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La guerre, l’exil, la mémoire, le trauma, la généalogie : des thèmes prépondérants dans l’oeuvre de Wajdi Mouawad, qui, sans surprise, ont fait couler beaucoup d’encre, étant donné l’intérêt que ses pièces suscitent tant auprès du public que des chercheurs. Ce n’est pas le cas, par contre, en ce qui concerne le recours aux mathématiques et plus généralement aux sciences, dans plusieurs pièces, phénomène dont la signification est toutefois considérable. Ne serait-ce que les noms des compagnies de théâtre de Mouawad, qui témoignent d’emblée de l’importance accordée aux mathématiques : au Québec, la compagnie nommée « Abé carré cé carré », alors que le nom de la compagnie en France, « Au carré de l’hypoténuse », font toutes deux allusion au célèbre théorème de Pythagore. En outre, le dramaturge d’origine libanaise déclare que Ciels, la dernière pièce de la tétralogie Le Sang des promesses, constitue le « cri hypoténuse » qui relie les trois premières pièces[1]. S’il ne faut pas accepter l’expression dans son sens littéral, puisque l’hypoténuse relie en principe les deux côtés de l’angle droit d’un triangle rectangle[2], et non pas trois « côtés » que représenteraient les trois premières pièces, force est de constater que les mathématiques présentent pour Mouawad un point d’ancrage à son travail créatif. La dimension mathématique de l’oeuvre de Mouawad ne saute pas nécessairement aux yeux lorsqu’on assiste à la représentation d’Incendies ou de Ciels, mais un regard plus attentif, par l’entremise d’une étude des textes de certaines pièces, révèle que les mathématiques y laissent une empreinte indélébile. L’inscription d’éléments mathématiques – personnages, théorèmes, chiffres, codes, allusions –sous-tend la charpente des intrigues des pièces Incendies et Ciels, entrainant de fait une réflexion sur la création artistique et les rapports qu’elle entretient avec d’autres savoirs tels que les mathématiques et les sciences.

Relativement peu fréquente dans la sphère littéraire, la rencontre des mathématiques et de la littérature évoque souvent, surtout parmi les spécialistes de la littérature française, les travaux de l’Oulipo[3] et les oeuvres produites à partir de l’élaboration de contraintes basées sur des principes mathématiques. Or, ni cette étude ni l’oeuvre de Mouawad ne s’insèrent dans la lignée oulipienne, l’inscription des mathématiques dans la littérature ne relevant pas exclusivement du domaine de l’Oulipo. Il est certes intéressant et fructueux d’examiner comment certaines oeuvres littéraires non-oulipiennes introduisent des éléments mathématiques et, pour reprendre les mots de Mairéad Hanrahan, de se pencher sur ce qu’elles « font (avec, aux mathématiques) sur les plans thématique ou structurel[4] ». À l’instar des propos de Hanrahan, l’inscription mathématique, que celle-ci soit implicite ou explicite, impose une interprétation, voire une lecture qui tente d’en élucider la signification[5].

Parmi les quatre pièces qui constituent le cycle Le Sang des promesses, la première, Littoral (1999) ne présente pas d’éléments mathématiques explicites. En ce qui concerne la troisième pièce, Forêts (2006), il semble que Mouawad aurait eu initialement l’idée de fonder l’histoire sur un principe mathématique. Dans le volume Le Sang des promesses : puzzle, racines, et rhizomes (2009) où sont partagés des fragments, des notes, des extraits de demandes de subvention, Mouawad précise que les trois guerres représentées dans Forêts pourraient être assimilées aux trois côtés d’un triangle.

Le théorème de Pythagore. Largeur, longueur et hypoténuse = trois droites = trois guerres = trois individus. A2 + B2 = C2. Aussi, historiquement, le théorème de Pythagore sonne la mort des Dieux. Le monde est cohérent par lui-même. Une cohérence qui passe par le chaos[6].

Or, le dramaturge n’était pas encore décidé, lorsqu’il écrivait ces notes, si ce « paramètre » ferait partie ou non de l’histoire[7]. Si en effet, l’intrigue de Forêts traverse trois guerres et quatre générations, le principe pythagorien sur lequel repose cette troisième pièce n’y est pas rendu explicite. Or, dans les deux pièces analysées ici, soit les deuxième et quatrième pièces – Incendies (2003) et Ciels (2009) respectivement –, les assises mathématiques sont explicites et exigent que l’on s’y attarde. Les mathématiques sont inscrites par le truchement de personnages mathématiciens, de thèmes et de mises en situation, mais ce qui prime c’est de tenter de déceler la signification de ce recours aux mathématiques. Cette inscription des mathématiques – et aussi, plus généralement des savoirs scientifiques, comme on le constate d’ailleurs dans Tous des oiseaux, pièce plus récente parue en 2018[8] – fait partie intégrante de la poétique de Mouawad, et la signification qui en découle contribue à une tentative de rétrécir l’écart qui sépare trop souvent, et de surcroît trop rigidement, les mathématiques et la littérature, ou en d’autres mots, les savoirs considérés d’une part objectifs, vérifiables et utilitaires et, d’autre part, subjectifs et esthétiques, pour ne pas dire « inutiles ». Or, cette division entre ce qui est soit objectif et utile, soit subjectif et élégant (partant, inutile), n’est pas aussi évidente et indubitable que certains le suggèrent et il y a lieu de percevoir les articulations entre mathématiques et poésie, comme le souligne Hanrahan citant Jean d’Alembert :

A related point often stressed is the similarity of the creative process in mathematics and art. Already in his « Discours préliminaire » […] to the Encyclopédie (1751) […],Jean d’Alembert, a mathematician particularly close to the writers of his epoch, asserted that « L’imagination, dans un géomètre qui crée, n’agit pas moins que dans un poète qui invente »[9].

Mouawad contribue à son tour, comme je le montrerai, à mettre en valeur que cette opposition entre mathématiques et art n’en est pas une.

Précisons par ailleurs que ce sont les textes de ces pièces, plutôt que les représentations théâtrales, qui feront l’objet de cette étude. Si le texte et la représentation d’Incendies mettent tous deux en scène les mathématiques, leur signification n’est peut-être pas flagrante aux yeux des spectateurs qui seraient davantage captivés par les éléments de l’intrigue, soit l’enquête des jumeaux Jeanne et Simon à la recherche de leur père et de leur frère, et les épreuves que vit leur mère pendant une guerre civile, avant leur naissance dans des conditions horrifiques. Comme le constate pertinemment Anne Ubersfeld, « même si par impossible la représentation “disait” tout le texte, le spectateur, lui, n’entendrait pas tout le texte[10] ». Je privilégie ainsi le texte car, même si les représentations ne gomment en aucun cas les aspects mathématiques de ces pièces, le rythme et le temps de la représentation ne permettent pas l’attention minutieuse qu’exige une analyse de la portée de l’inscription des chiffres, des formules, des graphes et des théorèmes. Le texte publié accorde, à ceux qui s’y intéressent, le loisir de réfléchir à « l’infinité des structures virtuelles et réelles du message (poétique) du texte littéraire », pour emprunter encore une fois à Ubersfeld[11]. Cela est d’autant plus vrai pour la dimension mathématique, qui exige un regard un peu plus perspicace étant donné le caractère insolite de celle-ci.

Pièce phare de Mouawad, Incendies est jouée sur les scènes du Québec, du Canada, de la France et ailleurs dans le monde, a été traduite en une dizaine de langues et finalement, en 2010, adaptée au cinéma par Denis Villeneuve. Si la guerre civile – présumée la guerre du Liban[12] – et les enjeux de la mémoire et du trauma ont retenu l’attention de la critique, les éléments mathématiques qui y sont tissés sont incontournables. À la suite du décès de leur mère, Jeanne et son frère jumeau Simon mènent, parfois contre leur gré, une enquête pour retrouver un père et un frère inconnus. Doctorante en mathématiques, Jeanne met en oeuvre ses connaissances approfondies pour mieux saisir l’ampleur du défi qu’elle doit affronter. Lors d’un cours, Jeanne présente la théorie des graphes à ses étudiants, scène qui a le double effet d’expliquer cette théorie tout autant au public et aux lecteurs qu’aux étudiants fictifs. À l’aide d’une comparaison simple et claire, elle explique qu’un polygone pour lequel on voudrait déterminer un graphe de visibilité ressemble à une maison dans laquelle vivent les membres de la famille, où chacun se trouve dans un des angles du polygone ou de la maison ; il s’agit de tracer des arcs entre les membres de la famille qui peuvent se voir pour trouver le graphe de visibilité du dit polygone.

Pour Jeanne, cette leçon de mathématiques se transforme du coup en un enjeu personnel. En divulguant l’existence d’un père et d’un frère inconnus, le testament de sa mère lui fait comprendre qu’il est désormais impossible de conceptualiser le graphe de visibilité de sa propre famille, puisqu’elle ne connaît pas l’identité ni même le nombre exact de personnes qui en font partie. En d’autres mots, le polygone qui représente sa famille est inexact et ne contient pas les sommets nécessaires pour pouvoir inclure tous les membres de la famille.

Je croyais connaître ma place dans le polygone auquel j’appartiens. Je croyais être ce point qui ne voit que son frère Simon et sa mère Nawal. Aujourd’hui, j’apprends qu’il est possible que du point de vue que j’occupe, je puisse voir aussi mon père ; j’apprends aussi qu’il existe un autre membre à ce polygone, un autre frère. Le graphe de visibilité que j’ai toujours tracé est nul et faux[13].

La représentation que Jeanne se fait de sa famille, par le biais de la théorie des graphes, est erronée, provoquant chez elle une profonde crise d’identité qui s’avérera profondément déboussolante pour elle et son frère jumeau. Les mathématiques représentent un repère stable pour Jeanne, mais elles s’avèrent, tout d’un coup, fluctuantes et inconstantes. L’analogie entre le graphe de visibilité et le mystère qui entoure la famille de Jeanne et Simon nous permet de comprendre que ce graphe constitue, au premier plan, une métaphore de la généalogie de ces deux personnages. Qui plus est, le graphe de visibilité évoqué par Jeanne est une mise en abyme de la pièce. En d’autres mots, l’intrigue principale de la pièce peut être représentée en forme condensée par le polygone que Jeanne dessine, efface, redessine, jusqu’à ce qu’elle puisse tracer définitivement le graphe de visibilité de sa famille. Il faut aussi comprendre que le frère inconnu de Jeanne et Simon ne peut, lui non plus, conceptualiser le polygone qui représenterait sa famille, encore moins le graphe de visibilité entre eux, qu’à partir du moment fatidique où ils se rencontrent pour la première et unique fois, provoquant ainsi l’effondrement de ce polygone qui représente la famille, puisque deux de ses membres, le père et le frère, ne font qu’un et que celui-ci est seul dans son angle du polygone. Comme Jeanne le dit elle-même à ses étudiants, la théorie des graphes mène « toujours vers d’autres problèmes tout aussi insolubles[14] » les uns que les autres.

Une seconde conjecture joue aussi un rôle capital dans la pièce. Incapable d’exprimer à sa soeur jumelle la vérité qu’il vient juste de découvrir à propos de leur père et de leur frère ainé inconnus, Simon – boxeur qui ne s’intéresse pas aux champs d’intérêt théoriques et abstraits de sa soeur – lui demande si 1 + 1 font toujours 2. Exaspérée, le moment n’étant pas propice aux mathématiques, Jeanne lui explique qu’il y a en effet une conjoncture démontrant qu’il est possible qu’un plus un fasse… un. Sans la nommer explicitement dans le texte, Jeanne explique ce qu’est la conjecture de Collatz de la manière suivante :

Tu vas me donner un chiffre, n’importe lequel. Si le chiffre est pair, on le divise par deux. S’il est impair, on le multiplie par trois et on rajoute un. On fait la même chose avec le chiffre qu’on obtient. Cette conjecture affirme que peu importe le chiffre de départ, on arrive toujours à 1. Donne un chiffre[15].

Après avoir fait quelques calculs rapidement, la vérité frappe Jeanne dans un moment de lucidité implacable et, comme sa mère plusieurs années auparavant, elle deviendra muette sous l’effet du choc. Elle comprend que le père et le frère recherchés ne sont qu’une et même personne. L’allusion au mythe d’Oedipe n’est pas gratuite, car si le père et le fils font un dans la pièce de Sophocle, il n’y a qu’un pas de plus pour comprendre qu’il en est de même dans celle de Mouawad, qui avoue d’ailleurs avoir été inspiré par Sophocle. Alessandra Ferraro suggère que le « mythe d’Oedipe, sans constituer le texte-source à partir duquel Mouawad aurait effectué une écriture “palimpseste”, s’érige, par exemple, en référence constante dans l’écriture du triptyque[16] ». Pour Jeanne, même si cette réalisation est profondément douloureuse, elle est cependant incontestable, d’autant plus qu’elle est révélée par le truchement des mathématiques[17].

Si les mathématiques ne constituent pas le thème dominant de cette pièce, elles y forment néanmoins une assise, dans le sens où la vérité concernant le passé des personnages est tout aussi inéluctable que les vérités mathématiques. Nouées à l’intrigue d’Incendies, les mathématiques en viennent à la métaphoriser tout en imprégnant le langage dramatique de Mouawad, dans le sens où elles expriment quelque chose de manière inédite et elliptique[18]. Tournant à présent mon attention sur Ciels, publié en 2009, la même année que sa première au Festival d’Avignon, je montrerai que dans le théâtre mouawadien, les mathématiques font incontestablement partie de sa conceptualisation de l’art dans toutes ses formes d’expression, notamment théâtrale, littéraire, visuelle.

Ciels, qui clôt le cycle du Sang des promesses, met en scène une branche des mathématiques particulière, soit la cryptanalyse, lorsqu’une équipe d’espions tente de décoder le sens de messages interceptés, afin de déjouer un complot terroriste international. Définie dans le Larousse comme étant l’« ensemble des techniques mises en oeuvre pour tenter de déchiffrer un message codé dont on ne connaît pas la clé[19] », la cryptanalyse repose sur des principes mathématiques et, dans Ciels, s’associe non seulement aux tâches auxquelles vaquent les espions, mais aussi à la traduction et à l’interprétation de l’art.

Il y a deux pistes que le réseau international est en train de suivre. La piste islamiste, la plus stéréotypée et donc considérée la plus probable par les autorités, suggère qu’un groupe de terroristes islamiques commettra un « attentat à l’arme chimique[20] » et, selon les hauts dirigeants du réseau, elle est jugée comme celle à privilégier. La seconde, dite « la piste Tintoret », était préconisée par le cryptanalyste de la cellule francophone, Valéry Masson, avant son suicide. Toutefois, il est mort avant d’avoir pu expliquer pourquoi la piste Tintoret était selon lui celle qu’il fallait décoder afin de prévenir un attentat. L’arrivée de son remplaçant, Clément Szymanowski, ancien étudiant et ami de Valéry Masson, déclenche une seconde enquête, à savoir les causes du suicide de celui-ci, qui pourraient jeter de la lumière sur une des pistes terroristes à suivre. Pour ce faire, Clément devra avant tout avoir accès à l’ordinateur de son ancien mentor, qui est verrouillé à l’aide d’un code qui doit, lui aussi, être déchiffré. Bref, de multiples couches d’énigmes doivent être décryptées pour en venir à sauver de nombreuses vies à travers le monde.

Cette mise en scène du processus de décryptage se prête à un langage qui évoque les mathématiques, à l’inscription de chiffres, de symboles et de formules, et à un discours qui met sur le même plan mathématiques et art, cryptographie et poésie. Tout au long de la pièce, des mots comme « variable[21] », « algorithme[22] », « calcul[23] », « courbe[24] », « cryptographie quantique[25] » et « hypoténuse[26] » truffent les répliques des personnages. Ce recours à un champ lexical lié aux mathématiques n’est pas sans rappeler l’« évocation lyrique[27] » dont parlait François Le Lionnais par rapport à des textes de Raymond Queneau. Il s’agit justement d’une des manières par lesquelles le texte littéraire peut intégrer des éléments mathématiques, selon Caroline Marie et Christelle Reggiani[28], à cela près que, dans le texte de Mouawad, il marie effectivement le langage mathématique et la poésie. J’y reviendrai un peu plus loin.

La pièce est donc parsemée de chiffres qui renvoient à l’âge potentiel des terroristes, aux années et aux dates, aux chapitres et versets de la Bible et à des messages codés en chiffres. Très souvent, ce sont les chiffres mêmes qui sont imprimés dans le texte, plutôt qu’écrits en lettres, mettant en évidence justement les propriétés mathématiques de la pièce, l’effet de cette distinction graphique étant réservé au texte publié de la pièce. Les lettres d’un message codé sont aussi traduites par des chiffres, permettant ensuite de décoder le message, comme nous le voyons dans le passage ci-dessous, qui suit un bloc incompréhensible de 541 lettres placées l’une à la suite de l’autre sans espaces pour diviser les mots :

Un bloc de 541 lettres. La série de chiffres 5.4.1 est une première clef. En partant du bloc, compter 5 et extraire la lettre, puis compter 4 et extraire la lettre, puis compter 1 et extraire la lettre, et recommencer l’opération autant de fois que nécessaire. 162 lettres demeurent[29].

Ce passage est suivi d’un autre bloc de 162 lettres, celles qui restent après l’opération décrite ci-dessus, presque aussi incompréhensibles que le premier bloc, même si on peut repérer ici et là quelques mots. Ce passage n’est pas sans rappeler les opérations d’arithmétique que Jeanne associe à la conjecture de Collatz dans Incendies, dont le résultat mène irrémédiablement à 1. Toujours pour souligner l’aspect visuel et langagier qui relève des mathématiques, une série de formules, de symboles, de chiffres, de mots et d’opérations figure à la scène 12, intitulée notamment « Cryptanalyse », pour montrer que Clément parvient finalement à déverrouiller l’ordinateur de Valéry. Soulignons d’ailleurs l’imbrication du mot « douleur », dont la teneur poétique ne fait pas de doute, aux chiffres et aux symboles, suggérant non seulement un rapport d’équivalence entre poésie et mathématiques, mais aussi, l’exigence que tous deux imposent dans leur décodage ou leur interprétation[30].

Source : Wajdi Mouawad, Ciels, Arles, Actes sud / Leméac, 2009, p. 51.

-> See the list of figures

Que cette reproduction d’un fragment de page du texte de Ciels soit une représentation réaliste ou non de formules mathématiques n’est pas ce qui compte ici. Comme l’affirment Caroline Marie et Christelle Reggiani, quel que soit le mode par lequel les mathématiques sont transposées dans le cadre littéraire, cette représentation ne peut qu’avoir un effet de trompe-l’oeil[31]. Dans ce cas-ci, cette page suffit à mettre en évidence le rapport étroit entre le texte littéraire – tant sa forme que son contenu – et les mathématiques, même si celles-ci s’inscrivent en somme à la fictionnalité du texte, et n’exige pas des lecteurs un savoir mathématique, mais plutôt une appréciation ou une reconnaissance de ce rapport de complicité entre la poésie et les mathématiques.

Les chiffres qui sont le résultat de ces multiples opérations cartographient les longitudes et les latitudes de huit villes – Paris, New York, Londres, Padoue, Saint-Pétersbourg, Berlin, Tokyo, Montréal – visées par le groupe terroriste. Mais reste à décoder quels lieux en particulier seront touchés et les analystes cherchent à savoir l’échelle de la carte qu’il faudrait utiliser pour déceler les points de mire menacés par les terroristes. Recours inévitable, encore une fois, aux chiffres, mais aussi, contre toute attente, à l’art de la Renaissance.

La « piste Tintoret », révélée grâce au décryptage de Clément, suggère que L’Annonciation, un tableau du peintre du XVIe siècle qui donne son nom à cette piste, constitue le schéma directeur du complot terroriste. La composition du tableau, qui dépeint l’ange Gabriel annonçant à Marie qu’elle donnera naissance à Jésus[32], fournit la clé qui, avec les longitudes et latitudes déjà mentionnées, permettra de déterminer précisément où dans ces villes les explosions seront déclenchées. La superposition du tableau sur un plan de ces villes en question révélera les lieux ciblés. Un des espions explique comment il y est parvenu :

J’ai regardé le tableau pour tenter d’y voir une clé située dans le plafond. Je trouve les angelots. Ils chutent sur la Vierge, ils regardent la Vierge de haut. Il faut alors regarder la ville de haut comme les angelots regardent la Vierge. En les comptant attentivement, je trouve 21 angelots. 21. J’ai essayé avec une carte dont l’échelle serait au 1/21 000e. Ça ne donne rien de concluant. J’ai essayé alors avec une photo satellite qui montre Paris à 21 000 pieds d’altitude. Je trouve quoi ? Sur quoi tombe l’oeil de Saint-Esprit [dans le tableau] ? Le musée Picasso[33].

Considérée « trop poétique[34] », la piste Tintoret avait été écartée par la direction générale ; or, c’est bien celle-ci qui s’avère être la bonne et Charlie Eliot Johns a trouvé l’échelle voulue : soit une photo prise à 21 000 pieds d’altitude, sur laquelle serait superposé le tableau du Tintoret. Sauf que la solution est décelée trop tardivement et les musées d’art à Paris, Londres, New York, Padoue, Berlin, Tokyo, Saint-Pétersbourg et Montréal sont les sites d’explosions qui feront des centaines de morts et de blessés. L’action des terroristes est sans doute condamnable ; ceux-ci cherchaient à se venger contre ces « pays […] coupables d’avoir versé le sang des fils du siècle ! Cette géographie doit être vue comme la géographie des puissances des deux premières guerres mondiales, matrices des guerres d’aujourd’hui, d’un siècle mécanique et son cortège de mort[35] ». Mais sont aussi coupables les dirigeants qui ont refusé de croire, justement, à une piste parce qu’elle était « trop fantaisiste… ce ne sont que des poèmes et des textes littéraires tournant autour d’un tableau du Tintoret évoquant l’Annonciation[36] ! ». Une lecture politique d’une oeuvre d’art, représentant de surcroît une thématique religieuse, demeure inconcevable pour les dirigeants de ce réseau de renseignements international, même si ces conclusions s’appuyaient sur un raisonnement, après tout, mathématique.

Aux rapprochements entre codes algorithmiques et art visuel s’ajoute aussi, dans cette pièce, la poésie. Valéry Masson, le cryptographe qui s’est suicidé, était un mathématicien passionné de poésie. C’est justement la perception de l’incompatibilité entre mathématiques, art et poésie qui pousse la direction à écarter la piste Tintoret, comme s’il était inconcevable d’aimer et de comprendre à la fois mathématiques et vers. Clément Szymanowski tente désespérément de convaincre son supérieur du contraire :

Valéry aimait les mathématiques et Arthur Rimbaud ! Valéry a participé à la découverte de la cryptographie quantique tout en traduisant les poèmes de son grand-père en français ! Nous avons affaire à l’un des esprits les plus éclairés que nous ayons jamais rencontrés, vous et moi ! Alors si mathématiques et poésie sont compatibles, poésie et terrorisme ne sont pas incompatibles, vous m’entendez[37] ?

Ce n’est peut-être pas seulement son supérieur et la direction générale que Clément essaie de convaincre, mais plus généralement, les spectateurs et les lecteurs, à qui Mouawad montre que les champs de connaissance que sont les mathématiques et les arts ne devraient pas être perçus comme irréconciliables. Clément poursuit son explication en précisant que ce qui le liait à Valéry c’était justement les mots et les chiffres :

Parce que la singulière amitié qui nous unissait, Valéry et moi, était cousue tout entière aux mots, à leurs jeux, leurs calculs, leurs traductions en nombres, leurs métamorphoses en d’autres mots, parfois réels, parfois inventés, en tout cas toujours nouveaux, jamais pareils, qu’il nous fallait, tour à tour, trouver, chiffrer, déchiffrer, transmuer, rechiffrer, deviner pour former de nouvelles phrases. J’étais encore son étudiant et nous avions inventé entre nous une méthode de cryptage et de décryptage dont le principe consistait à marier savamment mathématique et poésie selon une démarche très précise[38].

La question de la traduction, en outre, n’est jamais très loin dans cette pièce, ni en fait dans les autres pièces de Mouawad, dont Incendies et, plus récemment, Tous des oiseaux (2018). La citation ci-dessus évoque justement le fait que Valéry traduisait lui-même les poèmes que son grand-père avait écrits en ukrainien. Des vers en français, traduits par la main de Valéry, constituent une des clés qui permettra à Clément de décoder la piste Tintoret, comme Valéry l’avait fait avant qu’il ne se suicide. La traduction présente, après tout, une autre forme de décryptage, afin de rendre intelligibles les mots et leur sens d’une langue à l’autre. Dans ce cas-ci, ce sont les traductions de ces poèmes qui fournissent la clé non seulement afin de comprendre certains détails de l’attentat, mais aussi la raison du suicide de Valéry. Car il s’avère que la seule autre personne, à part Valéry et Clément, à connaître l’existence de ces poèmes ukrainiens traduits vers le français est le fils de Valéry, détail qui confirme qu’il est bel et bien l’instigateur du complot terroriste. Bref, si le décodage de messages captés et d’un ordinateur verrouillé passe par des algorithmes et diverses formules mathématiques, il passe aussi irrémédiablement par les mots, la poésie et la traduction.

L’acte de traduction est par ailleurs mis en scène explicitement à plusieurs reprises, lors de réunions par téléconférence entre les différentes cellules d’espionnage. Les interlocuteurs parlent en polonais, en arabe ou en japonais, entre autres – les dialogues étant transcrits voire translittérés dans le texte dans le cas de ces deux dernières langues – pendant que Dolorosa Haché traduit leurs énoncés vers le français pour ses collègues. Notons aussi que certains des messages captés, dans des langues comme le hongrois ou l’arabe, sont truffés de chiffres : « … CONVOI NUMÉRO 7 / JE RÉPÈTE CONVOI NUMÉRO 7 […] TRENTE-QUATRE VINGT-DEUX SEIZE ZÉRO UN / DIX HEURES INVERSÉES / JE RÉPÈTE : DIX HEURES INVERSÉES […] ANNULATION SI CODE 33 [39] », tout comme le sont les données concernant ces messages captés, qui précisent l’heure, la date, le nombre de voix, de pays, de langues, d’individus, d’hommes et de femmes et leur âge. Le fait que les chiffres se faufilent dans des répliques qui mettent en scène la multiplicité des langues et la traduction, évoquant du même coup la mondialisation, est notable en révélant paradoxalement que si les chiffres généralement ne nécessitent pas de traduction en passant d’une langue à une autre, les chiffres et les lettres imposent toutefois des processus d’interprétation. Les chiffres et les lettres, après tout, font partie de codes que l’on apprend à déchiffrer, de manière plus ou moins cohérente. Il s’agit en effet d’un autre exemple qui appuie les propos de Hanrahan :

These different examples appear to offer confirmation of my hypothesis that when mathematical elements become markedly visible in a text, they have the effect of highlighting that they, like words, need to be deciphered ; mathematical figures remind us that literary texts present, above all, figures of speech[40].

Le décodage de messages délibérément dissimulés dans cette pièce est d’autant plus exigeant puisqu’il suppose à la fois des connaissances mathématiques et, comme en font foi les personnages cryptanalystes, des connaissances liées à l’art et à la poésie.

Dans ces deux pièces, Incendies et Ciels, il ne fait aucun doute que les mathématiques qui y sont inscrites, que ce soit par des renvois à des théories, des conjonctures et des codes, le recours à un champ lexical ou la représentation de chiffres et de symboles, comportent une charge significative. La résolution des noeuds de l’intrigue tant dans l’une que dans l’autre passe par le truchement des mathématiques. Or, Mouawad n’en reste pas là, car le savoir mathématique dans ces pièces est intimement lié à une sensibilité artistique : littéraire, dramatique et visuelle. Ce qui est particulièrement intrigant dans ce mariage entre mathématiques et arts, c’est que Mouawad met en lumière à la fois les dimensions concrètes et objectives des mathématiques, ainsi que leurs facettes plus instables et équivoques, comme on le voit avec le décodage de messages cryptés, et surtout, esthétiques. Car, soulignons-le, les mathématiciens accordent une importance avérée aux qualités esthétiques de leurs formules et preuves. Comme le mathématicien G. H. Hardy l’affirme : « Beauty is the first place test : there is no permanent place in this world for ugly mathematics[41]. » Cette complexité, qui veut que les mathématiques soient aussi belles que vraies, est complémentaire aux exigences qui sous-tendent la création artistique. Le mathématicien et homme politique français Cédric Villani renchérit dans ses livres qu’il publie pour un grand public, dans lesquels est manifeste une sensibilité artistique qui, même si ses livres sont différents des pièces de Mouawad, tente de rétrécir l’écart entre les domaines mathématiques et artistiques. Dans le Théorème vivant (2012), par exemple, il décrit le travail entrepris pour prouver un théorème qui lui vaudra la médaille Fields en 2010[42] en employant nombre de techniques qui rappellent l’écriture littéraire, telles que l’élaboration d’une intrigue et d’un registre autobiographique, le recours à des figures incluant de nombreuses métaphores, exagérations, etc., le développement de personnages principaux et secondaires (certes non fictifs) et des descriptions. Le titre de son livre publié en 2018 confirme d’autant plus ce rapprochement : Les Mathématiques sont la poésie des sciences.

Il faudrait examiner d’autres textes de Mouawad, tant du côté de ses pièces que de ses romans, pour déterminer dans quelle mesure les mathématiques traversent son oeuvre et s’il s’agit d’une volonté soutenue de marier arts, mathématiques et vérité. Un regard ponctuel nous montre qu’un personnage imaginaire dans Assoiffés (2007) est mathématicien et poète. Le Poisson soi (2011), texte en prose et en vers, est doté de passages encodés, formés de lettres et de chiffres, se faisant un écho aux codes dans Ciels. Finalement, il faudrait creuser un peu plus Forêts, la troisième pièce de la tétralogie du Sang des promesses, située entre Incendies et Ciels, qui, bien qu’elle ne présente pas d’éléments mathématiques à première vue, comme je l’avais déjà mentionné, est structurée selon un principe triangulaire. Si, comme l’affirme Mouawad lui-même, la cohérence du monde « passe par le chaos[43] », il importe de souligner que dans ces deux pièces, mais peut-être aussi plus généralement, tant l’art que les mathématiques sont nécessaires pour parvenir à la révéler.