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Comment je m’assurerai de la vérité de cette trouvaille ?

Par moi-même, en revenant cent fois sur la démonstration,

en ne passant pas même les choses les plus claires

sans [se] les prouver, en vérifiant tout.

— Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland[1].

Le parcours de recherche que nous présentons ici a pour objectif de sonder la production mathématique de Diderot dans le but de prouver la profondeur et la continuité de ses intérêts dans un secteur presque inexploré de son oeuvre prodigieuse, les recherches dans ce domaine étant encore restreintes à trois articles seulement[2]. Notre analyse portera sur les oeuvres suivantes : Mémoires sur différens sujets de mathématiques[3], Sur deux mémoires de D’Alembert l’un concernant le calcul des probabilités l’autre l’inoculation[4], Écrits divers de mathématiques[5] et Notice sur Clairault[6], c’est-à-dire le nécrologe du mathématicien et académicien contemporain de Diderot. Dans ces écrits mathématiques, nous allons d’abord considérer ses choix terminologiques, tout comme son intention finale dans le but d’y entrevoir des modalités récurrentes, et donc significatives pour la langue de spécialité, ainsi que pour le contexte culturel où elle est promue.

Bien que D’Alembert soit reconnu comme le génie mathématique du XVIIIe siècle, Diderot a été, lui aussi, mathématicien[7], comme le voulait la tradition de la France des Lumières, selon laquelle ce domaine de recherche devait être avant tout l’affaire des philosophes, des hommes cultivés mais éclectiques, concentrés sur l’action et l’utilité, dont l’esprit critique consentait de perfectionner les critères nécessaires à l’obtention de la vérité. Dans un univers intellectuel particulièrement actif comme le leur, les mathématiques accèdent au rang de domaine de recherche privilégié pour le renouvellement d’un milieu culturel visant à recueillir la science et la connaissance pour les divulguer simultanément. La langue des mathématiques, pour laquelle les philosophes partagent une passion authentiquement enracinée, occupe surtout « la place de choix »[8] du projet encyclopédique dès le Prospectus de Diderot de novembre 1750, repris ensuite à la tête du premier tome de 1751 dans le Discours préliminaire de D’Alembert[9]. Cette primauté, selon Michel Paty, s’explique par le fait que seule cette langue, surgie de l’abstraction, peut consentir le dépassement de la dichotomie existant entre les mots et les choses pour hisser le discours à un niveau supérieur où « les mathématiques constituent l’axe du mouvement des sciences vers leur unification[10] ». L’examen de la langue des mathématiques est alors d’autant plus nécessaire dans le cas de Diderot, qu’on peut situer au centre de ce ferment de science et de raison.

Diderot choisit de se concentrer tout spécialement sur certains problèmes cruciaux de son siècle, comme l’acoustique et la musique, ou comme la probabilité théorique et appliquée (des jeux de hasard à l’inoculation) qui, surtout à partir de la correspondance entre Pascal et Fermat[11], s’étendra jusqu’au XIXe siècle[12]. Il effleure l’automation, sans doute de façon embryonnaire, mais tout de même déterminante pour l’empreinte qu’il laissera dans l’Encyclopédie, visant à l’ennoblissement des métiers. Il se confronte alors avec les spécialistes du secteur, n’ayant aucunement peur de rivaliser avec ces derniers dans leur propre domaine. Si les disputes et les controverses étaient à l’ordre du jour dans le cercle des savants et donnaient lieu à des rivalités aigres et prolongées, il étudie et rectifie tout cela, parfaitement ancré dans l’actualité de la recherche la plus avancée.

Produit de la pensée humaine en continuelle évolution, la langue des mathématiques est depuis toujours caractérisée par une dualité aux contours estompés, jamais dialectiques, et même parfaitement isomorphes, parce qu’elle est composée aussi bien de texte que de signes, de connecteurs et de formules, pour un total d’éléments complémentaires et scandés afin de garantir la progression logique. Les écrits faisant l’objet de notre lecture révèlent encore une fois un éclectisme qui, à partir de l’expérience, documente l’insatiable curiosité du savant, l’ampleur de ses intérêts et la cohérence de sa méthode, tout comme sa grande sensibilité envers les aspects linguistiques et stylistiques. Diderot fait preuve d’une sûreté qui s’étend de la rigueur des prémisses à l’ampleur des conclusions. Sa forme n’est pas axiomatique sur le modèle de D’Alembert, ni épistolaire comme le veut une certaine tradition qui inclut Alessandro Volta[13]. La vocation au pragmatisme qui imprègne les écrits de Diderot, trouve une correspondance adéquate dans la totalité d’un parcours qui sous-tend une intention à la fois didactique et empirique, enrichi par l’omniprésence d’une verve très personnelle et subtilement ironique.

La présente étude de mémoires, de productions écrites et de rapports interpersonnels, envisage donc une amplification possible dans le sens d’une évolution scientifique où la langue nécessaire à exprimer cet immense ferment reste l’élément déterminant pour que tout puisse avoir une signification, aussi bien dans la progression des idées que dans leur partage. L’assiduité des recherches mathématiques dans la vie de Diderot prouve son intérêt réel pour des sujets qu’il ne considère jamais comme de simples divertissements[14]. En lui, lecteur vorace, chercheur passionné, fin connaisseur, Jacques Marty souligne « le soin qu’il apporte à expliquer le mécanisme des calculs, et à les illustrer d’exemples numériques précis[15] ». Selon Jean Mayer, il essaye d’« appréhender l’univers à l’aide de l’outil mathématique, de l’expliquer, au moins dans son principe, par la géométrie et la cinématique[16] ».

Formé chez les Jésuites à Langres, Diderot y suit des cours d’arithmétique et de géométrie, mais c’est plus tard au collège parisien d’Harcourt qu’il est introduit à des notions de géométrie privilégiant la méthode cartésienne et excluant toute forme de raisonnement par l’absurde. À Louis-le-Grand, il apprend la méthode euclidienne et le calcul algébrique[17]. Affichant une vaste connaissance et une remarquable solidité dans le domaine mathématique, il arrive à subvenir longtemps à ses besoins en donnant des leçons privées[18], parfois son seul moyen de subsistance avec des traductions dont les plus importantes ne sont pas seulement de l’anglais, sans doute plus connues, mais également du latin. Entre autres, il traduit Leibnitz[19] dont la plus grande contribution aux mathématiques fut le calcul infinitésimal[20].

La fréquentation de mathématiciens et l’étude d’oeuvres spécifiques sont autant d’éléments qui renforcent la certitude que Diderot est impliqué dans l’étude des découvertes mathématiques de ceux qui l’ont précédé. La collaboration avec Deparcieux et d’autres spécialistes de son époque, et pas seulement son amitié avec D’Alembert, lui consentent de découvrir le calcul différentiel, l’usage des intégrales et l’analyse des multiples courbes qui constituent désormais le coeur des applications mathématiques[21]. Le substrat mathématique est reconnaissable dans la construction de l’operaomnia de Diderot : il suffit de penser à l’élaboration du Prospectus indispensable à l’organisation de l’Encyclopédie[22], où cette discipline s’impose comme dénominateur commun faisant la distinction entre « Mathématiques pures, mixtes et physicomathématiques[23] ».

Malgré cela, quelques sources anglophones rappellent un épisode pour le moins curieux. Il s’agit d’une anecdote qui a circulé pendant tant d’années que les historiens n’en ont plus douté. Cela concernerait l’invitation de Catherine II à Euler pour qu’il réduise Diderot au silence, puisque coupable d’être un souteneur zélé de l’athéisme. Euler se serait donc présenté à lui pour lui prouver l’existence de Dieu avec une formule algébrique :

Monsieur, forme: 5052879.jpg , donc Dieu existe ; répondez[24] !

Diderot, n’ayant pas su répondre pour réfuter cette thèse, s’en serait retourné immédiatement en France et qui plus est, très embarrassé.

En réalité, cet épisode n’existe que pour certains chercheurs. Les deux auteurs de l’article cité admettent l’avoir trouvé chez De Morgan[25] et ce dernier, à son tour, l’avoir recueilli d’un témoignage publié précédemment[26]. André Billy, biographe accrédité de Diderot, rapporte l’anecdote[27], mais admet n’en avoir aucune preuve et, ce qui est bien plus significatif, il précise qu’on y croyait dans l’Europe du Nord, ajoutant trois références ultérieures, mais toujours en langue anglaise[28].

Nous sommes convaincue de la fausseté de cette anecdote pour deux raisons. Avant tout, Diderot n’avait rien contre Euler dont il ne parle qu’une seule fois en termes élogieux[29] et qui était un excellent mathématicien[30]. Encore, et c’est une preuve qui contredit ce récit une fois pour toutes, c’est lors de son séjour à Saint-Pétersbourg (8 octobre 1773-5 mars 1774)[31] que Diderot envoie une lettre à Euler pour s’offrir comme trait d’union entre ce dernier et D’Alembert, avec qui il a rétabli un certain rapport après la rupture de 1758[32].

Mémoires sur différens sujets de mathématiques

Sa première publication dans le secteur mathématique a pour titre Mémoires sur différens sujets de mathématiques de 1748, recueil publié chez « Durand et son beau-frère Noël-Jacques Pissot dans une édition de luxe[33] » sous couverture en cuir rouge rehaussée d’or. À l’intérieur, le titre s’étend sur les cinq premières lignes et est suivi du nom de l’auteur : M. DIDEROT. Plus bas, une épigraphe d’Horace – « Amoto quaeramus seria ludo[34] » – qui marque un tournant vers des intérêts plus sérieux, dans le but de faire oublier le scandale provoqué par la publication, pourtant anonyme, de son oeuvre Les Bijoux indiscrets, sortie quelques mois auparavant, toujours en 1748[35].

Au milieu de la couverture intérieure, sous l’épigraphe, se trouve une vignette éloquente : assis dans un paysage bucolique, un génie ailé est complètement absorbé par l’écriture de symboles mathématiques. Parmi les détails on remarque, par terre, un masque et un sceptre surmonté d’une tête, métonymie de l’intention de Diderot à se consacrer à des travaux d’une plus grande densité[36] : « Je veux que le scandale cesse, […] j’abandonne la marotte et les grelots » (MM, f. IV).

La dédicace à Madame de P*** ouvre le livre d’un ton décidé : « Madame, je n’opposerai point à vos reproches » (MM, Epitre, f. III), appellatif qu’il reprend dans la conclusion pour la formule de politesse suivante : « J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, Madame, Votre très-humble et très-obéissant Serviteur, DIDEROT » (MM, Epitre, f. VI). D’après Assézat, éditeur de l’oeuvre complète de Diderot, cette initiale renvoie à Madame de Prémontval, que Jean Dhombres présente à son tour comme « férue de mathématiques[37] ». Née Marie-Anne Victoire Pigeon d’Osangis, fille du mathématicien français Jean Pigeon d’Osangis dont elle publiera les travaux à titre posthume[38], elle prend le nom de son mari, un autre mathématicien français, Pierre Le Guay de Prémontval[39]. Diderot justifie son choix en appuyant sur le contenu « des sujets qui vous sont familiers, et d’une façon qui ne vous est pas tout à fait étrangère » (MM, Epitre, f. V).

Bien que l’utilisation du pronom à la première personne du singulier ne soit pas admise dans les démonstrations mathématiques où c’est l’impersonnel qui domine, on la retrouve dans l’« Avertissement » au lecteur qui suit. Il s’agit de deux pages, pas numérotées, qui semblent vouloir justifier la complexité des sujets traités qu’on aurait partagés avec tout lecteur, mais qui ont exigé un langage plus spécialisé, comme celui de l’algèbre, du calcul, des inconnues. L’intention cachée semble vouloir souligner le changement effectué avec cette publication, extrêmement savante dans sa spécificité.

La « Table des mémoires » initiale suit l’« Avertissement » et occupe deux feuillets, pas numérotés, d’où émerge la prolixité des titres. Trois d’entre eux appartiennent au domaine musical et seront approfondis par Diderot dans la Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et parlent publiée anonymement en 1751. Suit un « Errata » qui ne contient que deux coquilles, dont l’une à la page 29, ligne 9, où il faut lire « longueur » et non « largeur », et l’autre à la page 80, ligne 6, pour un pronom démonstratif « celles », mis par erreur au pluriel.

Deux pages encore une fois pas numérotées et plus techniques concluent cette partie introductive. Elles contiennent les données et les signatures concernant l’approbation de l’Académie des sciences, une formalité indispensable au XVIIIe siècle pour la publication d’un livre scientifique. Cette Approbation est signée BELIDOR et porte la date du 1 mars 1748. Mathématicien lui-même, Bélidor affirme que ces « Mémoires sur différens sujets de Mathématiques, Acoustique, Méchanique et Géométrie » lui ont paru « traités avec beaucoup de sagacité » (MM, « Avertissement », f. I).

Le premier Mémoire, de loin le plus vaste, est consacré aux « Principes généraux d’acoustique » (MM, p. 1-120) où Diderot prouve avoir approfondi un texte d’Euler publié en 1739[40] . Pour traiter des problèmes d’acoustique, il rappelle les toutes premières études de Pythagore et d’Aristoxène, sans se limiter à une simple description théorique, mais en les réélaborant de manière personnelle. S’il est vrai que les deux Anciens ne sont pas d’accord sur la façon de traiter le sujet et que le second accusa le premier de fausseté, Diderot explique les qualités et les défauts de chaque théorie et arrive à une synthèse qui aurait bien pu les mettre d’accord. Il en va de même avec les recherches provenant du monde anglo-saxon : « Si l’on s’en rapporte à Halley et à Flamstead, le son parcourt en Angleterre 1070 pieds de France en une seconde de tems » (MM, p. 12). À l’hypothétique initiale, il ajoute deux autres théories, celle du Père Mersenne (cité également pour ses recherches sur l’harmonie universelle ; MM, p. 15) et de Gassendi, mais que l’on devrait croire « sur la parole », ce qui est tout à fait impossible en physique. Il ajoute ensuite les résultats obtenus par Taylor pour les courbes harmoniques et sinusoïdales, et par Gravesande avec ses éléments de physique (MM, p. 159). Le plus cité est Newton[41] dont le nom présente une graphie instable qui se concrétise parfois en « Neuton » (MM, p. 28).

Sa connaissance et son éclectisme sont également évidents là où, pour introduire ses principes à propos de l’acoustique, il commence par une liste de variétés de composition : « [U]n Adagio de Michel, une Gigue de Corelli, une Ouverture de Rameau, une Chaconne de Lulli » (MM, p. 1), qu’il approfondit ensuite. Il ne s’agit nullement d’une digression sur le plaisir esthétique, mais bien plutôt d’une introduction à la complexité du sujet qu’il entend développer. Les mathématiques deviennent alors pour lui le moyen de relier les sciences, le véhicule portant de la théorie à la pratique qui est ce qui l’intéresse le plus. Entre les pages 120 et 121, il insère une page non numérotée qui contient 9 figures nécessaires à l’illustration des procédés qu’il vient de discuter ; on retrouvera un encart semblable pour chaque Mémoire de ce recueil, exprimant l’importance attribuée à la dimension scriptovisuelle et à l’illustration des différents passages par le biais de la représentation graphique.

Le « Second Mémoire », ayant pour titre « Examen de la dévelopante du Cercle » (MM, p. 121-126), est un essai particulièrement significatif de la propension de Diderot à convaincre les chercheurs en mathématiques et en physique de son temps de la validité d’un instrument encore tout neuf, et pourtant fonctionnel, comme le compas[42]. Procédant par induction, il en illustre les atouts jusqu’à en arriver au problème classique de la quadrature du cercle auquel il se consacrera, bien que de manière discontinue, pendant toute sa vie.

« Examen d’un principe de Mécanique sur la tension des cordes » est le titre du « Troisième Mémoire » (MM, p. 163-168), alors que le quatrième porte sur le « Projet d’un nouvel Orgue sur lequel on pourra exécuter toute piece de Musique, à deux, trois, quatre etc. parties, instrument également à l’usage de ceux qui sçavent assez de Musique pour composer, et de ceux qui n’en sçavent point du tout » (MM, p. 169-197). Précédemment publié dans le Mercure de France[43], ce sont sans doute les exigences rédactionnelles de la revue qui justifient la brièveté de ce dernier. À propos des publications scientifiques du XVIIIe siècle, Maria Luisa Altieri Biagi et Bruno Basile entrevoient des nécessités spécifiques à la communauté des savants qui ne divergent pas de la situation actuelle :

Au XVIIIe siècle s’impose rapidement l’habitude de publier dans des actes d’académies et dans des journaux (des revues dirions-nous aujourd’hui) nécessaires à une communication scientifique vaste et rapide au niveau international ; une telle publication, d’essais originaux ou d’« extraits », servait aussi à protéger les oeuvres des plagiats (largement possibles dans une communauté de savants liée par de très fréquents échanges épistolaires)[44]

Le « Mémoire » conclusif, « Lettre sur la résistance de l’air au mouvement des Pendules » (MM, p. 199-232), est composé sous la forme d’une missive en réponse à une « Madame » anonyme, peut-être Madame de Prémontval à qui le livre est dédié. Diderot y insère le « Texte de Neuton » (MM, p. 218-223) en latin et en bas de page, précédé de sa traduction en français. Entièrement consacré au grand savant anglais, Diderot se réfère souvent à D’Alembert qui en avait déjà lu et commenté, de façon extrêmement approfondie, les démonstrations mathématiques[45]. Cela prouve que Diderot connaissait et partageait le penchant newtonien de son homologue.

La « Conclusion des cinq Mémoires » est « une démarche absente des ouvrages mathématiques ou physiques du XVIIIe siècle », puisqu’elle contient des consignes au lecteur exprimées à l’infinitif ayant pour objectif de vérifier l’acquisition des théories précédemment expliquées[46]. Cela confirme l’attention de Diderot envers son destinataire et le rôle qu’il attribue à l’expérimentation par sa façon de suggérer au lecteur l’exigence d’une vérification constante de l’enseignement reçu. Il pourrait également s’agir d’une tentative pédagogique pour continuer la recherche avec des exercices appropriés, un aspect qu’il considérait comme fondamental. D’après Jean Dhombres : « Pour Diderot, la rédaction de bons manuels, faits par les esprits les plus éclairés, semble une nécessité mais il sait aussi le peu d’empressement de tels esprits pour ces tâches subalternes[47]. » Il s’agit alors d’un élément de modernité, puisqu’à la fin des volumes pour l’enseignement des mathématiques on trouve aujourd’hui une partie consacrée aux solutions des problèmes proposés.

Les Mémoires se terminent par une « Table des matières » (MM, p. 234-243), dont l’élaboration est extrêmement méticuleuse en ce qu’elle rend compte de toutes les subdivisions de chaque chapitre : entrées, notes, corollaires, objections, vérifications, problèmes, théorèmes, applications, observations. Cette liste est révélatrice de la propriété lexicale dont Diderot fait preuve, tout comme de son attention à l’explicitation des différents passages nécessaires à la méthode déductive, de sa capacité hors du commun d’introduire des concepts d’une grande précision mathématique et de sa clarté d’exposition.

Les probabilités

Après les Mémoires de 1748, Diderot ne publie plus d’études mathématiques. Pourtant, quelques articles de l’Encyclopédie et surtout les inédits du fonds Vandeuil prouvent qu’il s’y est adonné tout au long de son existence. Il a toujours gardé un oeil passionné sur cette discipline pour laquelle il ne craint pas de s’aventurer dans des querelles bien connues de son époque, comme celle qui oppose D’Alembert à Daniel Bernoulli à propos des probabilités. Il n’hésite pas non plus à étudier les résultats de La Condamine ou du docteur Tronchin au sujet de l’inoculation préventive de la petite vérole, « une des grandes questions d’éthique médicale du XVIIIe siècle[48] », où il intervient d’un point de vue mathématique avec des considérations personnelles. Dans l’édition complète des oeuvres de Diderot, on trouve deux écrits en réponse aux mémoires de D’Alembert contenus dans le deuxième volume des Opuscules mathématiques et consacrés aux probabilités. Ils ont pour objet le paradoxe de Saint-Pétersbourg et la défense de l’inoculation, tous deux destinés à la Correspondance littéraire de Grimm.

Ces études sur les probabilités ont été anticipées en 1746 dans quelques pages remises à Antoine Deparcieux pour son Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine[49] et réapparaîtront plus tard à l’intérieur de la vaste aventure encyclopédique. Il signe en effet par son astérisque des articles de mathématiques, comme la troisième section de l’article « Absent », qui contient un renvoi aux probabilités pour l’exposé de la théorie de Buffon[50], « Chance[51] », « Jouer[52] » et « Probabilité[53] », tout comme celui consacré à l’« Insertion de la petite vérole[54] ». Grâce à ce côté applicatif, on comprend pourquoi, dans l’introduction à ses deux écrits, il souligne que le calcul des probabilités « est proprement la science physico-mathématique de la vie » (DM, p. 341).

Écrits posthumes de mathématiques

Consacrés à de multiples sujets, mais proches des préoccupations diderotiennes, ses écrits divers posent essentiellement des problèmes liés à leur datation et à leur origine puisqu’ils appartiennent à des fonds différents, de Naigeon à Madame Vandeul, jusqu’à Catherine II de Saint-Pétersbourg.

C’est en fait sur la demande de cette dernière que selon Jean Mayer ont été rédigées les Premières notions sur les mathématiques à l’usage des enfants[55] (ÉD, p. 363-457). Diderot s’est toujours intéressé à l’enseignement des mathématiques, pour ses activités initiales de précepteur et aussi pour l’éducation de sa fille Angélique, née en 1753, dont il se charge en 1763[56]. Pourtant, il s’agit d’un domaine dont l’expansion sera difficultueuse, vu qu’il faut attendre la fin du siècle pour les publications de Condillac et Condorcet[57] ; une lenteur didactique qui serait due à la difficulté de la discipline, mais aussi aux modalités d’enseignement de son côté logique et abstrait. L’intérêt que Diderot voue à l’enseignement des mathématiques aux enfants est réel et motivé, mais on remarque surtout sa préoccupation d’offrir une opportunité aux jeunes filles, comme il le dit dans son sous-titre : Premier livre classique du premier cours d’études. Il peut aussi servir pour la maison d’éducation des jeunes demoiselles (ÉD, p. 365). Il suppose donc, pour les femmes, une éducation rivée à une certaine autonomie.

Dans son introduction, il insiste sur l’utilité des mathématiques, « clef de toutes nos connaissances » (ÉD, p. 366), surtout pour l’avantage qu’elles offrent dans les arts et dans la formation de « l’esprit en l’accoutumant à raisonner » (ÉD, p. 365). Son enseignement porte sur les mathématiques qui « ont pour objet la quantité ou la grandeur », à l’exclusion des mathématiques abstraites. L’introduction a pour titre « Idée générale des mathématiques », où l’adjectif « général » explicite l’intention sous-jacente, dans le sens de valable pour tous ceux qui vont l’étudier et s’en servir d’un point de vue pragmatique et applicatif, alors que la « généralisation » des mathématiciens purs signifie « rendre général d’un point de vue abstrait » et donc viser à l’universalité.

L’enseignement de Diderot met l’accent sur une série de préceptes généraux reconduisant aux résultats techniques des figures et de leurs représentations graphiques sans aucune préoccupation pour l’approche déductive en tant que mode d’acquisition des connaissances. Chaque énoncé procède sur la base d’une démonstration géométrique, à savoir énoncé-démonstration-synthèse, et alterne avec les figures de la description scriptovisuelle qui illustrent et prolongent surtout la section consacrée à la géométrie solide où le renvoi à la figure correspondante est régulièrement inséré.

Les astérisques introduisent quelques notes explicatives contenant des précisions terminologiques, comme c’est le cas pour « figure » :

Le mot figure est pris ici improprement, car en géométrie, et à la rigueur, figure est un espace renfermé par des lignes, au lieu que les deux lignes AB et BC ne renferment point un espace, mais l’usage en général, dans les livres, d’appeler aussi figure tout dessin par le moyen duquel on représente ce que le discours seul ne ferait pas entendre aussi clairement.

ÉD, p. 379

On remarque l’utilisation des pronoms personnels à la première personne du singulier et du pluriel (« Les triangles curvilignes et mixtilignes n’étant pas d’un usage aussi universel que les rectilignes nous ne parlerons que de ceux-ci dans la suite de ces définitions » ; ÉD, p. 388). Ces pronoms, totalement absents des mémoires de D’Alembert, ont ici la fonction d’accompagner le destinataire et d’en partager la tâche en gardant une forme de dialogue avec ce dernier et en soulignant les bienfaits des acquis (« Je ne veux point quitter les figures sans dire combien il est essentiel d’apprendre à les démêler lorsqu’il y en a plusieurs d’entrelacées les unes aux autres » ; ÉD, p. 396).

Parmi ses écrits divers, on trouve aussi sa « Première proposition de Cyclométrie » (ÉD, p. 421-439), ou quadrature du cercle, que D’Alembert, dans l’article « Cercle » de l’Encyclopédie, synthétise de la manière suivante : « La quadrature du cercle ou la manière de faire un quarré dont la surface soit parfaitement & géométriquement égale à celle d’un cercle, est un problème qui a occupé les mathématiciens de tous les siècles[58]. » Ce sujet revient à maintes reprises dans les recherches de Diderot, comme dans son deuxième « Mémoire » qui s’étend de l’examen de la développante du cercle aux bienfaits du compas. D’une part, il est partisan de l’utilisation des instruments géométriques comme le compas, de l’autre il donne une construction géométrique, donc empirique, de ce problème pour lequel il prévoit une dimension aussi bien figurative qu’applicative.

Cet écrit de Diderot est précédé d’une lettre de Naigeon à M. de Vandeul où il lui transmet toute sa préoccupation pour l’« opiniâtreté, l’illusion et les efforts de tête » de Diderot, tout comme la peur qu’il ne s’expose face à des « ennemis », « à son âge à faire rire ceux qui broient les couleurs dans l’atelier d’Apelles », alors qu’il s’agit d’un « homme qui mérite l’estime et les éloges de tous ceux qui ont le goût des choses honnêtes et des bonnes lettres » (ÉD, p. 421-422). Cette préoccupation doit avoir été partagée par Sophie Volland que Diderot remercie en 1762 de s’être « inquiétée sur une misère comme cela. Soyez sûre que je ne ferai aucune fausse démarche ». Il lui en parle comme d’« une question importante qui me tyrannise sans cesse. Elle me suit dans les rues. Elle me rend distrait en société. Elle m’interrompt dans mes occupations les plus essentielles. Elle m’ôte le sommeil pendant la nuit ». Il lui annonce aussi avoir trouvé la solution (« Je vous ai parlé dans ma dernière d’une vérité après laquelle je m’étais mis à courir ; eh bien, je crois qu’à la fin je la tiens ») qu’il pense pouvoir démontrer en termes numériques (« Comment je m’assurerai de la vérité de cette trouvaille ? Par moi-même, en revenant cent fois sur la démonstration, en ne passant pas même les choses les plus claires sans se les prouver, en vérifiant tout »).

Diderot affirme avoir soumis sa démonstration à Condorcet : « Lorsque je consultai l’habile géomètre que je viens de nommer, il me fit voir avec une condescendance que je ne saurais trop louer que j’avais fait ici une erreur dans les signes, là dans la somme des espaces appliqués, ou le résidu des espaces superposés » (ÉD, p. 436), version confirmée aussi par Naigeon (ÉD, p. 421). En 1765, toujours dans une lettre à Sophie, il déclare une intention plus ambitieuse : « [I]l est sûr que j’aurai vu D’Alembert la semaine prochaine, et que peut-être j’aurai lu à l’Académie le mémoire en question le jour suivant[59]. » Un souhait qu’il ne réalisera pas. On peut penser que plusieurs tentatives aient été faites à ce sujet, peut-être trop, vu que dès 1775, l’Académie des sciences décide de ne jamais plus examiner les propositions de solution de ce problème qui ne sera réglé qu’en 1882 par le mathématicien allemand Ferdinand Lindemann[60].

À la suite de ces calculs, il énonce un projet pour une machine chiffrante et déchiffrante dont on n’a pas retrouvé le texte, mais dont l’idée n’est pas sans rappeler ses intérêts pour l’automation appliquée à l’orgue du quatrième « Mémoire ». Parmi ses écrits divers, on ne dispose que de la table des matières, d’où l’on comprend qu’il s’agit de la description d’un projet pour une sorte de machine à écrire, avec caractères et signes de ponctuation (ÉD, p. 424), ayant un diaphragme (« un réglet qui ne sert qu’à mettre en ligne » (ÉD, p. 423), et capable d’atteindre « une multitude prodigieuse de combinaisons différentes » (ÉD, p. 425).

Pour d’autres inédits, tels que le « Projet de loterie », le « Calcul de la Loterie de l’École militaire », le « Projet d’exercices de clavecin », la « Question » et les « Rentes viagères », l’attribution à Diderot est douteuse selon Jean Mayer et pourtant ils ne manquent pas d’intérêt[61]. On ne sait pas s’il s’agissait dans ces cas de notes, d’ébauches de mémoires ou d’articles pour l’Encyclopédie[62] ou encore de tentatives éparses, mais s’ils sont un jour définitivement reconnus comme étant de la main de Diderot, ils prouveront l’étendue et la récurrence de certaines de ses préoccupations liées à la plus vaste thématique de l’analyse des hasards.

Le « Projet de loterie » renvoie à un expédient à la mode dans les cours européennes où « l’adhésion des princes fut si grande qu’au milieu du XVIIIe siècle, la loterie est définie comme une opération “publique” qui leur est attachée, plus sûrement que comme une opération charitable[63] ». La participation souhaitée par Diderot devrait s’étendre à toutes les régions de France, y compris la Lorraine, rattachée au royaume en 1766, ce qui laisse supposer la postériorité de cet écrit. Les calculs des revenus exprimés en termes numériques seraient dus à la participation des différentes classes sociales, du roi aux moins aisés en passant par le clergé qui « fourniront chacun une somme proportionnée à leurs moyens et à leur état » (ÉD, p. 440), selon la division en plusieurs groupes établis par rapport à leur disponibilité économique dont on calcule le montant. On comprend, dans ce cas aussi, que l’intention sous-jacente est plus importante : soumettre l’idée à un responsable du gouvernement pour une application étatique. Dans la conclusion, la formule des salutations contient une appellation ouvertement adressée au « seul Ministre, depuis le grand Colbert, qui nous ait aperçus avec dessein de nous soulager » (ÉD, p. 454). Bien qu’il n’ait pas été identifié, il s’agit sans doute de quelqu’un envers qui Diderot pouvait se permettre des critiques ouvertes, puisque sur le clergé se concentre l’accusation de « scandaleuse opulence [qui] cause et aigrit la misère publique » (ÉD, p. 444).

Le projet de loterie nationale est suivi de deux pages consacrées au « Calcul de la loterie de l’école militaire » qui s’ouvre sur les bienfaits de cet expédient : « La Loterie ne peut jamais perdre. Son gain est fixe et assuré » (ÉD, p. 454) et porte sur le calcul des probabilités de victoire. On n’a aucun élément reconduisant à la datation de cet écrit, mais on sait qu’en 1757 « le succès du loto génois de l’École royale militaire joint à celui de la loterie de Piété décida le roi de France à créer à son tour une Loterie royale et à faire ainsi passer définitivement la gestion de ces établissements sous le contrôle de la Finance[64] ». On suppose donc qu’il s’agit d’un texte postérieur, peut-être adressé une fois de plus au destinataire précédent, en vue d’illustrer les bienfaits d’une telle initiative dans un contexte plus précis et limité.

Nécrologe pour Clairault

Parmi les écrits du secteur mathématique, Jean Mayer cite, dans sa note au volume II des Oeuvrescomplètes de Diderot[65], le nécrologe d’Alexis Claude Clairaut (Paris, 1713-1765), mathématicien français de grande renommée dès son plus jeune âge. Anne-Marie Chouillet recommande une certaine prudence à l’égard de cette note qui était destinée à la Correspondance littéraire de Grimm et qui, pour cette raison, présente, comme dans d’autres cas, toute une série de remaniements.

Clairaut appartient à une famille de mathématiciens comme l’était aussi celle des Bernoulli. Son père, Jean Baptiste Clairaut enseignait les mathématiques et s’occupa personnellement de son éducation. Son frère cadet, connu sous le pseudonyme « le cadet Clairaut », publia à quinze ans son premier traité de mathématiques, le Traité des quadratures circulaires et hyperboliques, mais mourut de variole l’année suivante.

Véritable enfant prodige, à treize ans Alexis Clairault présente un mémoire personnel devant l’Académie des sciences de Paris où il est reçu à dix-huit ans, et donc avant D’Alembert qui n’entrera qu’à vingt-quatre ans. Clairault est connu pour ses travaux en géométrie analytique solide[66], dont il rédigera le premier traité, Recherches sur les courbes à double courbure[67]. Par cette publication, il se distingue en tant que précurseur dans le secteur, où ses recherches seront poursuivies par Gaspard Monge, mathématicien et conseiller de Napoléon[68]. Bien que mathématicien pur de formation, Clairaut publie aussi des manuels pour la pédagogie des mathématiques dont le premier, Éléments de géométrie, a été écrit pour Madame du Châtelet dont il avait été le précepteur[69].

Cette notice est intéressante à maints égards puisqu’elle révèle des atouts d’un grand mathématicien du XVIIIe lié au réseau des savants de l’époque. Tout au long du nécrologe, Diderot procède en établissant un parallèle entre Clairaut et D’Alembert dont il reconnaît d’une part les génies respectifs, de l’autre la rivalité qu’il appuie sur des considérations aussi bien mathématiques qu’euristiques[70].

Le portrait de Clairaut est épidictique (« très grand géomètre, riche, honnête homme, bon ami et du commerce le plus sûr »), mais pas hypocrite, puisque confirmé dans une lettre de Diderot à Sophie Volland, toujours de 1765, où il se réfère à « deux grands géomètres » à propos du défunt et de D’Alembert[71].

L’éloge de Clairault s’étend sur deux volets. Avant tout, le fait qu’il s’est consacré à « une étude des sciences abstraites commencée dès ses plus jeunes années et continuée avec opiniâtreté presque jusqu’à sa mort », mais qui « ne lui avait pas ôté sa sérénité » (NCL, p. 402). Ensuite, l’application de ses travaux aux calculs nécessaires à l’astronomie[72] et, par conséquent, son rapprochement « des choses utiles », ce qui l’empêche de mettre exclusivement « ses rêves en équations [pour aboutir] à un résultat que l’expérience ne manque jamais de contredire » (NCL, p. 404).

Conclusion

Application, utilité, expérience sont autant de représentations de cette pragmatique située au coeur des préoccupations épistémologiques de Diderot. La manière de concevoir l’univers mathématique, modalité toujours rivée sur l’expérimentation et la langue nécessaire pour exprimer et décrire tout cela, constitue un volet de la dichotomie présente à l’intérieur du couple qui dirige l’Encyclopédie. Diderot reste un empiriste alors que D’Alembert est un mathématicien pur pour qui l’objectif ultime est l’abstraction, une divergence qui concerne non seulement les modalités de l’expression mathématique, mais surtout le rôle du Savant et l’objectif que ce dernier envisage par son parcours de recherche.

Diderot exprime aussi sa volonté d’appliquer les règles de la langue abstraite des mathématiques aux arts et métiers, comme il l’affirme dans son article « Art » de l’Encyclopédie où il illustre son projet d’élever le savoir des artisans à une seconde culture[73]. En cela, il se donne un double objectif comme il s’adresse aussi bien à l’artisan qu’à « l’homme de Lettres qui sait le plus sa langue [mais] ne connaît pas la vingtième partie des mots[74] ». La langue mathématique lui offre la terminologie spécialisée[75], s’il est vrai que « le mathématicien se donne les définitions qu’il emploie[76] ».

Tout au long de son parcours à travers les mathématiques, Diderot confirme que la science n’est jamais un savoir statique et immuable, parce qu’elle ne peut exister sans remise en question. C’est pour cette raison qu’il dépasse la pure abstraction (« Il y a une espèce d’abstraction dont si peu d’hommes sont capables, qu’elle semble réservée aux intelligences pure ; c’est celle par laquelle tout se réduirait à des unités numériques[77] ») pour aller vers des cas concrets, en vue d’une application pratique et irréfutable à travers laquelle parvenir à une synthèse certaine, tendu qu’il est vers une recherche du savoir total qui ramène à l’incipit de la dédicace des Mémoires à Mme de Prémontval : « [J]e reviens à Socrate » (MM, f. IV).

Diderot garde une attitude argumentative qui s’appuie sur l’histoire de la discipline et témoigne d’une grande attention envers la systématicité et l’enchaînement logique d’une structure linguistique contraignante comme celle des mathématiques, dont il souligne la diversité des enjeux. Il en présente les nombreux acteurs dans le but de définir une autre norme épistémologique que celle de l’exactitude mathématique et insiste sur les chaînes conjecturales selon un mode associatif[78].

Il en est de même pour le rapport qu’il entretient avec son destinataire : Diderot se maintient aux côtés de ce dernier par son attitude de partage et par la description opérative du savoir-faire, sans jamais s’en tenir à une énonciation rivée à l’illustration de son propre savoir[79]. Visionnaire, il explique dans le Plan pour l’université russe composé pour Catherine II qu’il est question « de conceptualiser, de suppléer aux manques, de faire oeuvre de pédagogie, bref, de servir d’intermédiaire[80] ». C’est aussi grâce à lui que les mathématiques peuvent sortir de l’Académie pour s’ouvrir à une mission sociale inclusive[81] : l’enseignement qu’il envisage doit être gratuit et utile à préparer à la vie professionnelle, en plus du fait d’être dominé par le souci de prendre en compte tous les enfants[82].

Les mathématiques pures ne suffisent pas à Diderot qui revient sur ce point dans plusieurs oeuvres. En effet, il affirme que si vous « interrogez des mathématiciens de bonne foi, ils vous avoueront que leurs propositions sont toutes identiques, et que tant de volumes sur le cercle, par exemple, se réduisent à nous répéter en cent mille façons différentes, que c’est une figure où toutes les lignes tirées du centre à la circonférence sont égales[83] ». C’est surtout Jean Starobinski qui insiste sur cet aspect : « [D]ans la pensée de Diderot, la question de la démonstration fut un problème irritant[84]. »

Ce qui compte dans les écrits analysés, c’est l’enchaînement des idées et non la réponse, selon le principe cher à Henri Poincaré[85], puisque la valeur d’une telle production est d’avoir su éveiller la réflexion et attirer l’attention sur des problèmes nouveaux, de les faire rayonner dans plusieurs secteurs et de les lancer, tel un défi, à l’époque contemporaine. Et tout cela grâce à une langue rivée sur les modalités de la décision, de la détermination de la théorie et du rôle de l’hypothèse par la nécessité impérieuse de formalismes et de systèmes axiomatiques à même d’illustrer la méthode de la démonstration, garantissant ainsi avec certitude la représentation du réel[86].

Le français garde non seulement sa centralité dans la totalité de la production mathématique de Diderot, mais son importance est accrue à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle par le rattachement des mathématiques à la physique, englobées toutes les deux sous le nom de « mathématiques mixtes »[87]. C’est ainsi que la langue française ne manque pas d’occuper le coeur d’une époque où la recherche d’une langue universelle remontant à Descartes et à Leibniz se concrétise dans la physique moderne qui adopte l’expression mathématique pour étayer ses découvertes, dans l’Encyclopédie qui s’érige sur les mathématiques mixtes de D’Alembert et sur des théoriciens comme Condillac, confirmant que « l’étude des mathématiques n’est autre chose que l’étude d’une langue[88] ».