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1 Introduction

Parallèlement à l’instauration avec le traité de Maastricht (1992) d’une nouvelle citoyenneté, l’intégration européenne repose dans des termes nouveaux la question des rapports entre l’Etat, la société civile et la religion dans chaque Etat membre, avec une place accordée aux Eglises, une reconnaissance sociale de la religion qui vient bouleverser les équations identitaires nationales et les équilibres institutionnels de manière partielle[1]. L’équilibre institutionnel est bouleversé, car à la fin des années quatre vingt-dix la construction européenne est guidée par un nouveau référentiel censé enrayer la dénonciation du « déficit démocratique » des institutions de l’Union européenne : la « gouvernance ». La gouvernance est caractérisée, selon Jean Leca, par trois traits : la multiplicité des acteurs publics et privés, notamment les groupes d’intérêt ; la superposition des niveaux de décision ; la quête de la performance, fondée sur une capacité d’expertise renforcée[2]. L’Union européenne va notamment y inclure progressivement la contribution des Eglises par le biais du Comité économique et social européen en 1999[3], puis dans le Livre blanc de 2001.

La « gouvernance », ici entendue comme nouvel enjeu de régulation du religieux en Europe, est alors un terme à manier avec précaution, précisément parce qu’il renvoie à un discours politique et programmatique toujours en débat, tout autant sur la nature de la participation que sur les structures d’accès à l’espace public européen des Eglises. Ceci était l’enjeu principal pour les Eglises lors du processus constitutionnel européen. Dans la déclaration de Laeken en 2001 les chefs d’Etat et de gouvernement européen promettaient de faire participer la société civile aux Conventions (la première, en 2000, réunie pour la rédaction de la Charte des droits fondamentaux ; la seconde, 2002-2003, pour la rédaction du Traité constitutionnel). Les Eglises et communautés religieuses n’étaient pas nommément désignées dans ce texte, mais ont pu participer au dialogue organisé selon quatre canaux (site internet du Forum de la Convention ; audition des représentants de la société civile ; rencontres au Conseil économique et social européen ; débats au GOPA, Group of Policy Advisors ou Bureau des conseillers politiques auprès de la Présidence de la Commission européenne) [4].

Le débat sur la place du religieux dans l’espace public européen renvoie toutefois encore à un autre niveau d’analyse, non seulement institutionnel mais politique, les deux niveaux étant toutefois concomitants et imbriqués. Il s’agit ainsi des revendications indissociablement politiques et religieuses qui tendent à faire de la religion un élément identitaire revitalisé par la construction européenne. La question de la place de la religion dans la définition de la nation ainsi que de son rôle dans la définition du lien politique a en effet donné lieu, historiquement et partout en Europe, à des conflits politiques et culturels[5]. Alors qu’un nouveau lien politique, symbolisé par la mise en place de la citoyenneté européenne dans le Traité de Maastricht (1992), vient se superposer au lien national, il est intéressant de voir comment s’articulent les modes d’appréhension nationaux de gestion du religieux, hérités de l’histoire longue mais en évolution, avec les nouveaux modes d’appréhension du religieux dans l’espace public européen en construction.

Nous limiter aux acteurs ayant été auditionnés au titre de la société civile, c’est-à-dire aux partenaires désignés par l’Union européenne pour l’analyse de la controverse sur les racines chrétiennes de l’Europe, nous apparaît trop restrictif pour deux raisons : la première est que l’essentiel des débats s’est tenu en dehors de l’arène des deux conventions, comme le soulignent les acteurs eux-mêmes[6], la seconde étant que nous souhaitons analyser les mobilisations de laïcs croyants – réduits ici aux catholiques - dans la mesure où nous souhaitons rendre compte des modifications engendrées par l’intégration européenne dans sa dimension symbolique et politique. Il faut dès lors retenir aussi les résistances entraînées par l’éviction de l’adjectif religieux puis chrétien lors de la rédaction des deux Préambules, successivement celui de la Charte, puis de la Constitution, en partant des mobilisations nationales. Cette controverse renvoie ainsi au second niveau d’analyse, plus attentif aux revendications indissociablement politiques et religieuses.

Les controverses religieuses ont été hissées récemment au niveau d’affaires d’Etat[7]. Dans le cadre de cet article nous proposerons une comparaison entre leur manifestation en France et en Belgique, sans pour autant réduire la controverse à un « jeu de négociation et de médiation entre préférences nationales préexistantes »[8]. Le cadre européen devient au contraire structurant tout autant dans les nouvelles modalités d’accès à l’espace public, que dans le renouveau des interrogations qu’il suscite. En prenant en compte le processus de constitutionnalisation de l’Union européenne et la mise en place des deux Conventions européennes, nous pensons pouvoir éclairer de manière dynamique, à travers l’analyse des mobilisations en faveur ou contre la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe, les reconfigurations des réseaux de mobilisation à fondement religieux liées au débat sur la place du religieux dans l’espace public européen.

La comparaison France - Belgique est intéressante, car les deux pays ont adopté la même ligne de refus de mention de l’héritage religieux, puis chrétien[9]. De prime abord, on suppose des problématiques communes dans la mesure où leurs laïcités sont souvent mises en parallèle. Pourtant, au moment du centenaire de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’Etat en France, Jean-Paul Willaime, comme Albert Bastenier, s’ils ont mis en évidence l’héritage commun aux deux pays d’une même histoire culturelle, ils ont aussi souligné combien ces deux pays sont les héritiers d’histoires sociopolitiques différentes. La Belgique, parce qu’elle est bi-communautaire, n’épouse pas le jacobinisme français[10]. Bien plus, l’héritage français est celui d’un processus de dissociation conflictuelle du politique et du religieux, tandis qu’en Belgique, le catholicisme s’est uni au politique dans la lutte pour l’indépendance du pays. Il en ont découlé deux régimes institutionnels distincts : l’un, de reconnaissance ou d’association en Belgique ; l’autre, de privatisation du religieux en France. Pour autant, comme le note P. Côté, France et Belgique appartiendraient bien au même type de pluralisme démocratique relevant à la fois de la pluralisation par privatisation et de la pluralisation par publicisation[11]. Les deux pays connaissent cependant une forte sécularisation. Si la Belgique connaît son pilier catholique, qui n’a pas d’équivalent en France, les organisations chrétiennes sont de plus en plus sécularisées, pluralistes de fait. Par quoi la situation tend, là aussi, à se rapprocher de la configuration française contemporaine.

Nous proposerons donc de voir comment l’articulation entre le niveau national et le niveau européen permet une confrontation des modèles nationaux, entraînant de ce fait des mobilisations en faveur d’une adaptation du propre modèle national de gestion du religieux ou du moins de nouveaux modes d’appréhension du religieux dans la sphère publique, pour ensuite examiner en quoi cette articulation se révèle tout autant conflictuelle, entraînant dans le même temps des stratégies de résistance contre les solutions apportées au niveau européen ou pour prolonger les revendications nationales souffrant d’une faible audience, au niveau européen.

2 Les mobilisations dans le sens d’une évolution / adaptation des modèles nationaux d’appréhension du fait religieux

Les mobilisations tendant vers une adaptation des modèles nationaux dans leur rapport à la religion, favorisée par la construction européenne, peuvent tout à la fois exprimer des demandes d’évolution dans les principes mêmes : c’est l’idée que l’on retrouve en France autour d’une revendication pour une évolution du régime de laïcité, ou, à l’inverse, dans la défense d’un statu quo (1). D’autres acteurs, bien intégrés aux modes de dialogue européens, oeuvrent aussi à une reconnaissance des religions dans l’espace public européen (2).

2. 1 La question de la reconnaissance du rôle social positif des religions en Europe : le débat sur le Préambule de la Charte des droits fondamentaux en Belgique et en France

C’est la rédaction de la Charte des droits fondamentaux avec le débat sur l’opportunité d’une référence à un « héritage religieux » qui contribue à l’émergence de ces thématiques dans le débat européen. Au départ, l’initiative provient de parlementaires allemands du groupe CSU (démocrates-chrétiens bavarois) qui souhaitent faire explicitement référence à l’héritage chrétien de l’identité européenne, devenu après négociations « religieuses ». Les autorités françaises demandent par la suite de remplacer « religieux » par « spirituel ». Le refus conjoint de L. Jospin et J. Chirac quant à l’inscription de l’adjectif « religieux » du Préambule de la Charte a donné lieu en France à une mobilisation d’intellectuels, hommes et femmes politiques, religieux, (pétition publiée par le journal Témoignage chrétien en collaboration avec Réforme), dont l’enjeu principal était de ne pas vouloir réduire la religion à une force sociale organisée mais, justement, de faire du « processus d’authentification religieuse » une reconnaissance du rôle social de la religion. Dépasser une conception méfiante du religieux, alors même que les religions participent à la sphère de délibération collective, était ainsi le sens de l’appel lancé :

« En cette fin d’année 2000, la France a mal à sa laïcité. Depuis plus d’un siècle, la République française en a fait une valeur essentielle de sa vie démocratique. Les différentes religions présentes sur notre territoire jouent un rôle déterminant pour la concorde nationale. (…) Or, certains représentants politiques, à droite comme à gauche, manifestent de l’agacement à l’encontre des croyants (…). Ce constat est particulièrement frappant sur des questions comme la Charte des droits fondamentaux, l’enseignement des religions à l’école ou les interpellations éthiques… »[12]

Il y a ainsi eu, pour des fins nationales, réappropriation de la controverse européenne portant sur la demande de reconnaissance de « laïcité ouverte », et ceci une année avant le net changement du discours de la politique religieuse française perceptible en 2002-2003[13]. En effet, un an après, en février 2002, Lionel Jospin met en place une procédure régulière de concertation avec les autorités de l’Eglise, confirmée par le gouvernement suivant qui reçoit dès son arrivée au pouvoir une délégation de la Conférence épiscopale de France[14]. L’Europe est appréhendée ici par certains acteurs associatifs comme une opportunité pour dépasser la conception républicaine de la citoyenneté et de la laïcité dans un sens plus favorable à l’affirmation religieuse.

Parallèlement, en France et en Belgique, on retrouve une mobilisation commune en défense de valeurs contradictoires à celles défendues par la pétition de Témoignage chrétien au moment de la Charte des droits fondamentaux. Contre l’idée d’une « laïcité ouverte », deux acteurs soutiennent le refus français de reconnaître l’héritage religieux de l’identité européenne : l’un, la Fédération française des Réseaux du Parvis[15], née en 1999, qui s’inscrit dans une longue filiation de militantisme chrétien, « dans le souffle de Vatican II, de mai 68, et après la destitution de Jacques Gaillot », évêque d’Evreux destitué par Jean-Paul II ; et la Fédération Humaniste européenne, basée à Bruxelles. La « laïcité ouverte », fer de lance de la mobilisation en France contre la position de J. Chirac et L. Jospin au sujet de la mention de l’héritage religieux, cacherait ainsi selon ces acteurs une tentative de reconquête catholique :

« On peut regretter que dans la mouture qu’elle a présentée, la France ait fait disparaître l’humanisme et utilisé un terme vague et ambigu comme moral pour le remplacer. Mais nous ne regrettons pas la disparition du terme de religion qui était le cheval de bataille des partisans d’un retour à une Europe chrétienne. Nous refusons une conception qui intégrerait d’une façon ou d’une autre les religions, les Eglises, ou toute autre association à caractère éthique, culturel, spirituel (…) aux structures de l’Etat ou leur donnerait un statut privilégié dans le débat et la décision concernant les grandes orientations communes de l’Europe. »[16]

La laïcité belge se retrouverait ainsi plus en affinité avec la défense de la laïcité à la française par des chrétiens. La laïcité belge est en effet « ecclésialisée »[17] : en 1970, celles que l’on dénomme les « communautés philosophiques non confessionnelles » ont été reconnues par voie de révision constitutionnelle, et depuis 1981 elles bénéficient d’un financement (rémunération du personnel des « maisons de la laïcité »), attribué au Conseil central laïc. Certains services publics leur sont délégués : les activités laïques consistent principalement en une assistance morale dispensée, à la manière des aumôniers catholiques, par des conseillers laïques dans les prisons, les hôpitaux, pour les immigrés en situation difficile. De par cette reconnaissance obtenue de leur utilité sociale, ils sont ainsi éloignés de ce qui est perçu comme une « laïcité française conflictuelle et militante » comme l’explique Bérengère Massignon. Ainsi, sur le combat circonscrit de la querelle de l’héritage chrétien, chrétiens défenseurs de la formule de la laïcité français et défenseurs d’une laïcité « ecclésialisée » à la belge auraient ainsi pu collaborer. Cette alliance est récente et pouvait notamment prendre corps grâce à la personnalité de Georges Liénard, Président de la Fédération Humaniste européenne, plus laïque qu’humaniste[18].

2. 2 Les initiatives en faveur d’une adaptation aux modes de faire européens : participation à une société civile européenne

En réalité, en ce qui concerne la controverse sur le Préambule de la Charte des droits fondamentaux, le débat a peu émergé en Belgique, ou, du moins, n’a pas été politisé. La question a cependant été débattue dans des arènes circonscrites comme le groupe Avicenne[19]. Le groupe, composé de membres de différentes communautés spirituelles ou philosophiques, laïques et religieuses (juifs, chrétiens, musulmans et humanistes y sont représentés), porte une réflexion centrée sur le devenir et la mémoire du projet européen. Fondé par un prêtre jésuite, il est une initiative directement issue de l’expérience du dialogue interreligieux issu des travaux du « Screening Committee » du Programme Une âme pour l’Europe lancé par Jacques Delors en 1994. Au coeur de leur démarche était la réappropriation du concept de « consensus pas confrontation » ; très proches de Jean-Marc Ferry, ils semblent en effet partager la même vision des religions dans l’espace public comme participant, dans l’optique d’une communauté postnationale, au développement d’une culture publique partagée et à une mémoire historique commune[20]. Leurs développements sont inspirés par l’idée que le désaccord apparu dans ces controverses est fondamental, la question de l’inscription d’un principe de transcendance étant indécidable[21]. L’européanisation renvoie ici au processus décrit récemment par Ulrich Beck de « narration de l’européanisation » qui prenne acte des tentatives comme des échecs de mettre en sens une identité européenne[22] dans la perspective théorique de la modernisation réflexive.

On retrouve ainsi des associations bien intégrées dans le jeu européen, qui partagent la vision des institutions européennes ainsi que l’idée que la religion fait partie des bases pour l’invention d’une société européenne et pour le développement d’une citoyenneté européenne. De la même manière, on peut ici citer les initiatives du comité de pilotage Europe de l’association d’intellectuels chrétiens Confrontations, interlocuteur à la fois « raisonnable » et « compétent » pour correspondre aux attentes de la Commission[23]. Ici aussi, sa visibilité nationale semble assez limitée en France, en tout cas fortement réduite en comparaison avec celle du Centre catholique des Intellectuels français (CCIF) dont il est en partie l’héritier. Issus du monde académique et de celui de l’expertise européenne, depuis 1992, les travaux de cette association ont été financés par la Commission européenne[24]. Financé par une ligne budgétaire de la DG Education et Culture, le groupe a ainsi pu lancer un programme de mise en place d’un réseau d’intellectuels chrétiens européen. Après une série de séminaires dans huit pays de l’Union européenne et une rencontre conclusive, un Livre Blanc en est issu, sorti en pleine Convention. La référence aux patrimoines religieux peut ainsi servir, dans cette perspective, à nourrir la société européenne.

L’articulation entre appréhension nationale et européenne du religieux se joue ainsi dans une demande tantôt d’adaptation, tantôt de maintien du statu quo des logiques de reconnaissance entre Églises et Etat héritées de l’histoire. De manière générale, nous pouvons distinguer aujourd’hui deux types de résistance face à l’émergence de nouvelles équations européennes, l’une luttant pour un strict respect de la laïcité, l’autre pour une sortie du « laïcisme ». On peut donc considérer que l’Union européenne, en entrant au dialogue avec les religions, a été en quelque sorte débordé par les usages politiques du discours sur les racines chrétiennes de l’Europe, et surtout par sa médiatisation et sa capacité mobilisatrice.

3 Les stratégies de résistance : l’Union européenne comme nouvel espace d’opportunité de redistribution des prises de parole à caractère religieux

C’est sur le terrain politique que les résistances contre ce qui est perçu comme une éviction de la source des valeurs européennes peuvent le plus facilement s’exprimer. Pourtant, l’impact négatif de la « variable religieuse » sur l’intégration européenne a été peu étudié, comme le note Emmanuelle Vignaux dans un récent article sur les ressorts confessionnels de l’euroscepticisme dans les pays nordiques :

« l’histoire de la construction européenne est souvent présentée comme inséparable de celle de la démocratie chrétienne et donc de la pensée chrétienne, mais il s’agit principalement des relations positives entre les deux, et qui se concentrent souvent sur les liens entre l’UE et le Vatican. » Elle poursuit : « Les relations négatives sont peu envisagées : la variable religieuse peut-elle constituer un frein à l’intégration européenne ? Peut-elle expliquer le repli, la méfiance, le scepticisme de certains pays ? »[25]

Lorsque nous parlons ici de résistance, nous verrons qu’il existe au moins deux types de mobilisation : une première dans laquelle le christianisme est davantage un marqueur de civilisation, remède face aux risques de dilution éthique de l’Union européenne ; et un second type paraissant procéder d’un ethno-nationalisme à base religieuse. Ces deux modèles se retrouvent en France comme en Belgique et renvoient à une structuration transnationale.

3.1 Le paradigme civilisationnel

a) Paradigme civilisationnel et conservatisme chrétien en Belgique

Le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe n’a pas réellement été un sujet de discorde politique en Belgique : la question de la politique nationale par rapport à la référence chrétienne venait juste d’être refermée en Belgique au moment du plus fort débat sur l’héritage chrétien. En effet, le parti historique de la démocratie chrétienne, le Parti social chrétien (PSC) abandonnait sa référence chrétienne pour devenir Centre Démocrate humaniste (CDH) en 2003, après des années de réflexion quant au repositionnement du parti. Il s’agit donc bien d’une variable contextuelle qui permet d’expliquer pourquoi le CDH ne pouvait défendre une référence à l’identité chrétienne de l’Europe.

La question dépasse pour autant le seul cadre du PSC et interroge les résistances aux conséquences de la sécularisation en Belgique : « elle est celle, plus large, de la renégociation de la place du monde institutionnel chrétien et des préoccupations dont il est porteur dans l’ensemble de l’espace politique et social »[26]. En effet, il faut rappeler ici que le débat sur la référence chrétienne agite encore d’autres associations chrétiennes en Belgique[27]. Le seul parti ayant lutté pour que la référence chrétienne figure dans la Constitution européenne est une scission du CDH qui voulait justement conserver la référence chrétienne du parti, dénommé CDF, Chrétiens démocrates francophones. Les six membres fondateurs du Parti sont tous d’anciens PSC, réunis autour du Président Benoît Veldekens : « Nous sommes attachés aux valeurs chrétiennes (…). Nous sommes un parti de centre-droit, d’ancrage et d’inspiration chrétiens. »[28]

Dans une veine plutôt conservatrice, la mention des racines chrétiennes de l’Europe était aussi un moyen de se prémunir contre ce qu’ils percevaient comme une dilution éthique du projet européen. Désavoués par leur électorat, ils ont été balayés de la scène politique belge. C’est alors que le CDF est devenu membre de ECPM, European Christian Political Movement, dont le parti-fondateur est Christen Unie (ou Union chrétienne, aux Pays-Bas, petit parti différencié du traditionnel parti démocrate-chrétien Christen-Democratisch Appèl, CDA). ECPM, dont le deuxième congrès a eu lieu au Parlement européen en 2006, s’est fixé comme objectif central de rechristianiser les politiques à tout niveau en Europe[29]. Il n’est pas inintéressant de souligner que fait partie d’ECPM un groupe d’influence flamand, essentiellement composé d’évangéliques, dénommé C’axent, né en avril 2004, qui tente d’influencer le parti démocrate chrétien flamand en son sein.

b) Paradigme civilisationnel et opposition au Traité constitutionnel en France[30]

En France, on retrouve des revendications plus proches de celles exprimées par les défenseurs d’un héritage chrétien en Belgique comme Christine Boutin, ou le sénateur Hubert Haenel. Pour ces derniers, la référence est aussi envisagée dans une perspective transnationale[31].

La mobilisation la plus forte se situe en revanche à la jonction entre les deux typologies proposées, soit entre le paradigme civilisationnel chrétien et l’ethnonationalisme à base religieuse. Contrairement à l’engagement du Vatican pour la construction d’une Europe politique, les Catholiques identitaires utilisent la ressource religieuse au profit d’une entreprise de délégitimation morale et politique de l’UE. La défense des racines chrétiennes de l’Europe est allée de pair avec un rejet du Traité constitutionnel. Cette mobilisation consiste en un regroupement de deux pétitions, celle des députés européens et celle du « peuple européen ». La première est lancée à l’issue du colloque organisé en avril 2003 au Parlement européen « Dieu a-t-il sa place en Europe ? » par la Fondation de Service politique, club politique créé en 1992 notamment à l’initiative de l’ancien Président de Jeunes chrétiens service[32] engagé depuis la fin des années 1980 en faveur d’une réévangélisation profonde de la société française[33].

En France, c’est la Fondation de Service politique qui se charge de recueillir les signatures, ainsi que le Comité protestant évangélique pour la dignité humaine[34]. La pétition atteint dans l’ensemble des Etats membres plus d’un million de signatures.

Ici se joue donc bien dans la comparaison France / Belgique un clivage national fondamental : le combat français est beaucoup plus catholique qu’oecuménique, lié à la défense de la nation culturelle. Cependant, il y a bien communauté de revendications particulièrement sur les enjeux de moeurs et de bioéthique : les deux tenants de la défense d’un paradigme civilisationnel se retrouvent engagés dans le collectif Action pour la famille - sans doute aussi parce que la Belgique est allée plus loin que la France en termes de moeurs (légalisation de l’euthanasie en 2002, autorisation du mariage homosexuel en 2003, droit à l’adoption reconnu pour les couples homosexuels en 2006 etc.). Le prolongement d’une défense du paradigme civilisationnel sur ce terrain-là s’énonce comme la défense de la famille entendue comme pilier du modèle social européen, et la lutte contre « les pressions pesant sur les pouvoirs politiques remarquablement relayées par les lobbies européens, afin d’obtenir une réforme du droit de la famille »[35].

3.2 Mouvance eurosceptique et revendications à caractère ethno-religieuses

Le phénomène de convergence entre les renouveaux religieux et ethniques, décrit par D. Hervieu-Léger et D. Schnapper[36], caractérise les groupes religieux qui ont fait de la défense de l’identité nationale et de la défense de la civilisation chrétienne menacée leur cause fondatrice, sur fond de dépossession de la part des autorités traditionnelles de contrôle de ces réappropriations religieuses et nationales.

Se situent ainsi dans ce renouveau des initiatives comme celles de Belgique et chrétienté, qui, sans parler d’européanisation de son action, a des affinités sur ces questions avec d’autres mouvements politiques : le Vlaams Belang, côté flamand, qui a déposé au Sénat un amendement en faveur de la reconnaissance de l’héritage chrétien de l’Europe[37], la Ligue Nord, en la personne de Mario Borghezio, qui par ailleurs a défendu l’inscription des racines chrétiennes de l’Europe essentiellement contre l’entrée de la Turquie en Europe. Belgique et chrétienté est une association qui a pour but premier la « lutte contre le racisme anti-chrétien et / ou anti-belge », s’autoproclamant comme lobby reconnu auprès du Parlement européen. Créé en 1989, son dirigeant a aussi soutenu le Front national belge lors de sa création en 1995. Si Belgique et chrétienté reste un groupuscule, c’est un mouvement assez intéressant à étudier car il a développé des amitiés avec des personnalités représentatives de ce courant en Europe, en premier lieu avec M. Bruno Gollnisch, chef de file du groupe Identité, tradition, souveraineté, au Parlement européen. Pour l’extrême droite en effet, c’est « au Parlement européen que peut être organisée la première ligne de résistance »[38]. Pourtant, s’il existe en France des réseaux autour du Front national qui contribuent toujours à faire émerger ces thématiques (ex : Bernard Anthony), récemment, ce n’est pas le ce parti politique qui a pris en charge la défense d’une Europe chrétienne, contrairement à leur stratégie avant le référendum de Maastricht au début des années 1990.

Belgique et chrétienté a ainsi constitué autour d’elle un vaste réseau dénommé « Charlemagne » et tente une européanisation de son action, avec une volonté de tendre la main aux forces catholiques extrémistes de l’Europe centrale :

« Donc de toutes façons si les organisations catholiques veulent lutter efficacement contre de tels projets de loi, elles doivent nécessairement dorénavant s’organiser dans un cadre européen, d’abord pour savoir correctement anticiper les débats, c’est en observant les débats du Parlement européen qu’on peut ensuite préparer différents argumentaires pour être prêt lorsque ces débats resurgissent dans les parlements nationaux[39].

L’un de leurs objectifs, non encore réalisé, est la constitution d’un Observatoire européen de la christianophobie, annoncé lors d’une Conférence de presse donnée au Parlement européen en octobre 2006 avec l’eurodéputé Mario Borghezio.

4 Conclusion

L’articulation du niveau national et européen de gestion du religieux ne se réduit donc pas simplement à une confrontation conflictuelle entre différents modèles nationaux. En effet, l’émergence de la dimension spécifiquement européen fait évoluer tout autant les modes de faire que les principes même de dialogue entre religions et Etat. La question des mobilisations multi-niveaux à caractère religieux nourrit en même temps la réflexion sur la possible émergence d’une société civile européenne.

Parallèlement, les mobilisations à caractère religieux ont, du fait même du processus d’intégration européenne, un nouvel espace d’opportunité pour un répertoire d’expression de défense des particularismes, ainsi que de nouvelles opportunités liées à la mise en suspens dans les législations européennes des questions de moeurs et de bioéthique (mariage homosexuel, homoparentalité, euthanasie, avortement). Elles permettent en même temps un redéploiement au niveau européen d’une société civile ne correspondant pas aux critères retenus par l’Union européenne, à savoir concurrente, mais beaucoup plus politisée[40].