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Introduction

Le contexte de la pandémie de COVID-19, en 2020, a nécessité la fermeture des établissements scolaires dans bien des pays dans le monde. Dans ce contexte, les enseignants ont été amenés, de manière rapide et, souvent, sans formation, à utiliser les outils numériques pour pouvoir garder le contact avec leurs élèves. Plus encore, cette situation les a obligés à faire des choix dans les enseignements et à réinventer les dispositifs pédagogiques pour qu’ils puissent à la fois se vivre à distance et être porteurs d’apprentissages pour les élèves. Pour l’enseignement primaire, celui qui nous occupe, il n’est pas toujours simple de relever ces défis : comment les pratiques usuelles peuvent-elles se transformer en enseignement à distance, comment assurer le suivi des élèves sans être dans la classe avec eux, comment vont-ils comprendre et s’investir dans ces pratiques aux modalités qui leur sont inconnues avec toute l’autonomie que cela nécessite et que vont susciter ces dispositifs chez eux en matière de ressenti émotionnel et motivationnel ?

Nous avons voulu explorer ces différentes interrogations nées de la période que nous traversons, relativement à nos intérêts de recherche : l’enseignement de l’oral au primaire. Plus spécifiquement, dans cette contribution, nous avons suivi un enseignant du primaire et ses élèves de 10-11 ans dans le cadre d’une activité de développement de la compétence à communiquer oralement qu’il a voulu garder malgré la pandémie : l’exposé oral. En effet, même si les pratiques effectives de l’enseignement de l’oral sont peu connues (Dumais, Lafontaine et Pharand, 2017), on sait que l’exposé est l’une des plus utilisées en classe (Colognesi et Deschepper, 2019; Nolin, 2015). Dans ce texte, nous tentons ainsi d’apporter des éléments de réponse à ces questions : 1) Qu’est-ce qui a amené l’enseignant à conserver l’exposé oral et quelles modifications a-t-il apportées pour concevoir le dispositif hybride d’un exposé enregistré à distance ? 2) Quel regard porte-t-il sur cette expérience par rapport à ses pratiques habituelles ? 3) Quels avantages et difficultés ont perçus les élèves dans ce « nouveau » dispositif à distance ? et 4) Qu’en disent-ils en matière de gestion de leurs émotions relatives à ce type de prestation ?

Cadre théorique et problématique

Trois aspects sont explorés dans cette section : 1) le développement de la compétence à communiquer oralement, 2) l’exposé oral et la place que les émotions peuvent y prendre et 3) l’hybridation de dispositifs dont l’exposé enregistré comme alternative à l’exposé oral en direct.

La compétence à communiquer oralement

L’oral se définit comme « l’ensemble des actes d’écoute (la compréhension) et de langage (la prise de parole) » (Colognesi et Deschepper, 2019, p. 2). La prise de parole est une tâche complexe en ce qu’elle nécessite de combiner à la fois trois capacités langagières (Dolz, Pasquier et Bronckart, 1993) : la capacité d’action (adapter son discours à la situation de communication), la capacité discursive (produire du contenu tout en l’organisant) et la capacité linguistico-discursive (utiliser un vocabulaire adapté à la situation de communication et mobiliser des règles grammaticales et syntaxiques appropriées). Or, il s’agit aussi, à la suite de Gagnon et Dolz (2016), de prendre en compte les dimensions paraverbales (la voix) et non verbales (le corps et l’espace).

La recherche en didactique de l’oral a, depuis une trentaine d’années, permis de mettre au jour de nombreuses avancées liées à l’enseignement de l’oral dans les classes. Ainsi, des dispositifs ont vu le jour dans les différents territoires francophones pour développer la compétence à communiquer oralement des élèves, comme les séquences didactiques (Dolz, Noverraz et Schneuwly, 2001) ou l’atelier filé (Coppola, Colognesi et Collet, 2019) en Suisse, les séquences d’enseignement minimales de l’oral en France (Dupont, 2020), l’atelier formatif au Québec (Lafontaine et Dumais, 2014; Dumais et Messier, 2016) ou le dispositif de réoralisations Itinéraires en Belgique (Colognesi et Lucchini, 2018; Colognesi et Hanin, 2020). L’ensemble de ces propositions se basent sur un enseignement par les genres (Dolz et Gagnon, 2008; Dupont, 2019), dans une conception autonomiste de l’enseignement de l’oral (Gagnon et al., 2017). En plus, Colognesi et Hanin (2020) ont mis en évidence des pratiques efficaces relativement à l’enseignement de l’oral à travers un suivi de 16 enseignants du primaire : prévoir du temps dans l’agenda scolaire, instaurer un climat propice à la prise de parole, offrir plusieurs réoralisations (Colognesi et Dolz, 2017), et donc plusieurs essais oraux avant la prestation finale pour permettre les améliorations, apporter des étayages centrés sur les difficultés que le genre travaillé peut apporter (notamment via l’analyse de modèles et le travail sur les dimensions paraverbales et non verbales) et miser sur les rétroactions que les pairs peuvent donner.

Malgré cela, il appert que, pour les enseignants, l’enseignement et l’évaluation de l’oral relèvent encore du défi (Dupont, 2016; Sénéchal, 2017; Sénéchal et al., 2019; Simard et al., 2019). Ils restent attachés à des activités comme la causerie, la lecture à haute voix, l’expression d’événements personnels vécus, la récitation et l’exposé oral (Colognesi et Deschepper, 2019; Nolin, 2015). Ces prises de paroles sont pour la plupart de l’oral travaillé et pas nécessairement enseigné (Dupont et Grandaty, à paraître).

L’exposé oral et la place qu’y prennent les émotions

L’exposé est une « présentation orale d’informations avec ou sans l’intervention de [l’auditoire] et avec ou sans l’utilisation de moyens audio-scripto-visuels » (Chamberland, Lavoie et Marquis, 2006, p. 37). Dumortier, Dispy et Van Beveren (2012) expliquent qu’un exposé oral comporte cinq dimensions : un aspect monologal, un caractère dialogique (relations interdiscursives par le travail de documentation et interlocutives par la prise en considération du public), un caractère formel du genre, une visée didactique et un caractère oral. Faire un exposé constitue ainsi une tâche complexe qui nécessite la mobilisation de hautes habiletés et qui, selon Simonet (2000), comporte deux temps : la préparation (le recueil et la sélection d’informations, l’organisation du contenu, le plan et la préparation matérielle des notes et des supports) et la prise de parole en public (travail sur l’espace-temps, le vocabulaire, le déroulement du discours et l’expression).

Dumortier et ses collègues (2012) insistent sur le fait qu’« exposer, c’est s’exposer : c’est courir le risque de ne pas intéresser le destinataire (…) c’est mettre en danger son image » (p. 38). Effectivement, toute prestation orale implique la personne dans son ensemble, sa voix, son regard, sa posture, etc., en somme « plusieurs facettes qu’il est difficile de ne pas considérer comme autant de composantes de sa propre construction identitaire » (Lavoie et Bouchard, 2017, p. 259). De plus, la prestation orale se livre bien souvent « en direct » et non « en différé », et les réactions des interlocuteurs peuvent déstabiliser. Ainsi, les situations de prise de parole comportent une prise de risque importante, et sont liées au sentiment de compétence, à l’estime de soi (Dumais, 2012). Elles activent les émotions et nécessitent la régulation de celles-ci.

Les émotions ont d’ailleurs un impact considérable sur l’estime de soi et le sentiment de compétence (Pekrun, Muis, Frenzel et Goetz, 2018). Selon Luminet (2013), « dans le domaine émotionnel, la valence négative fait référence à un objet ressenti subjectivement comme déplaisant ou désagréable. La valence positive renvoie à un objet ressenti subjectivement comme plaisant ou agréable » (p. 266).

Comme émotions à valence positive, citons le fait d’être fier, soulagé, excité, rempli d’espoir, joyeux, heureux, satisfait, confiant, détendu, de bonne humeur, intéressé, heureusement surpris; comme émotions à valence négative, nous retrouvons le fait de s’ennuyer, de se sentir nerveux, inquiet, désintéressé, honteux, déçu, angoissé, coupable, mal à l’aise, rempli de regret, fâché, effrayé, désespéré, triste, stupide. En contexte scolaire, Pekrun et Linnenbrink-Garcia (2014) affirment que des émotions telles que « le plaisir, la curiosité, l’intérêt, l’espoir, la fierté la colère, l’anxiété, la honte, la confusion, la frustration, ou l’ennui sont des émotions freéquentes, envahissantes, multiples et souvent intenses » (p. 1). Il semble donc important, dans le cadre d’un exposé oral, de les prendre en compte. Il s’agit d’ailleurs d’un des objets de l’oral à enseigner d’après Dumais (2016), mais qui ne se lie ni aux capacités langagières ni aux compétences que l’on peut trouver dans les prescrits (Colognesi et Hanin, 2020).

Hybridation de dispositifs et exposé oral enregistré

Vouloir passer d’une pratique habituelle (l’exposé oral en direct, en classe) à une pratique innovante (l’exposé oral enregistré, à distance) amène l’enseignant à construire un dispositif impliquant les technologies. Karsenti (2015) présente dans son modèle ASPID quatre phases qui permettent un usage des technologies en milieu scolaire : 1) la phase d’adoption où l’enseignant – et les élèves – se familiarisent avec l’outil; 2) la phase de substitution, qui consiste à reproduire le travail habituel avec la même efficacité, mais en utilisant les nouvelles technologies; 3) la phase de progrès, où les technologies permettent d’enseigner de façon plus efficace dans le cadre des activités scolaires habituelles et 4) la phase d’innovation où les technologies amènent à enseigner « comme il n’aurait jamais êté possible de le faire sans elles ». Cela nécessite de l’enseignant de maîtriser la compétence numérique, qui implique « l’usage sûr et critique des technologies de la société de l’information et, donc, la maîtrise des technologies de l’information et de la communication » (Parlement Européen et du Conseil, 2006, p. 7[1]).

Une étude récente (Colognesi et Dumais, 2020), réalisée en contexte de pandémie, a déjà apporté des éléments de réponses quant à la mobilisation de l’exposé enregistré à distance comme alternative à l’exposé oral en direct dans le cadre de l’enseignement supérieur. Plusieurs bénéfices ont été établis au profit du dispositif hybride : la diminution du stress des orateurs, la possibilité de pouvoir refaire la présentation, la mise à disposition des prestations sur le net (permettant de les (re)visionner à des moments choisis) et le développement de compétences nouvelles relatives à l’utilisation des technologies. L’étude a aussi mis en évidence que l’exposé enregistré a pris, pour les étudiants, plus de temps que l’exposé en direct puisque cela nécessite la maîtrise de compétences numériques qu’il faut être attentif, comme formateur, à ne pas vouloir évaluer comme un troisième niveau, en plus de l’évaluation du contenu et de la communication orale.

Méthodologie

Pour rappel, nous tentons de répondre à quatre questions. Les deux premières sont en lien avec l’enseignant : 1) Qu’est-ce qui a amené un enseignant à conserver l’exposé oral et quelles modifications a-t-il apportées pour le travailler à distance ? 2) Quel regard porte-t-il sur cette expérience par rapport à ses pratiques habituelles ? Les deux suivantes sont relatives aux ressentis des élèves de la classe : 3) Quels avantages et difficultés ont-ils perçus dans ce « nouveau » dispositif à distance ? et 4) Qu’en disent-ils en matière de gestion de leurs émotions pour cette prestation orale ?

Participants

La classe que nous avons suivie se situe en Belgique francophone, dans un milieu favorisé, en périphérie de la capitale. L’enseignant a 49 ans. C’est pourtant sa troisième année dans ce métier (il a travaillé 17 ans comme avocat avant de reprendre des études d’instituteur). Il dit accorder de l’importance au Savoir Parler et utilise régulièrement les plateformes numériques dans ses pratiques. Sa classe est composée de 15 élèves de 10-11 ans (neuf filles et six garçons) qui ont réalisé, en moyenne, 6 exposés oraux devant la classe dans leur scolarité alors qu’ils n’ont jamais fait d’exposé enregistré à distance.

Collecte et analyse des données

L’enseignant, Didier[2], a été interviewé à deux reprises, par vidéoconférence : un premier entretien a eu lieu fin avril pour récolter des données sur ses pratiques de l’oral en classe, sur les émotions de ses élèves qu’il avait perçues lors de leur exposé en direct en classe et sur le dispositif hybride qu’il commençait à mettre en place; un second entretien a eu lieu fin du mois de juin lorsque le dispositif hybride était clôturé. Ces entretiens ont été enregistrés et transcrits intégralement, ce qui correspond à 2 h 08 d’enregistrement et 15 418 mots au total. Une analyse de contenu avec un codage ouvert (L’Écuyer, 1990) a été appliquée à ces données.

Les élèves ont répondu à deux questionnaires en ligne depuis leur domicile : un premier envoyé à la mi-mai à l’annonce de l’exposé enregistré à distance et un second à la fin juin après l’avoir réalisé. Le premier questionnaire, composé de 19 items, a sondé les élèves sur leurs ressentis liés à l’exposé oral en direct en classe et à l’exposé enregistré à distance (à l’annonce de la tâche, durant la prestation, sur la réaction des pairs), et sur la ou les modalités d’exposé qu’ils préfèrent. Le second questionnaire, composé de 28 items, a permis aux élèves de s’exprimer sur leur ressenti lié à l’exposé enregistré à distance : s’ils pensent l’avoir réussi et pourquoi; leurs émotions pendant le premier et le second enregistrement, à la lecture des feedbacks des pairs, les avantages et inconvénients des exposés enregistrés à distance comparativement à ceux en direct en classe, leur préférence quant aux deux modalités d’exposés. Dans le cadre de cette contribution, dix items ont été retenus. Pour les questions ouvertes sur leur ressenti, les élèves pouvaient choisir entre 1 à 27 émotions proposées (12 émotions à valence positive et 15 à valence négative). Ces émotions ont été sélectionnées sur la base de différents cadres théoriques liés aux émotions avant et pendant une tâche : les émotions anticipées et anticipatoires (Baumgartner, Pieters et Bagozzi, 2008) et les émotions à l’école (Cuisinier et al., 2010; Hanin, Colognesi et Van Nieuwenhoven, 2020; Pekrun et al., 2011). Pour traiter les réponses à ces questions, nous avons procédé au comptage des émotions à valence positive et négative. Les réponses aux questions à choix multiples (3 items sur les 10) ont fait l’objet d’une analyse descriptive, tandis qu’une analyse de contenu a été appliquée aux réponses aux questions ouvertes (7 sur les 10).

La recherche a été validée par le comité d’éthique de l’université. Pour éviter le biais de désirabilité sociale pour les mesures auto-rapportées (Pekrun et Bühner, 2014), chaque élève a créé un code secret qui garantissait son anonymat et permettait de recouper les informations des deux questionnaires.

Résultats

Cette partie est structurée en fonction de nos quatre questions de recherche. Ainsi, nous abordons d’abord les deux questions en lien avec l’enseignant, puis nous présentons les principaux résultats relatifs aux deux questions inhérentes aux élèves de la classe. Des extraits des données récoltées sont proposés pour illustrer le propos.

Qu’est-ce qui a amené un enseignant à conserver l’exposé oral et quelles modifications a-t-il apportées pour le travailler à distance ?

Didier explique qu’au début de l’année, il a proposé un projet de grande envergure à ses élèves : réaliser trois exposés oraux (un en histoire, un en géographie et un en sciences). Avant le début du confinement, seul l’exposé en histoire a été réalisé. Didier a décidé de maintenir les exposés pour trois raisons : aller au bout de ce qui a été annoncé, avancer dans la matière scolaire, et offrir aux élèves l’occasion de développer leur compétence à communiquer oralement. Partant, Didier a entrepris de transformer l’exposé oral en direct en exposé oral enregistré, à distance :

Avec le confinement je n’avais pu faire que l’élocution d’histoire en classe, en présentiel et puis tout à coup m’est venue l’idée : pourquoi ne pas continuer à le faire, mais sous forme de vidéo (…) Je pense que je voulais les mettre en projet : qu’ils réalisent quelque chose avec un média qui leur est familier, avec lequel ils ont plus de facilités que l’écrit.

En effet, il pense que la caméra est un outil sous-utilisé à l’école, et qu’il est important de l’exploiter, notamment pour que chacun puisse avoir une bonne image de lui-même : « L’enfant n’a pas toujours une bonne image de lui, de ce qu’il rend lorsqu’il s’exprime. Et le fait de lui montrer son enregistrement, c’est quelque chose qui est très parlant».

Le passage de l’exposé en direct à l’exposé enregistré à distance n’a pas été si simple. Didier mentionne que « les événements ont plutôt dicté [ses] choix et [il s’y est] adapté ». Petit à petit, les consignes et l’accompagnement se sont affinés à la suite des réactions d’élèves et des décisions du Conseil national de Sécurité qui décidait des mesures sanitaires en cette période de pandémie. Les élèves ont d’abord dû « choisir une ville ou un pays qu’ils avaient connu par un voyage ou dont ils étaient originaires et sur lequel ils allaient parler ». Ils l’ont soumis à l’enseignant sur un Padlet. Quand ce choix était validé, les élèves ont reçu un document avec des consignes pour les aider à préparer leur exposé, et un calendrier avec les délais prévus.

Les élèves ont réalisé deux versions de leur exposé enregistré : une première sans aide, et une deuxième améliorée. Un Google Drive a été créé pour le partage des vidéos. Après avoir posté leur première version de leur exposé enregistré sous forme d’une vidéo, les élèves ont bénéficié d’un accompagnement pour s’améliorer. Chacun a reçu trois rétroactions écrites (deux d’autres élèves et une de l’enseignant), réalisées sur la base de critères comme la qualité du contenu, des aspects verbaux et non verbaux. Didier a transmis ces rétroactions à chaque élève individuellement. En plus, il a « envoyé des tutoriels YouTube pour le positionnement face caméra en montrant comment la plupart des Youtubeurs et autres créateurs de vidéos faisaient pour que leurs vidéos soient plus ou moins agréables à regarder ». Il a également répondu aux questions des élèves lors des cours en petits groupes sur Meet et sur le Padlet, et a aussi fait une visioconférence avec un élève qui paniquait face à la caméra.

L’objectif final était de créer un livre interactif sur Book Creator pour que chaque élève y écrive la genèse de son projet et y intègre son exposé filmé dans sa version améliorée : « C’est un projet d’écriture, un projet de maîtrise de l’outil numérique et ainsi du Savoir parler (…) on pourrait arriver à une sorte de mini-chef-d’oeuvre de ce qu’il y a à faire pendant le confinement».

Le 8 juin, les écoles ont ouvert à nouveau leurs portes en Belgique, la finalisation de Book Creator a été réalisée à la fois en classe et à la maison.

Quel regard porte l’enseignant sur cette expérience par rapport à ses pratiques habituelles ?

Il ressort de l’analyse que Didier a perçu une série d’avantages et de freins relatifs à cette hybridation de son dispositif d’exposé oral, repris dans le tableau 1. Certains sont précisés ensuite.

Tableau 1

Avantages et inconvénients de l’exposé oral enregistré, perçus par l’enseignant

Avantages et inconvénients de l’exposé oral enregistré, perçus par l’enseignant

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Didier insiste beaucoup sur l’aspect « connecté » des élèves et sur les compétences numériques qu’ils ont pu développer. « Grâce à leur adresse mail de l’école, ils se connectent. Le travail qu’ils entament en classe se continue à la maison et vice versa ».

Cet aspect connecté a permis aux élèves d’aller voir d’autres vidéos, quand ils le voulaient, et d’avoir des idées et des modèles pour s’améliorer. « Je trouve ça très intéressant de mettre les vidéos à disposition de tout le monde, ils peuvent aller voir les vidéos des autres (…) ceux qui (…) avaient des difficultés se sont inspirés des vidéos déjà postées ».

De plus, Didier explique que certains de ses élèves, d’habitude stressés, lui ont rapporté que le fait de s’enregistrer les a rassurés, étant donné qu’ils avaient la possibilité de refaire la vidéo s’ils n’étaient pas satisfaits, et aussi en raison de l’absence de public qui peut intimider. « S’il a perdu pied ou s’il a mal démarré, il peut recommencer (…) certains étaient terrassés ou en tout cas tétanisés par le stress en classe et je n’ai pas retrouvé ça dans la vidéo ».

Il mentionne aussi trois aspects par rapport au visionnage des vidéos. Premièrement, les élèves, quand ils se revoient, peuvent plus facilement prendre conscience de leurs difficultés qu’en direct, où ils ne se voient pas. « Ils n’ont pas conscience de ce qu’ils font (…) avoir une vision de sa posture, de son articulation, du non verbal, (…) là je vois quand même pas mal de bénéfices dans la mesure où il peut avoir un retour ».

Deuxièmement, le fait de formuler et recevoir des commentaires a été un levier pour l’amélioration des vidéos, mais aussi une occasion d’adopter une attitude critique : « C’était intéressant de leur demander de faire des commentaires (…) sur base de critères donnés (…) ça permet un peu de structurer une analyse qu’ils pourraient faire d’un exposé oral ».

Troisièmement, de son point de vue, le visionnage lui a permis d’être plus à l’aise quant au retour qu’il pouvait donner aux élèves. « Je peux les revoir à ma guise plusieurs fois. Je peux faire les arrêts sur image. (…) aussi de pouvoir les voir quand je suis concentré, disponible et en classe, on n’est pas toujours disponible, on n’est pas toujours avec la même énergie ».

Par ailleurs, il semble que les familles se soient investies dans le projet, avec l’aspect positif de réunir la famille autour de cela : « Dans certaines familles, ça a été un projet de famille. Je crois que ça a occupé pas mal de familles. Certains me l’ont dit (…) C’est quelque chose qu’ils garderont comme souvenir de l’année sincèrement ».

Didier explique aussi que plusieurs aspects méritent une attention particulière. Ainsi, pour certains élèves, cela a notamment été compliqué de revenir sur leur première version pour l’améliorer, parce que ce n’est pas une habitude à l’oral et qu’il n’est pas simple de refaire une version en reprenant tout ce qu’il y a positif dans la première. « On perd en spontanéité et en créativité (…) [Pour la deuxième version] il y avait des choses qui avaient été retirées : des idées, un déguisement qui n’existait plus alors que je trouvais ça une bonne idée ».

En plus, comme enseignant, Didier dit qu’il est compliqué de faire une rétroaction efficace, sans qu’il ait la certitude que les élèves aient vraiment vu ses commentaires. « Ça m’a pris plus d’une journée de visionner les vidéos (…) je devais vérifier si tous les critères s’y retrouvaient (…) J’espère qu’ils ont bien lu les commentaires. Ça, je n’avais pas les moyens de vérifier ».

Finalement, quand on demande à Didier s’il compte garder le dispositif dans le cadre habituel de la classe, il pense à un mix des deux : filmer l’exposé en direct pour en donner un retour à l’élève. Il explique que l’exposé enregistré est un autre apprentissage que celui de s’exprimer en public. Il estime qu’il ne faut donc pas oublier que cette modalité est importante également. Ici, il n’y a pas d’écoute directe, pas de possibilité d’adapter son discours en fonction des réactions non verbales du public, de réajuster son rythme ou de donner des exemples.

Quels avantages et difficultés ont perçus les élèves dans ce « nouveau » dispositif à distance ?

Une série d’avantages en faveur de l’exposé enregistré émergent des réponses des élèves : le côté moins stressant (26,5 %)[3], la possibilité de refaire une nouvelle version (20 %), l’absence de questions en direct à la fin (13,5 %), la possibilité de réaliser des montages (13,5 %), le fait qu’il n’y ait pas public (13,5 %) et la possibilité de se revoir (6,5 %).

En complément, les élèves ont été interrogés sur les avantages liés aux exposés enregistrés. Il en ressort que 100 % des élèves interrogés estiment avoir développé de nouvelles compétences; 82,5 % ont aimé voir les exposés des autres quand ils le voulaient; 80 % ont apprécié avoir une deuxième chance; 73,5 % ont aimé être chez eux sans public pour s’enregistrer; 67 % disent avoir fait des progrès en exposés oraux grâce aux exposés enregistrés et que 60 % des élèves n’étaient pas stressés pour les exposés enregistrés.

Parallèlement, des difficultés relatives à ce type d’exposé ressortent. En effet, 93,5 % aiment avoir le retour des pairs après l’exposé, ce que l’exposé enregistré ne permet pas. 53 % estiment que les exposés enregistrés demandent plus de temps. Les élèves parlent aussi de l’absence de public pour pouvoir s’adapter et avoir les encouragements des amis (20 %), des difficultés matérielles (13,5 %), de la peur de recommencer tout l’enregistrement en cas de problème (13,5 %) et des bruits parasites qui peuvent venir de la maison (6,5 %).

Au bout du compte, seulement 33,5 % ne souhaitent pas conserver cette modalité de travail dans la classe « habituelle ». Ils le justifient par le fait qu’en classe, il est plus facile de faire participer les autres (faire des mini-expériences, par exemple). Les 69,5 % qui aimeraient garder les exposés enregistrés l’expliquent par le fait que le stress est moindre et que le principe d’avoir plusieurs chances est appréciable.

Qu’en disent les élèves en matière de gestion de leurs émotions ?

Quand on leur annonce qu’ils vont devoir faire un exposé en classe et à distance, les émotions à valence positive sont équivalentes dans les deux cas et sont dominantes pour les deux modalités d’exposés. Pourtant, l’excitation est plus présente quand il s’agit d’un exposé devant la classe (60 % pour l’exposé en direct et 26 % pour l’exposé enregistré). La joie l’est également (46,5 % pour l’exposé en direct par rapport à l’exposé enregistré); tandis que l’intérêt augmente pour l’exposé enregistré (20 % pour l’exposé en direct contre 26,5 % pour l’exposé enregistré). Dans les émotions à valence négative, l’inquiétude et la nervosité sont présentes à pourcentage égal à l’annonce des deux types d’exposés (13,5 %), mais l’angoisse l’est davantage quand il s’agit d’un exposé enregistré (6,5 % pour l’exposé en direct contre 13,5 % pour l’exposé enregistré), étant donné que les élèves ne connaissent pas la tâche.

Lorsque les élèves sont interrogés sur leur ressenti avant la deuxième version de leur exposé enregistré, les émotions à valence positive arrivent en tête : ils sont soulagés (33 %), contents/heureux/joyeux (20 %), remplis d’espoir (13 %), moins inquiets (13 %), fiers (13 %). Suivent la nervosité (6,5 %), l’ennui (6,5 %) et le désintérêt (6,5 %).

Et quand ils sont interrogés sur leurs émotions ressenties à l’issue de la deuxième version de l’exposé enregistré, seules des émotions à valence positive sont exprimées par tous les élèves : 46,5 % se disent heureux, 40 % soulagés, 13,5 % contents, 13,5 % fiers, 13,5 % détendus et 13,5 % se sentent très bien.

Discussion et conclusion

Dans ce texte, nous avons voulu montrer, d’une part, comment un enseignant, dans une situation de pandémie, était passé d’un dispositif habituel – l’exposé oral devant la classe – à un dispositif à distance – l’exposé enregistré, et, d’autre part, nous voulions donner à voir ce que les acteurs (l’enseignant lui-même et ses élèves) en ont pensé.

Sur ce plan, les différents avantages qui ont été épinglés, mais aussi les émotions à valence positive (Luminet, 2013) qui ressortent en faveur du dispositif d’exposé enregistré à distance, montrent que la situation de pandémie a amené l’enseignant à développer très rapidement un dispositif hybride qu’il n’aurait peut-être pas expérimenté dans un autre moment, et que ce dispositif a été porteur tant pour sa gestion de classe à distance que pour l’apprentissage des élèves.

En lien avec le modèle ASPID (Karsenti, 2015), il semble que la phase de l’innovation est atteinte, dans le sens où les technologies ont permis de réaliser la tâche scolaire de l’exposé comme il n’était pas possible de le faire avant : se revoir, visionner les vidéos des autres pour avoir des modèles et leur offrir de la rétroaction (et ce, aux moments choisis), avoir plusieurs chances, travailler de la maison et/ou de l’école, échanger entre élèves et avec l’enseignant à distance pour s’améliorer, etc.

L’expérience singulière rapportée ici, qui n’est bien sûr pas généralisable, nous amène à penser qu’un dispositif mis au point dans le cadre de la pandémie peut être réinvesti dans les pratiques habituelles de classe. En effet, dans le cas de l’exposé enregistré, il semble qu’il soit possible que les élèves puissent en bénéficier dans le quotidien de la classe. Il peut ainsi devenir un levier pour aider les élèves du primaire à se préparer à un exposé en direct, comme cela a déjà été montré ailleurs pour l’enseignement supérieur (Colognesi et Dumais, 2020). De plus, c’est une opportunité de pouvoir s’exprimer « seul » face à la caméra, de se revoir (avant que les autres puissent le faire), d’avoir de la rétroaction et d’avoir des occasions d’en produire, ce qui nécessite un apprentissage (Colognesi, Vassart, Blondeau et Coertjens, 2020) et donc d’assurer plusieurs réoralisations (Colognesi et Dolz, 2017) avant de pouvoir diffuser la version finale, ou d’assurer la présentation devant un public. Ainsi, entre les différentes versions, comme cela a été le cas dans la classe de Didier, un accompagnement peut être offert aux élèves en matière d’étayages qui les aident à surmonter les difficultés inhérentes au genre à produire, et des rétroactions provenant de l’enseignant et/ou des pairs, ce qui est notamment proposé dans des dispositifs l’atelier filé (Coppola et al., 2019) ou Itinéraires (Colognesi et Lucchini, 2018). Ces aspects permettraient de « soulager » pour l’enseignant la question complexe de l’évaluation de l’oral (Dupont, 2016 ; Sénéchal, 2017 ; Sénéchal et al., 2019 ; Simard et al., 2019), puisqu’elle serait prise en charge par l’ensemble de la classe, et ce, progressivement au fur et à mesure des différentes productions. Cela nous paraît aussi important, dans le cadre de la production orale, de pouvoir se revoir et avoir une image de soi positive avant d’oser prendre la parole devant le groupe (Dumais, 2012 ; Dumortier et al., 2012). Finalement, nous plaidons pour l’exposé enregistré comme moyen de développer la compétence à communiquer oralement, en amont d’un exposé oral devant un groupe.

Cette expérience rapportée ici nous amène, dans la suite de nos travaux, à examiner davantage les pratiques de l’exposé oral dans les classes, qu’il soit en direct ou enregistré. Nous avons prévu d’interroger des enseignants à différents stades de leur carrière pour comprendre leurs besoins, leurs pratiques, mais aussi comment ils perçoivent et accompagnent leurs élèves – et la gestion des émotions de ceux-ci – lors des exposés. Nous allons aussi interroger un large échantillon d’élèves sur leurs émotions avant, pendant et après un exposé oral afin de comprendre comment ils vivent cette tâche orale complexe.