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1 Introduction

En Allemagne, les pouvoirs publics sont confrontés depuis une vingtaine d’années à une multiplication des revendications de groupes religieux, directement liées à la diversification culturelle et religieuse de la société. Ces demandes sont très variées : construction de lieux de culte (salles de prière, mosquées), institution de carrés musulmans dans les cimetières, demandes d’un enseignement religieux spécifique à l’école, etc. Pour de nombreux groupes religieux en quête de légitimité (organisations musulmanes, Témoins de Jéhovah etc.), la question centrale est d’obtenir des droits identiques à ceux accordés aux Eglises chrétiennes. Les demandes portent également sur l’obtention du statut très envié de « corporation de droit public » (Körperschaft des öffentlichen Rechts) dont bénéficient aujourd’hui les Eglises chrétiennes et quelques autres groupes religieux dans différents Länder[1]. A travers ces revendications variées se trouve posée non seulement la question de la place du christianisme comme norme de référence en RFA, mais plus généralement la question du traitement différencié des religions dans l’espace public et de la redéfinition de l’identité nationale.

Les gouvernements des Länder, qui sont les interlocuteurs politiques compétents en matière religieuse, doivent faire face à une augmentation des causes portées devant les tribunaux et ils n’hésitent pas à s’opposer aux jugements des autorités judiciaires à propos du règlement de questions politico-religieuses. La contestation des jugements de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe par les pouvoirs publics, par des acteurs politiques ou religieux, soulève donc un certain nombre de questions. On peut en effet se demander quelles sont les instances décisionnelles suprêmes face aux demandes des groupes religieux. Qui décide de la reconnaissance de tel ou tel groupe religieux ? De quelle manière s’articulent les enjeux fondamentaux que sont le pluralisme religieux, la défense des libertés individuelles et la neutralité confessionnelle de l’Etat ? Quelles sont les logiques qui sous-tendent les décisions des différentes autorités concernées ?

A travers quelques exemples significatifs, comme l’affaire des crucifix en Bavière, le port du foulard dans les établissements scolaires par des enseignantes musulmanes, le droit de dispenser des cours de religion octroyé à la Fédération islamique de Berlin ou encore la reconnaissance des Témoins de Jéhovah comme « corporation de droit public », on tentera d’apporter des éléments de réponse aux questions posées.

Notre propos est de montrer comment ces conflits sont révélateurs de la crise de la régulation politique des questions religieuses que connaît la RFA aujourd’hui et du pouvoir grandissant des juges dans le règlement des conflits religieux.

2 L’affaire des crucifix en Bavière

C’est au début des années quatre-vingt-dix que l’affaire dite des crucifix s’est enflammée en Bavière, suite à la demande déposée par un père de famille, adepte de l’anthroposophie, auprès des services scolaires compétents, pour que soient retirés les crucifix accrochés dans les salles de classe de l’école fréquentée par ses enfants. Les autorités scolaires refusant de retirer les crucifix des salles de classe, le père de famille porte plainte contre le Land de Bavière auprès des instances de la jurisprudence administrative de Bavière, qui rejettent elles-mêmes la plainte en 1991.

Le plaignant se tourne alors vers la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe, la Cour suprême de la République fédérale, qui rend son jugement le 16 mai 1995, selon lequel l’obligation, inscrite dans le règlement des écoles publiques bavaroises[2], d’accrocher des crucifix dans les salles de classe est une atteinte au principe fondamental de liberté de conscience et de religion – qui bénéficie d’une protection très étendue du fait de son classement parmi les droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale[3] - et au principe de neutralité de l’Etat. Pour les juges constitutionnels, la croix n’est pas seulement un symbole culturel traditionnel, mais ils insistent notamment sur son caractère confessionnel, y voyant un signe distinctif d’une religion spécifique qu’il n’est donc pas possible d’imposer à tous.

La présence de crucifix dans les classes bavaroises étant jugée incompatible avec la Loi fondamentale, le Land de Bavière est invité à ne plus rendre obligatoires les crucifix dans les salles de classe des écoles publiques. Se conformant à la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, le tribunal administratif de Bavière décrète le 21 septembre 1995 que l’école concernée doit accéder à la demande du père de famille. Plusieurs crucifix se voient alors retirés des salles de classe. Depuis l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle en 1995, les crucifix peuvent être retirés des salles de classe bavaroises sur demande individuelle.

La décision de la Cour constitutionnelle fédérale a suscité une très vive émotion et de très nombreuses polémiques non seulement en Bavière, mais dans toute l’Allemagne. Les Chrétiens-sociaux bavarois (CSU), farouchement hostiles à l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale, ainsi que la majorité des Chrétiens démocrates ou encore l’Eglise catholique, font alors valoir que les crucifix font partie du patrimoine culturel et religieux de la Bavière et que leur présence dans les salles de classe ne saurait être une atteinte à la liberté individuelle de conscience ou de religion des élèves. Hans Maier, ministre de l’Education et de la Culture de Bavière à l’époque, en appelle à la résistance contre la décision de la Cour de Karlsruhe, tandis que le cardinal munichois Friedrich Wetter va jusqu’à qualifier l’arrêt de la Cour constitutionnelle d’ « édit d’intolérance »[4]. Le chancelier Helmut Kohl lui-même n’hésite pas non plus à prendre position contre la décision des juges. Si l’arrêt de la Cour constitutionnelle rencontre en revanche un écho positif auprès de la majorité des sociaux-démocrates, les Verts, quant à eux, vont plus loin et réclament une séparation plus forte de l’Eglise et de l’Etat.

Pour les adversaires de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, défenseurs d’une logique culturaliste, la référence aux fondements et à l’héritage chrétiens de la Bavière est l’argument décisif qui fonde le refus de prendre en considération la diversité et l’hétérogénéité croissantes de la société comme dimension constitutive de l’espace public. A l’inverse, les tenants du multiculturalisme qui saluent l’arrêt rendu par la plus haute institution juridique de la République fédérale l’interprètent comme l’émergence d’un autre mode de légitimité de la société. Les controverses et les débats suscités par l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale posent la question du rôle de cette dernière. Si on a longtemps salué l’indépendance et l’importance de la Cour constitutionnelle pour la stabilité démocratique de la RFA après 1949, le rôle de garant de la pluralité culturelle et religieuse généralement attribué à cette dernière en écho au concept de « patriotisme constitutionnel » (Verfassungspatriotismus) développé et défendu par Jürgen Habermas ne semble pas faire l’unanimité au sein de la société allemande. La sociologue Nikola Tieze a montré très justement que l’affaire des crucifix bavarois a mis en évidence un clivage entre « les partisans de l’arrêt qui se réjouissent de voir la plus haute institution juridique de la République fédérale promouvoir le principe du pluralisme social, tandis que les contestataires parlent d’une crise de la Cour constitutionnelle, incapable de garantir l’harmonie de la société. »[5]

A travers l’exemple mentionné, c’est avant tout la question de la référence au christianisme qui se trouve posée. A partir de deux autres exemples, il importe d’étudier la question de la reconnaissance de l’islam dans l’espace public.

3 Le port du foulard islamique par une enseignante musulmane

Il convient de noter en préambule que l’islam est resté longtemps en marge de la société allemande, parce qu’il était considéré comme la religion de l’étranger, la religion des Turcs. Il a fallu attendre la loi sur les étrangers de 1990, puis la réforme du droit d’asile en 1993 et surtout la réforme du code de la nationalité mise en oeuvre en 1999/2000 par la coalition rouge-verte pour que soit réellement posée la question de l’institutionnalisation de l’islam. En introduisant le droit du sol en Allemagne, cette nouvelle législation a facilité la naturalisation des immigrés.

Précisons d’emblée que, contrairement à ce qui se passe en France, les jeunes musulmanes en Allemagne ont toute latitude de porter ou non un foulard à l’école. Cette possibilité donnée au sein même de l’institution scolaire fait l’objet d’un large consensus et n’est remise en question par aucun des acteurs politiques ou religieux, pas plus que par les parents d’élèves, qui considèrent que la pratique religieuse des élèves ne peut être laissée en dehors de l’école, dans la mesure où elle participe à la construction du sens et des valeurs qui structurent l’individu.

Le port du foulard dans le cadre des établissements scolaires n’est problématique en Allemagne que pour les enseignantes musulmanes. La question s’est posée de manière très vive, dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, avec le cas d’une enseignante allemande musulmane d’origine afghane, Fereshta Ludin. En poste dans le Land du Bade-Wurtemberg durant sa période probatoire de stage pratique (Referendarzeit), cette enseignante se présente en classe avec un foulard. Interdite d’enseignement par les autorités scolaires du Bade-Wurtemberg, parce qu’elle refuse d’enlever son foulard en classe, elle se trouve finalement dans l’impossibilité d’intégrer la fonction publique. Pour justifier ce refus, la ministre de l’Education du Bade-Wurtemberg, Annette Schavan (CDU)[6], avance l’argument que le port du foulard n’est nullement une obligation pour les femmes musulmanes, qu’il est en contradiction avec le principe de neutralité de l’Etat – que tout fonctionnaire est censé incarner - et elle l’interprète en premier lieu comme un signe de « différenciation culturelle »[7] (kuturelle Abgrenzung).

Fereshta Ludin, qui s’estime lésée dans ses droits fondamentaux, porte plainte auprès des différentes instances de la juridiction administrative du Land, en s’appuyant notamment sur les articles 1, 2, 3, 4 relatifs aux libertés et droits fondamentaux ainsi que sur l’article 33 de la Loi fondamentale[8], relatif à la non discrimination dans la fonction publique pour des motifs religieux. Le 2 juillet 2002, la Cour administrative fédérale confirme l’interdiction du port du foulard par l’enseignante en vertu du principe de neutralité de la fonction publique. La requête de la plaignante étant rejetée par les différentes instances des tribunaux administratifs qui font valoir que le port du foulard islamique est une violation du principe de neutralité religieuse, Fereshta Ludin se tourne alors vers la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe qui rend son jugement le 24 septembre 2003. L’arrêt rendu par cette dernière stipule que la question de l’interdiction du port du foulard pour les enseignantes relève des compétences législatives des Länder, le foulard n’étant autorisé que si la législation du Land concerné ne l’interdit pas expressément. La Cour suprême fédérale refuse en quelque sorte de se prononcer, mais reconnaît ainsi aux Länder le droit d’interdire par la loi le port du foulard dans les établissements scolaires. Le Bade-Wurtemberg et la Bavière sont les premiers Länder à exprimer leur volonté de légiférer et à voter dès 2004 une loi qui impose l’interdiction du foulard pour les enseignantes musulmanes dans les écoles publiques. La plupart des Länder gouvernés par la CDU/CSU ont également introduit une loi du même type (la Sarre, la Hesse, la Basse-Saxe...), mais c’est également le cas d’un certain nombre de Länder gouvernés par les sociaux-démocrates, comme Brême ou Berlin[9], même si ces derniers sont, en règle générale, peu favorables à une législation interdisant le foulard.

Cette affaire n’est pas un cas isolé. Dans un collège du Land de Hambourg, une enseignante porte un foulard en classe depuis l’année 2000, sans que quiconque ne s’en émeuve. La Rhénanie du Nord-Westphalie, quant à elle, décide au cas par cas. Les nouveaux Länder, quant à eux, sont plutôt hostiles à toute interdiction. D’un Land à l’autre, la question du foulard divise, y compris au sein même de chaque formation politique.

L’argument de la neutralité religieuse de l’Etat et de ses représentants pour justifier l’interdiction du port du foulard islamique par les enseignantes musulmanes n’est toutefois pas dénué d’ambiguïté, si on le met en parallèle avec les positions exprimées par les défenseurs des crucifix dans les écoles en Bavière. On voit bien que des questions religieuses peuvent ainsi être instrumentalisées à des fins politiques.

L’ancien président de la République Fédérale Johannes Rau[10] avait déclenché un tollé d’indignation en Allemagne, en affirmant à la veille de l’année 2004, que l’éventuelle interdiction du port du foulard islamique pour les enseignantes musulmanes au sein des établissements scolaires ne pouvait se limiter à l’islam, mais devait s’appliquer de la même manière aux symboles de toutes les religions[11]. En janvier 2004, Johannes Rau avait demandé une nouvelle fois l’égalité de traitement entre toutes les religions dans l’espace public, tout particulièrement à l’école, affichant ainsi très clairement sa différence par rapport aux positions de la CDU/CSU. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur le sens de ces propos et faire de l’ancien président de la République fédérale un farouche partisan de la laïcité, loin s’en faut. Dans un discours sur la liberté religieuse prononcé le 22 janvier 2004, Johannes Rau s’était ensuite nettement démarqué du modèle français :

« L’Etat et les Eglises sont clairement séparés en Allemagne, mais ils coopèrent dans de nombreux domaines dans l’intérêt de toute la société. J’estime que c’est la bonne voie et je ne vois aucune raison de nous rallier au régime de laïcité de nos voisins et amis français. »[12]

Et il ajoutait encore :

« Notre société n’est pas un espace où la religion n’aurait pas droit de cité et la religion n’est pas simplement une affaire privée. Le caractère public de la religion est reconnu chez nous […]. Je crains en effet qu’une interdiction du port du foulard soit le premier pas sur la voie d’un Etat laïque, qui exclut les signes et les symboles religieux de la vie publique. »[13]

Ces références à la laïcité française, assimilée à une séparation stricte, synonyme d’exclusion des religions hors de l’espace public et d’atteinte à la liberté religieuse, permettent de revendiquer une spécificité allemande marquée par une séparation souple entre l’Etat et les Eglises chrétiennes et la reconnaissance de la pertinence du rôle public de ces dernières.

De manière générale, le débat sur le port du voile islamique en France a suscité l’incompréhension en Allemagne. La loi française « sur les signes religieux » adoptée en mars 2004 a fait l’objet de critiques non seulement de la part des acteurs politiques qui voient dans l’interdiction des signes religieux à l’école une violation de la liberté religieuse individuelle, mais aussi de la part des partisans du multiculturalisme qui l’interprètent comme un signe de non-respect de la diversité culturelle.

4 La reconnaissance de la Fédération islamique de Berlin (IFB) comme « communauté religieuse »

Pendant de nombreuses années, les juridictions administratives se sont contentées de rejeter les demandes d’institutionnalisation en provenance d’associations musulmanes, refusant ainsi à l’islam toute reconnaissance juridique et tout statut public. Cette absence de reconnaissance a toutefois posé problème très tôt à propos des demandes d’enseignement islamique dans les écoles publiques qui se sont exprimées dès la fin des années soixante-dix.

En raison de l’absence de partenaire représentatif pour l’islam, plusieurs modèles ont été expérimentés dans les différents Länder, afin d’assurer le droit à l’instruction religieuse inscrit dans la Loi fondamentale. De manière générale, dans la plupart des Länder, les pouvoirs publics ont choisi dans un premier temps de privilégier l’Etat turc comme interlocuteur et de dispenser un enseignement islamique dans le cadre des cours de langue turque. Cette préférence a pu être interprétée comme l’expression des intérêts diplomatiques germano-turcs, mais aussi comme une solution permettant de contrôler la population turque musulmane.

C’est en mai 1980 que la Fédération islamique de Berlin (Islamische Föderation Berlin), une fédération qui coiffe plusieurs organisations islamiques, revendique pour la première fois auprès des autorités scolaires berlinoises le droit de dispenser des cours de religion islamique à l’école. Cette demande, qui voit le jour dans le contexte de la sédentarisation de la population musulmane et de l’importance croissante accordée à l’Etat turc dans la sphère berlinoise[14], se voit refusée à plusieurs reprises par la direction des affaires scolaires de la ville de Berlin (Senatsschulverwaltung) au motif que l’IFB manque d’une structure organisationnelle et qu’elle est simplement une association à caractère religieux, mais pas une « communauté religieuse »[15] (Religionsgemeinschaft) au sens où l’entend la loi scolaire.

Le refus des autorités scolaires berlinoises d’autoriser l’IFB à dispenser des cours de religion islamique à l’école et leur choix de s’en remettre aux instances consulaires de Turquie pour l’organisation d’un enseignement de l’islam à l’école déclenchait alors un conflit, dans la mesure où le droit à l’instruction religieuse dans les écoles publiques fait partie des droits fondamentaux et inaliénables inscrits dans la première partie de la Loi fondamentale (article 7, § 3)[16]. A Berlin, la loi scolaire[17] prévoit – à titre dérogatoire par rapport à l’article 7, § 3 de la Loi fondamentale - que l’enseignement religieux est placé sous le seul contrôle des communautés religieuses.

L’IFB farouchement hostile à l’option prise par les autorités berlinoises en matière d’enseignement musulman à l’école porte alors ses revendications devant les tribunaux allemands. Le tribunal administratif de Berlin rejette en 1997 la plainte déposée par l’IFB qui fait alors appel de cette décision. La cour administrative d’appel (Oberverwaltungsgericht) de Berlin accorde en 1998 à cette organisation le droit de dispenser un enseignement religieux à l’école, à l’égal d’autres religions, faisant valoir dans son jugement que le plaignant remplit tous les critères d’une « communauté religieuse ».

Le jugement de la Cour administrative d’appel de Berlin, confirmé par la Cour administrative fédérale en février 2000, a suscité un tollé de protestations de la part des organisations musulmanes non représentées au sein de cette Fédération qui contestent la représentativité de l’IFB, et provoqué de vives inquiétudes de la part des services de renseignements allemands, du Sénat berlinois, du Türkischer Bund de Berlin, etc. au vu des liens existant entre la Fédération Islamique de Berlin et le Milli Görus, un groupe turc que le Bureau fédéral pour la protection de la Constitution a classé comme organisation extrémiste.

La CDU et une partie du SPD berlinois, interprétant la décision des juges comme une usurpation du pouvoir politique par le pouvoir judiciaire, expriment alors leur intention de contourner cette décision en mettant un terme à l’exception berlinoise en matière d’enseignement religieux, c’est-à-dire en remplaçant l’enseignement religieux facultatif inscrit dans la Loi scolaire[18] par un enseignement obligatoire placé sous le contrôle de l’Etat, afin de ne pas en laisser la responsabilité aux communautés religieuses. En 2001, une nouvelle décision de justice confirme toutefois le droit de la Fédération islamique de Berlin de dispenser des cours de religion islamique. Aujourd’hui, l’IFB dispense des cours de religion dans une trentaine d’écoles berlinoises, dérogeant au principe inscrit dans la Loi fondamentale selon lequel l’enseignement religieux est placé sous le contrôle de l’Etat. La Fédération islamique de Berlin, qui peut désormais se présenter comme l’autorité religieuse responsable de l’enseignement islamique à l’école, se voit ainsi dotée d’une nouvelle légitimité et d’une meilleure visibilité sur la scène publique berlinoise.

Il faut voir dans la décision des juges un véritable tournant, dans la mesure où l’IFB ne dispose que d’une représentativité relative et qu’elle est loin de faire l’unanimité[19]. Au-delà de sa dimension symbolique, elle traduit la reconnaissance sur le plan institutionnel de la place de l’islam dans la sphère publique en RFA et la volonté de faire émerger un interlocuteur officiel des pouvoirs publics. Elle manifeste également la volonté de défendre le pluralisme et le droit à la différence, ainsi que la reconnaissance des libertés et droits fondamentaux.

5 Les demandes de reconnaissance des Témoins de Jéhovah

Le 1er février 2006, les Témoins de Jéhovah obtiennent, pour la première fois en Allemagne, le statut de « corporation de droit public » dans le Land de Berlin, au terme d’un conflit juridique qui a duré près de douze ans. Il est à noter en effet que le droit ecclésiastique (Staatskirchenrecht) allemand fait la distinction entre les communautés ou groupes religieux qui relèvent du droit privé et ceux qui ont le statut de « corporations de droit public »[20].

Tout commence en 1990 à Berlin où une femme, Témoin de Jéhovah[21], demande la reconnaissance de son groupe religieux comme « corporation de droit public ». Le 20 avril 1993, le Sénat berlinois rejette cette demande de reconnaissance, au motif que la loyauté des Témoins de Jéhovah vis-à-vis de l’Etat et de la démocratie n’est pas garantie du fait de l’interdiction de participer aux élections imposée à leurs membres. Une telle disposition est jugée en contradiction avec les principes démocratiques de l’Etat, dans la mesure où la légitimité démocratique sur laquelle s’appuie l’action de l’Etat repose avant tout sur les élections législatives. Le 25 octobre 1993, le tribunal administratif de Berlin oppose également une fin de non-recevoir à la demande de reconnaissance des Témoins de Jéhovah comme « corporation de droit public ».

Dans son jugement du 26 juin 1997, la Cour administrative fédérale (Bundesverwaltungsgericht) de Leipzig confirme le refus d’accorder aux Témoins de Jéhovah le statut de « corporation de droit public ». La perception du degré de contrainte que les Témoins de Jéhovah imposent à leurs membres apparaît ainsi déterminante dans les jugements prononcés par les différentes juridictions administratives.

Quelque huit ans plus tard, en mars 2005, la Cour administrative d’appel (Oberverwaltungsgericht) de Berlin octroie finalement le statut de « corporation de droit public » aux Témoins de Jéhovah et exclut toute révision de ce jugement. Le Land de Berlin fait toutefois appel de cette décision auprès de la Cour administrative fédérale qui rejette, le 1er février 2006, le recours intenté par le Land de Berlin. Le rejet du pourvoi en appel par la Cour administrative fédérale de Leipzig clôt ainsi un conflit judiciaire qui a vu s’affronter durant une dizaine d’années le Land de Berlin aux Témoins de Jéhovah et confirme la reconnaissance de ces derniers comme « corporation de droit public ».

Les Témoins de Jéhovah ont ainsi obtenu des autorités judiciaires ce que les autorités politiques leur ont refusé pendant des années. La décision de la Cour administrative fédérale de Leipzig du 1er février 2006 semble traduire le souci d’être en conformité avec le principe de neutralité de l’Etat et de faire preuve d’une égalité de traitement entre les différents groupes religieux. Elle apparaît également largement inspirée par une recommandation du Conseil de l’Europe, adoptée le 22 juin 1999, invitant les Etats-membres à fournir des données objectives sur les groupes religieux dans le cadre du respect de la liberté de conscience et de religion.

Le Land de Berlin, quant à lui, a décidé le 13 juin 2006 d’accorder aux Témoins de Jéhovah le statut de « corporation de droit public », ce qui leur permet de jouir des mêmes droits que les Eglises chrétiennes et quelques autres groupes religieux. Ils peuvent ainsi bénéficier de nombreuses exonérations fiscales, créer des fondations ou des établissements (hospitaliers, caritatifs) etc.

6 Le pouvoir décisif des juges

Les différentes controverses évoquées à propos de questions politico-religieuses mettent en évidence les difficultés de la gestion actuelle du pluralisme religieux dans la sphère publique en Allemagne. L’analyse des rapports entre le religieux, le politique et le juridique révèle un entrecroisement de la régulation politique et juridique des questions religieuses et témoigne d’une grande complexité au vu des conflits de compétences qui s’expriment entre les exigences de la Loi fondamentale, la législation des Länder et le pouvoir des juridictions administratives. A travers les exemples étudiés, il apparaît clairement que les instances judiciaires sont aujourd’hui des acteurs décisifs de l’évolution des relations Eglises-Etat et que leur influence semble souvent s’exercer aux dépens de celle des acteurs politiques locaux. La régulation juridique du religieux en Allemagne révèle l’importance accordée à la protection des libertés et des droits fondamentaux de groupes religieux ou d’individus dans l’espace public. Les conflits qui opposent les différentes autorités politiques et judiciaires posent aussi le problème de la hiérarchie entre les religions majoritaires, dont la pertinence sociale est largement reconnue, et les autres groupes religieux de moindre importance. Il est frappant de constater que les juges interviennent de plus en plus en faveur de la protection des minorités. La reconnaissance juridique du pluralisme religieux, à laquelle appelle généralement la Cour constitutionnelle fédérale, ouvre la voie à une reconnaissance sociale et politique des différents groupes religieux qui risque de remettre en question, à terme, le rôle et la place des Eglises chrétiennes dans l’espace public, où s’affrontent aujourd’hui des logiques d’action en concurrence.