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Sous-genre littéraire à la réputation naguère honteuse, le « roman de fille » ou « de la prostituée[1] » suscite l’intérêt des critiques depuis une quarantaine d’années. Ce constat s’applique aux dix-huit et dix-neuvièmistes, intéressés par une époque dont l’obsession réglementariste, héritée du Pornographe de Restif de la Bretonne[2], affecte, avant la Révolution, la production des écrivains français. La fascination des romanciers pour la prostitution s’évalue, dès la fin du XVIIIe siècle, à l’accroissement des récits dont l’héroïne est une femme de joie[3] ; le nombre d’études actuellement consacrées à ces textes indique, à son tour, qu’un tel attrait s’exprime au sein des universités. Parmi les spécialistes actuels, Kathryn Norberg, Valérie André, Mathilde Cortey, Charles Bernheimer, Mireille Dottin-Orsini, Daniel Grojnowski et Marjorie Rousseau-Minier[4] éclairent, des Lumières à la Belle Époque, une figure appréciée des hommes de lettres. Or, à la même période, un personnage d’homme analogue à la fille publique est également présent dans de nombreux romans, sans que ce viveur, entretenu aux dépens(es) des femmes, ne soit volontiers décrit comme un « prostitué ». Cet anti-héros n’a guère attisé la curiosité des chercheuses et des chercheurs en littérature – excepté celle, à certains égards, d’Éléonore Reverzy[5] – plus attentifs, au contraire, aux représentations des filles et des femmes du monde. Une telle omission trahirait l’« occultation[6] » dont souffre aujourd’hui la prostitution masculine, en l’occurrence hétérosexuelle. Invisible dans la « sphère publique » et le « monde scientifique »[7], elle semble, en outre, assez tardivement définie. L’entrée du « prostitué » dans les dictionnaires, en tant qu’« homme [...] faisant commerce de son corps », ne remonte en effet qu’à 1930 : bien plus, il est « généralement » décrit comme « homosexuel »[8]. Avant cette date, un nombre important d’hommes au « service » de ces dames apparaît toutefois dans la littérature, en particulier du XVIIIe siècle : reste à considérer comment ces personnages y sont dénommés. En 1785, un texte anonyme intitulé L’Année galante ou les intrigues secrètes du marquis de L***[9] amène ainsi le lecteur actuel à questionner l’existence d’un type littéraire et social a priori banni du lexique et des manuels. Appelé la « marchandise la plus chère de Paris[10] », le héros du roman se livre, auprès du « beau sexe », à la prostitution masculine.

Une tradition littéraire impensée

Pour étudier ce roman méconnu, quoiqu’étonnant, puisqu’il offre, « au masculin », le portrait d’un « authentique personnage de courtisane[11] », il est judicieux de retracer ses avatars et de le situer dans la tradition littéraire. En relisant L’Art d’aimer[12]d’Ovide ou les Satires[13] de Juvénal, on peut déjà trouver des conseils à l’attention du garçon qui voudrait séduire une dame plus vieille et plus riche que lui. Ce motif a poursuivi sa route et semble avoir évolué dans la littérature française : encore faut-il envisager les facteurs esthétiques et sociaux justifiant sa récurrence en France. Ainsi lit-on, dans la seconde moitié du Roman de la rose, écrite par Jean de Meun : « Juvenaus meïsmes affiche / Que, qui se met en vieille riche, / S’il veult a grant estat venir, / Ne puet plus brief chemin tenir[14] […] ». Et l’écrivain d’enseigner pourquoi le jeune amant, dans une société critique envers la veuve ou la femme âgée, puisqu’émancipée, devrait tirer profit de « vieilles rombières », envisagées comme avides et lubriques, au nom d’une tradition littéraire et médiévale « anti-féministe »[15]. Encore au XVIIIe siècle, il apparaît que la « femme dominante », agissant comme un homme, incarne « un mal absolu[16] », souligne Arlette Farge. À cette époque, un certain succès couronne, au demeurant, ces amours intéressées : il suffit, pour en témoigner, d’évoquer les fameux paysans parvenus et pervertis, que décrivent Marivaux et Restif, entre 1734 et 1787[17]. Enjôlant de riches douairières, Edmond comme Jacob espèrent renforcer leur capital économique et parvenir à s’élever socialement. Ce goût du lectorat pour une figure masculine au physique attractif et d’esprit convoiteux, datant de l’Antiquité, s’explique par une histoire littéraire et sociale qui caractérise, entre autres[18], la France des Lumières.

Au début du siècle, la veine picaresque espagnole inspire de nombreux écrivains français, qui l’adaptent à la société d’Ancien Régime. En 1715, l’Histoire de Gil Blas de Santillane, où l’Espagne devient le reflet de « la France toute catholique d’après 1685[19] », est un bon exemple d’adaptation du genre. Aussi, le pícaro, personnage de filou déclassé vivant traditionnellement d’expédients, change son train de vie dès qu’il outrepasse les Pyrénées. À l’origine envisagé comme le héraut d’une « noblesse à l’envers, hidalguia négative, fondée sur une ascendance de larrons, d’escrocs et de prostituées[20] », il aspire alors à s’intégrer dans la société plutôt qu’à vivre en retrait. Moins que de croupir en Espagne, il espère « faire carrière », « acquérir des richesses » ou « conquérir la gloire » en France, afin d’obtenir « une place précise et fixe dans l’existence »[21]. Après la Régence, le type du parvenu triomphe du pícaro, pendant que le roman picaresque, explique Raymond Trousson, se transforme « en roman d’ascension sociale dans une société moins rigide [...] où les valeurs théologiques s’effacent devant celles de la réussite bourgeoise[22] ». Or cette élévation s’accomplit d’habitude au moyen des dames qui la favorisent : habile à monter « sa chair au plus haut prix[23] », Jacob se met « comme à l’enchère[24] » en flattant les hôtesses auxquelles il doit sa fortune et sa place à table. En suivant son exemple, Edmond « f[era] [s]on chemin par les femmes[25] ».

Le dernier tiers du XVIIIe siècle, auquel on doit les aventures d’Edmond, se montre un peu plus favorable encore à la représentation de ces passions vénales : elles tiennent petit à petit de la prostitution masculine, en tendant à s’encanailler. Cet « encanaillement[26] », qui touche en particulier l’évolution du roman libertin, se justifie selon des facteurs historiques et littéraires, explique Philippe Laroch. Affecté par une volonté de réalisme, inspirée du roman picaresque et des romans anglais, le libertinage aristocratique ou « de bonne compagnie[27] », qu’illustrait Crébillon, connaît, dès 1750, l’influence du Tiers État, dont la montée modifie les attentes d’un lectorat devenu sensible au déclassement du héros libertin. Le développement de la prostitution, propre à la seconde moitié du siècle[28], ainsi qu’aux troubles économiques et sociaux marquant la période révolutionnaire[29], influence également les romanciers du libertinage à la « dernière manière[30] », empreints d’ambitions réalistes. Des mondanités badines, auxquelles Mesdames de Fécour et de Ferval initient Jacob, Edmond retient peu de maximes : il quitte, au sommet de sa perversion, la société du monde pour adorer, sinon des prostituées, du moins des femmes d’origine « infâme ». Au tournant du siècle, il est non seulement l’exemple du jeune parvenu que la ville et ses moeurs ont perdu, mais aussi l’incarnation des opinions bourgeoises, imprégnées d’une philosophie rousseauiste et libérale. À l’époque, un capitalisme marchand, produit d’une industrialisation naissante, investit le roman du libertinage, au point qu’une marchandisation du corps y devient courante : le révèlent en effet les scélérats sadiens, qui changent leurs affidés en « monnaie vivante[31] ». En l’occurrence, il s’agit pour Edmond, que pervertit Gaudet d’Arras, de monnayer ses charmes auprès des dames. À la différence de Jacob, attentif à ne pas choquer « les principes moraux » et les « convenances sociales »[32], il exploite à demi-mot son corps et son sexe à des fins économiques. « Il faut caresser cela[33] ! », s’écrie-t-il en dénigrant la veuve « bien vieille et bien riche[34] », qu’il épouse en espérant quarante mille livres de rente.

Un embourgeoisement du libertinage, alors exercé du boudoir au trottoir, amène ainsi ses acteurs à changer « tout jeu d’échange érotique en transaction monétaire[35] ». Autrefois l’expression d’« une stratégie de salon », le roman libertin devient « le produit d’une organisation sociale où l’argent est à la fois la cause de l’abjection et le moyen de s’en arracher[36] ». Tandis qu’il étend son horizon, le genre enrichit son panel d’acteurs : il est complété de canailles aux origines interlopes et d’aristocrates aux moeurs avilies, mus chacun par un terrible appât du gain. Si la prostitution, désormais définie comme un « échange économico-sexuel[37] » où l’individu qui l’exerce instrumentalise, auprès d’autrui, sa sexualité pour augmenter son « capital économique » et « social »[38], ouvre une voie « salutaire » aux ouvrières ainsi qu’aux paysannes, elle y pousse également les hommes, issus de noble ou d’ignoble extraction. L’entretien d’Edmond, parallèle à celui de sa soeur Ursule, aux dépens d’une marquise en état d’« ouvrir » à son mignon « la porte du grand monde[39] », en témoigne en partie. L’Année galante ou les intrigues secrètes du marquis de L***, analogue à Ma Conversion[40], voire aux Aphrodites[41], illustre, en ce qui le concerne, une prostitution masculine aristocratique. En gigolo presque avoué, le protagoniste intègre, outre une galerie de personnages impensés comme des « prostitués », une foule de figures au sang bleu dont la condition contraste avec les activités qu’ils ont significativement décidé d’exercer. Diffamé pour avoir un « tarif » à « [s]es heures[42] », le marquis, « très-noble » et « peu riche »[43], affirme, en se prostituant, le triomphe des intérêts bourgeois sur une noblesse interdisant tout métier lucratif à ses représentants, à moins qu’ils ne dérogent à leurs privilèges. En 1785, il semble que l’aristocratie d’Ancien Régime, où « le pouvoir parle à travers le sang[44] », fléchit déjà devant la bourgeoisie du xixe siècle, en ce que l’argent pousse un aristocrate à brader son corps et quitter son rang.

La garde-robe d’un aristocrate entretenu

Priant « Plutus » et « Vénus »[45] à la fois, le marquis de L*** – narrateur autodiégétique d’un roman-mémoires apocryphe inspiré du genre libertin mondain – l’avoue : « [J]’eus des points d’appui dans les différents quartiers, pour mieux courir la carrière de la fortune et de l’amour[46] ». Parmi celles qu’il énumère dans son journal intime et qui l’aident à réussir à Paris, comptent « des femmes de qualité, pour [s]e donner du relief ; des femmes en crédit, pour aider [s]on ambition ; des femmes riches, pour suppléer à [s]es dépenses[47] ». Il imite ainsi le libertin de qualité de Mirabeau, de deux ans son aîné : « Je ne foutrai plus que pour de l’argent », confessait le héros de Ma Conversion, devenu, dès l’incipit, « étalon juré des femmes sur le retour[48] ». À son sujet, Apollinaire écrit que c’est « la première fois sans doute que l’on faisait un personnage romanesque de l’homme qui vit aux dépens des femmes[49] ». Une telle affirmation nous semble inexacte, à considérer la tradition littéraire plus ou moins inédite et précédemment décrite à laquelle appartient ce texte : l’originalité du protagoniste réside plutôt dans une profession de foi délibérée. Celle-ci le rapproche explicitement de la « prostituée », que l’Encyclopédie décrit comme « celle qui s’abandonne à la lubricité de l’homme par quelque motif vil et mercenaire[50] ». Or, au XVIIIe siècle, aucun commentateur, y compris Grimm et Bachaumont[51], ne relève apparemment la « prostitution » du nouveau converti : celle-ci semble, au contraire, une activité sexuelle exclusivement définie comme féminine, à moins qu’elle ne soit, selon l’avocat Jacques Peuchet, masculine homosexuelle[52]. En attestent les autorités lexicales et, sous la Révolution, les archives de police qu’a dépouillées Clyde Plumauzille : « les femmes [y] détiennent seules le monopole de la prostitution[53] ». Cet « abandonnement à l’impudicité », déclare éloquemment l’Académie, « ne se dit que des femmes et des filles »[54], leur équivalent masculin, quoiqu’homosexuel, n’intégrant généralement les dictionnaires qu’au début du XXe siècle. Encore faut-il envisager les mots justes ou contemporains des Lumières pour étudier, sinon nommer, des figures et des oeuvres explicites au point que nous les appellerions désormais, comme Ma Conversion, des « romans du prostitué ».

Bien qu’exerçant la prostitution, le marquis de L*** est différent des « barboteuses » ou des infortunées qu’Edmond, le paysan « dégouté[55] », rencontre en s’avilissant. Son fastueux train de vie, différent de celui des demoiselles arpentant les rues, égale celui qu’assigne Restif aux « filles entretenues[56] ». À la solde d’un seul ou de plusieurs « entreteneurs », elles refusent, à l’opposé des « filles publiques[57] » ou des « femmes du monde[58] », le premier client qui les solliciterait pour lui préférer, comme le marquis, des conquêtes « d’un haut rang[59] ». Plus ou moins privées, ses activités ne feraient pas moins de lui, si jamais il était une femme, une prostituée. Pour autant qu’elle s’oppose aux définitions juridiques de la « prostitution[60] », dont l’étymologie rappelle qu’elle repose, en théorie, sur un « publicisme des femmes[61] » et sur une acceptation du tout-venant, la « privatisation » qui définit l’entretien n’exposerait pas moins ses actrices au « stigmate prostitutionnel[62] ». Ainsi, « les demoiselles galantes, courtisanes de haut vol », explique Érica-Marie Benabou, « sont relativement à l’abri, mais du jour au lendemain leur “galanterie” peut devenir un délit[63] ». Dans son Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier leur attribue le même statut qu’aux prostituées qui racolent en rue :

Depuis l’altière Laïs qui vole à Longchamp dans un brillant équipage (que, sans sa présence licencieuse, on attribueroit à une jeune duchesse), jusqu’à la raccrocheuse qui se morfond le soir au coin d’une borne, quelle hiérarchie dans le même métier ! Que de distinctions, de nuances, de noms divers, et ce pour exprimer néanmoins une seule et même chose[64] !

Le marquis, dont les services évoquent en tout point l’« attention », le « temps » et les « soins » qu’offrent ses consoeurs aux « clients-amants »[65] qui les entretiennent, incarnerait donc un type singulier de prostitué. Loin d’être un partenaire sexuel au sens strict, il s’agit d’un homme entretenu dont le rôle, également social, hérité du courtisan, sinon du « sigisbée[66] », consiste à dérider les dames auxquelles il obéit. « Des ris, des historiettes, des repas, des bons mots, des lectures divertissantes, des promenades délicieuses dans des bosquets de chevrefeuils aussi frais qu’odorans, des réflexions philosophiques ; on ne le croirait pas ; tels furent nos plaisirs[67] », écrit-il au sujet d’une « sémillante marquise de **[68] ». Payé pour affecter l’amour, il accepte de ses débitrices des présents d’autant plus raffinés qu’il leur assure la fidélité. « Plus les appointements montent, plus les “entreteneurs” tiennent à l’exclusivité[69] », révèle en miroir Érica-Marie Benabou. N’en déplaise à celles qui l’enrichissent, il exploite en tapinois la possessivité des plus jalouses afin d’élever son prix : « On dit malignement dans le public » enchérit leur amant, « que, lorsqu’on se disputoit l’honneur de m’avoir, l’or en décidoit »[70]. Tiraillé, voire « harcellé [sic] par des femmes exigeantes[71] », il est rapidement pris dans un « tourbillon[72] » duquel il s’échappe en limitant ses conquêtes aux plus généreuses :

J’avois toute la peine du monde à suffire aux rendez-vous. Souvent dans le même jour, trente billets à répondre, trente visites à faire, trois spectacles à courir, vingt soupers à prendre, un jeu à fournir, et des nuits qui n’étaient pas celles d’Young. On pense bien qu’au milieu de tant d’affaires, il falloit opter[73].

Choisissant d’accompagner les femmes les plus opulentes et celles qui lui « donne[nt] de nouveaux degrés de noblesse[74] », il augmente auprès d’elles ce que Paola Tabet appellerait désormais sa « valeur économique » ou sa « valeur-prestige »[75], autrement dit son capital économique et social. Indépendamment du fait qu’il aime la compagnie d’aristocrates arborant cette « aisance que ne connoît point la bourgeoisie[76] », l’opportuniste est mû par un appât du lucre a priori propre à la roture. Pour lui, les « rentes viagères[77] » et les « billet[s] [...] payables à vue[78] » ne sont qu’une modalité de paiement : « J’aurais pu faire des magasins de tous les présents que je reçus ; boîtes, montres, flacons, étuis, porte-feuilles, étoffes précieuses, bagues, boucles, épingles de diamans, serre-tête, noeuds d’épée, autant d’offrandes qu’on faisoit à ma déité[79] ». Ce qu’écrit Régis Revenin, quand il étudie la prostitution masculine au XXe siècle, apparaît, bien qu’ultérieur, applicable au siècle des Lumières : elle aurait non seulement « l’argent » pour indemnité, « mais aussi un logement, des cadeaux divers, ou bien encore le fait d’être entretenu par une femme ou par un homme, toujours plus âgés et d’un milieu social plus aisé »[80]. Toutefois, le marquis de L*** doit parfois condescendre à fréquenter des milieux sociaux inférieurs et quelque « actrice[81] », « courtisane[82] » ou fille « très-vulgaire[83] », aux jours où l’acuité de ses dettes et de ses besoins l’y contraint. « Mes finances imitoient le flux et reflux : quelquefois une garde-robe qui le disputoit à celles des princes, quelquefois un mauvais pourpoint noir[84] », avoue-t-il en imageant ses dépenses et ses rentrées d’argent.

Lovelace en puissance, il admet « se venger[85] » des dames dont il aurait mal été payé : sexuellement réduites à des « mine[s] du Pérou[86] » comme à des capitaux économiques, elles servent uniquement les intérêts du seigneur. En les soumettant à sa libido financière, il alimente auprès d’elles « les illusions d’une autorité utopique[87] », à l’époque où l’aristocratie cède le trône à la bourgeoisie d’argent. « [Mon plan] fut formé de l’assujettir, de la maîtriser [et] de m’en servir pour ma fortune[88] », affirme, avant lui, le libertin de qualité, contre une amante arrogante : illustrant l’un et l’autre une noblesse expirante, ils expriment une masculinité « menacée[89] ». Comme l’explique Alain Corbin, la Révolution dénie au « sexe royal, évoqué comme impuissant en d’innombrables pamphlets » la vertu de virilité, qu’elle attribue dès lors au « sexe patriote »[90]. Ambiguë, la prostitution laisse au marquis l’opportunité d’une affirmation double : a priori féminine et bourgeoise, elle exprime autant sa destitution politique et sexuelle qu’une volonté d’enchaîner les femmes à ses ambitions et d’en triompher financièrement pour accréditer la santé d’un corps et d’une classe en danger. Considérée, dans l’esprit républicain, comme « un mal contre-révolutionnaire propre à une débauche aristocratique d’Ancien Régime[91] », la prostitution du marquis ne trahit pas moins l’avènement d’une société fondée sur un assujettissement des femmes et sur une toute-puissance de l’argent.

Un prostitué de chair et de papier

Après une année de stupre et d’excès, le marquis rend l’âme, emporté par la maladie : « On l’enterra comme un homme qui n’avait plus rien ; on l’oublia comme un ruban dont la mode est passée[92] », conclut l’éditeur imaginaire de ses mémoires. Au goût du lectorat contemporain, la fin, comme celle de nombreux romans libertins, se veut réaliste et soi-disant morale. Une particularité rend pourtant cet épilogue original, étant donné qu’il insère une « épitaphe » extraite d’« un Mercure de l’année 1775[93] ». Ainsi le marquis de L*** aurait-il existé ? L’examen des nécrologies confirme en effet l’existence d’un marquis de Létorière[94], au profil identique à celui du marquis de L***. Si Valérie André souligne avant nous cette identification[95], seule Érica-Marie Benabou semble avoir étudié cette figure historique de gigolo « avant la lettre[96] ». Aux rapports de police qu’elle a déjà dépouillés, nous ajoutons à présent notre étude partielle de la succession du défunt, c’est-à-dire des scellés apposés par Bernard Léger, de l’inventaire établi par Pierre Peaulmier et des procès-verbaux dressés après décès par Antoine Joly[97]. Si ces informations inédites sur la vie du marquis sont contenues dans des actes notariés, elles confèrent une authenticité certaine au récit qui nous intéresse. En ouvrant L’Année galante ou les intrigues secrètes du marquis de L***, « on peut se ressouvenir », en effet, « du marquis de Létorière, officier aux gardes, la coqueluche des femmes et réputé le plus joli homme de Paris »[98], lit-on dans les Mémoires secrets.

Le 26 mai 1774 ou « dans la trente-sixième année de son âge[99] », Armand-Prévost de Létorière, maître de camp des dragons, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, succombe à la « maladie », note le commissaire Léger. Le marquis étant né vers 1738 et décédé deux semaines après Louis XV, il est fort à parier qu’il ait attrapé la variole du souverain défunt, dont il fréquentait la société. « Le roi est à toute extrémité ; outre la petite vérole, il a le pourpre, on ne peut entrer sans danger dans sa chambre », écrit Félicité de Genlis dans ses mémoires avant de persifler : « M. de Létorière est mort pour avoir entrouvert sa porte afin de regarder deux minutes »[100]. Le surlendemain, « le marquis de Létorière est mort », assure la chronique de Bachaumont : « toutes les filles gémissent sur la perte de ce miroir à putains »[101]. Ce dernier détail est parlant quand les scellés qu’appose Léger prouvent que le damoiseau logeait dans un appartement qu’une « comtesse lui tenait garni depuis sept ou huit ans[102] ». Contre la réputation d’honnête homme que lui prêtera plus tard Eugène Sue, dans son roman Le Marquis de Létorière, inspiré des prétendus Souvenirs de madame la marquise de Créquy[103], le personnage réel est moins « généreux[104] » vis-à-vis des dames qu’il est entretenu par elles. Embellissant le marquis, Sue donne un aspect romantique à son portrait : L’Année galante ou les intrigues secrètes du marquis de L***, au contraire, a tout d’un tableau réaliste et tend à dépeindre un personnage identique à son modèle historique. Aussi, les guerdons que reçoit le marquis de L*** évoquent les biens qui composent l’inventaire après décès du marquis de Létorière. En effet, son patrimoine se mesure à sa garde-robe et ne paraît pas faire état de biens immobiliers, ce qu’appuierait la vente exclusive des « meubles et [des] effets mobiliers dépendan[t] de la s[uccessi]on du m[arqu]is de L[é]tori[è]re », estimée par l’huissier Joly : « Chausses », « bottes », « bas », « calçons », « culottes », « camisoles », « vestes », « manchettes », « épaulettes », « serre têtes », « boutons », « boucles » et d’autres « bijoux »[105] occupent une place essentielle au sein de son héritage. Il pourrait les avoir obtenus de l’une de ses amantes, quand Louis Marais, policier chargé du bureau d’inspection des filles et des femmes galantes, écrit dans ses manuscrits qu’« il [...] aurait mangé jusqu’à [l]a chemise[106] » de ses maîtresses.

Une lecture approfondie des journaux que tient l’inspecteur, à partir de 1759, est éclairante : à vivre aux crochets des demi-mondaines et des femmes du monde, Armand-Prévost de Létorière est « un mauvais garçon[107] » que la police nomme un « guerluchon[108] ». Défini dans le Dictionnaire de Trévoux comme l’« amant favorisé secrètement par une femme entretenue, ou qui se fait payer par d’autres amans[109] », ce type social, acteur ou très souvent militaire, est paradoxal. À mi-distance entre le proxénétisme et la prostitution, le greluchon pratique en vérité l’une et l’autre activité. « On donne le nom de “greluchons” ou “guerluchons” [aux entreteneurs] qui viennent en second ou en sus, ne payant que d’une manière occasionnelle ou médiocre », explique Érica-Marie Benabou, mais « le terme est le plus souvent réservé à ceux qui ne paient pas et sont des amants de coeur[110] ». Elle distingue ainsi les greluchons payants des « greluchons mangeants[111] », dont Létorière et son alter ego littéraire ont tout du parangon. Bien qu’« il fa[ille] à ce cavalier des conquêtes qui puissent disposer de leur finance[112] », indique la police, il abandonne opportunément les plus fortunées d’entre elles pour approcher des filles plus facilement séduites et volées, comme des prostituées. S’il est le « favory d’[une] Dame de grandes ressources [...] car tout le monde sçait, et plus d’une belle, qu’il n’y a que l’or qui fait mouvoir cet agréable[113] », aussi ravit-il à quelque actrice entretenue sa « montre enrichie de diamans pour y faire faire quelques réparations ». Grugée deux fois pour avoir autrefois avancé, sans en avoir été remboursée, « sept à huit mille livres » au marquis « dans les moments urgents »[114], cette demoiselle de l’Opéra comprend bientôt qu’il a mis sa montre en gage. Exploitant les femmes autant qu’il est entretenu par elles, il agit souvent comme un souteneur et de la façon dont un Jean-Baptiste du Barry pressure sa belle-soeur, appelée sa « vache à lait[115] ». Courtisane arrivée, grâce à l’entremise de son beau-frère, au rang de favorite auprès du Bien-Aimé, Jeanne Bécu, comtesse du Bary, jouit, d’après Marais, des « faveurs[116] » et des services de Létorière : une telle accointance établit, selon nous, la vénalité, sinon la prostitution du marquis.

La surveillance qu’exerce sur lui la police des moeurs atteste, à l’instar de nombreux romans, de l’immoralité qu’impute la société du XVIIIe siècle au « guerluchonnage[117] ». Incitant son beau-frère à profiter des biens que Manon soutire à l’homme qui l’entretient, le discours odieux que tient Lescaut, vis-à-vis du chevalier des Grieux[118], prouve assez tôt le caractère infâmant des greluchons. Ils « ne sont bons à rien dans aucune circonstance[119] », affirme Gaudet d’Arras dans LePaysan et la paysanne pervertis : cet état « ne mène à rien[120] », renchérit l’une des actrices aux dépens desquelles Edmond vit. Devenir « honteusement [...] le greluchon d’une femme » effraie d’ailleurs un sieur de Limecoeur, héros des Aphrodites, attentif à préserver la noblesse de ses moeurs ou « ce qu[’il] doi[t] à [s]a famille, au public, à [lui]-même[121] ». Hostile à l’idée d’être « marchandé » comme un « cheval [...] à la foire[122] », il semble, en outre, inquiet d’inverser les codes de la morale sexuelle en livrant son corps à quelque dame économiquement supérieure et d’agir en femme impudique, offerte au plus offrant.

Lui-même semblable, écrit l’inspecteur, à « ces beaux chevaux de manège qui ont les ressorts usés à force d’avoir piaffés entre les piliers[123] », le marquis de Létorière a sans doute inspiré le marquis de L***, ironiquement mort au « service » de ces dames : en témoigne une étude archivistique inédite. Outre le reflet du guerluchonnage et d’une réalité sociale historiographiquement négligée, cet avatar illustre un type littéraire impensé : celui du prostitué. « Comme si [c]e terme stigmatisé ne pouvait convenir aux hommes[124] », il est rarement choisi pour appréhender des figures en tout point comparables à celles des « romans de filles ». Traditionnellement féminin, cet « archilexème[125] » autoriserait néanmoins les critiques à penser collectivement des personnages au comportement plus ou moins prostitutionnel. Une histoire de la prostitution masculine, aujourd’hui méconnue, deviendrait possible au moyen du roman, témoin des « vérités cachées au coeur des mensonges humains[126] ». Loin du bas trottoir, où tapinera, dès 1800, L’Enfant du bordel[127], un marquis de L*** exprime la diversité des pratiques sexuelles vénales, étant donné qu’il atteint la condition relevée d’une femme entretenue. Amant parfois, comme Edmond, des prostituées, cet escort avant l’heure agit comme un « greluchon », déjà défini au XVIIIe siècle. « Ancien entretenu de Coralie[128] », Lucien de Rubempré n’agira pas différemment : dans Splendeurs et misères des courtisanes, il profite économiquement d’Esther Gobseck, elle-même enrichie par Frédéric de Nucingen. Inscrit dans une tradition qui lui survivra, le marquis de L*** est pourtant symptomatique d’une époque spécifique. Au tournant des Lumières, il intègre une littérature pamphlétaire, attaquant la politique et la sexualité nobiliaires, investies par une bourgeoisie qui convertit le sexe en nouvelle puissance monétaire. À l’instar de la femme du monde, il agirait comme un « baromètre social[129] » annonçant la Révolution française. Actuellement, ce personnage original et méconnu dévoile autrement la société : le silence où l’ont souvent relégué les exégètes attesterait désormais d’une réticence à parler du prostitué. Si la prostitution masculine hétérosexuelle incarne, dans L’Année galante ou les intrigues secrètes du marquis L***, un Ancien Régime finissant, celle-ci reste une « féminisation sacrilège du masculin[130] », voire une « dévirilisation[131] ». Pourtant, retracer ses représentations nous permettrait d’éroder « le prisme de la prostitution[132] », dont l’un des effets d’optique est l’approche univoquement féminine ou masculine homosexuelle du fait prostitutionnel, et d’interroger la domination masculine ou la mâle aristocratie d’aujourd’hui.