Se sentir napolitainVoir, vivre, écrire la ville avec Goethe, Sartre, Malaparte et Saviano[Record]

  • Tobias Haberkorn

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  • Tobias Haberkorn
    École des hautes études en sciences sociales
    Freie Universität Berlin

En voyage, Jean-Paul Sartre écrit que les napolitains sont « peut-être les seuls gens d’Europe dont un étranger peut dire quelque chose, même s’il ne passe que huit jours dans leur ville, parce que ce sont les seuls qu’on voie vivre de bout en bout ». Ce que Sartre a pu ainsi dire des Napolitains se trouve réuni dans trois textes : la lettre « À Olga » de 1936 citée au-dessus, une nouvelle intitulée « Dépaysement » qu’il acheva en 1937 sans la publier, et le reportage « Nourritures » de 1938. L’évolution entre la lettre et le reportage est considérable. Sartre raconte, puis fantasme sur Naples. En ce qui concerne l’importance de la vue, il va presque jusqu’à inverser son propos initial : qu’on les voie vivre de bout en bout, il semble vouloir dire, on ne peut pourtant pas (encore) dire grand-chose des napolitains. Si la ville est spectaculaire au sens strict du terme, il est frustrant de seulement la voir. L’impulsion napolitaine – toujours trompeuse car insatiable in extremis – c’est qu’on vive la ville plutôt que de la voir vivre. Ce déplacement du désir chez Sartre relève d’une expérience que nombre de visiteurs de Naples ont pu faire depuis des siècles et continuent à faire aujourd’hui. Dans cet article, je présenterai une poignée de textes qui témoigne de la mise en scène littéraire de cette expérience, une mise en scène qui évolue de la réserve (sereine ou malheureuse) de celui qui regarde à la frénésie (enthousiaste ou maladive) de celui qui participe ou veut participer. Mon choix dépeint cette évolution comme littéraire et historique, mais elle peut être vécue individuellement par quiconque ayant le désir de Naples. Elle inclut touriste et autochtone, voyeurisme et vitalisme, sophistication et brutalité, art baroque et économie camorriste. L’itinéraire serait le suivant : Goethe, à la fin du 18ème siècle, se contente de voir la ville ; Sartre, dans les années 1930, s’énerve contre le manque qui consiste à voir sans agir ; Malaparte, contemporain de Sartre, éveille les cinq sens pour sentir la ville ; et Roberto Saviano, de nos jours, mise le corps entier, en risquant son intégrité et sa sécurité propres, pour vivre la ville et ses contradictions les plus extrêmes. Si ces exemples littéraires feront un récit de Naples, ils auront une portée plus générale pour au moins deux raisons : primo, parce qu’une relation littéraire à une ville n’est jamais que littéraire, elle est sensible, sensuelle et intellectuelle à la fois, c’est-à-dire une relation tout court. Un texte n’enregistre pas le son, l’aspect, l’odeur, la saveur ou le toucher d’une ville, il les représente. Et ses moyens à ces fins sont aussi riches qu’il comporte de métaphores. Secundo, parce que le choix littéraire révèle, dans son ensemble, une évolution des manières d’accéder non seulement à l’espace urbain, culturel et économique de Naples, mais à ces types d’espace en général. Ce « récit de Naples » parlera donc d’une ville sensuelle à travers sa littérature, mais j’espère qu’il dira des choses sur le rapport représentationnel et sensuel que les humains et leur culture entretiennent avec leurs habitats depuis plus de deux siècles. Le désir de voir Naples a été érigé en proverbe, à l’échelle européenne, par Goethe. Ainsi écrit-il dans son Voyage en Italie : « Von der Lage der Stadt und ihren Herrlichkeiten, die so oft beschrieben und belobt sind, kein Wort. “Vedi Napoli e poi muori!” sagen sie hier. “Siehe Neapel und stirb!” ». La traduction de l’italien ignore le jeu de mots qui consiste dans l’homophonie de « …

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