Recensions

Éric Méchoulan, Le Livre avalé, De la littérature entre mémoire et culture, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004, 540 p.[Record]

  • Alain Deneault

Voulant situer, dans Le Livre avalé, le contexte dans lequel le domaine littéraire a acquis son autonomie au fil des siècles, Éric Méchoulan inscrit cette question de son volumineux ouvrage dans la perspective large des problèmes en vigueur au XVIIe siècle autour de la souveraineté d’un point de vue juridique, théologique et politique, en particulier dans les chapitres quatre (« Le public du souverain : mises en mémoire et grâces dans les Entrées solennelles ») et cinq (« Le don des mots : éloges du Prince de Guez de Balzac et souveraineté de la langue »). Méchoulan reconduit les débats des anciens et des modernes autour des points d’appui de la légitimité du souverain, pris entre les contingences civiques, d’une part, et les représentations théologiques de la grâce, d’autre part. Il s’ensuit l’étude scrupuleuse d’une économie des relations de souveraineté, autour des oeuvres de Bodin et de Hobbes, entre autres et nombreuses références. L’économie de la souveraineté s’y présente comme une subtile relation, non dialectisable, entre don et contre-don. Non dialectisable ? c’est que le souverain reçoit des sujets le don même de la souveraineté, en vertu de quoi il donne à son tour protection et lois à son peuple, sans toutefois que ces deux régimes de dons puissent, en pratique comme en pensée, être négociés et faire l’objet de pactes. « Il nous faut faire ici un certain effort d’imagination, insiste Éric Méchoulan, et ne pas rabattre automatiquement dons et contre-dons sur une vaste hypocrisie sociale ou ne pas voir apparaître d’inutiles paradoxes dans des réseaux d’obligations qui font les être véritablement libres. » L’économie en question appelle donc une analyse complexe – largement conjecturale mais appuyée par un solide choix de textes – de ce rapport qui prévaut et évolue entre ces dons de diverses natures. De la question du don des seigneurs envers le souverain, l’auteur aborde ensuite le passage imperceptible aux contraintes fiscales, puis à toute une culture de convenances reposant sur cette économie du don et les négociations sourdes qui ont cours en creux, lesquelles déboucheront dans l’histoire sur des questions historiques, anthropologiques et esthétiques plus larges. « Avec les entrées royales, nous avons, en effet, des scénographies de la mise en mémoire (comme on parle de “mise en oeuvre”) du pouvoir royal, mais aussi l’esquisse de nouvelles relations entre savoir du gouvernement, constitution d’un public et arts du spectacle. » L’ouvrage s’emploie donc à identifier comment se sont joués, dans ces tensions entre la nécessaire reconnaissance du pouvoir souverain et son exercice dégagé, les enjeux mêmes de la modernité politique et culturelle.