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Comment susciter un développement professionnel collectif? La conception, la réalisation et l’analyse d’un temps de formation destiné aux personnes superviseures de stage[1], dans le cadre d’une formation à l’enseignement en alternance, nous a permis d’apporter quelques éléments de réponse à cette question, transférables à d’autres contextes professionnels. Cette chronique relate l’expérience vécue, son analyse et les enseignements tirés.

Membres d’une direction de filière de formation des enseignants du secondaire en Suisse, nous constatons ponctuellement que les contenus des bilans de stage, destinés à évaluer la pratique professionnelle des étudiants-stagiaires, peuvent être contradictoires, selon qu’ils sont remplis par l’enseignant associé[2] ou la personne superviseure de stage. En amont de leur rédaction, l’entretien post-visite de stage peut logiquement aussi faire émerger des contradictions, voire des tensions. Imaginons l’étudiant, face à des attentes antagonistes, qui, dans l’optique de réussir sa formation et de maintenir des relations professionnelles sereines avec son enseignant associé, se trouve au coeur de ce que nous avons choisi de nommer un « débat de postures ».

Pour tenter de sortir de cette impasse, nous avons décidé de mettre en place, avec un consultant, un moment de formation destiné au collège des personnes superviseures de stage. Concrètement, il s’agissait de présenter un outil de négociation visant à dépasser le « débat de posture » entre enseignant associé et personne superviseure. Avant de lever le voile sur le succès ou l’insuccès de la démarche de formation, précisons-en le contenu et le déroulement.

Récit de l’expérience

La formation, d’une durée de trois heures et demie, s’adressait à un collectif de vingt personnes superviseures de stage. Elle a été conçue par le consultant et les auteurs de la présente chronique. Dès le départ, il a été décidé de réaliser une captation vidéo de l’ensemble du temps de formation et de recueillir, par un questionnaire en ligne, les perceptions des participants sur la démarche. L’objectif de cette double prise d’information était de pouvoir porter a posteriori un regard critique étayé sur notre expérience.

La planification prévoyait trois parties. En guise de mise en situation, les trois membres de la direction ont joué, devant leurs collègues, un entretien post-visite de stage durant lequel la personne superviseure et l’enseignant associé s’opposaient par le verbe en revenant sur une leçon donnée par une étudiante, de telle sorte que celle-ci se trouvait mal prise, tiraillée entre deux approches contradictoires, l’une applicationniste et l’autre réflexive. Après ce jeu de rôle et une brève mention des objectifs de la formation, le consultant a présenté, dans une deuxième partie, les étapes d’une démarche adaptée de la négociation raisonnée de Harvard, censée permettre le développement d’un partenariat entre deux personnes aux vues opposées. Pour la troisième partie, il avait été prévu un temps de questions et de réactions en prolongation de l’apport théorique, suivi d’un large moment d’exercice pour tester l’outil de négociation dans le cadre de jeux de rôle par petits groupes. Ce passage à la pratique n’a jamais pu se dérouler, les participants ayant mobilisé le reste du temps pour mettre en doute la pertinence de l’outil.

Analyse

L’analyse de la captation a été réalisée en trois étapes : une lecture flottante a permis de sélectionner des éléments saillants dans lesquels nous avons recherché des indicateurs de développement professionnel selon Lefeuvre, Garcia et Namolovan (2009) avant de rédiger une synthèse critique. Le questionnaire en ligne a été soumis à une analyse de contenu des perceptions sur les effets potentiels de l’activité de formation en termes de développement professionnel.

Comment peut-on expliquer ce que nous avons interprété, dans un premier temps, comme un refus global d’entrer dans la formation proposée? L’écart entre l’engouement des organisateurs et des bénéficiaires de la formation s’explique certainement par le présupposé, du côté de ses concepteurs, que l’adhésion aux contenus constituerait un allant de soi du côté des personnes superviseures. C’était là minimiser l’épreuve de la réalité! Laquelle? Tout d’abord s’est manifesté le refus d’entrer dans le dispositif de formation. L’analyse fait ressortir une visée trop applicationniste de l’outil de négociation adressé à un public qui promeut notamment la pratique réflexive et l’approche socioconstructiviste dans l’enseignement. À cela s’ajoute l’emploi d’un vocabulaire managérial, employé par le consultant, qui ne « parle » pas au public concerné. Personnes superviseures et consultant ne bénéficient pas d’une culture professionnelle commune. À ce stade, le fond et la forme deviennent rapidement rédhibitoires et la formation ne se déroule pas comme prévu. Le débat de posture, qu’on souhaitait dépasser, s’est reproduit à un autre niveau : entre les personnes superviseures et le consultant.

Est-ce pour autant un échec? Sur le moment, tout portait assez catégoriquement à l’affirmer : nous n’étions pas arrivés à ce qui était prévu. Cependant, a posteriori, l’analyse de la captation et du recueil de perceptions nous permet de nuancer ces premières impressions. En effet, 70 % des superviseurs participants déclarent avoir vu leurs représentations quant aux enjeux de l’entretien post-visites, à leur rôle et à celui de l’enseignant associé avoir été modifiées par les échanges. L’analyse montre aussi que le refus d’entrer dans la formation ne résulte pas d’une opposition de principe, mais plutôt de la perception d’une absence de sens qui rend dès lors la négociation (de sens) incontournable et formative : « les interactions permettraient une négociation de sens qui contribuerait à la fois au sentiment d’identité par une meilleure connaissance de soi et par la construction d’une identité professionnelle » (Hensler et Dezutter, 2008).

Les échanges qui ont eu lieu, à la place de la formation prévue, ont contribué à définir les besoins d’une autre formation, dont l’objectif ne viserait pas à dépasser le débat de posture, mais plutôt à en annihiler son émergence. Il s’agirait alors de travailler au développement d’une vision commune des intentionnalités de la formation et à la définition d’objectifs partagés par les deux catégories de formateurs impliqués dans l’entretien post-visite de stage, de sorte que celui-ci contribue pleinement à la formation de l’étudiant. Aussi, plutôt que de favoriser un développement de savoir professionnel lié à la maîtrise d’un outil et visant l’efficacité de l’action (Lefeuvre et al., 2009), les interactions entre pairs ont contribué davantage au développement d’une dimension collective de l’identité professionnelle qui s’est construite en opposition à ce que l’animateur proposait, plus spécifiquement sur le plan de la culture professionnelle (Lefeuvre et al., 2009). Cette dimension collective de l’identité se combine au développement d’une dimension subjective de l’identité professionnelle, notamment dans le sens où les échanges remettent en question la vision que chacun a de la formation.

Enfin, ces interactions ont permis de faire émerger des présupposés erronés, du côté de la direction de la filière, tels celui de penser que les personnes superviseures adhèreraient d’emblée à un dispositif collectif de formation non choisi ou encore que la perception des rôles de chacun des acteurs impliqués dans l’entretien post-visite était consensuelle.

Enseignements à partager

Quels enseignements retirer et partager de cette expérience? Nous pouvons d’abord remarquer que l’évaluation du développement professionnel ne peut se réduire au repérage de quelques indicateurs préalablement définis. De nombreux autres ne sont pas nécessairement visibles sans pour autant ne pas exister. De manière imagée, le développement professionnel pourrait donc être comparé à un iceberg dont il ne faudrait pas négliger la partie immergée. Dans ce contexte, il nous semble donc nécessaire d’accepter de lâcher prise, c’est-à-dire ne pas vouloir nécessairement mesurer et contrôler tous les effets d’une action visant le développement professionnel et oser un pari sur l’impact à long terme de l’acte de formation chez les participants.

Il paraît par ailleurs incontournable de prévoir, dans un projet visant à favoriser le développement professionnel d’un collectif, des espaces-temps permettant l’émergence des représentations initiales puis la confrontation des perceptions quant aux rôles des différentes parties et aux objectifs à atteindre conjointement. Si de tels échanges contribuent intrinsèquement au développement professionnel, ils constituent aussi un préalable nécessaire à la réalisation d’un projet de co-formation qui suscite l’adhésion des participants. Et enfin, l’une des limites du dispositif à l’origine de cette chronique est sans aucun doute l’absence des enseignants associés. Nous avons cherché à remédier à cette faiblesse en les impliquant ultérieurement dans un séminaire consacré à la thématique de l’entretien post-visite de stage.