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Dans le film Les grands esprits (2017) d’Olivier Ayache-Vidal, un instituteur d’expérience est muté dans un lycée d’un quartier difficile de la banlieue parisienne (La Courneuve). Une scène du film présente l’instituteur et ses nouveaux collègues, plus jeunes, qui lui annoncent qu’ils partent pour le Canada : « Nous, on a décidé d’immigrer au Canada […] La France est bouchée, la France, c’est foutu. » Même tonalité dans le roman de Nicolas Mathieu, lauréat du prix Goncourt 2018, Leurs enfants après eux (2018), qui relate le quotidien de jeunes à la dérive dans un univers social plombé : « Depuis qu’il était rentré, Anthony ne faisait rien de bon. Il était pourtant jeune. C’est en tout cas ce qu’on n’arrêtait pas de lui répéter. Il fallait qu’il se bouge. T’as qu’à partir au Canada. Ou reprendre une formation » (Mathieu, 2018 : 382). Ces histoires abordent le projet de la migration et de l’envie du départ vers une destination assez présente dans l’imaginaire des Français. Ces oeuvres de fiction témoignent également de la France contemporaine, de sa crise sociale et économique et des envies et projets de migration qui l’accompagnent. Et de fait, comme au début du xxe siècle, le Canada fait de plus en plus rêver les jeunes Français et « apparaît comme un pays connu et reconnu dans l’opinion publique » (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017 : 105). Dans ses politiques et ses programmes, le Canada privilégie la France comme bassin francophone idéal de l’immigration économique.

Cet article présente une analyse d’un mécanisme de promotion et de recrutement de candidats potentiels à l’immigration canadienne, soit l’événement Destination Canada Forum Mobilité, outil essentiel pour la Stratégie nationale en matière d’immigration francophone et l’épanouissement et le développement des communautés francophones en situation minoritaire (CFSM). Notre étude s’inscrit dans un programme de recherche plus large qui s’intéresse aux mobilités des populations francophones au Canada. Le thème de la mobilité est abordé ici comme une façon de se détacher d’une lecture conventionnelle de la francophonie canadienne, celle de l’ancrage identitaire et institutionnel[1]. La mobilité qui caractérise la francophonie canadienne peut être interprovinciale ou relever de la migration venant de l’étranger, qu’elle soit permanente ou circulaire. Notre recherche ne consiste pas à évaluer le succès de l’opération Destination Canada, mais à analyser la structure développée par le gouvernement fédéral et ses partenaires ainsi que l’impression des candidats présents à l’événement. L’objectif premier de notre article est de montrer comment le forum Destination Canada est devenu un outil central d’un « régime de migration » qui vise la sélection ciblée des candidats francophones intéressés par un projet migratoire vers des communautés francophones minoritaires. L’analyse de ce dispositif va permettre de préciser trois choses : que Destination Canada représente le contexte d’une migration Nord-Nord ; que l’événement s’inscrit dans un paradigme économique de la migration à la recherche de candidats pouvant répondre aux besoins du marché de l’emploi ; et que cette activité de promotion et de recrutement est centrale dans le projet de l’immigration francophone au sein des CFSM, car elle répond aux objectifs de renforcement et d’épanouissement des CFSM présentés dans le Plan d’action pour les langues officielles 2018-2023.

Cadre théorique et méthodologie

Notre étude de Destination Canada fait appel aux concepts de régime migratoire et de mobilité migratoire. Le régime migratoire se définit comme un agencement de politiques publiques et de programmes gouvernementaux, de réseaux et d’acteurs qui affectent la direction, la teneur et les caractéristiques de flux migratoires dans le temps et dans l’espace (Boucher et Gest, 2018, Glick Schiller et Salazar, 2013). La pertinence de ce concept provient de la mise en relation de trois composantes, considérées dans les recherches comme étant au coeur des migrations.

Premièrement, si les politiques publiques des États-nations favorisent l’immigration (par exemple, par des programmes de sélection particulière, les ententes internationales ou les activités de recrutement et de promotion), elles limitent aussi la mobilité internationale (par exemple, par l’obligation de détenir un visa ou en limitant la durée de séjour) (Fischer et Hamidi, 2016 ; Paquet, 2019). Deuxièmement, les réseaux économiques, institutionnels, culturels, linguistiques ainsi que les relations sociales transnationales contribuent à l’établissement de régimes migratoires en générant des liens solides entre des sociétés d’origine et d’établissement, en consolidant des interdépendances à plusieurs échelles (individuelle, familiale ou économique) et en facilitant le partage d’informations et de connaissances à propos de l’immigration entre les sociétés (Waldinger, 2015). Troisièmement, un régime migratoire se compose d’acteurs. Ceux-ci incluent les gouvernements, mais englobent aussi les institutions parapubliques, telles que les universités, des acteurs économiques (employeurs, chambres de commerce) et des agents facilitateurs (par exemple, les agences de recrutement ou les conseillers et les consultants en immigration) (Cranston et al., 2018).

Par conséquent, le régime migratoire entre la France et le Canada se structure sur un ensemble de politiques, d’ententes, de stratégies et d’acteurs impliqués dans différents domaines qui peuvent faciliter des mobilités individuelles. Dans le cas de l’immigration française, il est important de rappeler que le régime migratoire entre la France et le Canada débute en 1870 et connaîtra plusieurs transformations au cours du xxe siècle (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017). Au fil des années, ce régime migratoire connaîtra des périodes d’expansion produites par des facteurs politiques, économiques et culturelles. Il y aura également des moments de ralentissement en raison d’événements comme la Première Guerre mondiale ou la crise économique des années 1920-1930, qui réduisent les flux de migration entre les deux pays. Dans notre étude de Destination Canada, nous notons deux caractéristiques centrales du régime migratoire des Français vers le Canada, soit la structure du régime mise en place par la représentation de l’État-nation canadien et la place grandissante d’une industrie de la migration constituée autour d’un ensemble d’acteurs.

De façon générale, une mobilité migratoire correspond à la trajectoire individuelle qui s’amorce lors des premières démarches de recherche d’information sur l’émigration et s’étend bien après l’immigration dans un nouveau pays. La notion permet une étude dans le temps et dans l’espace des processus transformatifs vécus par les migrants (Schapendonk et al., 2018), de façon à rendre compte de l’influence spécifique d’un régime migratoire, mais aussi des décisions individuelles influencées par le réseau social et les caractéristiques des candidats dans la formulation de leur projet migratoire (Ley et Kobayashi, 2005).

L’étude des mobilités migratoires permet de documenter des dynamiques empiriques d’importance : i) les éléments qui motivent l’immigration, ii) les différents moments de prise de décision en lien avec le projet migratoire, iii) les expériences individuelles des mécanismes migratoires (statuts, programmes, visas) et iv) l’interprétation que font les individus de leur parcours (Schwarz, 2018). L’immigration française au Canada se caractérise principalement par son faible volume comparativement aux flux migratoires d’autres sociétés européennes (Barber et Watson, 2015). Ajoutons, toutefois, que « l’intérêt du phénomène se situe moins dans le nombre que dans sa constance et sa durée » (Linteau, 2008). Plusieurs vagues de migrants français vont définir cette histoire de personnes se dirigeant vers le Québec, mais aussi vers d’autres provinces canadiennes.

Notre étude de Destination Canada repose sur une méthodologie qualitative qui comprend une observation du forum, de courts entretiens avec une trentaine de candidats invités au salon et la présentation d’un profil d’un candidat sous la forme d’un parcours de mobilité. Quelques entretiens ont également été réalisés avec des informateurs clés, soit une représentante de Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), le partenaire français Pôle emploi et des représentants de la Tunisie et du Maroc présents au forum. Ces entretiens ont permis de comprendre la structure et l’évolution du forum. Nous avons aussi réalisé un entretien plus approfondi avec un candidat détenteur d’un PVT, qui illustre bien le capital de mobilité des plus jeunes, les moins de 35 ans, par rapport à des candidats plus âgés. Félix a été rencontré une autre fois, à son arrivée à Montréal en mars 2017. Notre conversation s’est poursuivie par quelques échanges de courriels. L’observation s’est déroulée sur une période de quatre jours, qui comprend une rencontre préparatoire avec les délégués canadiens et l’événement Destination Canada dans son intégralité. Nous avons eu l’autorisation d’assister à toutes les activités et de discuter avec les représentants des provinces, et les candidats ont été informés de notre présence.

Dans notre stratégie de collecte de données, nous avons opté pour une approche souple qui a consisté à poser deux courtes questions aux candidats rencontrés : pourquoi quitter la France ? Quelle destination a été choisie au Canada ? L’objectif visé n’était pas de réaliser de longs entretiens, car nous étions dans un contexte particulier où les personnes présentes n’avaient pas le temps de participer à ce genre d’entretien. Il fallait donc nous ajuster, et notre technique a permis de réaliser plus de trente conversations de 15 à 30 minutes avec des candidats. Notre analyse est présentée sous une forme plus descriptive afin de rendre compte du moment et du ton de l’échange. Enfin, nous avons accompagné notre travail de photos et d’une captation vidéo de l’événement, qui sont disponibles sur le site du projet « Un Canadien errant[2] ». L’observation du forum Destination Canada permet de considérer la manière dont divers acteurs développent des stratégies promotionnelles pour attirer des candidats intéressés par un projet migratoire vers une destination au Canada. Avant d’aborder notre terrain, nous allons préciser le contexte dans lequel s’est développé le dossier de l’immigration francophone à l’extérieur du Québec. Nous allons d’abord présenter la « nouvelle vague » d’immigration française au Canada et ensuite situer la question de l’immigration francophone par rapport aux enjeux de promotion, d’attraction et de recrutement.

La « nouvelle vague » d’immigration française au Canada et au Québec

Depuis les années 2000, les Français émigrent plus nombreux au Canada. Cette migration se distingue des précédents flux migratoires du point de vue de sa taille, de l’hétérogénéité des statuts d’immigration, de la diversité des caractéristiques sociales des immigrants et des destinations d’établissement de ces nouveaux arrivants. Pour le gouvernement canadien, les candidats français représentent des profils recherchés qui s’inscrivent bien dans le cadre d’une immigration économique. Ils sont hautement qualifiés, éduqués, connaissent au moins une des langues officielles du Canada, et partagent des liens historiques et culturels avec leur future société d’accueil. Pour les Français, poussés à l’émigration par des dynamiques contextuelles dans leur société d’origine, le Canada représente une destination idéale pour des raisons similaires. C’est aussi un pays qui offre de bonnes perspectives économiques.

La vague actuelle se distingue des vagues précédentes du xxe siècle de quatre façons. Premièrement, les Français immigrent plus nombreux au Canada. Entre 2001 et 2016, 52 225 citoyens français ont obtenu la résidence permanente, chiffre en forte augmentation par rapport aux décennies précédentes. De 2011 à 2016, la population d’immigrants français a augmenté de 22,9 % par rapport à la période 2006-2011. La France se situe au 9e rang parmi les dix premiers pays de résidence des immigrants récents au Canada (2011-2016), soit 2 % du chiffre total (Statistique Canada, 2016).

Tableau 1

Nombre de nouveaux résidents permanents admis chaque année au Canada et ayant la France comme pays de résidence, 2000 à 2018

Nombre de nouveaux résidents permanents admis chaque année au Canada et ayant la France comme pays de résidence, 2000 à 2018
Source : IRCC, Faits et chiffres 2018

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Il faut noter que c’est au Québec que la présence française se remarque le plus, alors que 82,9 % des immigrants récents nés en France (2011-2016) y vivent (Statistique Canada, 2017). En 2001, on recensait 23 745 immigrants nés en France dans la population de la grande région de Montréal. En 2016, on en recensait 38 170, soit une augmentation de plus de 60 % en quinze ans (Ville de Montréal, 2019). À l’extérieur du Québec, la France est le premier pays d’origine des immigrants francophones, soit 21 % des immigrants d’expression française, soit près du double du pays au second rang, la République démocratique du Congo (13 %). Les autres pays sont la République de Haïti (9 %), le Cameroun (6 %) et le Maroc (4 %) (IRCC 2017).

Deuxièmement, les Français viennent au Canada munis de nombreux statuts et permis temporaires. La voie classique est celle des travailleurs qualifiés qui demandent la résidence permanente. Il existe cependant d’autres programmes qui visent des candidats plus jeunes et l’immigration temporaire. Le programme Expérience internationale Canada (EIC) regroupe les permis de travail temporaires offerts aux jeunes, soit le programme Vacances-travail (PVT), Jeunes professionnels et le Stage coop international. À titre d’exemple, le programme PVT a connu une croissance exponentielle depuis une dizaine d’années, et le « PVTiste » personnifie l’idéal de la mobilité française[3]. Le nombre de Français détenteurs d’un permis dans le programme de mobilité internationale est passé de 9 281 en 2008 à 29 439 en 2017 (IRCC, 2017). De plus, la présence estudiantine française au Canada est en forte croissance, surtout au Québec, passant de 6 419 à 12 495 étudiants dans le réseau universitaire, et on note une augmentation des effectifs dans le réseau collégial, notamment dans les régions du Québec, en raison d’ententes bilatérales entre le Québec et la France (Belkhodja, 2017).

Troisièmement, depuis les années 2000, les immigrants français sont avant tout des jeunes. À titre d’exemple, entre 2009 et 2013, les immigrants de moins de 35 ans représentaient 78,7 % des nouveaux arrivants français au Québec (Benzakour, 2014). Au Canada ou au Québec, cette population est généralement très éduquée. Encore entre 2009 et 2013, 55,8 % des personnes immigrantes françaises installées au Québec comptaient plus de 17 années de scolarité et 26,6 % en comptaient de 14 à 16 ans. Il s’ajoute à cela une diversité interne quant aux statuts sociaux, à l’origine ethnique et au statut de minorité visible (Zaninetti, 2010).

Enfin, toujours concentrés au Québec, les ressortissants français s’installent à près de 68,5 % à Montréal (Lalancette, 2016), mais la « nouvelle vague » s’établit aussi dans d’autres villes et des régions éloignées (Belkhodja et Vatz-Laaroussi, 2012 ; Belkhodja, 2017). À l’extérieur du Québec, de nouvelles destinations prennent plus d’importance après les années 2000, notamment Toronto, des villes de l’Ouest canadien comme Calgary ainsi que des régions plus éloignées comme les francophonies boréales du Nord canadien (Traisnel, 2012). De plus, les communautés francophones en situation minoritaire attirent des immigrants de la « nouvelle vague », notamment à Moncton au Nouveau-Brunswick (Sall et Bolland, 2018).

Ces caractéristiques montrent qu’il n’existe pas d’expérience unique en matière d’immigration française contemporaine. L’idée que nous avançons est qu’il existe un régime de migration unissant la France, le Canada et le Québec, et cela depuis de nombreuses années. Ce régime migratoire soutient à la fois une augmentation de l’émigration des ressortissants français, mais aussi la diversification des catégories d’entrée et des lieux d’établissement au Canada et au Québec. Le concept de régime migratoire permet de cartographier, de façon riche et exhaustive, les forces qui facilitent ou limitent (push / pull) l’immigration internationale, à la fois dans les sociétés d’origine (la France) et dans les sociétés d’accueil (Canada et Québec).

L’immigration francophone au Canada depuis les années 2000

Depuis une vingtaine d’années, le dossier de l’immigration est devenu une priorité pour les communautés francophones en situation minoritaire, qui se sont engagées dans plusieurs projets importants. À partir des années 2000, le gouvernement fédéral, en collaboration avec les provinces et les organismes communautaires francophones, va mettre en place une stratégie nationale de l’immigration francophone. Le thème de l’immigration francophone se retrouve dans les plans d’action et les feuilles de route pour les langues officielles, qui insistent sur les efforts à mettre dans le recrutement des immigrants francophones et la promotion des communautés en situation minoritaire à l’extérieur du Québec. En se comparant au Québec, qui a des pouvoirs particuliers en matière d’immigration depuis le début des années 1990, la francophonie canadienne est en retard, ayant négligé la question de l’immigration qui ne s’inscrivait pas dans le développement des communautés en situation minoritaire davantage préoccupées par des enjeux comme les droits linguistiques ou la « complétude institutionnelle » dans les domaines de l’éducation et de la santé (voir l’introduction de ce numéro). Dans sa Stratégie en matière d’immigration francophone, le gouvernement fédéral s’engage à atteindre la cible de 4,4 % d’immigration francophone à l’extérieur du Québec d’ici 2023 (IRCC, 2019).

Afin d’augmenter le nombre d’immigrants francophones à l’extérieur du Québec, le gouvernement fédéral et ses partenaires ont développé des outils de promotion et de recrutement cernant des bassins francophones, notamment la France, la Belgique et le continent africain. Comme nous allons le voir, Destination Canada est un événement phare du gouvernement canadien permettant de mettre en oeuvre la Stratégie en matière d’immigration francophone, auquel se sont ajoutées d’autres activités promotionnelles au fil des ans. Tout au long de l’année, le bureau de l’IRCC à l’ambassade du Canada à Paris organise des séances d’information dans plusieurs villes françaises, des séminaires en ligne, des voyages de liaison au Canada et collabore à de nouveaux programmes comme Destination Acadie : « En 2015, la mission de Paris a tenu 58 séances d’information en personne, lesquelles ont attiré au total 3 884 participants inscrits, de même que 37 séances d’information par conférence Web, lesquelles ont attiré au total 6 183 participants inscrits » (IRCC, 2017 : 21). L’ensemble de ces activités illustre la transformation du régime migratoire vers la sélection de candidats économiques mobiles pouvant s’adapter rapidement aux besoins des CFSM.

Destination Canada Forum Mobilité

Destination Canada est un salon d’immigration qui fournit des renseignements sur les démarches à suivre en immigration, propose des offres d’emplois et met en valeur les communautés francophones en situation minoritaire (IRCC, 2017). La première édition du forum s’est tenue en 2003. Le salon s’inscrit dans le premier Plan d’action pour les langues officielles (2003-2008), qui souligne la nécessité de développer une stratégie de promotion et de recrutement en immigration francophone ciblée et en relation avec le développement des communautés de langue officielle. Destination Canada est donc l’outil qui doit servir à atteindre les objectifs des CFSM. En 2019, Destination Canada en était à sa 15e édition ; l’événement de 2015 fut annulé en raison des attentats terroristes à Paris. Le salon invite des candidats qui sont sélectionnés à partir de certains critères : langue, formation, âge, statuts, compétences. À ses débuts, le Québec y participe, mais rapidement il développe son propre événement de recrutement de travailleurs qualifiés (les Journées du Québec), en marge de Destination Canada. Le recrutement à l’extérieur du Québec demeure un défi, car cette province est très présente sur le marché français[4]. Lors de notre observation en 2016, 12 760 personnes avaient fait une demande de participation et 4 704 avaient été invitées à participer à l’événement (IRCC 2017).

Dans le cadre de notre recherche, nous avons mené une observation de la rencontre préparatoire du 14 novembre au Centre culturel canadien de Paris et de l’événement Destination Canada tenu les 15, 16, et 17 novembre 2016 à l’Espace Charenton, Porte de Charenton. La rencontre préparatoire a réuni les fonctionnaires du Ministère (IRCC), les représentants des provinces, des intervenants de Pôle emploi et de quelques pays invités (Maroc, Tunisie, Sénégal). Il y avait environ 100 personnes dans la salle. Ce fut une occasion de voir les participants avant l’ouverture du salon et de se familiariser avec le déroulement de l’événement.

Dans la présentation officielle du gouvernement canadien, on précise que l’immigration francophone au Canada, c’est plus que le Québec. Ce sont des provinces qui offrent des perspectives économiques intéressantes, mais aussi des projets d’installation pour des familles. On note aussi un argument important dans le discours du partenaire français Pôle emploi, qui insiste sur le besoin des jeunes Français de développer leur capital de mobilité, surtout en raison de la situation économique difficile en France.

Le programme des trois journées de Destination Canada est structuré de manière à permettre aux candidats de recueillir le plus d’informations possible sur leur projet migratoire. Notre observation et nos entretiens avec des participants nous ont conduits à quelques constats. Le public est diversifié : ce sont des jeunes, des hommes, des femmes, des couples, des Français d’origine étrangère. Certaines personnes viennent de loin pour l’événement, des villes de province, mais aussi d’autres pays comme les pays du Maghreb. Les portes ouvrent à 8 h 30, et les candidats empruntent un long couloir où ils peuvent se procurer de la documentation. Ils aboutissent dans une grande salle où se tient une première séance d’information sur le salon, les participants et les principales activités. Les représentants de l’ambassade de Paris prennent la parole. La ministre déléguée du gouvernement du Canada insiste sur le fait que plus de quatre-vingts personnes sont venues du Canada pour informer et accompagner les candidats dans leur projet de migration. Des employeurs sont sur place pour offrir des emplois. C’est aussi une occasion unique de se familiariser avec le Canada et de découvrir ses régions et ses communautés francophones.

La ministre déléguée rappelle que le Canada recrute des immigrants français depuis 100 ans et qu’il est un pays bilingue. À quelques reprises, elle s’adresse à l’auditoire en anglais et insiste sur l’importance du bilinguisme. Une représentante du bureau de IRCC poursuit la présentation. Elle aborde des éléments plus pratiques pour permettre aux candidats sélectionnés pour ce salon de se sentir intégrés. Elle nomme les acteurs nationaux qui représentent la francophonie canadienne : le Réseau de développement économique et d’employabilité (RDÉE Canada), la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA). Elle invite les candidats à se rendre aux kiosques et aux ateliers thématiques.

Les représentants des provinces prennent ensuite la parole, chacun pendant environ cinq minutes, pour faire connaître les caractéristiques et les atouts de leur province. C’est à ce moment que nous remarquons la dimension promotionnelle de l’événement, car les provinces doivent être vues comme une destination attrayante dans un salon de l’industrie touristique. Il faut se distinguer des autres, les représentants jouant sur différents registres comme la langue, la famille, le milieu sécuritaire, l’équilibre emploi-famille, les perspectives économiques, l’accessibilité au logement, le climat froid de l’hiver, les grands espaces, l’envie de vivre sans stress, comme si la grande agglomération européenne, principalement Paris et sa banlieue, était synonyme de stress et de tensions. Le tableau ci-dessous présente les thèmes accrocheurs dans le discours des provinces.

Tableau 2

Le discours des provinces

Le discours des provinces

Tableau 2 (continuation)

Le discours des provinces

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L’idée de communauté revient constamment et ne va pas de soi pour un auditoire français peu habitué à cette mise en valeur de l’appartenance[5]. Les communautés francophones du Canada sont « vibrantes », « enthousiastes », « chaleureuses », « accueillantes ». L’utilisation du « nous » et de « notre » est très présente dans le discours des intervenants : « Nous avons hâte de vous parler », « venez nous voir », « ça nous fera plaisir », « votre nouveau chez-vous ». Le candidat à l’immigration sera pris en charge par la communauté minoritaire, qui insiste sur l’expression « du par et pour les francophones », c’est-à-dire un accompagnement des intervenants de la communauté au service des nouveaux arrivants francophones[6].

La culture francophone minoritaire est au centre du projet d’immigration. On y souligne que le nouvel arrivant sera bien accueilli grâce au lien fort qui unit une petite communauté francophone de Nouvelle-Écosse ou du Yukon, par exemple. Le discours diffère en ce qui concerne l’Ontario. Dans cette province, la communauté franco-ontarienne est plus diversifiée, en particulier dans la région métropolitaine de Toronto ou dans celle plus nordique de Sudbury. Enfin, une constante est présente dans ces discours, celle qui consiste à rappeler à l’auditoire que le Québec ne fait pas partie de l’offre présentée à Destination Canada[7].

La langue anglaise représente aussi un argument de vente de ces destinations francophones minoritaires situées dans des provinces majoritairement anglophones et nord-américaines. Beaucoup de jeunes Français associent en effet l’expérience canadienne à la possibilité d’apprendre l’anglais. Par ailleurs, la non-maîtrise de l’anglais constitue souvent un obstacle à l’intégration des nouveaux arrivants au marché du travail dans les provinces hors Québec. Les nouveaux arrivants pensent s’établir dans un milieu francophone et pouvoir trouver du travail en français, mais ils s’aperçoivent rapidement que l’anglais est souvent indispensable à leur intégration professionnelle.

Après cette session, les candidats sont invités à se déplacer dans une autre salle où se trouvent des kiosques et des représentants des provinces qui vont accompagner les candidats intéressés dans leur projet d’immigration. Les kiosques mettent en valeur des destinations et proposent des services d’accueil et d’établissement ainsi que de l’expertise en matière d’emploi, de santé, d’éducation. On note également la présence de quelques employeurs qui offrent des emplois. Munis de quelques documents, les candidats se promènent dans cette salle comme des acheteurs potentiels. Ils ont également la possibilité d’assister à des ateliers dont les thématiques ont trait au départ et à l’intégration, par exemple la façon d’aborder le marché du travail au Canada, l’aide avant le départ, la vie loin des métropoles. Un atelier en particulier attire les visiteurs : « Ils l’ont fait… » donne la parole à des Français et à des Françaises qui ont réussi leur projet d’immigration dans une province canadienne. Ces personnes expliquent au public les défis et les difficultés qu’ils ont dû surmonter en allant vivre dans un nouveau pays.

Figures 1 à 4

Figure 1

Figure 2

Figure 3

Figure 4

Kiosques des représentants de provinces canadiennes

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L’observation s’est déroulée dans l’ensemble des salles. Notre captation vidéo a permis de bien saisir le rythme soutenu de l’événement[8]. À l’image, les candidats se déplacent dans une grande salle et, rapidement, cet espace atteint sa pleine capacité, car les gens font la file devant les kiosques. On a l’impression que le temps est compté et que les candidats craignent ne pas pouvoir parler à un représentant : ils recueillent des renseignements et établissent une liste des destinations qu’ils préfèrent. Les files d’attente devant les kiosques s’allongent, ce qui crée un sentiment d’urgence.

Les candidats sont aussi à des stades de préparation très différents. Certains viennent pour s’informer : ils ont un projet, mais il n’est pas vraiment défini. Ils ont l’intention de partir, mais n’ont pas encore choisi la province d’accueil. D’autres sont à la veille de partir et sont au salon dans le but de s’entretenir avec des représentants de IRCC, notamment au sujet des permis et des visas. Ce sont des candidats dotés d’un capital de mobilité. Plusieurs personnes nous racontent d’ailleurs leur parcours de mobilité comme « PVTiste » au Chili, en Australie ou pour des séjours d’études à l’étranger.

Il était difficile de faire des entrevues enregistrées avec les candidats, car ceux-ci étaient venus pour une raison bien spécifique et n’avaient pas le temps de nous parler. Devant cette situation, nous avons opté pour des discussions plus brèves au café du coin, une sorte de buvette avec quelques tables où des candidats mangeaient et se reposaient. Nous sommes restés à cet endroit et nous avons engagé la conversation. Par moments, des candidats s’assoyaient et lisaient des documents ; ils reprenaient leur souffle avant de repartir dans la salle pour rencontrer les intervenants ou participer à des ateliers. Au total, une trentaine de personnes ont répondu à nos deux questions, qui portaient respectivement sur les raisons de quitter la France et le choix de la destination au Canada.

Les candidats : des rêves et des envies de partir

Les candidats que nous avons rencontrés nous ont fait part de leurs impressions et de leurs projets de migration. Les histoires personnelles permettent de distinguer des thèmes que nous analyserons dans notre conclusion. Pour le moment, nous les présentons comme elles nous ont été racontées lors de brèves conversations, qui nous ont tout de même permis de capter certaines impressions.

Un jeune Français de religion musulmane nous pose la question suivante : « C’est où le Manitoba ? ». Il est soudeur et vit à Marseille. Il nous dit que Marseille est invivable. Il a de jeunes enfants et pense que le Canada serait mieux pour sa famille. C’est sa femme qui l’a envoyé au salon, mais il ne sait pas trop quoi faire et vers quels kiosques se diriger. Il ne saisit pas du tout la géographie du Canada. Il nous demande s’il est facile de pratiquer sa religion au Canada. Il a entendu parler du multiculturalisme. Deux jeunes femmes noires nous parlent aussi du multiculturalisme et affirment : « Au Canada, on peut exprimer sa différence ». Elles font référence à la publicité de l’Ontario montrant une femme voilée : « On ne verrait jamais cela en France ! »

Beaucoup de Français ne connaissent pas les provinces canadiennes et croient que le Canada s’arrête au Québec et s’étend à l’ouest. Certains sont plus aventureux et ont envie de connaître la côte Atlantique (surtout Terre-Neuve-et-Labrador). D’autres pensent que les provinces de l’Atlantique, c’est un peu « campagnard » et qu’elles sont éloignées des grandes métropoles. Plusieurs personnes ne considèrent que le Québec et nous disent être venues pour se renseigner sur cette province : « C’est dommage que le Québec ne soit pas là. Ils ont leur truc [allusion aux Journées du Québec] qui se déroule le weekend suivant. » Mais d’autres ne souhaitent pas aller au Québec, car ils estiment qu’il y a déjà trop de Français : « Pourquoi quitter la France pour se retrouver à Montréal avec des Français ? » L’Ontario attire beaucoup de gens, surtout la ville de Toronto et ses gratte-ciels à l’américaine.

Pascaline travaille en informatique dans la région parisienne. Elle se dit fatiguée de l’ambiance locale, du quotidien et du travail. Elle est attirée par le type d’emplois proposés, par le cadre de vie, par le mode d’organisation du travail au Canada. Elle critique le fonctionnement de l’entreprise en France. Comme beaucoup d’autres personnes rencontrées, cela semble constituer l’un des facteurs déterminants. Elle veut d’abord aller au Québec, mais est quand même intéressée par les autres provinces. Elle n’est jamais allée au Canada, mais des amis et de la famille lui en ont parlé, et elle considère que le pays lui plairait beaucoup et correspond à son profil, à ses envies.

Chloé est formée en urbanisme et travaille à Bordeaux dans l’aménagement du territoire agricole. Elle se dit bien en France, dans son travail, avec ses amis, avec sa famille, mais rêve d’aller au Canada. Elle a déjà fait un stage à Victoria il y a sept ans et retourne en Colombie-Britannique cet été. Elle s’y sent bien et adore cette province en raison du style de vie plus décontracté. Elle se dit à l’aise dans son cadre de vie actuel, mais considère quand même que l’ambiance en France est morose. Elle ne mentionne pas la crise économique et affirme qu’elle n’éprouve aucune difficulté professionnelle, même si elle critique un peu l’organisation du travail, qui est plus rigide en France.

Un couple souhaite aller au Canada pour la qualité de vie, l’espace, les possibilités de carrière, la qualité de l’éducation, de la santé, les soins aux personnes âgées. Ils comparent surtout le Canada aux États-Unis, sans faire allusion à la France. Quand nous leur demandons pourquoi ils veulent quitter la France, la réponse est franche et directe, quasiment en choeur, ils nous répondent : « Parce qu’on en a marre de se faire plumer ! » Ils précisent qu’ils sont d’accord pour payer des impôts, mais qu’ils en payent trop.

Un jeune homme de 24 ans s’intéresse au Canada, mais également à d’autres pays. Il veut surtout quitter la France : « Ça bloque ici » ; « la France… si l’extrême droite passe en 2017, je quitte ». Il est dégoûté par le climat social, notamment la montée de l’extrême droite dans les sondages et évoque la polémique sur le burkini qu’il juge « ridicule » (« tout le monde rigole de nous » dans le monde[9]). Il ne voit pas de perspectives intéressantes dans son domaine professionnel (construction/mines/gros oeuvre). Il a déjà voyagé, il a fait du déneigement dans les Alpes et a vécu quatre mois au Chili grâce à un visa Vacances-travail.

Sabrina travaille au ministère de l’Intérieur sur la gestion des demandes d’asile à la frontière. Elle considère qu’en France les gens sont fatigués. Elle évoque la crise politique, économique et sociale de la France et nous parle des conflits prégnants, de l’impossibilité pour les communautés de vivre ensemble. Elle évoque également le climat de « guerre civile » des « attentats du mois de novembre 2015 », l’« ambiance délétère ». Elle occupe un poste de vacataire de trois mois, qui a été renouvelé plusieurs fois et qui doit prendre fin bientôt. Il est difficile d’intégrer le marché de l’emploi après de longues études et de se réorienter en France, de changer de carrière, de faire valoir son profil, ses compétences.

Florian, que Thierry a rencontré à son hôtel, va aussi faire une visite à Destination Canada. Il vient de Montpellier et détient une licence en communication et en marketing. Il voulait d’abord aller au Québec, mais, à la fin de sa visite au salon, il a une préférence pour Toronto. Il parle des difficultés de trouver du travail en France ou alors de la nécessité d’aller à Paris, une ville qui ne l’attire pas. Il rêve du Canada, des grands espaces, de la culture nord-américaine. Il estime que le système français est « en retard » et évoque la crise économique. Il semble voir le Canada comme un Eldorado. Il n’en parle que de façon positive et en espère beaucoup.

Yves nous dit qu’il est déçu par le marché du travail en France (il détient un diplôme équivalent à celui de la maîtrise au Canada), rien à voir avec « ce que l’on te vend quand tu rentres à l’école ». Il nous parle aussi du plafond de verre et est décidé à quitter son pays. Le Canada l’attire beaucoup pour sa culture nord-américaine. Comme l’immigration aux États-Unis est difficile, le Canada représente l’Amérique accessible, une solution intermédiaire. En plus, les démarches d’immigration y sont relativement simples.

Adeline évoque son envie de partir : « C’est le moment », « on est jeune », « on n’a pas d’attaches ». Plus jeune, elle a eu l’occasion de faire des stages au Canada, mais elle n’en a pas profité, car elle avait peur de « ne servir à rien » durant ces stages. Elle ne veut pas avoir de regrets aujourd’hui. Elle insiste davantage sur son envie de partir, de découvrir d’autres contrées que sur le fait de fuir la France et les contraintes françaises. Quand nous le lui faisons remarquer, elle nous dit qu’effectivement, il y a aussi plus de difficultés professionnelles en France. Elle a le sentiment d’avoir des qualités, des compétences et des capacités qui ne sont pas reconnues, l’impression de gâcher quelque chose de son potentiel si elle ne part pas. Nous lui soumettons l’idée qu’en France on juge d’abord quelqu’un sur la position et la fonction qu’il occupe plutôt que sur ses compétences et ses actions. Adeline acquiesce et dit que changer est mal perçu en France.

Un profil de trajectoire migrante : Félix, PVTiste

Nous avons rencontré Félix au salon Destination Canada ainsi qu’à son arrivée à Montréal en mars 2017. Nous avons poursuivi nos échanges de façon régulière par courriel entre Montréal, Saint-Jean de Terre-Neuve et la ville de Québec.

Félix est né en 1986 à Agen, une ville du sud-ouest de la France, située entre Bordeaux et Toulouse. En novembre 2008, il part à l’aventure en Australie grâce à un PVT. Il constate que cette première expérience de mobilité lui donne le goût de développer un projet d’immigration au Canada. Félix a un frère aîné qui a vécu au Québec pendant deux ou trois ans, à Joliette et ensuite à Montréal. Son frère est de retour à Agen depuis au moins 2016, mais le Québec lui manque beaucoup. Son frère maintient encore des relations avec ses amis québécois et il aimerait retourner y vivre un jour. Félix explique la façon dont l’expérience de son frère l’a amené à demander un PVT au Canada. En 2015, il dépose donc une demande de PVT à Destination Canada. Il a maintenant plus de 30 ans et cherche à venir au Canada pour s’installer et s’intégrer dans une nouvelle communauté pour voir si cela pourrait lui plaire. Il semble y avoir beaucoup d’emplois au Canada, et c’est pour cette raison qu’il décide de soumettre une demande d’immigration. Il a entendu dire qu’il y a de la flexibilité dans les métiers et des occasions professionnelles, ce qui lui paraît très attrayant. Sa demande à Destination Canada est acceptée en novembre 2016, et Félix reçoit une invitation de l’ambassade canadienne pour venir au Canada avec un nouveau PVT. Lors de notre discussion à Paris, d’emblée il nous fait part de son désir de quitter la France :

En tout cas, en France c’est très vieux, enfin ça ne bouge pas. Ce n’est pas dynamique. Les gens du coup ne sont pas mobiles, les gens se terrent un peu dans leur truc. Ils restent 25 ans dans une boîte. Moi, ça me paraît hallucinant de travailler 25 ans d’affilée pour la même entreprise. Là, au bout de 5 ans déjà, on la connaît bien, donc au bout de 25 ans c’est un peu… Donc oui, je pense qu’il y a beaucoup de possibilités, mais on est désabusé, enfin on voit que nos politiques s’en mettent plein, que les fonctionnaires et le privé ça a rien à voir, qu’ils ont énormément plus d’avantages alors qu’un fonctionnaire a rien demandé à la base, c’est juste le gouvernement qui a mis en place ces choses-là et les fonctionnaires, c’est comme tous les clivages… […] Donc il y a beaucoup de clivages en France, c’est un peu compliqué.

Après avoir vécu dans de grandes agglomérations, il nous dit avoir un attrait pour les plus petites villes. Lors du salon, il prend des informations sur des régions plus périphériques comme le Yukon et Terre-Neuve-et-Labrador :

En fait, j’ai déjà fait Paris, Toulouse, Bordeaux, Sydney, Brisbane. Enfin, j’ai vu comment ça tournait. Alors je pense qu’au Canada peut-être que l’état d’esprit est différent du coup, c’est peut-être plus sympa de bosser dans les grandes villes, mais là je suis retourné dans ma petite province et j’aime bien les petites villes de cinquante, cent, cent cinquante mille habitants. C’est très bien, ça fonctionne bien, on connaît plus facilement du monde, on se fait des réseaux qui sont plus amicaux que dans les grandes villes. À Sydney par exemple, tout le monde était gentil, par contre, dès le lendemain, on rencontrait une nouvelle personne, une nouvelle, une nouvelle…

Il débarque à Montréal à la fin de l’hiver et loge dans une auberge de jeunesse dans le Vieux-Montréal. Il se retrouve avec des Français, ce qui ne correspond pas au but qu’il s’était fixé en venant au Canada : « Là, j’ai vraiment envie de partir parce qu’en fait dans l’auberge, il n’y a que des Français. Ils sont très gentils, mais c’est vrai que ce n’était pas le but du voyage. Ça fait deux jours que je n’entends parler que français sans accent… enfin non, c’est nous qui avons l’accent en fait… ».

Figure 5

Portrait de Félix, candidat à l’immigration

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Son installation à Saint-Jean de Terre-Neuve ne fonctionne pas, et il décide de revenir au Québec :

Je suis parti de Terre-Neuve fin avril, car après deux mois de recherche de travail, je n’ai pas eu de retour concluant, je suis donc parti sur Québec afin de me remettre sur les rails, car j’ai trouvé un travail à l’auberge internationale depuis le 5 mai pour tout l’été. Je suis logé et je touche aussi un salaire, ce qui me permet de profiter de l’été ainsi que du festival qui vient de s’achever. Je devrais rester jusqu’à la fin de l’année sur Québec, car j’y ai rencontré des gens merveilleux et la ville m’a très bien accueilli. Mon contrat devrait être prolongé au moins jusqu’à septembre, puis je devrais chercher un travail administratif.

Le cas de Félix de même que nos conversations avec des candidats à Destination Canada illustrent bien les caractéristiques du régime de migration économique entre la France et le Canada. Au-delà de l’envie de s’installer au Canada, ces parcours témoignent d’une relation privilégiée entre la France et le Canada, bâtie depuis de nombreuses années autour d’ententes de collaboration. Les Français peuvent facilement venir au Canada, et plusieurs intervenants français, dont l’organisme Pôle emploi, nous rappellent que les Français maintiennent en plus des liens étroits avec la France, notamment des avantages sociaux comme la cotisation à un régime de retraite. De manière plus fondamentale, l’émigration française fait référence ici à un statut de mobilité particulier et privilégié, qui n’exclut pas un retour ou un autre déplacement au Canada. La formule qui revient souvent est celle de l’expatriation, qui se distingue de l’immigration. Les Français se conçoivent comme des expatriés munis d’un capital de mobilité plus privilégié que d’autres migrants.

Conclusion

Notre observation du salon Destination Canada Forum Mobilité permet de faire quelques constats intéressants quant à la nouvelle vague de migration française au Canada et la place d’un tel régime de migration pour le développement de l’immigration francophone dans les CFSM. Premièrement, les candidats invités à l’événement illustrent bien l’évolution récente des politiques d’immigration canadiennes vers une sélection plus ciblée de personnes pouvant répondre aux priorités de développement économique et d’épanouissement des communautés francophones en situation minoritaire. Depuis quelques années, le gouvernement fédéral et les provinces ont développé une série de programmes en immigration économique qui visent à attirer des travailleurs dans différentes régions du pays. Cette logique existe dans plusieurs pays européens, et la France n’échappe pas à la situation mondiale, qui est celle de la mobilité des travailleurs qualifiés et des candidats ayant des profils qui permettent l’expatriation à l’étranger (Suter et Akesson, 2020 ; Désilets, 2019).

Deuxièmement, les candidats évoquent couramment la situation économique en France pour justifier leur désir de s’établir au Canada. C’est la situation de l’Europe depuis la crise économique de 2008 qui accentue ce contexte. Le Canada est vu comme le « land of opportunity », un pays où l’on peut refaire sa vie. La possibilité d’un transfert des acquis est souvent revenue dans nos discussions avec les candidats tandis qu’en France, la culture du travail reste figée et qu’il est même mal vu de changer de profession. Selon les propos que nous avons recueillis, la France est devenue un endroit où il est difficile de vivre en raison de la situation économique et sociale. Par conséquent, le Canada devient une destination de plus en plus privilégiée par des acteurs économiques français, comme Pôle emploi, qui encouragent des parcours de mobilité à l’étranger.

Troisièmement, la France et l’Europe vivent également un malaise identitaire en raison de la montée du racisme et des discriminations. Cette réalité est plus fortement vécue par les Français d’origines maghrébine et africaine, qui ne voient pas beaucoup d’occasions de refaire leur vie en France. Cette population exprime clairement ce que Jérémy Mandin qualifie d’envie « d’aller quelque part », mais surtout de « quitter quelque chose », soit une situation insoutenable (Mandin, 2020). Ce type de candidats était très présent à Destination Canada. Ils étaient sous le charme d’une certaine image du Canada et percevaient ce pays comme une destination multiculturelle, une destination qui propose un autre projet de société que celui de la France, plus ouvert à la diversité culturelle et à l’acceptation des différences. Un jeune nous a dit que c’était comme si le Canada mettait une dose de bonheur dans le cerveau des Français un peu démoralisés. Ces jeunes PVTistes ont hâte de partir. Ils écoutaient les représentants des provinces et ne savaient pas toujours où aller, mais ils étaient attirés par toutes les destinations proposées.

Notre observation et nos discussions nous ont permis de constater que les personnes présentes au forum étaient de diverses origines ethniques. C’est un visage de la France racisée qui est apparu dans notre recherche, comme une réalité un peu méconnue et contraire à l’idée reçue qui veut que l’immigration européenne blanche et homogène puisse bien s’intégrer dans les communautés francophones du Canada. En arrière-fond se précise l’idée de l’échec de l’intégration en Europe, notamment d’un modèle multiculturel de gestion de la diversité remplacé par des politiques valorisant l’identité nationale. De nombreux candidats d’origines maghrébine et subsaharienne percevaient le Canada comme une terre plus accueillante que la France, et le gouvernement fédéral et les provinces misaient beaucoup sur cette perception favorable.

Mais qu’en est-il vraiment lorsque nous considérons les défis que rencontrent les nouveaux arrivants francophones pour intégrer le marché de l’emploi (Sall et Bolland, 2018) ? Saisir cette réalité de l’immigration doit nous amener à nous questionner sur le régime de migration, à noter les inégalités et les rapports de force que vivent les migrants, même ceux qui viennent des pays du Nord (Glick Schiller et Salazar, 2013). Ces trajectoires ne se fondent pas tout simplement dans une société d’accueil qui est favorable à l’apport de l’immigration. Elles provoquent des questionnements dans les communautés francophones peu habituées à la diversité ethnique des Français.

Finalement, le grand défi de Destination Canada est de mettre en place des stratégies de promotion et de recrutement d’immigrants économiques dans un marché international de l’immigration, tout en rappelant comment s’inscrit l’immigration dans le projet identitaire des CFSM. Cette nouvelle réalité de l’immigration francophone fait partie d’une perspective globale qui est celle du néo-libéralisme et d’une vision individualiste de la migration (Wyn Edwards, 2020). De notre observation du forum, nous dégageons une tension entre l’instrumentalisation du paradigme économique de l’immigration et le discours identitaire et communautaire des CFSM. Pour de nombreux individus, le projet d’immigration est conçu de manière réaliste et répond à des aspirations individuelles : les perspectives économiques, la place de l’anglais dans le parcours migratoire, le coût très élevé des démarches administratives et de l’installation.

L’intégration ou l’ancrage dans la francophonie canadienne pose une question plus fondamentale. Dans un récent rapport, la FCFA (2018) faisait état de la stratégie en immigration francophone à suivre dans les années à venir. L’organisme se demandait comment articuler les ambitions légitimes des communautés francophones en situation minoritaire, qui depuis des années ont développé des stratégies pour assurer leur avenir, avec un mécanisme de promotion et de recrutement de plus en plus international, qui vise des candidats peu au fait du projet des francophones. Un immigrant économique sélectionné pour son capital individuel est-il en mesure de défendre une société francophone en situation minoritaire ? Il faut rappeler que ceux qui souhaitent émigrer ont tous des trajectoires individuelles. Ce sont des hommes et des femmes qui veulent améliorer leur qualité de vie, qui veulent quitter la grande ville ou leur pays pour un avenir meilleur, mais pas nécessairement pour venir renforcer la vitalité des communautés francophones en situation minoritaire.