, balancement, ondulation, frisement des arbres, l’éclosion des bourgeons, la chute des fruits et des feuilles. C’est la logique de l’enfance, inversant la relation de cause à effet, qui peut mener la perception du mouvement des arbres dans Les Arbres et le Vent, Plaisir des météores et Vie et mort d’un étang, l’entraînant dans une dimension magique : « Et voici des étoiles dans les longs rameaux / Que vos cimes balancent, balancent, bouleaux[36] » ; en février, l’on peut apercevoir « le vent du sud balancé par les petites branches[37] ».

L’acuité visuelle ne doit pas occulter les autres sens convoqués par l’auteure pour découvrir les beautés et mystères arborescents. Un véritable univers sonore, musical même, s’étend autour des arbres. Le bruit du craquement des feuilles tombées et des pas les foulant scande les textes. Le vent, la pluie, les oiseaux chantent dans les arbres. La puissance de leur chant est telle que les arbres finissent par chanter eux-mêmes – autonomisation qui rappelle celle des arbres par rapport au vent.

L’anthropomorphisation des arbres, des « particules végétales » auxquelles adhèrent nombre d’« éléments humains[38] », est fondamentale dans l’oeuvre geversienne[39]. La narratrice de Madame Orpha se souvient de son père qui « traitait ses arbres […] comme des êtres humains[40] ». Dans Parabotanique, Marie Gevers insiste sur la contemplation, toute sa vie durant, dont ses « amis » les arbres ont fait l’objet, pour en comprendre l’existence, et les souvenirs qui y sont contés montrent leur inclusion dans la vie familiale, au fil des générations.

Les arbres des Arbres et le Vent et de Plaisir des météores se parent de matières textiles (chanvre, soie, lin) et d’ornements (perles), se revêtent avec sensualité de manteaux, de volants de feuilles, de dentelles, ont des postures d’humains. La chevelure des saules de La Grande Marée est semblable à celle de Gabrielle. Dans la solitude de Missembourg, les arbres constituent un voisinage attentif. En l’« absence de rideaux », les arbres sont les « seuls voisins »[41] de la maisonnée qu’ils observent par les fenêtres. Ils communiquent avec ses membres : ils se penchent vers Jean, le fils aîné de Marie Gevers, pour le bercer ; un « jeune tilleul […] tendit des bourgeons[42] » à celle qui l’observait. Leur langage – le processus de foliation – est avant tout visuel ; mais aussi, ils murmurent, parlent, dialoguent, débattent entre eux, ils répondent aux sollicitations des vents et des oiseaux. Leurs comportements sont de l’ordre de l’union et des épousailles, du combat ouvert (contre le vent de septembre dans Les Arbres et le Vent et Plaisir des météores), de la lutte subtile contre les congénères pour s’aménager une place vitale, des jeux avec l’air. Dans Les Arbres et le Vent et Plaisir des météores, l’observation débouche sur l’attribution de traits de personnalité, liés aux espèces : les poiriers sont hypocondriaques, les bouleaux dociles, les saules sans imagination, les hêtres calmes, etc. L’animisme ouvertement déclaré par Gevers dans les ouvrages de botanique, dans lesquels elle défend la présence d’« une âme des êtres feuillus et fleurs[43] », est manifeste aussi dans ces mêmes textes. Le point de vue y devient introspectif : à l’instar de l’étang de Missembourg, les arbres pleurent et rêvent, ils savent, pressentent, oublient ce que le rythme des saisons leur impose.

Le réel geversien se caractérise par une porosité manifeste entre les êtres humains et la végétation. La vie arborescente s’immisce dans les corps et les désirs des hommes et des femmes. Louis, le jardinier de Madame Orpha qui aime une femme interdite, est « ce robuste et haut arbre humain[44] ». Vincent Vancoppenolle[45] souligne la logique métaphorique et métonymique qui s’empare des personnages de ce roman. Parce qu’un peuplier est tombé – chute qui rappelle à Louis la tentative de suicide de madame Orpha –, ce dernier s’identifie en quelque sorte à l’arbre (il est secoué, il tremble) qu’il doit élaguer, et il se blesse, plantant la hache dans sa tête. Madame Orpha bouleversée par l’accident est « le peuplier sous la tourmente », abattue sur son amant, retenue au « tronc » de la vie « par le frais aubier de ses deux enfants[46] ». Les protagonistes de Paix sur les champs ressemblent aussi à des arbres et leur rapport aux peupliers (escalade pour l’émondage, observation) stimule leurs désirs puissants, comme s’ils adoptaient la force tendue des arbres vers le haut. Gabrielle, dans La Grande Marée, compare le cours de l’Escaut à la silhouette d’un saule têtard. Implicites mais bien présentes, les correspondances – le saule / l’Escaut et sa marée déferlante, la marée / le désir naissant de Gabrielle pour l’homme qui photographie des saules – scellent le destin des personnages de ce roman.

Le langage lui-même participe de la vision du monde, en la renforçant ou la façonnant. Il contribue à l’adoption d’un regard émerveillé. Ayant une fonction de passeur, il peut de plus mener le sujet vers les voies de l’onirisme et l’introduire dans une réalité féérique.

Marie Gevers remercie ses parents de lui avoir « fait don des rêves[47] » par leur façon, à la fois poétique et populaire ou cultivée, de désigner le monde. Cette manière de parler, qu’elle préconise d’ailleurs aux parents dans l’éducation de leurs enfants, se poursuit dans l’écriture littéraire, à travers les actes d’interpellation et de salutation de la végétation, des astres, des météores, récurrents dans les recueils poétiques, et l’exercice même de nomination de ces éléments – le recours aux majuscules, aux noms propres, aux traits d’union. Certains arbres du domaine avaient un patronyme ; ainsi, « Joie de l’Ouest » pour le peuplier du Canada, dont le foudroiement est raconté dans Parabotanique. Témoigne du fabuleux pouvoir de la nomination, la désignation des poiriers de Missembourg. Un passage de Madame Orpha est souvenir d’une chasse aux frelons et guêpes parmi les poiriers du jardin. Après l’aventure, la narratrice récapitule les trophées obtenus :

[U]n frelon au Beurré-Hardy ;

une guêpe au Seigneur-d’Esperen ;

deux au Beurré Giffar […][48].

Cette énumération, qui a quelque chose d’incantatoire, et la seconde plus loin dans le texte, détaillant les goûts, arômes et chairs des poires, écartent le terme générique au profit des noms de variétés et font surgir chaque arbre dans sa spécificité. Un effet enchanteur émane des termes et des sensations qui leur sont associées et fait éclore un ensemble d’images à l’épaisseur mystérieuse et sensuelle. Le respect et l’admiration pour le poirier ami de la famille Gevers depuis des générations s’expriment, d’autre part, dans les syntagmes nominaux qui lui sont attribués : « le grand poirier », « le vieux poirier », « le danseur »[49].

Certains mots, explique Marie Gevers, dévoilent une dimension autre du réel, car liés à des légendes. Dans Plaisir des météores et L’Amitié des fleurs, passant de la description du noisetier à l’évocation des légendes du même arbre, cette fois nommé « coudrier », Gevers évoque son côté féérique et lui octroie une voix. Le coudrier met en garde les jeunes filles contre les hommes qui leur feraient perdre leur vertu : « [C]’est un arbre-fée et c’est aussi un “arbre-qui-parle”[50] », conclut Gevers. La présence – jamais sur le mode de l’intrusion, toujours de l’intégration – de motifs merveilleux, en général positifs, est constante dans son oeuvre[51]. L’auteure compare les arbres, les fleurs, les étoiles, la lune à des fées bienveillantes ou fait des saules « des serviteurs de la sorcellerie[52] » ; peuple le jardin et l’étang de fées, d’ondines, d’elfes, de nains, de farfadets, de trésors cachés ; fait de certains termes, les chargeant de leur signifié de protection – l’étang, la marraine –, des « mots-fées[53] ».

Lorsque les narratrices de Madame Orpha et de Guldentop reviennent sur les manifestations du « bilinguisme congénital » de leur enfance, elles se remémorent la sensation d’émerveillement jaillie de la défaillance d’interprétation. L’erreur, ou plutôt l’interprétation libre et poétique, ouvre l’imaginaire à une réalité magique et profondément belle. Ainsi, la narratrice de Madame Orpha traduit le terme patois flamand « Boomis », qui signifie automne, par « Messe des arbres » (mis signifiant messe[54] et boom, arbre). Cette traduction littérale, dans les images qu’elle contient, est à même d’exprimer la merveille de l’automne et suscite le rêve de la fillette : « Cet automne flamand m’était la messe des arbres. Cérémonie mystérieuse et magnifique où, venus dans leurs plus somptueux manteaux, ils le jetaient comme une offrande aux pieds nus de l’hiver[55]. » Dans la suite du texte, la réalité imaginée à partir du Boomis prend véritablement corps, s’organise comme espace et le mystère enchanteur qui s’en dégage touche aux rites. Louis l’élagueur est le maître de cérémonie ; certains arbres constituent les voûtes et le clocher d’une église, d’autres sont les paroissiens recueillis dans le temple[56].

Dictons, discours, règles provenant de voix autorisées, constituent d’autres formes d’exacerbation de la littéralité qui fascinent le sujet. Apposés tels quels sur le monde, ils en modèlent la vision. Ainsi, les annotations à la main du livre du père de Marie Gevers, le Mémorial du naturaliste, « belles comme un poème, mystérieuses comme une légende », à la « précision mathématique »[57], participent du regard de la narratrice sur la nature et de l’élan de bonheur que celle-ci suscite en elle. Ou encore, l’explication d’un jardinier sur les greffes d’arbres, « retenue mot à mot, comme un poème offert à ma mémoire vierge[58] », conduit la fillette de Madame Orpha dans ses tentatives d’interprétation de l’histoire des amants. Le langage arithmétique, auquel l’enfant donne « valeur de mythe[59] », sert de prisme pour se saisir du réel ; la vision du « grand poirier » est soumise à la règle de trois et conduit la narratrice vers une construction chimérique du paysage vu de la fenêtre :

– Les plus hautes branches du poirier dépassent un peu la croisée de la fenêtre… étant donné qu’à chaque triple saison (printemps, été, automne), il fait des pousses, droit en l’air, de vingt centimètres, dans combien d’années masquera-t-il entièrement, pour moi, l’azur d’avril[60] ?

Microcosme végétal et rêveries

Missembourg apparaît comme un microcosme édénique tout en rondeurs : l’étang en forme de huit, sa ceinture de noisetiers, les îles, les ramures du cytise à côté du pont formant « une sorte de chambre close par la verdure jeune et la pluie d’or des grappes en fleurs[61] », les haies du jardin constituant une « ronde attentive[62] », « les hêtres roux, dont la pelouse est cernée[63] ». Les espaces végétaux et arborescents fonctionnent eux-mêmes comme une matrice.

En touchant le reflet de « la plus haute feuille des grands arbres » dans l’eau de l’étang, la narratrice de Vie et mort d’un étang peut en même temps se saisir des « choses les plus pures du monde : la pluie, la neige, le vent »[64] qui entourent cette feuille, préservées de la main de l’homme. L’anneau clos de l’étang, où s’inscrit le reflet du sujet, des arbres, du ciel, des météores, est microcosme totalisant ; se voir en position de centre est, pour les narratrices de Madame Orpha (elle nage « mêlée aux reflets des arbres[65] ») et de Vie et mort d’un étang, source de bien-être. Une même image de clôture et d’enveloppement est présente dans La Grande Marée : Gabrielle est assise sur le tronc d’un saule, sur l’île de la Canardière, « entourée de chaleur et de fraîcheur mêlées comme ces reflets de ciel et de feuillages dans l’eau[66] ». Le regard de contemplation qu’elle pose sur la végétation lui en révèle la beauté et lui insuffle « une force de bonheur[67] ».

Couplés à l’obscurité, la musique, l’eau, les arbres dégagent une épaisseur et une intériorité qui emportent les personnages vers des réalités inattendues. Dans Madame Orpha, c’est « sous les vieux arbres[68] » que le sort s’empare des futurs amants la nuit de la sérénade, envoûtante, de mai ; ce sont les feuillages des haies qui abritent leurs amours clandestines ; c’est, enfin, du châtaignier et d’un des tilleuls du jardin que la narratrice entraperçoit le visage de l’amour. Quand ce dernier, dans sa force inébranlable, est trop angoissant pour la conscience de l’enfant, elle se réfugie dans le « petit bois de sapins […] sur le sol sans herbe, […], sous les branches entrecroisant leur sobre verdure[69] » et, y écoutant le chant d’un merle, retrouve le calme. L’enfant mise en scène dans ce même roman et dans Guldentop s’éloigne de la vie de la maisonnée pour s’adonner aux vagabondages et rêveries dans le jardin plongé dans la nuit. La présence des arbres, lieux où pénétrer, et du noir, semble être une condition pour que la perception du réel soit modifiée et que l’esprit de l’enfant puisse s’éveiller à un espace tout à fait autre, enchanteur, et recevoir « une sensation de mystère[70] ». N’est-ce pas d’ailleurs dans le feuillage d’un tilleul qu’aperçoit la narratrice de Guldentop, « petite plante humaine, amassant en moi le trésor du rêve, que chaque jour agrandissait[71] », le visage du fantôme ? Quant aux saules penchés, recourbés, de La Grande Marée, ils sont les lieux de rendez-vous de Gabrielle et Raymond, où se nouent leurs sentiments. C’est aussi sous le saule situé en-dessous de la fenêtre de la chambre de son cousin Laurent, que Gabrielle, déçue dans son amour, se glisse à la nuit tombée pour l’écouter jouer du violoncelle et qu’elle s’apaise. Gabrielle est elle-même attirée par Laurent, qui vit dans une « forêt de Brocéliande », nourri seulement « de musique et d’harmonie », délivré des « rudesses de la vie[72] » par les soins de sa mère. Arbres et musique fascinent les sujets, ils les troublent ou les enveloppent, ils les enchantent – « enchanter », incantare, est opérer par des chants magiques.

L’alliance des arbres et de l’étang est voie d’immersion dans un monde intérieur et onirique. Les espaces clos de l’île et de l’étang bordé d’arbres enserrent les rêves. Dans une des îles de Missembourg, « on pouvait […] placer en pensée tout ce qui n’avait point de demeure définie ; des rêves perchaient aux cimes de deux hauts peupliers d’Italie[73] » ; les promenades en barque sur l’étang pour cueillir des noisettes font flotter le navigateur « entre la réalité et le mirage[74] ». La matérialité même de l’arbre suscite le rêve. En effet, pendant la guerre, pour éloigner le désespoir, la narratrice de Vie et mort d’un étang recourt aux rêves ; l’étang asséché et disparu, appelé à elle, se reconstitue, retrouve sa place grâce à un élément du réel, le frêne.

La culture du rêve, dont les images partent bien du réel pour ensuite s’en éloigner, est partie intégrante d’une conception de l’existence. Il s’agit d’un exercice à cultiver, avant que la vie ne ternisse « en nous les scintillements et les reflets[75] ». Dans une série d’articles sur la femme, publiés en 1958, Marie Gevers défend une vie de l’esprit qui se détache de l’utilité et en amorce une théorisation, méritant d’être ici soulignée. Elle définit ainsi quatre « vitamines de l’intelligence et de la sensibilité[76] ». Les trois premières relèvent de l’imaginaire et constituent une gradation dans l’appréhension « des merveilles quotidiennes[77] », la dernière ressortit à la création par les mots : « [L]’imagination nous permet d’atteindre les choses, la fantaisie nous en procure l’usage personnel, le rêve nous en donne la possession, et la poésie, la jouissance profonde[78]. » Le rêve est comme un espace aquatique de l’esprit où voguer, et quand le rêve se fait réminiscence, la godille de la barque doit être fermement tenue pour échapper à l’enlisement dans le vague à l’âme. La puissance du rêve, ajoute aussi Gevers, peut être telle qu’il a prise sur la réalité, pliant celle-ci aux désirs du sujet rêvant.

Le « temps-qui-passe », a démontré Cynthia Skenazi, est spatialisé. Marie Gevers déploie l’idée d’un temps où « il y a une continuité dans laquelle tout se transforme[79] ». Les coordonnées pour saisir la métamorphose dans la répétition sont végétales. Au moment de la défoliation, en octobre, le hêtre fait place « déjà, au bourgeon de l’an prochain[80] ». De la même manière, du fond de l’étang où s’accumulent les dépôts des feuilles de la morte-saison, rejaillit le printemps. Par ailleurs, l’ancrage dans le temps présent ne peut se faire indépendamment du passé. Louis et Orpha ne sont plus, mais leur histoire est restée gravée dans l’identité de la narratrice de Madame Orpha. Elle puise dans ses souvenirs et elle les inscrit dans son « paysage[81] » intérieur, grâce à l’écriture. La narration même de Madame Orpha fonctionne sur le ravivement de la mémoire à partir de l’espace de l’enfance qu’est le jardin, mais, souligne la narratrice, « ni quand je le voudrais, ni comme je le voudrais[82] » – la mécanique errante du rêve s’impose. L’image végétale de la fin de l’ouvrage, le terreau composé des feuilles mortes d’il y a deux ans, prêt à recevoir des semences, que la narratrice associe au fonctionnement des souvenirs (l’histoire d’amour l’ayant marquée), métaphorise l’imbrication du passé dans le présent et les promesses d’avenir que le présent contient.

« La Cave », deuxième partie de Vie et mort d’un étang, occupe une place particulière dans l’oeuvre de Marie Gevers. Il s’agit du journal tenu dans la cave de sa demeure, où elle s’était réfugiée pendant la Seconde Guerre mondiale. L’Histoire a fait son incursion, semant la terreur des bombes et une extrême douleur, à travers la perte de son fils Jean, tué par une bombe. Les arbres sont omniprésents dans ce texte, véritables perches pour se replonger dans le passé et se reconstruire dans le présent. Pour éloigner d’elle la mort, la narratrice décide de remonter à l’enfance et de se rappeler sa découverte des couleurs à travers des morceaux de verre. L’extraction des souvenirs pourrait se faire comme un examen des cercles concentriques des aubiers ou encore, pour dévoiler des moments exceptionnels, comme interrogation des « veines longitudinales[83] » des arbres – mécanisme mémoriel qu’annonçait Madame Orpha, remarque Skenazi[84], et qui est objet même de l’écriture du journal. Les souvenirs du verre sont métaphorisés dans l’image des « ramures bourgeonnantes de [l’] enfance[85] » de la narratrice. Mais plus fortes que ces souvenirs, les sensations de l’enfance dans le jardin, près de l’étang, où elle retrouve la féérie, la replongent dans les « racines mêmes de [sa] vie[86] ». « Chaque plante, explique Marie Gevers, ressuscite le temps perdu[87]. » Le temps à retrouver auquel elle réfléchit dans Parabotanique serait ce temps même de l’enfance, ressuscité par l’espace du jardin dans Vie et mort d’un étang, comme fondement du soi : « [L]e temps impondérable, le temps poétique, qui donne à l’existence le volume, la profondeur nécessaires, le courant de joie sous-jacent[88]. » En ce sens, Marie Gevers poursuit l’idée, développée par les écrivains romantiques, d’un lien étroit entre l’arbre et les émotions de l’enfance. L’arbre fonctionne, signale Alain Corbin, comme « signe mémoriel, créant un choc, se faisant catalyseur de la mémoire[89] ».

Les images arborescentes de « La Cave » sont toutes orientées vers une force vitale de l’arbre, comme espace et temps. Le tronc de l’érable du jardin, soutenant l’abri qu’est la cave, est comme une boussole qui empêche la narratrice de se perdre dans le chagrin du deuil de son époux (en janvier 1945, Frans Willems est décédé dans son sommeil) et de son fils, et un appui lui redonnant du courage. Se souvenant de sa peur enfantine de tomber des arbres, elle est consciente qu’il lui faudra se détacher des souvenirs du passé pour se tourner vers l’avenir, en cherchant « d’autres branches où [se] raccrocher[90] ». Elle se projette dans la représentation du grand if du jardin peint par son mari (sa dernière aquarelle), qui semble résister à la neige et vouloir se redresser, et pressent que cet arbre pourrait être son propre reflet. Enfin, le printemps s’annonce et la tire hors de la cave ; la guerre semble arrivée à sa fin. Fervente adepte de la vie, Marie Gevers sait alors que le bonheur vécu est comme un arbre en elle, telles les assises de sa personne, et qu’elle a fait sien l’élan vital de la nature : « [L]’arbre du bonheur est en moi si vigoureux, qu’il peut encore reverdir. Vivre[91]… »

La vision de l’arborescence souterraine, dans Plaisir des météores, est réflexion sur la destinée humaine, tributaire des « hommes qui furent nos racines, et dont nous avons reçu notre sève, notre vie et notre âme[92] ». Le legs des ancêtres se trouve aussi dans les histoires. Pour Marie Gevers, le monde végétal est un miroir où se penchent les humains, de telle sorte que « les hommes ont fini par […] projeter leur propre image[93] » dans les fleurs, les plantes, les arbres dont ils sont entourés. Fruit d’une recherche parmi les travaux des folkloristes, L’Herbier légendaire se présente comme une découverte de ce monde fait de légendes, de croyances, de superstitions, « réel dans son irréalité[94] ». Cet herbier particulier ainsi que L’Amitié des fleurs rapprochent donc l’apparence des fleurs, herbes, arbres et le réseau de discours imaginaires (histoires bibliques, païennes, chinoises, germaniques, islandaises, de la mythologie gréco-latine) qui leur sont associés. Transmettre les légendes est raviver la mémoire, renouer avec les racines collectives qui fondent les êtres humains dans leur diversité.

Conclusion

Les arbres, dans l’oeuvre de Marie Gevers, sont à la croisée d’un ensemble de pratiques créatrices : peindre, photographier, nommer, jouer avec les mots, métaphoriser, imaginer, rêver, se remémorer, écrire. À travers le spectacle attentif dont la nature arborescente est l’objet et les actes créateurs qui le suivent, il s’agit non seulement de dire le réel, mais aussi de se l’approprier, d’en faire un monde enchanteur, de le mythifier en quelque sorte, et de le savourer – en « jouir » poétiquement, écrivait l’auteure.

La mise en tension du réalisme et de la magie propre à l’écriture du Magischer Realismus[95] est bien présente chez Marie Gevers : la description minutieuse de l’objet est requise pour en faire ressortir l’aspect mystérieux et la magie réside dans la manière subtile dont l’écrivain use de la langue. L’écriture geversienne, dans sa picturalité (l’attention aux couleurs et à leurs variations, à la lumière, aux points de vue, aux textures, etc.), à travers aussi la stimulation des sens, fait s’éveiller le réel arborescent dans une profondeur inattendue, en perpétuelle transformation, mais tout en finissant par le déréaliser. Par ailleurs, la langue poétique de Marie Gevers – que les mots nomment le réel, le métaphorisent, qu’ils soient pris dans des formes de rigueur de littéralité ou dans des ratés de communication – révèle des aspects d’un monde harmonieux et merveilleux, invisibles pour un oeil non averti, sans recourir toutefois à la déstabilisation des auteurs qui la fascinent. Des contemporains qui connaissaient bien son oeuvre ont témoigné de cette syntonie entre l’enchantement de langue et la beauté du monde. Max Elskamp compare sa poésie à un véritable « chant[96] » de la nature ; Franz Hellens souligne la « magie qui ensorcelle, sans faire perdre la tête[97] » de l’écriture geversienne. La poétique de Gevers n’est bien sûr pas celle du fantastique réel, aux effets déroutants, de Hellens, mais un rapprochement avec son « merveilleux poétique » mérite d’être souligné. Il préconise en effet « d’avoir l’oeil et l’oreille ouverts[98] » pour déceler la beauté extraordinaire, exceptionnelle, de la nature (en particulier le végétal) et de trouver « l’éclair poétique » à même de faire jaillir « ces étincelles, ces irradiations du merveilleux[99] ». L’émerveillement face aux mots qu’éprouvent ses personnages et la poésie (une des « quatre vitamines » de l’esprit, supra) qu’elle-même cultive, soutiennent une perception de la langue comme voie d’accès, pour le sujet, à un monde plus riche et dense, que celui habituellement atteint par le réalisme. Marie Gevers rejoint ainsi une certaine conception de la langue développée dans le discours romantique allemand sur la nature, reprise par le réalisme magique européen, qui instaure celle-ci en moyen permettant à l’humain de renouer avec le cosmos pris dans sa totalité[100].

Les arbres sont plus qu’une simple présence dans un microcosme rassurant où, pour le sujet, tout fait sens. Avec les reflets de l’étang, la musique ou l’obscurité, les arbres et les végétaux sont dotés d’une fonction initiatrice dans la perception de l’individu, préparant celui-ci à expérimenter l’inconnu de la vie secrète de la nature, de l’existence humaine, rêver, connaître l’amour. Tel l’arbre, le sujet est solidement ancré, planté dans le réel mais, tout à la fois, le contact même avec la nature l’en détourne, lui faisant emprunter les chemins vagabonds de l’imaginaire, bien souvent ceux appartenant au passé, à l’enfance – là aussi, Marie Gevers se situe dans les pas des écrivains romantiques. À travers la figure de l’arbre, l’individu s’engage dans une voie inconnue ou oubliée et découvre sa propre réalité. L’arbre, la végétation contribuent ainsi à une manière d’être dans le monde qui consiste tout aussi à s’en émanciper[101]. L’arbre, que modèle le réalisme magique de Marie Gevers, fait se rejoindre les espaces réel et intérieur, désiré, rêvé, les temps présent, passé et futur.

Autres prolongements du romantisme, l’anthropomorphisme, l’animisme, l’identification du sujet à la vie végétale, l’incursion du féérique, l’onirisme rendent perméables, sans que cela ne soit troublant, les frontières entre le réel et l’irréel, l’animé et l’inanimé. Le prisme d’un regard enfantin, acceptant l’inexplicable ; une perception reposant sur l’aiguisement des sens, souvent livrée aux méandres de l’inconscient ; et le recours aux correspondances informent aussi cette vision poétique et magique du monde, qui se veut profondément unificatrice. Une impression de vérité émerge alors de l’univers geversien, empreint d’une douce étrangeté[102].

Marie Gevers, comme personne et comme écrivaine, déclare s’être construite dans le jardin de Missembourg, y avoir puisé « sa sève[103] ». Les arbres de son oeuvre participent étroitement à la création littéraire puisque la métaphorisation dont ils sont le support est réminiscence, remontée vers les origines, suivie de l’acte d’écriture. Les moments de bonheur intense de l’enfance sont passés, mais, tels les arbres des tableaux imaginaires dont il ne reste que la trace des courbes dans l’eau ou le vent, les souvenirs restent, sont là pour le sujet. Face à la détresse, au chaos intérieur, la poussée végétale du printemps, les images arborescentes auxquelles la narratrice de « La Cave » fait appel, ont le pouvoir, d’une certaine manière, de ré-enchanter sa vision du monde pour y vivre pleinement.