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Parmi les collections de monographies illustrées, « Poètes d’aujourd’hui » (1944-2007) occupe le statut double d’un modèle et d’une exception. Elle est d’abord un modèle en ce qu’elle a souvent été imitée – par « Écrivains de toujours[1] » ou « Écrivains canadiens d’aujourd’hui[2] », par exemple – mais également dupliquée, au sein même des éditions Seghers, qui publient dans le même format « Poètes d’hier et d’aujourd’hui », « Cinéma d’aujourd’hui[3] »... Elle est aussi exception dans la mesure où elle publie avant tout des poètes présentés par d’autres poètes et tire de ce choix la cohésion de son catalogue. Créée en 1944 par Pierre Seghers, poète et éditeur résistant, elle s’est développée dans l’après-guerre sous le regard de bienveillants parrains, Éluard et Aragon, et a connu une carrière exceptionnellement longue, d’où un catalogue extrêmement vaste, nonobstant la spécificité de son domaine.

L’originalité de la collection tient d’abord au fait qu’elle invite des poètes à parler de poètes. Il n’est pas rare que celui qui joue le rôle de commentateur dans l’un des volumes devienne ultérieurement l’objet d’un volume, au sein duquel il est présenté par un autre poète, lui-même susceptible d’apparaître ensuite pour son oeuvre propre[4]. Ainsi, les volumes ne sont que rarement rédigés par des critiques professionnels ou universitaires et le ton des essais s’éloigne volontiers de l’érudition comme du discours pédagogique, pour favoriser une lecture singulière et incarnée de l’oeuvre. « Poètes d’aujourd’hui » se signale également, malgré sa longévité, par la très grande stabilité du format adopté dès ses débuts : présentation du poète par un autre et anthologie poétique occupent chacune environ une moitié de l’ouvrage, qui peut être également agrémenté de quelques repères chronologiques et contient surtout un cahier iconographique important, à travers lequel le poète s’incarne pour le lecteur. Par ailleurs, la curiosité de Pierre Seghers pour les poètes du monde entier a permis au catalogue de s’enrichir très vite de volumes originaux et en a fait une collection internationale. Les francophones de Suisse, des Antilles, d’Afrique, de Belgique ou du Québec ne sont pas les seuls à y figurer : Allemands, Britanniques, Chiliens, Espagnols, Russes et autres y sont également intégrés en traduction. Autre caractéristique déterminante, la collection se veut le lieu d’une poésie agissante et engagée, tout au moins à ses débuts : Seghers y publie d’abord des poètes résistants ou victimes du nazisme et du franquisme[5]. Par la suite, la collection continue à refléter, sans exclure d’autres conceptions, la prédilection de Pierre Seghers pour la figure du poète artisan du verbe et engagé dans le monde.

Si les débuts de la collection ont été étudiés, et ses premières orientations précisément décryptées, l’extinction de la collection après un tel succès demeure énigmatique et demande à être explorée. C’est l’objectif de l’échange ici rapporté avec Bruno Doucey. À partir des années 1960, « Poètes d’aujourd’hui » a évolué sous la direction de son fondateur avec l’aide de Bernard Delvaille (1931-2006). Ce dernier y a travaillé seul par la suite, après le rachat des éditions Seghers par Robert Laffont en 1969. Cependant, cinquante ans après sa création, cette collection riche de deux cent soixante-dix volumes a été mise en sommeil. Ce n’est qu’à l’orée des années 2000 que la nouvelle direction des éditions Robert Laffont, propriétaire du fonds Seghers, a décidé de relancer la maison et la collection sous la direction d’Alain Veinstein (né en 1942), puis de Bruno Doucey (né en 1961[6]).

Comment conserver l’esprit de la collection tout en l’adaptant à un contexte esthétique, économique et pédagogique nouveau ? Comment poursuivre l’oeuvre de Seghers au sein d’un marché éditorial qui a plusieurs fois copié la formule que celui-ci avait mise au point et qui s’oriente vers de nouveaux supports ? Telles sont les questions auxquelles ont dû répondre les nouveaux directeurs de la collection au moment d’en accompagner la renaissance. Plutôt que de créer une nouvelle collection, il s’agissait en effet d’opérer un réveil et une adaptation.

Dans une telle entreprise, les modifications iconographiques et volumétriques de la maquette ne doivent pas être envisagées comme des ajustements purement matériels ou économiques : la formule longuement éprouvée de la collection porte en effet avec elle toute une conception de la relation entre l’homme, l’oeuvre, son critique et son lecteur. Il s’agit donc ici d’éclairer la transformation d’une formule éditoriale et les évolutions qu’elle a entraînées ou accompagnées dans le type de discours adopté et le public de ces volumes. L’évolution du catalogue doit également être interrogée, ainsi que l’équilibre entre auteurs anciens et auteurs contemporains, dans la mesure où des collections soeurs sont venues compléter la première série et offrir d’autres espaces aux auteurs du patrimoine et aux poètes-chansonniers par exemple. Il s’agira enfin d’éclairer les raisons pour lesquelles la collection a été mise en sommeil puis a pris fin, une soixantaine d’années après sa création.

L’esprit Seghers

Mathilde Labbé : Comment décririez-vous l’esprit de la collection « Poètes d’aujourd’hui » telle que vous l’avez connue à ses débuts ?

Bruno Doucey : Le plus intéressant dans cette histoire, c’est la manière dont l’aventure commence. Mon sentiment personnel est qu’Éluard a glissé dans l’oreille de Pierre Seghers l’idée de créer une collection de petit format donnant à lire des poètes, qui comporterait une présentation, dans la première partie, et des corpus importants de textes, dans la seconde. Le talent de l’éditeur a fait le reste[7]. Ce qu’il y a de certain c’est que c’est le premier livre au format de poche[8].

La collection est vraiment marquée par un esprit d’ouverture au plus grand nombre. Elle fait ainsi une place, dans le domaine de l’édition littéraire, à l’éducation populaire.

Louis Parrot et Jean Marcenac, Paul Éluard, nouvelle édition refondue et augmentée, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1965

Louis Parrot et Jean Marcenac, Paul Éluard, nouvelle édition refondue et augmentée, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1965

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Mathilde Labbé : Comment définir la conception que Pierre Seghers avait de la fonction du poète ?

Bruno Doucey : L’idée de Pierre Seghers est de montrer qu’un poète n’est ni un mort du passé, ni un mythe : il est en rupture complète avec la vision du poète datant de la fin du XIXe siècle. Ce que dit Seghers, c’est que le poète n’est plus un prophète mais un homme parmi les autres, un homme fraternel, qui vit, qui travaille, qui mange, qui boit, qui fait l’amour. La photographie est là pour le démythifier, l’humaniser et lui donner sa pleine dimension sociale. Dans l’esprit de Seghers, il y avait cette volonté de montrer que le poète est un homme comme les autres, qui doit jouer son rôle dans la cité et dans l’histoire, qu’il est un ouvrier du verbe – au mieux, un artisan. Lui-même se définit comme un artisan de l’édition : il a la passion d’entreprendre, d’inventer, de chercher. La figure qui parle le mieux de Seghers est celle du labyrinthe, celle de l’humanité qui se trompe, qui revient sur ses pas et prend un autre chemin. C’est aussi lié aux circonstances dans lesquelles il a démarré, pendant la Deuxième Guerre mondiale.

En ce sens, on est très proche de la poétique d’Éluard. Politique et poétique se mêlent ; la reconnaissance par le général de Gaulle du rôle éminent des poètes pendant la Résistance contribue d’ailleurs à donner des ailes à cette collection. Seghers est proche de l’unanimisme et de l’esprit de l’Abbaye de Créteil, bien que celui-ci appartienne à une génération qu’il n’a pas connue.

Mathilde Labbé : Cette vision de la poésie n’est-elle pas aussi celle de l’École de Rochefort[9], dont les membres apparaissent régulièrement dans la collection ?

Bruno Doucey : En effet, s’il y a un lien entre l’unanimisme et l’École de Rochefort, alors cela transite par Pierre Seghers. Il y a une sorte de filiation entre lui et l’unanimisme, sensible en particulier dans sa conception de la poésie, de l’édition, son sens de l’artisanat, sa volonté d’ouvrir au plus grand nombre ou son refus de la guerre. L’intérêt moindre qu’il avait pour le surréalisme est encore une manière en creux de voir cette filiation. Effectivement, après la guerre, l’École de Rochefort est très proche de l’esprit Seghers, qui publie René Guy Cadou[10]. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai fait appel à Jean-Yves Debreuille[11].

Une histoire littéraire à rebours

Mathilde Labbé : Peut-on dire que les choix d’auteurs opérés par Pierre Seghers pour sa collection lui permettent d’écrire une certaine histoire de la littérature ? Comment se constitue le catalogue, qui intègre aussi des représentants de ce qu’on a appelé la poésie pure ?

Bruno Doucey : Ce qui est intéressant c’est que l’histoire littéraire se fait à rebours. Il n’a pas commencé par les monstres sacrés de la poésie française mais par des gens qui ont moins de cinquante ans, de jeunes auteurs inscrits dans le terreau de l’immédiateté littéraire la plus forte, celle de la guerre, avec toutes les prises de risques que cela comporte. Il commence par là pour pouvoir ensuite remonter le temps. Il fallait quelqu’un comme Pierre Seghers pour fonder une collection comme celle-ci, qu’on n’aurait pas crue possible chez un éditeur comme Gallimard. Celui-ci a une conception de la littérature complètement différente et considère que le temps à l’oeuvre dans nos vies est le grand démiurge, que c’est lui qui fait et défait les destins et qu’on n’a pas tant d’efforts à fournir puisqu’il révélera ou effacera les oeuvres. Seghers et Le Seuil, au contraire, veulent construire. Ils savent que l’écrivain est une fiction de l’éditeur, comme le lecteur est une fiction de l’auteur. Seghers a le soutien d’Aragon, d’Éluard et de poètes de sa génération comme Pierre Emmanuel. Grâce à eux, il constitue un catalogue qui ne doit rien à Gallimard, leur premier éditeur : les textes qu’ils lui donnent sont inédits. Il y a une vraie ligne de démarcation entre les maisons dirigées par des poètes et celles qui ne le sont pas.

Mais je ne pense pas que le souci de Pierre Seghers ait été un souci d’historien de la littérature ou de la poésie. C’est quelqu’un qui veut défendre les écritures vivantes, qui fait le choix de défendre des poètes qui n’ont pas dissocié les deux grandes voies du lyrisme et de l’engagement : des gens qui ont compté dans le combat contre l’indignité nationale et contre le nazisme, leurs épigones et leurs frères d’ailleurs, Neruda et les autres. Mais la collection s’élargit ensuite parce qu’il y a une demande du public, et Pierre Seghers remonte aussi loin qu’il le peut les racines de cet arbre, sans pour autant chercher dans le passé une caution ou une cohérence. Aux débuts de sa collection, il pense déjà au centième voire au deux centième volume : il a une vision à très long terme et il intègre les phares de la poésie française même quand il ne partage pas leurs opinions, leurs points de vue ou leurs goûts esthétiques. En effet, la perspective de faire entrer les jeunes poètes dans la collection prend le dessus : c’est une manière de faire naître des classiques bien avant l’heure et d’écrire une page de l’histoire contemporaine. Cela ne l’empêche pas de publier de temps en temps des numéros patrimoniaux.

André Billy, Max Jacob, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1945

André Billy, Max Jacob, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1945

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Il y a tout de même une orientation poétique qu’il rejette, surtout à la fin de sa vie, c’est l’enfermement des poètes dans des perspectives de laboratoire. Lorsqu’il écrit La Résistance et ses poètes[12], c’est avec une grande inquiétude vis-à-vis du monde dans lequel il vit, car le brasier du fascisme se ravive, mais aussi vis-à-vis de ces perspectives de laboratoire. Le livre paraît la même année que l’ouvrage de Julia Kristeva La Révolution du langage poétique[13], qui théorise cette évolution de la poésie ultra-contemporaine. Celle-ci y écrit que les poètes disposent de nouveaux outils et qu’ils vont pouvoir pratiquer désormais une révolution purement formelle. La révolution se déplacerait du terrain de la rue à celui des laboratoires d’expérimentation, ce qui inquiète fortement Seghers. En effet, il a le sentiment que c’est le vieil humanisme français qui est en quelque sorte mis à mal, tout comme l’héritage de cette éducation populaire qui lui était si chère, à lui, l’autodidacte désireux d’ouvrir ses collections au plus grand nombre. Je me suis intéressé à cette coïncidence[14] et je souhaite montrer un jour comment ces deux livres publiés en 1974 se retrouvent dos à dos : l’un apparemment tourné vers le passé, puisqu’il nous raconte une histoire qui s’est déroulée trente ans plus tôt, en 1944, celle des poètes dans la Résistance, et l’autre, tourné vers l’avenir, puisque Julia Kristeva semble nous raconter ce que sera la fiction des décennies à venir pour la poésie. Mais quand je réédite La Résistance et ses poètes en 2004, le livre de Kristeva est frappé d’obsolescence, alors que le livre de Seghers nous parle d’aujourd’hui. En une génération, l’histoire a retourné le concept de modernité comme un gant.

Jeanine Moulin, Marceline Desbordes-Valmore, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1955

Jeanine Moulin, Marceline Desbordes-Valmore, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1955

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Mathilde Labbé : Selon quelle logique le corpus international de la collection s’est-il constitué ? Quel rôle jouait pour Seghers cette ouverture, bien plus grande que celle qui peut exister dans d’autres collections[15] ?

Bruno Doucey : Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, dans les frontières étroites de l’hexagone, la poésie s’est coupée de sa base populaire en s’éloignant de la chanson, dont elle ne voulait plus entendre parler, en ralliant des figures isolées comme celle de Prévert ou en cherchant de nouveaux apôtres de l’héritage mallarméen, par exemple dans la figure de Char.

Dans ce contexte d’assèchement et de durcissement conceptuel de la poésie, de grandes voix sont venues, de l’extérieur, frapper à la porte. Elles viennent de la négritude, du Maghreb, des Antilles bien sûr. Seghers a beaucoup voyagé, physiquement ou par les livres, et s’est pris de passion pour certaines cultures : le monde arabe, les États-Unis, ou l’Amérique latine avec son amitié pour Pablo Neruda. Voyez le rôle de Glissant, pour ne pas citer Césaire qui vivait encore à ce moment-là. Elles viennent d’Amérique latine, d’Haïti, d’Asie, de toutes parts, et notamment du monde francophone, du Québec, comme Paul-Marie Lapointe[16], ou de Suisse. C’est ce qui m’intéresse chez Maurice Chappaz par exemple, la vitalité de cette poésie francophone qui n’a pas vendu ses ailes à la raison raisonnante ou au formalisme étroit.

Sommeil et renaissance d’une collection

Mathilde Labbé : Comment a évolué la collection après le départ de son fondateur ? Bernard Delvaille et Paul Fournel ont également travaillé à la tête des éditions Seghers : comment ont-ils influencé le destin ultérieur de la collection ?

Bruno Doucey : Seghers a vendu sa maison en 1969 mais il a encore vécu presque vingt ans. Il n’était pas indifférent à ce qu’il se passait : il est resté encore au moins dix ans, comme auteur, comme directeur de collection, donnant des conseils et suivant la programmation. Mais à partir des années 1980, on entre dans la défense et illustration d’une poésie qu’il n’aurait peut-être pas tout à fait cautionnée – le volume consacré à Denis Roche, par exemple, n’a pas été choisi par Seghers[17]. C’est davantage le regard de Bernard Delvaille, qui a beaucoup travaillé pour cette collection, qui déterminait à ce moment-là son évolution. Paul Fournel, lui, s’est plutôt concentré sur d’autres collections. Bernard Delvaille a d’abord travaillé avec Seghers en 1962, puis il a pris la direction de la maison quand elle est passée chez Laffont. Sa retraite, en 1994, a marqué la fin de la collection « Poètes d’aujourd’hui ». La direction du groupe a pris prétexte de son départ pour arrêter l’activité. On comprend d’ailleurs, à la lecture de la liste des publications de cette époque, qu’il avait senti cela venir et qu’il s’est précipité pour faire entrer, dans la collection en particulier et aux éditions Seghers en général, des auteurs qu’il aimait vraiment, comme Jude Stéfan[18]. Après son départ, la marque Seghers est mise en sommeil parce que le groupe s’est engagé dans la voie d’une rentabilité économique qui rend la poésie indésirable.

Par ailleurs, plusieurs directeurs commerciaux et littéraires se sont succédé dans les années 1980-1990, période d’une grande violence pour Pierre Seghers : la maison a même été dirigée à un moment par quelqu’un qui s’est avéré être un escroc. C’est durant cette période que le fonds de la collection « Cinéma d’aujourd’hui » a été racheté par Pierre Lherminier, qui la dirigeait. Voyant que la maison dégringolait, il a demandé à racheter la marque et l’a exploitée dans une société qu’il avait créée[19]. Il a cependant revendu ce fonds à son tour à L’Avant-Scène Cinéma.

La collection n’a repris qu’en 2000, lorsque Leonello Brandolini, le président-directeur général de Laffont, et Nicole Lattès, la directrice générale, ont décidé de relancer la maison Seghers. C’est Alain Veinstein qui a été chargé de cette mission. Cependant, on lui a demandé de changer la maquette de la collection « Poètes d’aujourd’hui » qui, d’un point de vue économique, ne tenait plus : les livres coûtaient fort cher en raison de l’achat de droits, en particulier chez Gallimard, et de coûts de production trop élevés. Malgré leur format, ils ne pouvaient pas être vendus au prix de livres de poche et il devenait nécessaire de les passer de douze à quinze euros. Le marketing a imposé à Alain Veinstein cette modification de format au profit d’ouvrages plus grands, ce qui a généré une triple inflation[20]. Une inflation économique d’abord : Seghers faisait des livres au prix d’un repas, mais ces livres-là prenaient plutôt la forme et le prix d’essais universitaires. Une inflation typographique ensuite : les livres sont devenus de plus en plus gros. Une inflation intellectuelle enfin : les contenus devenaient de plus en plus difficiles, beaucoup plus universitaires qu’à l’époque de Pierre Seghers ou de Bernard Delvaille. Par ailleurs, Alain Veinstein avait commandé plusieurs ouvrages pour la collection « Poésie d’abord[21] » mais les ouvrages avaient été mal accueillis. Son mandat s’est terminé dans le conflit.

Michel Butor, Michel Butor, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 2003

Michel Butor, Michel Butor, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 2003

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Mathilde Labbé : Dans quelles circonstances avez-vous pris la direction des éditions Seghers ?

Bruno Doucey : Je venais de publier deux livres chez Gallimard, La Poésie engagée et La Poésie lyrique[22], dans lesquels j’avais intégré de nombreux poètes contemporains français et francophones. L’un d’eux, le poète suisse valaisan Maurice Chappaz – il avait alors quatre-vingt-huit ans –, m’en avait remercié et m’avait dit son désir que soit un jour publiée une petite anthologie personnelle de son oeuvre dans la collection « Poésie/Gallimard[23] ». Il m’avait demandé d’en écrire la préface ; lui-même ferait le choix de textes. J’ai proposé l’ouvrage à André Velter. En l’absence de réponse, j’ai écrit à Maurice Chappaz que les éditions Seghers venaient de relancer la collection « Poètes d’aujourd’hui » et qu’un tel ouvrage sur son oeuvre serait bien plus intéressant qu’un « Poésie/Gallimard », en particulier en raison de la première partie qui permettrait de raconter son destin exceptionnel et d’entrer dans sa poétique. Je me proposais d’en être l’auteur.

J’ai donc pris rendez-vous avec Alain Veinstein, mais, à mon arrivée, il avait quitté Seghers. J’ai été reçu par Lenonello Brandolini, qui s’intéressait moins à Maurice Chappaz qu’à mon point de vue d’auteur d’anthologies sur la manière dont avaient été relancées les éditions Seghers. Je lui ai répondu qu’il ne servait à rien de publier trente livres si on ne publiait pas le bon. Et comme il voulait savoir quel était selon moi le bon, je lui ai répondu qu’il fallait rééditer La Résistance et ses poètes : sorti en 1974, l’ouvrage avait été réédité en 1978 chez Marabout en deux volumes, dans une édition de basse qualité dont le sommaire ne correspondait pas à la pagination parce les pages avaient été flashées. Certes, le livre n’appartenait plus au fonds Seghers, mais s’il n’avait paru nulle part malgré le fait qu’il était convoité par de nombreux éditeurs, cela devait signifier que les ayants droit attendaient qu’il recouvre sa patrie d’origine, la maison Seghers. De fil en aiguille, trois mois plus tard, en avril-mai 2002, je me suis vu confier la direction des éditions Seghers.

Difficiles héritages

Mathilde Labbé : Quelles ont été vos premières décisions concernant la collection « Poètes d’aujourd’hui » ?

Bruno Doucey : J’ai d’abord demandé à ce qu’on revienne au petit format, mais c’était un casus belli : impossible, cela ne pouvait pas être discuté. J’ai ainsi hérité sans l’avoir souhaité de livres compliqués à faire, dont certains me tombaient des mains, pour lesquels des à-valoir avaient été versés, mais dont je me suis, en partie, débarrassé. De la liste des livres en préparation je n’ai conservé que quelques titres. Mallarmé par Patrick Laupin, d’abord : le manuscrit faisait huit cents pages ; on en était presque au stade des épreuves. J’ai appelé l’auteur pour lui dire qu’on ne pouvait pas publier un livre de cette importance et qu’on était trop éloigné de la logique de la collection. Entre temps, le format carré avait été abandonné. Patrick Laupin, qui est un écrivain remarquable, a accepté de transformer son texte ; celui-ci reste néanmoins difficile d’accès. Emmanuel Hocquard par Gilles Tiberghien, ensuite : le livre était prêt, il était excellent et il n’y avait aucune raison de le refuser, mais j’ai demandé à l’auteur d’attendre deux ans pour ne pas reprendre la collection en commençant par là. Je ne voulais pas brouiller les pistes et laisser penser que je m’inscrivais dans cette mouvance poétique.

J’ai aussi rompu les contrats de plusieurs livres : Claude Royer-Journoud, Anne-Marie Albiach. Les auteurs n’avaient pas commencé à travailler, donc j’ai résilié les contrats. François Bon devait faire un livre sur Saint-John Perse et il était passé à autre chose. Les autres sont des titres qui étaient dans la liste d’Alain Veinstein et que j’ai conservés, en particulier le livre de Jean-Luc Steinmetz sur Jaccottet, ou bien des titres que j’ai moi-même proposés : Maurice Chappaz, que je n’ai pas écrit mais confié à quelqu’un d’autre, Anne Perrier, Lorand Gaspar, Edmond Jabès, Pablo Neruda, sur lequel Claude Couffon a travaillé à partir du texte de Jean Marcenac, Léopold Sedar Senghor d’Armand Guibert repris par l’écrivain tchadien Nimrod, Salah Stétié, par Marc-Henri Arfeux...

Christophe Carraud, Maurice Chappaz, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 2005

Christophe Carraud, Maurice Chappaz, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 2005

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Jeanne-Marie Baude, Anne Perrier, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 2004

Jeanne-Marie Baude, Anne Perrier, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 2004

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Mathilde Labbé : Quel bilan tirez-vous de cette expérience à la tête des éditions Seghers et de la collection « Poètes d’aujourd’hui » plus particulièrement ?

Bruno Doucey : Quand je suis arrivé à la tête des éditions Seghers, je pensais que j’étais là pour trente ans et que j’allais vraiment pouvoir les relancer, mais on ne m’avait confié cette mission que dans le discours. La vérité c’est que la maison Seghers n’a été relancée dans les années 2000 que pour permettre une valorisation de la maison mère dans une période de dix ans qui a été exclusivement vouée à des transactions de vente et de rachat. Il s’agissait avant tout de remettre en valeur ce qui pouvait l’être pour faire monter la valeur de l’édifice dans cette période de transactions.

L’aventure s’est arrêtée pour moi quand Planeta a racheté Seghers. Laffont appartient en effet au groupe Editis qui appartient lui-même au groupe catalan Planeta[24], monstre de l’édition et de la presse, qui possède quantité de maisons dans la péninsule ibérique, en Amérique latine et en Amérique centrale, et qui a fait fortune sous Franco. C’est un retournement ironique de l’histoire, car le coeur de la maison Seghers a commencé à battre quand celui de Lorca a cessé de battre sous la mitraille franquiste. La première pulsation des éditions Seghers est là : Lorca est entré très vite dans la collection et Seghers a confié à Claude Couffon le premier livre qui a raconté la mort de cette figure emblématique pour lui.

C’est pourquoi ce que j’ai tenté de faire pendant huit ans chez Seghers était voué à l’échec : dans le cas de la collection « Poètes d’aujourd’hui », le retour au format initial s’est avéré impossible et, frustration énorme, je n’ai pas pu faire revivre cette collection dans son esprit et dans sa forme d’origine. Le changement de format a été pour elle une sanction définitive. La seule chose que j’ai pu obtenir est un aménagement de la maquette de couverture, à laquelle a été intégrée une photo sous la forme d’une demi-fenêtre verticale, qui ne demandait qu’à s’ouvrir. L’iconographie au sein des volumes aussi a beaucoup diminué[25]. Prendre la direction de la collection « Poètes d’aujourd’hui » était ce qu’il y avait de plus excitant pour moi et c’est aussi ce qui a été le plus frustrant, car je n’ai jamais pu faire ce que je voulais. Pour le reste, pour toutes les autres collections, j’ai eu une grande liberté, y compris pour la collection « Poètes et chansons ». J’ai également relancé la collection « Autour du monde ».

J’ai tenu jusqu’en 2009, puis on m’a licencié : on m’a expliqué que je ne pouvais plus répondre aux exigences de rentabilité accrues de la société et qu’on allait fermer Seghers. La maison existe toujours, mais le groupe n’en fait rien et l’on assiste dans l’impuissance à l’érosion de la marque.

Mathilde Labbé : Peut-on dire de vous que vous êtes un héritier de Pierre Seghers, que vous avez voulu transmettre son héritage éditorial ?

Bruno Doucey : Maintenant que j’ai créé ma propre maison d’édition, bon nombre de personnes considèrent que je suis un héritier de Pierre Seghers, que j’ai modernisé son héritage, et me demandent de créer une collection qui soit la suite de « Poètes d’aujourd’hui ». Mais je ne veux pas le faire, parce que je continue à rêver qu’un jour, peut-être, la belle endormie se réveillera, et que la maison Seghers pourra sortir de la nasse dans laquelle elle est tombée.

J’ai d’ailleurs publié des auteurs qui faisaient partie du fonds Seghers mais dont la maison avait perdu les droits : les poèmes de la Résistance de Pierre Seghers lui-même, Hélène Cadou, ou Pierre Emmanuel. J’ai voulu publier des auteurs que Seghers avait aimés ou qu’il aurait pu aimer comme Luc Bérimont et Yánnis Rítsos – que Seghers avait publié lui-même à deux reprises – ou encore la poétesse tzigane rescapée des camps Ceija Stojka.

Aujourd’hui, j’ai l’envie de rééditer les numéros de la revue PC. Même si les conditions matérielles de ce projet le rendent difficile – il faudra acheter des droits –, j’aimerais pouvoir publier ces numéros : j’en ferais un seul volume en insérant de temps en temps des fac-similés. J’aimerais aussi éditer l’oeuvre poétique de Seghers, car celui-ci a souffert et souffre encore beaucoup aujourd’hui d’avoir été dispersé, parfois maltraité, et de n’avoir jamais été rassemblé en un seul volume. J’ai rassemblé déjà toute la première partie, les poèmes de la Résistance, en un assez gros livre auquel j’ai intégré d’ailleurs des inédits. C’est le premier volume de la collection « En Résistance ». En janvier 2019 paraîtra un recueil introspectif de 1974 que Seghers a intitulé Dis-moi ma vie, et dont la publication me tient particulièrement à coeur[26]. Il faut rééditer Seghers car il ne s’est pas toujours bien servi lui-même. En tant qu’éditeur, il s’est beaucoup mis au service des autres : Seghers, c’est la transformation du compagnonnage en force éditoriale. Il illustre bien une conception de l’édition que j’ai faite mienne dans mon métier : je pense que si la poésie personnelle est la forme singulière d’une utopie, le fait d’être éditeur, c’est la capacité de donner une forme collective à cette utopie singulière.