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Il y a au Québec, parmi les artistes de théâtre, une fascination pour l’Allemagne, et plus particulièrement pour la ville de Berlin. Cette fascination n’est pas récente, mais elle se transforme avec le temps. C’est ce que permettent de constater deux numéros spéciaux de la revue de théâtre Jeu publiés à une génération d’écart. Le premier, le numéro 43, intitulé « Allemagnes », paraît en 1987, et dresse un portrait de la présence allemande sur la scène québécoise. Le deuxième, le numéro 150, intitulé « L’Appel de Berlin », paraît en 2014, et propose les témoignages de huit Québécois pris d’admiration pour la capitale allemande. Si ces deux numéros de Jeu se penchent sur la fascination qu’exerce l’Allemagne chez les artistes de théâtre, ils le font chacun de manière très différente, et cette différence témoigne aussi de l’évolution de cette fascination.

Fig. 1

Le n°150 de Jeu mettant en vedette l’actrice québécoise Catherine de Léan.

© Jérémie Battaglia

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Le premier des deux numéros présente un portrait large de la présence allemande en croissance sur la scène québécoise au cours des années 1980. Il s’attarde à répertorier et à critiquer cette présence dans plusieurs productions (Lévesque 1987; Pavlovic 1987), qu’il s’agisse d’auteurs allemands montés en traduction française, de thématiques touchant au fascisme et à la Seconde Guerre mondiale, ou d’esthétiques d’inspiration allemande. Le deuxième des deux numéros est autrement plus léger, notamment parce qu’il est le premier de la nouvelle mouture de la revue. Le format de Jeu s’agrandit en effet à partir du numéro 150 afin de proposer des articles plus illustrés mais conséquemment plus courts, pour un nombre total de pages réduit de moitié. L’objectif du rédacteur en chef est de débarrasser la revue de son vernis académique[1] pour augmenter son lectorat, et au passage, attirer davantage d’annonceurs. Par conséquent, ce second numéro sur l’Allemagne offre un écho superficiel à celui paru à la fin des années 1980, d’autant plus qu’il concentre son dossier sur des « lettres d’amour » (Saint-Pierre 2014 : 13) et non pas sur des articles. Ces deux numéros de Jeu mis côte à côte donnent l’impression que la présence allemande, objet dans les années 1980 d’une fascination axée sur les auteurs et l’esthétique, se réduit aujourd’hui à un simple effet de mode, incarné par la capitale la plus cool d’Europe.

Appropriation et contestation : une Allemagne marginale et subversive

Le titre au pluriel du numéro paru en 1987, « Allemagnes », suggère déjà qu’il existerait, en plus des deux Allemagnes européennes (celle de l’Est et celle de l’Ouest), une troisième Allemagne, en l’occurrence québécoise. Dans ce numéro, Diane Pavlovic propose une cartographie de cette Allemagne québécoise qu’elle agrémente d’une définition encyclopédique humoristique (fig. 1). Si certains parlent d’un « mirage allemand » (Ruprecht 1982 : 5) dans la littérature québécoise, la définition de Pavlovic qui concerne le territoire théâtral suppose une occupation. C’est une situation dont les Québécois ont un souvenir – non pas avec l’Allemagne cependant – et de laquelle il importe de s’émanciper en « édictant désormais ses propres lois et ses propres modes d’utilisation des textes et des archétypes » (Pavlovic 1987 : 79).

Fig. 2

Reproduction de l’encadré « Allemagne »

Pavlovic 1987 : 79

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On connaît chez les artistes de théâtre au Québec cette tendance à s’approprier (Godin et al. 1988) et à transformer les canons étrangers, les pièces de Shakespeare en tête de liste. La traduction de Macbeth en 1978, par Michel Garneau, en constitue un exemple type, ainsi que la série Vie et mort du Roi Boiteux (1981-1982), de Jean-Pierre Ronfard. Le modèle allemand participe aussi du phénomène avec T’es pas tannée, Jeanne d’Arc? (1970) du Grand Cirque Ordinaire, une production qui revisite les pièces de Brecht, Sainte Jeanne des abattoirs (Die heilige Johanna der Schlachthöfe, 1931 – qui revisitait la Saint Joan (1923) de George Bernard Shaw) ainsi que Le procès de Jeanne d’Arc à Rouen, 1431 (Der Prozess der Jeanne d’Arc zu Rouen, 1431) que Brecht porte à la scène en 1952[2]. Dans ce geste d’appropriation, il y a chez les artistes du Grand Cirque Ordinaire une volonté d’intégrer une histoire mondiale de laquelle le Québec, dans la foulée du mouvement nationaliste, peut désormais se réclamer. Faire dialoguer le récit québécois avec celui des pays d’Europe universaliserait sa lutte pour la reconnaissance et contribuerait au travail identitaire engagé depuis la Révolution tranquille.

Cependant, il n’y a pas qu’un geste d’affirmation identitaire dans cette appropriation allemande au théâtre. Il semble qu’il y ait aussi un parallélisme inattendu entre deux situations très différentes. Alors qu’il y a au Québec une prise de conscience politique et historique, le contexte de rachat d’une conscience de même nature en Allemagne trouverait chez les artistes québécois un public particulièrement réceptif. C’est l’hypothèse de Pavlovic, qu’elle esquisse à la fin de son article : « la situation marginale du Québec dans ce contexte américain le prédisposait sans doute à faire sienne cette volonté allemande de se refabriquer une conscience historique » (Pavlovic 1987 : 78). On retrouve sensiblement la même idée chez Renate Usmiani dans un article paru en 1988 dans L’Annuaire théâtral : « pour les jeunes des années soixante et soixante-dix, il existe des parallèles émotifs considérables : dans les deux pays [Québec et Allemagne], il s'agit d'affronter un passé humiliant et insoutenable » (Usmiani 1988 : 214). Si ce traumatisme est fort différent d’un côté et de l’autre, il se doublerait dans les deux cas d’une perspective déprimante sur l’avenir :

la génération dont nous parlons ici [les jeunes des années soixante et soixante-dix] est témoin d’une évolution, soit politique, soit économique, qui passe d’un extrême optimisme à un extrême désillusionnement. Au Québec, le mouvement séparatiste, couronné par la victoire du Parti Québécois, aboutit finalement à une résignation désenchantée. En Allemagne, le "miracle économique" s’écroule et un pessimisme profond en résulte

Usmiani 1988 : 215

Pour Usmiani, la conséquence commune de cette situation s’expliquerait par le recours au néo-réalisme, une réaction formelle qu’elle associe à Michel Tremblay.

Quand on observe la scène de théâtre, on remarque des réactions autrement plus diversifiées. Dans un bilan des Seconds États généraux du théâtre professionnel québécois (2007) commandé par le Conseil québécois du théâtre, Paul Lefebvre revient sur près de 30 ans de pratique et explique qu’« au moment où ont lieu les premiers États généraux du théâtre québécois, en novembre 1981, tout bouge. La défaite du référendum de 1980 sur la souveraineté a brisé une certaine façon de penser le nationalisme québécois » et que, par conséquent, on note « lors de la première moitié des années 1980 un déclin du théâtre social et politique pratiqué par la majorité des compagnies » (Lefebvre 2010 : 8). La création semble alors se tourner vers une recherche formelle qui n’était pas nécessairement au coeur des expérimentations des années 1970.

À ce titre, le théâtre allemand est riche car il est « marginal », et « subversif », d’après Pavlovic. Il permet des incursions littéraires jusque-là inconnues de la tradition québécoise – ou canadienne française – comme en témoignent la plupart des compagnies qui s’y intéressent[3]. À titre d’exemple, les Productions Germaine Larose (PGL), créées en 1979, cherchent d’abord à motiver le public « à voir "autre chose" »[4] en proposant des écritures complètement absentes de la scène québécoise, et que Jean-Luc Denis traduit directement de l’allemand – un cas d’exception. Les membres des PGL se définissent comme partageant une « passion de la recherche et de l’exploration […]. Ils se distinguent également au niveau de leur démarche esthétique et formelle, de leur besoin de questionner les conventions et de leur goût du risque »[5]. Aussi privilégient-ils les textes d’une génération contestataire qui, en Allemagne, remet radicalement l’autorité en question : Liberté à Brème (Bremer Freiheit, 1972) de Rainer Werner Fassbinder, en 1981, L’Instruction (Die Ermittlung, 1965) de Peter Weiss, en 1983, et l’année d’après, Le Président (Der Präsident, 1975) de l’auteur autrichien Thomas Bernhard. Si ces pièces écrites dans les années 1960-1970 font déjà partie d’un répertoire fréquemment joué en Allemagne, elles font découvrir alors aux Québécois leur verve provocatrice. Le Théâtre Acte III s’intéresse également à la dramaturgie allemande, mais plutôt pour sa capacité à mettre à mal le langage, démanteler la représentation et bouleverser la relation avec le spectateur. Il focalise sa production autour de l’auteur autrichien Peter Handke, dont il monte six oeuvres[6] dont quatre lors d’une soirée participative, L’Événement Handke (1984), à laquelle les gens sont priés de se rendre costumés, l’invitation précisant que « du maquillage sera à leur disposition sur place »[7].

Explorations formelles et clichés : des esthétiques au service de thématiques sombres

L’influence allemande se manifeste aussi, indépendamment de ses auteurs, dans ce qu’elle permet comme exploration formelle. En 1986, le Faust-Performance, monté par Alain Fournier, puise abondamment dans une esthétique cabaret dont on pourrait associer le faste à la période des années folles de la république de Weimar. Le spectacle est constitué d’une performance en deux temps, synchronisée au moyen de postes de télévision. On reconnaît dans ce type d’événement performatif et médiatique – voire festif dans le cas de L’Événement Handke – un mouvement de transformation générale du théâtre auquel l’influence allemande, au Québec, n’est pas étrangère. En effet, les esthétiques qui s’en inspirent propulsent la forme au-delà de la représentation conventionnelle. C’est le cas pour Carbone 14, pionnier au Québec de la danse-théâtre (Tanztheater), et pour le collectif Opéra-Fête (1979-1991). Ce dernier, interdisciplinaire et radicalement expérimental, se définit comme « actuel, même si possible, le théâtre de demain »[8]. Fortement tourné vers les arts plastiques et le cinéma, il verse dans un théâtre d’atmosphère à tendance expressionniste marquée.

Pour ces deux compagnies, le théâtre allemand est l’occasion d’une exploration formelle mais aussi thématique, car il serait porteur d’un imaginaire du mal absolu. L’Allemagne draine avec elle une certaine représentation de la Deuxième Guerre mondiale, où la domination industrielle et militaire, le fascisme nazi, le génocide des juifs d’Europe, mais aussi une rare expérience occidentale du communisme, constituent des motifs récurrents. Au Québec, il n’y a d’expérience ni du nazisme, ni du communisme. Aussi l’interprétation de cette Allemagne peut-elle se réduire à des clichés de l’horreur que les artistes de l’époque, faute de références et de relations, ne transcendent pas. Les spectacles Le Rail (1984) de Carbone 14 et Ultraviolet (1986) d’Opéra-Fête, deux créations entièrement québécoises (i.e. ne reposant pas sur un texte allemand), semblent à prime abord abonder en ce sens.

Même si Le Rail s’inspire de deux livres d’auteurs d’expression anglaise[9], le spectacle évoque clairement l’Allemagne, ne serait-ce que par la présence de la langue allemande qui pointe au travers de l’anglais et du français québécois. Le public se mélange à des acteurs-danseurs, dont la double fonction et les mouvements sportifs empreints de jeu dramatique, dénotent bien l’impact de Pina Bausch sur le metteur en scène, Gilles Maheu. Ces acteurs-danseurs sont vêtus en militaires et évoluent autour d’énormes rails enveloppés de fumée de scène – un motif récurrent pour évoquer la déportation des juifs d’Europe. Différents tableaux se succèdent au cours desquels les soldats expriment la virilité toxique du corps militaire; ils se livrent à des combats imaginaires, se menacent et violent les deux seules femmes de la distribution, au son d’une voix off narrant des correspondances choisies de Sigmund Freud. La mise en scène porte à croire qu’il existe, dans l’inconscient, un ferment du mal absolu dont la guerre est la plus pure exaltation, et l’Allemagne, un véhicule d’expression.

Fig. 3

Le Rail (1984), mise en scène de Gilles Maheu, produit par Carbone 14.

© Yves Dubé

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Dans une ambiance onirique propre aux spectacles expérimentaux d’Opéra-Fête, Ultraviolet, le huitième volet de la série Splendide Hôtel, recourt lui aussi à la psychanalyse pour convier le public à une « noce noire »[10] tragi-comique. La névrose d’Hitler y est révélée – ou célébrée – dans une esthétique inquiétante qui mêle le pas de l’oie aux chaussures de cuir des victimes des chambres à gaz. Ici, la fascination pour le fascisme, ou sa tentation (comme le suggère Tentations, fragments de rêve (1985) d’après Gustave Flaubert, un autre volet de Splendide Hôtel), est mise en relation avec l’inconscient, comme le faisait Le Rail avec la pulsion du mal.

Fig. 4

Ultraviolet (1986), mise scène de Pierre A. Larocque, produit par Opéra-Fête.

© Yves Dubé

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On peut pointer du doigt cette utilisation de clichés allemands qu’on retrouve sur les scènes des années 1980, la figure d’Hitler notamment[11], ou la silhouette des prisonniers des camps de la mort[12]. Aussi, on peut se demander si l’Allemagne et les esthétiques qui font le succès de son théâtre sont condamnées à cette représentation universellement stéréotypée de l’horreur, faute d’une vision, au Québec, plus nuancée. Or, cette vision à prime abord réduite offre aussi, via le prisme de l’altérité, une perspective exotopique au sens bakhtinien, précieuse pour les artistes québécois. Parce que le public sait que les événements auxquels on fait référence sont vrais, l’effet cathartique a d’autant plus de chances d’opérer; la représentation d’une société en crise et d’une humanité violente est plus virulente. À ce titre, l’Allemagne sert d’instrument idéal aux artistes québécois pour représenter – ou provoquer – la peur. Les esthétiques puissantes qui accompagnent cet imaginaire, comme le grotesque du cabaret, l’inquiétante étrangeté de l’Expressionnisme, ou encore, la sensualité exacerbée des corps de la danse-théâtre, offrent la possibilité d’explorer les zones obscures de l’humain et de son inconscient. Elles permettent d’investir un théâtre aux thématiques transgressives, comme c’est le cas, au tournant des années 2000, pour Brigitte Heantjens, la directrice de Sibyllines, qui monte sept pièces allemandes[13] questionnant, entre autres, le rapport entre sexualité, politique et identité[14].

Ouverture et voyages : l’internationalisation des pratiques

La représentation de l’Allemagne sur la scène québécoise, souvent réduite à quelques clichés, s’explique en partie par le fait que les artistes ont dans les années 1980 un accès partiel aux oeuvres théâtrales du vieux continent. Les pièces, majoritairement traduites en France, arrivent avec quelques années de retard et sans l’esprit de la mise en scène qui les a créées. Privés des référents esthétiques, les artistes se livrent, volontairement ou pas, à une réappropriation créative, comme s’en réjouit Pavlovic, malgré un certain aveu d’échec :

Il n’y a plus lieu de faire semblant d’être étranger pour aborder des textes d’ailleurs; notre histoire n’est pas celle de l’Europe, et notre sensibilité, malgré toutes ses affinités avec la grande tradition germanique, ne sera jamais celle de Berlin. Le théâtre d’ici s’est rapproché jusqu’à s’y confondre de cette culture immense. Il semble désormais en mesure, non de la détourner à son profit – la chose est impensable dans le contexte réduit et fragile qui est le nôtre – mais d’y investir ses propres préoccupations et de la faire servir ses intérêts avec une lucidité nouvelle

Pavlovic 1987 : 107

Cette réappropriation semble inévitable quand on songe que les productions théâtrales allemandes ne se déplacent pas au Québec. Les esthétiques parviennent plus probablement par le cinéma, au travers des oeuvres de Werner Schroeter, Fassbinder, Werner Herzog et Wim Wenders, présentées au Festival du Nouveau Cinéma dès les années 1970.

Au théâtre – exception faite en 1997 de Stunde null oder die Kunst des Servierens (1995) du Suisse allemand Christoph Marthaler – il faut attendre le début des années 2000 pour que l’Allemagne soit invitée au Festival TransAmériques[15] (FTA) à Montréal. Il est vrai que le festival, qui s’appelait jusqu’en 2007 Festival de théâtre des Amériques, était initialement orienté sur un axe nord-sud. Pourtant, dès 1989, des artistes européens sont programmés dans l’édition régulière, à commencer par la France, l’Espagne et l’U.R.S.S. À Québec, la Quinzaine internationale du théâtre de Québec n’invite pas de production allemande lors de sa première édition, malgré son mandat international au sens large. Cette absence est déplorée par la critique[16], et ajustée en 1988 par la présence de Born Guilty (Schuldig geboren, 1988), adapté du roman de l’auteur autrichien Peter Sichrovsky, ainsi que de L’Arbre des tropiques (paru en français en 1984) de Yukio Mishima, dans une mise en scène de Schroeter (pièce primée meilleur spectacle et meilleure scénographie). Schroeter revient deux ans plus tard avec une production de Medea (texte réécrit par le romancier Hans Henry Jahn), également primée.

Mis à part ces trois exceptions, il faut aussi attendre le début des années 2000 pour que la capitale accueille des productions allemandes – en l’occurrence, celles programmées au FTA[17]. En somme, à partir du moment où le Québec met sur pied des événements internationaux de théâtre et le début des années 2000, et malgré l’importante fascination qu’exerce le théâtre allemand sur les artistes québécois, on compte seulement quatre spectacles produits en Allemagne ou en Autriche sur le territoire. Par contre, la présence de pièces allemandes en traduction, produites ailleurs qu’en Allemagne, ou de spectacles qui adoptent une esthétique d’inspiration allemande, est abondante. À titre d’exemple, le FTA propose, lors de sa première édition, une programmation très germanique avec Through the Leaves (Wer durchs Laub geht…, 1979) de Franz Xaver Kroetz, monté par l’américaine JoAnne Akelaitis, Mein (1984) – au titre allemand – une coproduction du Toronto Free Theatre et du collectif Necessary Angel, ainsi que deux spectacles de Carbone 14, Le Rail et Titanic (1985), dont l’esthétique renvoie à un univers fasciste[18].

Si au cours des années 1980-1990 les productions allemandes comme telles ne voyagent pas facilement vers le Québec, les artistes québécois commencent à se manifester sur les scènes étrangères et puisent, lors de ces séjours, des sources d’inspiration. Une curiosité inédite semble se développer, comme en témoigne une offre de plus en plus tournée vers l’international – sans égard pour ce qu’on désigne aujourd’hui par l’« appropriation culturelle ». Si l’Europe demeure au coeur des programmations, un regard se tourne résolument vers l’Asie, comme chez Robert Lepage qui s’inspire abondamment des univers chinois et japonais[19]. C’est pourtant l’Allemagne qui marque un de ses premiers succès avec Le Polygraphe (1987), une création inspirée par le mur de Berlin comme métaphore d’un gouffre entre réalité et fiction. Marie Brassard, co-auteure de la pièce, se rend à Berlin avec Lepage en 1990 et développe une fascination pour la ville récemment réunifiée dont elle témoigne dans le numéro 150 de Jeu, paru en 2014 :

Le lieu était à la hauteur de mon fantasme, un peu glauque et très achalandé. Une foule, hétérogène et captivante animait l’endroit, et une atmosphère très exotique et étrange y régnait. À Berlin. Quel bonheur je ressentais d’y être enfin, d’avoir la chance d’y être!

Brassard 2014 : 32

Brassard évoque le Berlin du début des années 1990 dans sa diversité et sa résistance, mentionnant la présence anarchique de gitans, de migrants de l’Est, d’artistes et d’activistes qui font revivre des lieux affectés d’un lourd passé. Elle y dépeint une vie alternative, incarnée par les squats à Tacheles et à Potsdamer Platz, qui semble en phase avec l’effet « marginal » et « subversif » provoqué jusque-là par le théâtre allemand au Québec. À la différence près que, dans ce cas-ci, c’est la ville de Berlin et son ambiance qui peuplent cet imaginaire, et non les oeuvres d’artistes allemands, aussi appropriées soient-elles.

Fascination et tendances : Berlin, capitale du théâtre

Le texte de Brassard paru dans le numéro 150 est particulièrement intéressant dans le cadre de cette étude car, même s’il paraît en 2014, il témoigne d’un Berlin des années 1990. C’est l’époque du Berlin alternatif et underground, précipité par la chute du mur qui livre la ville à une mutation obligée, à la fois sociale, culturelle, politique et économique. Après la désertion de certains bâtiments restés vacants à l’Est, c’est aussi une période d’émergence de milieux parallèles où l’art – notamment urbain – se développe de façon anarchique. Les années qui ont suivi la chute du mur à Berlin ont donc contribué à forger un imaginaire de la contre-culture dont la richesse, la diversité, la jeunesse et l’esprit libre inspirent les artistes étrangers. Martin Faucher, directeur artistique du FTA depuis 2014, témoigne également de cette période dans ce même numéro, insistant sur une ville qui réserve une place de choix aux arts et au théâtre : « J’ai vu sur les scènes de Berlin des choses que je n’avais jamais vues auparavant, des choses que je ne pensais pas possibles au théâtre, des choses auxquelles je pense encore, encore et encore » (Faucher 2014 : 39). Pour Faucher, le théâtre qu’on pratique à Berlin est de grande qualité, à la fois fort de sa tradition et complètement tourné vers le contemporain. Il décrit une scène vraisemblablement postdramatique, à la fois intellectuelle et ancrée dans la matière brute, qui permet des expériences radicales, et dont l’actualité n’a de cesse de l’enthousiasmer. À titre de conseiller artistique du FTA de 2006 à 2014 – puis entre 2014 et 2018, comme directeur du festival – Faucher inclura chaque année (sauf en 2010) une production allemande à la programmation[20]. Certains de ces spectacles, surtout ceux produits par la Schaubühne, sont à l’origine d’une véritable déferlante berlinoise au Québec, à forte dominance postdramatique. Cette nouvelle présence déplace la fascination allemande initialement axée sur les auteurs et les esthétiques, vers une fascination pour la ville de Berlin.

Le titre du numéro 150, « L’Appel de Berlin », suggère déjà que c’est la ville elle-même qui exerce une fascination sur les artistes de théâtre. Outre quelques témoignages plutôt anecdotiques, le numéro publie des extraits de Berlin appelle[21], un texte inédit d’Evelyne de la Chenelière et de Daniel Brière. Le texte prend la forme d’un dialogue téléphonique entre les deux auteurs et fait la synthèse de plusieurs clichés sur Berlin. Or, ces clichés sont très différents de ceux qu’on retrouvait dans les productions des années 1980 et 1990 : au lieu de renvoyer à l’horreur du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, ils se concentrent sur Berlin comme lieu d’avant-garde artistique, de politiques progressistes et de liberté. Si la capitale allemande est certes un endroit de prédilection pour la culture alternative, le regard de Brière et de la Chenelière semble se limiter à des images toutes faites. En évoquant un spectacle iconoclaste, Brière s’exclame sans ironie : « je n’ai pas bien compris, mais c’était beau et étrange, et les spectateurs étaient très sérieux. L’art ici, c’est sérieux » (Brière et de la Chenelière 2014 : 17). Berlin devient ici l’incarnation d’un modèle artistique à suivre, car même si les oeuvres échappent à la compréhension des auteurs, elles réussissent cet alliage délicat entre pertinence et effet de style.

L’ambiance de Berlin, cool et festive, participe de cette impression de liberté, mais pour l’auteur dramatique Éric Noël, cette dernière est plutôt l’heureux résultat de la fin des utopies. La ville agirait comme espace libérateur, où le spectre du passé allège de l’injonction à la réussite et du « directivisme moral » :

Notre théâtre (et le discours des artistes sur leur théâtre) est soit franchement imprégné d’espoir – il est même politique, jusqu’à vouloir être vecteur de changement social –, soit il se confond […] en excuses et en explications, à deux pas du désespoir, alors qu’il vaudrait mieux faire le saut et mettre les deux pieds dedans

Noël 2014 : 53

Dans son texte paru dans le même numéro de Jeu, Frank Weigand, traducteur de théâtre entre le Québec et l’Allemagne, estime à son tour que le théâtre québécois est trop idéaliste, une posture qui le priverait de la distanciation (Verfremdungseffekt) chère à la scène allemande (Weigand 2014 : 22). Ces deux critiques suggèrent que le théâtre au Québec manquerait d’audace, une insuffisance qu’on peut certes expliquer par l’esprit et la tradition, mais qui n’est peut-être pas étrangère des systèmes respectifs de production.

On peut se demander à ce titre si une certaine sécurité financière des artistes ne favoriserait pas la prise de risque. Car dans cette fascination actuelle que les artistes québécois éprouvent à l’égard de l’Allemagne, il faut aussi nommer l’excellence des conditions de création – notamment dans les théâtres nationaux (Stadttheater et Staatstheater). Déjà en 1990, le critique de la Quinzaine internationale du théâtre de Québec demandait : « Pourquoi ne dispose-t-on pas de budgets permettant de présenter des spectacles d’ici, dont la valeur soit comparable à celle de Medea du Düsseldorfer Schauspielhaus […]? » (Tremblay 1990 : 119), dans une pertinente mise en relation des esthétiques et de leur financement. Dans un cri du coeur semblable, le rédacteur de Jeu clôt son éditorial du numéro 150 par un appel sans équivoque : « Puisse un jour le gouvernement canadien être aussi fier de la culture de son pays! » (Saint-Pierre 2014 : 13), où « fierté » rime ici avec financement étatique, que l’on sait être en Allemagne sans commune mesure avec celui des enveloppes cumulées des différents conseils des arts du Québec et du Canada.

Conclusion

La fascination qu’exerce l’Allemagne sur les artistes de théâtre québécois est importante et variée, comme en témoignent ces deux numéros de la revue Jeu, publiés à presque 30 ans d’écart. Si certaines pièces allemandes ont participé du mouvement d’appropriation d’oeuvres étrangères pour fortifier le projet identitaire, les auteurs du pays germanique ont surtout permis à la scène québécoise des explorations formelles à la fois marginales et subversives. La plupart des productions des années 1980 qui s’inspirent du théâtre allemand, qu’il s’agisse de textes, de thématiques ou d’esthétiques, investissent des territoires encore inconnus du public québécois. Ces emprunts sont cependant marqués par des clichés, comme le note ce premier numéro de Jeu, « Allemagnes » (1987), ce qui n’est pas surprenant quand on songe que le théâtre allemand comme tel n’a pratiquement pas foulé le sol québécois avant le début des années 2000.

Ce sont les années 1990, marquées par une ouverture sans précédent des artistes sur le monde, qui voient les premiers échanges internationaux influencer directement la pratique québécoise. Cependant, il faut attendre les années 2000 et même 2010 pour que les Allemands soient systématiquement invités dans les festivals, et pour que leurs productions marquent le public, tant par la qualité de leur travail que par les moyens qui le supportent. L’Allemagne – mais surtout Berlin – devient alors l’Eldorado du monde du théâtre et crée des adeptes parmi les artistes québécois, comme en témoigne ce second numéro de Jeu, « L’Appel de Berlin » (2014).

D’une origine strictement artistique, axée sur les textes et les pratiques, la fascination des artistes québécois pour le théâtre allemand a délaissé les textes et les thématiques – certes stéréotypées – socio-historiques pour se limiter à l’image d’une ville symbole de liberté et de vie alternative. Les conditions de création en Allemagne provoquent peut-être l’envie, mais elles font également l’objet de critiques dans leur pays. La comparaison qui accompagne cette fascination plus récente se fait aussi au détriment du théâtre québécois, lequel obtient à son tour, en Allemagne, un certain succès. La « renaissance du drame » (Renaissance des Dramas) (Frei 2006 : 56) qu’on observe dans un pays fatigué du postdramatique fait depuis quelques années l’honneur aux jeunes écritures québécoises. Mishka Lavigne et Sébastien David, primés au festival de théâtre franco-allemand Primeurs (Sarrebruck), s’ajoutent aux nombreux auteurs[22] traduits en Allemagne, des auteurs parfois inconnus du public québécois. La référence théâtrale qu’incarne l’Allemagne aux yeux de plusieurs artistes au Québec se limite-t-elle aujourd’hui à des images, certes marquantes, mais au détriment des textes à la source? Il semblerait que, dans le cas des oeuvres allemandes comme des oeuvres québécoises – et comme l’exemplifie ce nouveau format de Jeu qu’inaugure le numéro 150 – l’exercice de la lecture ne soit pas, ou plus, au coeur des entreprises théâtrales québécoises.