Article body

Introduction

Les réformes de la formation des enseignants et des membres du personnel de l’éducation en France qui se sont succédé de la fin des années 1980 à nos jours ont maintenu et consacré le mémoire comme un dispositif de formation central dans des curricula qui pourtant connaissaient d’assez nettes évolutions. Ce mémoire, s’il a connu quelques modifications, a été reconduit par chacune des réformes qui entendaient transformer ces curricula. Sa place a même été d’une certaine manière réévaluée dans une formation qui est assurée depuis une dizaine d’années au niveau du master (MESR, 2009), car il est emblématique de l’universitarisation de la formation.

Pourtant, quelques interrogations subsistent quant à l’usage qui en est fait, la manière dont il est vécu et les effets qu’il produit en matière de formation. Cette place qui a été institutionnellement confortée au cours des différentes réformes ne garantit pas que le mémoire soit devenu un dispositif de formation plus performant ou encore qu’il ait gagné l’adhésion de tous les protagonistes de la formation. Les critiques dont il a pu faire l’objet au début des années 1990 – que celles-ci viennent des formateurs eux-mêmes ou des étudiants et/ou stagiaires en formation – n’ont, semble-t-il, pas disparu. La réforme de la formation (MEN, 2013), qui consacre la création des ESPE (École Supérieure du Professorat et de l’Éducation), ne semble pas non plus avoir pris en compte les critiques et analyses produites dans les années 1990-2000 pour faire de ce mémoire un dispositif qui donne satisfaction aux différents acteurs de la formation et au personnel de l’éducation en formation. C’est en étudiant le cas des mémoires des CPE (Conseillers principaux d’éducation) dans l’ESPE de Lorraine que nous allons tenter d’observer comment quelques-uns des acteurs de la formation et des étudiants et/ou stagiaires en formation composent avec ce dispositif, dans le cadre qui s’est installé depuis 2013.

Dans une première partie, nous présenterons la visée, le cadre théorique et l’organisation de notre recherche. Dans une seconde partie, après avoir rappelé quelques-unes des évolutions qu’a connues ce mémoire depuis les années 1990, nous mettrons en lumière ce que les textes officiels en vigueur depuis 2013 et ce que ceux de l’ESPE de Lorraine prescrivent à propos de ce mémoire et ce qu’ils en attendent en matière de formation des étudiants et stagiaires. Dans une troisième partie, nous observerons la manière dont quelques-uns des directeurs de mémoire et professionnels de la formation ont tenté de rendre ce dispositif opérant ou plus performant, de même que la manière dont quelques étudiants de l’ESPE de Lorraine l’accueillent, le vivent et le pensent.

Visées, cadre théorique et organisation de la recherche

Notre recherche poursuit une visée compréhensive. Elle utilise comme boussole méthodologique le cadre de la « sociologie de la traduction » (Akrich, Callon, Latour, 2006), telle qu’elle a pu être utilisée dans le cadre de l’étude des réformes éducatives (Cros, 2004). Cette approche sociologique justifie d’abord la visée compréhensive que nous poursuivons, ou en d’autres termes, l’attention que nous portons au vécu des acteurs et au sens qu’ils donnent à leur activité. Cette approche nous permet ensuite d’interpréter les quelques constats que nous avons faits en essayant de les intégrer dans un ensemble cohérent d’idées et de relations. Cette recherche constitue par ailleurs une étude de cas. Il convient de présenter la manière dont nous avons organisé notre travail pour la conduire.

Une recherche à visée compréhensive, nourrie des apports de la sociologie de la traduction et une étude de cas

Dans cette recherche, nous tentons de déterminer si les ambitions des initiateurs de la réforme se sont concrétisées sur le terrain de la formation, dans les ESPE. Il s’agit d’interroger les intentions (des prescripteurs) qui ont présidé à l’inscription du mémoire dans le curriculum de formation, puis d’observer la manière dont ce dispositif a été vécu par les différents protagonistes de la formation et les étudiants et/ou stagiaires en formation. C’est parce que nous consacrons une partie importante de notre travail à ce vécu que nous évoquons une recherche à visée compréhensive.

La mise en lumière de ce vécu permettra de faire émerger le sens que les protagonistes et les bénéficiaires de cette formation donnent à leur implication dans le dispositif. Les divergences éventuelles des attentes des prescripteurs, des formateurs et des étudiants/stagiaires à l’égard de ce dispositif pourraient expliquer la difficulté à construire des politiques ou des dispositifs de formation qui conduisent à de réelles transformations.

Cros (2004) montre que pour qu’une réforme soit adoptée et produise les effets escomptés, il faut qu’un « espace d’intéressement commun » à tous les protagonistes de la réforme soit présent. Chacun doit y trouver son intérêt, qui n’est pas nécessairement identique à celui des autres. En l’occurrence, dans le cas du mémoire, il importe que chacun des acteurs concernés ait un intérêt, même réduit au minimum, à adhérer à ce dispositif. Il convient dès lors de questionner la qualité et la nature de l’intérêt. Chacun des acteurs adhère-t-il à toutes les dimensions du dispositif ou n’y adhère-t-il que partiellement ? Ou encore, comment transforme-t-il ou traduit-il les contraintes éventuelles de ce dispositif en des propositions qui ne desservent pas ses intérêts, voire qui pourraient les servir ?

Kahn (2010) montre que parfois la traduction n’est pas loin de la trahison : l’adhésion à une réforme ou à un dispositif peut certes être présente, mais pour un motif tout autre que celui qui est souhaité. Ce motif peut même être complètement opposé à celui qui est proclamé[1]. En fait, si tel est le cas, la réforme – ou le dispositif – donne l’impression de fonctionner, puisque chacun y adhère. Pourtant, l’adhésion n’est que de façade.

Il s’agira ici de tenter de mettre en lumière ce qui se cache derrière la mise en oeuvre d’un dispositif emblématique d’une réforme de la formation des enseignants ambitieuse. Probablement, le décryptage des logiques qui animent les différents protagonistes de la formation, celles des prescripteurs, des formateurs et des étudiants/stagiaires, pourra nous donner quelques informations sur le fonctionnement du dispositif.

Notre recherche se range également dans la catégorie des études de cas, en ce sens qu’elle porte sur six enseignants intervenant en seconde année de master MEEF EE (Métiers de l’Enseignement, de l’éducation et de la formation – Encadrement éducatif) et quatre de leurs étudiants, dans le contexte particulier de l’ESPE de Lorraine. Hamel (1997) rappelle qu’une étude de cas tente de rendre compte d’un évènement dans un contexte singulier et considère cet évènement dans ce contexte pour voir comment il s’y manifeste et s’y développe. Cette étude doit permettre d’appréhender l’évènement dans sa profondeur et de faire émerger des analyses et explications relativement complexes. Il convient de préciser que les éléments d’explication qui sont produits n’ont pas vocation à être montés en généralité, même si notre terrain d’investigation présente des similitudes qui sont loin d’être négligeables avec d’autres situations dans lesquelles les CPE sont formés, notamment en raison du cadrage national de la formation qui s’applique à toutes les ESPE.

Une étude des textes en vigueur et des entretiens

Nous avons recensé les textes législatifs et réglementaires publiés de 1990 à 2015 qui organisent nationalement la formation des enseignants et des CPE, et ce, afin de mettre en lumière les objectifs des initiateurs des réformes qui se sont succédé et d’observer dans quelle mesure le mémoire pouvait traduire ces objectifs. En d’autres termes, nous examinons, à partir de ces textes, si le mémoire, tel qu’il est actuellement défini, s’inscrit dans une certaine continuité ou en rupture avec les dispositifs précédents.

Par ailleurs, c’est en écoutant les directeurs de mémoires et les professionnels qui accompagnent les étudiants, ainsi que les étudiants eux-mêmes, que nous avons tenté de comprendre le sens que ces derniers donnent à leur activité lorsqu’ils sont confrontés à ce dispositif. Le matériau empirique constitué à cette fin est composé d’entretiens. Nous avons conduit des entretiens avec quatre directeurs de mémoire qui sont des enseignants-chercheurs et deux professionnels qui sont membres des jurys (des commissions de soutenance). Des entretiens ont été également conduits avec quatre étudiants : deux d’entre eux sont des étudiants stagiaires qui visent l’obtention du master afin de concrétiser leur titularisation; les deux autres sont en seconde année de master et repassent le concours. Rappelons que les entretiens ont eu lieu entre une semaine et quinze jours après que ces étudiants ont soutenu leur mémoire, et ce, dans le but de rendre leur parole plus libre, en tous cas, libérée des contraintes de l’évaluation[2].

Nous avons ensuite intégré des données provenant d’autres sources dans notre corpus empirique : travaux scientifiques des années 1990 ; documents internes à l’ESPE ; comptes-rendus de conseils de perfectionnement. Il s’agissait de croiser ces premières données avec d’autres données afin de vérifier leur fiabilité, mais également de les situer dans un contexte plus large.

Pour compléter notre corpus empirique

Pour compléter notre corpus empirique, constitué de textes législatifs et réglementaires, et d’entretiens, nous avons eu recours à des travaux de scientifiques qui portaient sur la formation des enseignants et des CPE, telle qu’elle se déroulait au début des années 1990. Ces travaux renseignent sur les effets que les dispositifs de formation, notamment le mémoire, ont pu produire. Ils permettent également de restituer a posteriori quelques-unes des raisons qui ont amené à faire évoluer les textes officiels relatifs à la formation des professionnels de l’éducation.

Nous avons également eu recours à des documents construits dans le cadre de l’ESPE étudiée, notamment à un « guide de suivi du mémoire » à destination des directeurs de mémoire et des étudiants. Celui-ci a été élaboré par un groupe de travail en 2014-2015. Il s’est enrichi de la consultation des formateurs de l’ESPE ainsi que des membres du COSP (Conseil d’orientation scientifique et pédagogique). Ce guide rappelle les objectifs de ce dispositif. Il décrit de manière explicite les attentes à l’égard du travail qui doit être fourni, les modalités du suivi, le déroulement de la soutenance ainsi que les critères d’évaluation du mémoire (ESPE, 2016).

Nous avons par ailleurs complété le point de vue des formateurs et étudiants en prenant appui sur les comptes-rendus des « conseils de perfectionnement » qui organisent, de manière institutionnelle, des échanges entre formateurs et étudiants à propos du fonctionnement du master.

Statut, définition et objectifs du dispositif

Le mémoire tel qu’il est défini par la réforme de 2013 s’inscrit dans la continuité du « mémoire professionnel » institué au début des années 1990. C’est un écrit long qui est censé permettre à son auteur de prendre une certaine hauteur par rapport à sa pratique. Son statut et les objectifs qu’il poursuit ont cependant évolué pour se conformer au cadre d’une formation qui se déroule désormais au niveau du master et qui de ce fait entend renforcer son ancrage universitaire et être davantage adossée à la recherche.

Aux origines : le « mémoire professionnel »

Le mémoire dans sa conception actuelle est le descendant du « mémoire professionnel » tel qu’il est défini au début des années 1990, lorsque les IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres) commencent à se mettre en place. La circulaire de 1991 mentionne :

Le mémoire professionnel doit permettre de vérifier les capacités du professeur stagiaire à : identifier un problème ou une question concernant ces pratiques ; analyser ce problème et proposer des pistes de réflexion ou d’action en se référant aux travaux existant dans ce domaine. Il ne doit ni constituer une simple narration d’un travail personnel sans analyse et réflexion critique ni être une réflexion théorique ou historique extérieure à l’expérience du professeur stagiaire.

IUFM, 1991

Ce mémoire professionnel constitue par ailleurs un des trois piliers de l’évaluation de la formation du stagiaire, à côté du « stage en responsabilité » et des « modules d’enseignements ». Il représente un élément déterminant de la validation de la formation qui précède la titularisation prononcée par l’État employeur, le ministère de l’Éducation nationale.

Il convient de noter que la dimension « recherche » n’est pas alors explicitement évoquée dans la définition du dispositif même si les IUFM nouvellement installés ont pour mission de conforter la dimension universitaire de la formation des enseignants, notamment du premier degré et des CPE. La formation des stagiaires n’est pas encore une formation au niveau du master, comme ce sera le cas à partir de 2009. Ils ne sont pas encore à la fois « étudiants et stagiaires » comme ce sera le cas après 2013. Ils sont simplement stagiaires, lauréats d’un concours qu’ils ont passé en le préparant généralement pendant un an après l’obtention de la licence, et sont formés après la réussite à ce concours en alternant des périodes de stages en établissements et des périodes de formation « théorique » dans les IUFM. La référence à cette « théorie » ou « formation théorique » est nettement plus présente dans les textes officiels relatifs à l’organisation de la formation de cette période que la référence à la « recherche ». Si les disciplines telles que la philosophie, l’histoire, la sociologie et les sciences de l’éducation sont mentionnées, ce sont davantage les apports en matière de contenus de ces disciplines qui sont envisagés qu’une confrontation à la recherche dans ces disciplines.

Le mémoire de master

La réforme de 2013 est plus ambitieuse de ce point de vue. L’article 7 du 27 août 2013 mentionne :

La formation s’appuie sur une activité d’initiation à la recherche, qui permet de se familiariser avec les différents aspects de la démarche scientifique. L’activité de recherche doit, au-delà du contenu disciplinaire, permettre l’acquisition de compétences en lien avec le métier d’enseignant ou de personnel d’éducation, notamment par l’observation et l’analyse des pratiques professionnelles

MESR, 2013

Certes, les disciplines sont enseignées pour les contenus et les savoirs qu’elles apportent sur les différentes dimensions de l’éducation, mais l’« activité de recherche » en soi et les « différents aspects de la démarche scientifique » font eux aussi partie des contenus de formation. La formation au niveau du master implique cette évolution.

L’article 19 de l’arrêté du 27 août 2013 précise :

Dans le cadre du stage de la formation en alternance du master MEEF, chaque étudiant réalise un mémoire de master qui doit avoir un contenu disciplinaire et de recherche en relation avec la finalité pédagogique et les pratiques professionnelles. Le mémoire prend appui sur le stage de la formation en alternance et sur d’autres enseignements au sein de la formation.

MENESR, 2013

Ainsi le « mémoire professionnel » institué au début des années 1990 devient en 2013 un « mémoire de master » qui prend appui sur le stage. Cette transformation témoigne de la volonté des réformateurs de renforcer le processus de professionnalisation et d’universitarisation de la formation des enseignants et des CPE, initié au début des années 1990. Il s’agit également de mieux articuler ces deux dimensions, universitaire et professionnelle, de la formation, au coeur même de ce dispositif qu’est le mémoire.

Par ailleurs, si ce mémoire permet d’acquérir des compétences nécessaires à l’exercice du métier, la note de service du 28 octobre 2015 vient préciser qu’il est également un instrument privilégié pour faire collaborer les « équipes de recherche » et les « équipes pédagogiques d’enseignants ». La note mentionne en effet :

Cette dimension collective doit être largement encouragée pour favoriser les interrelations entre l’Université et l’École dans le projet d’ESPE : c’est un excellent moyen de développer les relations recherche-formation, de renforcer la cohérence globale des équipes pédagogiques pluri-catégorielles et pluri-institutionnelles et, enfin, de créer des savoirs nouveaux.

MESR, 2015

Probablement cette remarque, qui s’apparente à une injonction, vient-elle pour tenter de répondre aux critiques récurrentes qui ont été faites aux IUFM au cours de leur existence, notamment au sujet des difficultés qu’ils auraient rencontrées à articuler théorie et pratique. Le souci manifesté par l’auteur de la note est alors de se saisir de ce dispositif qu’est le mémoire, pour inciter les intervenants de la formation à collaborer davantage « autour de la définition du projet du fonctionnaire stagiaire » (MENESR, 2015).

Le cadrage de l’ESPE de Lorraine

Il revient alors à chaque ESPE de mettre en oeuvre cette réforme. Le guide que nous avons mentionné précédemment a été construit pour traduire localement ces recommandations. Ce document a plusieurs fonctions (ESPE de Lorraine, 2016). Il permet tout d’abord d’unifier les pratiques des différents protagonistes de la formation, dans toutes les mentions du master (« premier degré », « second degré », « encadrement éducatif » et « pratiques et ingénierie de la formation ») et pour tous les directeurs et membres du jury, quels que soient par ailleurs les étudiants et/ou stagiaires concernés. Ce guide est également censé constituer des repères et une aide au travail pour les étudiants. Ainsi, les grandes étapes de réalisation du mémoire sont rappelées : « choix et agrément du sujet », rôle du « tuteur de mémoire », « contractualisation des étapes du mémoire », « revue de littérature », « recherche bibliographique », « formulation du questionnement », « constitution et recueil des données », « le choix d’une (ou plusieurs) méthode(s) », « le traitement des données », « la discussion des résultats », « les normes bibliographiques ». Le document apporte également un ensemble d’informations diverses : sur le nombre de pages (30 pour les étudiants-fonctionnaires-stagiaires et 50 pages pour les étudiants), sur le plagiat, les modalités de soutenance….

Ce document constitue ensuite une aide – en même temps qu’il mentionne quelques obligations – destinée au directeur de mémoire qui peut être, dans le cas que nous étudions, un enseignant-chercheur du département de sciences de l’éducation, externe à l’ESPE et pas nécessairement au fait des exigences précises relatives au mémoire de master MEEF.

Enfin, il convient de noter que le mémoire tel qu’il est mis en oeuvre dans l’ESPE étudiée semble l’être dans des conditions qui sont proches de celles dans lesquelles il est mis en oeuvre dans d’autres ESPE. La plupart des ESPE ont construit un document similaire qui porte parfois des noms différents, mais dont la fonction est sensiblement la même : « Guide pratique du mémoire ou du dossier de recherche » ; « Mémoire de master MEEF : cahier de charges » …

En somme, les évolutions du dispositif qu’est le mémoire, impulsées par les réformateurs, ont fait l’objet d’une traduction et d’une tentative d’appropriation par les acteurs opérationnels de la formation, à l’échelle des ESPE. Ceux-ci ont pris en compte cette volonté des réformateurs de donner plus d’importance à la recherche dans la formation des professionnels de l’éducation et d’articuler davantage cette recherche aux exigences du terrain. Pourtant, il convient de s’interroger sur l’impact réel de ces évolutions visibles sur les textes réglementaires et les documents produits dans les ESPE. Ces évolutions ont-elles dopé les « vertus formatrices » de ce dispositif qu’est le mémoire et redoré son blason auprès des stagiaires et des étudiants pour lesquels il pouvait être perçu comme une épreuve de nature essentiellement académique dont il fallait s’acquitter au moindre coût ? (Gomez, Hostein, 1996 ; Lapostolle, Maurel, Verney-Carron, 2005 ; Lapostolle, Solomon, Grisoni, 2013). L’étude que nous proposons, si elle ne permet pas d’apporter une réponse générale à ce problème, doit néanmoins permettre de produire quelques éclairages quant à la manière dont il a évolué.

De la mise en oeuvre du dispositif par les directeurs de mémoire à son accueil par les étudiants

Une mise en perspective des travaux scientifiques des années 1990 sur le mémoire amène à constater que de nombreuses limites ont été pointées dans la mise en oeuvre du dispositif et que les vertus formatrices qui lui étaient initialement prêtées n’ont pas systématiquement été suivies des effets escomptés. Les protagonistes de la formation n’ont eu de cesse, notamment dans les cinq dernières années que nous observons, de mettre en place des stratégies pour tenter de rendre le dispositif plus performant. Pourtant, l’accueil de ce dispositif par les étudiants et les stagiaires, conduit à faire un constat tout en nuances quant à ses effets en termes de formation.

De la richesse des travaux sur les mémoires des années 1990 

Dans les années 1990, alors que le dispositif s’installait dans les IUFM, de nombreux travaux scientifiques qui se penchaient sur les conditions de sa mise en oeuvre ont vu le jour. Cette période faite d’interrogations, de doutes, de réussites, mais également d’échecs par ailleurs largement médiatisés, a vu fleurir de nombreux travaux dont la portée s’est avérée sans aucun doute très importante pour les formateurs des IUFM qui découvraient ce dispositif et avaient à en assumer la prise en charge. La fécondité de ces travaux résidait principalement dans le fait qu’ils mettaient en lumière, derrière l’apparence d’un dispositif relativement consensuel, les divergences quant aux attentes que les uns et les autres – réformateurs, formateurs, professionnels, stagiaires, étudiants – pouvaient avoir à son égard. L’intérêt de ces travaux tenait également, dans un contexte de réflexion intense sur la formation des maîtres, à une réflexion sur le curriculum réel, sur les acquisitions réelles que permettait la confrontation des stagiaires à ce dispositif.

Les attentes des directeurs de mémoire étaient assez divergentes (Gomez, Hostein, 1996). Quand les uns envisageaient le mémoire professionnel comme un véritable mémoire de recherche, les autres ne cessaient de fustiger ses faiblesses scientifiques, notamment au regard de critères tels que ceux proposés par des chercheurs comme Barbier et al. (1994) ou encore par l’AESCE (Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation) (1993) : la « production de connaissances » ; le « principe de rigueur et de sincérité » ; « la construction d’une problématique et le recours à un champ théorique avec explicitation argumentée des choix », la mise en oeuvre d’une « méthodologie pertinente », « la discussion des résultats » constituaient en effet autant de critères que les productions écrites des stagiaires ne remplissaient pas. Aussi Gomez et Hostein (1996) mettaient-ils en garde ces directeurs de mémoire qui, d’une certaine manière, se satisfaisaient un peu rapidement d’être en conformité avec les normes imposées par la recherche universitaire, dans ces termes : « L’ancrage du mémoire professionnel à la recherche nous semble instituer une double perte : il confère une dignité illusoire et il relègue à l’accessoire l’objectif affiché de formation en occultant l’évolution du producteur au profit du produit à fournir ».

Ce que mettaient surtout en lumière ces deux auteurs, bien plus que la critique d’une « dignité illusoire », c’était l’importance des effets de ce dispositif en matière de formation, ou de transformation, des professionnels en devenir. Deux remarques s’imposaient quant à ces effets. La première tenait au fait que les conditions dans lesquelles était réalisé le mémoire n’étaient pas favorables à la réalisation d’un travail qui respecte toutes les normes d’un mémoire de recherche. Les stagiaires étaient en effet quotidiennement bien davantage préoccupés par leur confrontation aux réalités du terrain, vécue sur le mode de l’urgence, que par la réalisation d’un mémoire, qui s’inscrivait dans la durée. La seconde remarque, quant à elle, tendait aussi à montrer les limites des vertus formatrices du dispositif, mais cette fois-ci en raison d’une certaine posture des directeurs de mémoire. À trop se centrer sur le produit fini, sur la conformité du mémoire aux normes exigibles en matière de recherche, peut-être certains directeurs oubliaient-ils que la fonction finale du mémoire était de faire évoluer et de transformer les professionnels en devenir. Or, seul un accompagnement du stagiaire, dans la durée, pouvait permettre de mener à bien ces transformations. La seule évaluation au moment de la soutenance ne pouvait attester de ces transformations.

De l’efficacité des régulations 

Les enseignants des ESPE qui devaient intégrer les orientations de la réforme de 2013, avec lesquels nous nous sommes entretenus, ont témoigné d’une bonne connaissance de ces travaux scientifiques et de ces réflexions sur les limites du dispositif. Ils ont pris un certain nombre de mesures susceptibles de rendre le dispositif plus performant. Nous rapportons deux de ces mesures en essayant de relater les effets qu’elles produisent : la première est la proposition d’un calendrier programmant des rencontres entre l’étudiant et le directeur de mémoire ; la seconde porte sur la composition des jurys de soutenance de mémoire.

La proposition d’un calendrier annuel avec des rendez-vous réguliers entre l’étudiant et le directeur de mémoire devait inciter ce dernier à ne pas évaluer exclusivement et simplement l’étudiant à l’aune de la conformité de son mémoire aux normes « scientifiques » en vigueur. Ce calendrier devait permettre de suivre les transformations des étudiants et des stagiaires au long de l’année et de leur proposer des retours d’information sur leur évolution jusqu’au moment de la soutenance. Cette démarche n’a pourtant pas toujours récolté les effets attendus comme en témoignent ces faits qui suivent.

Les étudiants et stagiaires ne sont pas toujours en mesure de respecter le calendrier proposé, et ce, malgré les nombreux rappels des directeurs de mémoire, selon les propos de ces derniers. Pour les étudiants qui sont en deuxième année et qui ont échoué une première fois au concours, la préparation aux épreuves de celui-ci fait qu’ils ne s’investissent pleinement dans leur mémoire que lorsque les épreuves, notamment écrites, sont passées. L’argumentation développée par les enseignants et directeurs de mémoire en direction des représentants d’étudiants, lors des conseils de perfectionnement, selon laquelle cette rédaction du mémoire pourrait aider les étudiants à préparer les épreuves écrites, ne provoque pas vraiment l’adhésion des étudiants. L’un des deux étudiants avec lesquels nous nous sommes entretenus, qui a échoué au concours et qui n’a pas eu la moyenne à sa soutenance, confiera être conscient de la non-pertinence de sa méthodologie, que lui a d’ailleurs rappelée en cours d’année son directeur de mémoire. Pour conduire une étude à visée compréhensive, cet étudiant avait choisi de faire une enquête par questionnaire portant sur cinq professionnels de son établissement, alors que des « entretiens auraient permis d’aller un peu plus au fond des problèmes » selon les propos de son directeur. Or, les arguments de l’étudiant laissent entendre qu’il visait simplement la réussite au master, avec un investissement moindre : « Il fallait que j’aie au moins 10/20 pour avoir mon mémoire ». Le second étudiant avec lequel nous nous sommes entretenus, quant à lui, a réussi le concours et a décidé de ne pas soutenir son mémoire, qu’il n’a pas pu achever dans les temps impartis. Il ne validera pas sa deuxième année de master, mais il pourra se réinscrire l’année suivante en deuxième année, en tant qu’étudiant stagiaire et à ce moment, se consacrer essentiellement à son mémoire.

Ainsi, dans ces deux cas, les comportements des étudiants face au dispositif sont différents, mais ils se rejoignent en ce qu’ils sont sous-tendus par des stratégies de même nature. Il convient d’obtenir le diplôme en rentabilisant au mieux l’investissement dans le dispositif. La question de la professionnalisation vient ensuite. Il ne s’agit pas de porter un jugement, mais simplement d’observer comment des régulations apportées au niveau de l’ESPE sont relativement impuissantes face aux stratégies déployées par les étudiants, dans ce cadre où la réussite au concours est la priorité. Si obtenir le master est reconnu comme une étape incontournable, si se former à la recherche et se professionnaliser sont envisagés comme des processus qui font l’objet même de la formation, les étudiants n’envisagent pas ces dimensions comme étant aussi urgentes que la réussite au concours.

Pour les deux étudiants stagiaires avec lesquels nous nous sommes entretenus, l’implication dans le mémoire a été très différente. Le premier a rendu un travail, selon ses propos, qui lui permettait seulement de « remplir le contrat ». Il rapporte avoir été « très pris par son stage » et « après une première année de préparation lourde au concours », avoir ressenti une certaine lassitude à l’égard des dimensions académiques du master, en l’occurrence du mémoire. Le processus de « déscolarisation » qui accompagne nécessairement tout processus de professionnalisation (Lapostolle, Hohl, 2012), qui se manifeste par une certaine forme de rejet d’évaluations considérées comme infantilisantes et peu en lien avec les réalités du terrain, et en même temps par une valorisation des pratiques en situation professionnelles, semble pouvoir expliquer cet investissement minimal dans le dispositif. Le directeur du mémoire de cet étudiant dira que ce dernier « s’en est sorti grâce à ses qualités d’écriture, d’expression et à une pensée claire ». L’autre membre du jury, tuteur de stage de l’étudiant en question, mentionnera que l’étudiant a « fait un bon stage » et a révélé dans le cadre de ce stage « des compétences professionnelles bien maîtrisées ». Le second stagiaire s’est, quant à lui, investi dans le mémoire. Selon sa propre expression, il a « joué le jeu ». Plusieurs raisons l’ont influencé dans son attitude. La première était de ne pas mettre en danger sa titularisation. Mais son engagement est aussi lié à l’intérêt qu’il porte aux « disciplines théoriques ». Il avoue avoir éprouvé une certaine nostalgie en repensant à l’année de préparation au concours. Si la confrontation aux réalités du métier ne l’a pas déçu, il aurait aimé « avoir encore des cours théoriques » en seconde année. Il envisage d’ailleurs de poursuivre des études en s’inscrivant en thèse dans les années à venir.

Ainsi, dans ces deux derniers cas, il semble que le rapport que les stagiaires entretiennent au mémoire est lié à leur rapport aux dimensions « académiques » de la formation, celles qu’ils qualifient de « théoriques ». Pour l’un, elles ont surtout été un passage obligé, une étape qui permet d’accéder au métier. Pour l’autre, elles ont été un centre d’intérêt en soi. Dans ces deux cas, le cadrage des rencontres organisées dans « le guide du mémoire » et les exigences du directeur de mémoire à l’égard de ces rencontres, n’ont pas fondamentalement transformé le rapport que les étudiants – qu’ils soient stagiaires ou non – ont au dispositif.

La seconde mesure émanant du « guide du mémoire » pour tenir compte des recommandations des réformateurs organise de manière prescriptive la composition du jury de soutenance pour les étudiants stagiaires : elle oblige, outre la présence d’un universitaire qui dirige le mémoire, celle d’un professionnel qui de préférence a été tuteur du stagiaire. Il convient de noter que cette obligation ne s’applique pas aux étudiants non stagiaires.

Les entretiens conduits avec les directeurs de mémoire et les professionnels qui participent au jury, de même que la lecture des comptes-rendus des conseils de perfectionnement, indiquent que la soutenance représente un moment important pour ces protagonistes de la formation. Elle leur permet de mieux comprendre les exigences qu’ils ont, les uns et les autres, professionnels et universitaires, à l’égard du mémoire. Les professionnels admettent que les dimensions « méthodologiques » souvent au centre des questions des universitaires sont « complémentaires » des leurs qui sont plus centrées sur les réflexions que les stagiaires portent sur leurs pratiques. Les universitaires, s’ils restent prioritairement vigilants à l’égard des normes que le mémoire doit respecter, montrent un certain intérêt pour les questions qui préoccupent les professionnels. Ils envisagent également ces questions comme étant complémentaires des leurs. Les discussions pour mettre la note finale à l’étudiant se déroulent dans de bonnes conditions, ce qui laisse entendre que les critères d’évaluation exposés par les uns et les autres ont été réciproquement compris et acceptés. Il semble de ce point de vue que la prescription de l’ESPE étudiée soit de nature « à favoriser les interrelations entre l’Université et l’École dans le projet d’ESPE » et à « renforcer la cohérence globale des équipes pédagogiques pluri-catégorielles et pluri-institutionnelles », ainsi que le souhaitait la note de service du 28 octobre 2015.

Les étudiants stagiaires approuvent cette composition du jury. Le fait qu’un professionnel en soit membre semble les rassurer. S’ils ne sont pas encore titularisés, ils considèrent ces professionnels davantage comme des collègues qui partagent les mêmes préoccupations ou les mêmes problèmes quant à l’exercice du métier. Cette composition du jury ne semble pas avoir d’impact réel sur l’implication des stagiaires dans la réalisation du mémoire, mais il convient de remarquer que, parce qu’elle est rassurante, cette présence d’un professionnel dans le jury tend à dédramatiser une épreuve qui reste somme toute, « stressante » pour ceux qui y sont soumis. Probablement atténue-t-elle la dimension inévitablement infantilisante d’une telle épreuve qui conduit, selon les mots de Saussez et Allal (2007), le stagiaire à « se faire paon ou caméléon » : « paon » pour mettre en lumière ses réussites et laisser dans l’ombre ses points faibles, au contraire de ce qu’exigerait une attitude de professionnel, qui imposerait une réelle confrontation à la situation existante afin de trouver une solution aux problèmes existants ; ou « caméléon » pour se fondre dans les attentes des membres du jury, quitte à renoncer à sa propre originalité et à renier certaines dimensions de sa personnalité. Les étudiants stagiaires n’évoquent pas en ces termes, ni de manière aussi explicite, ces attitudes mises en lumière par les deux auteurs. Cependant, ils révèlent « ne pas avoir trop stressé » en confiant quand même être « contents que l’épreuve soit derrière eux ». Peut-être ces propos sont-ils révélateurs d’une des limites d’un dispositif qui, malgré cette présence d’un professionnel dans le jury, est perçu et vécu par les étudiants stagiaires comme une épreuve de nature principalement académique. Le fait que l’épreuve se déroule dans le cadre d’un master, qu’elle conditionne la titularisation des stagiaires, tend à nous faire penser que les transformations qu’elle implique chez le stagiaire ne sont pas nécessairement celles qui sont attendues. S’il est visible que l’épreuve leur a appris à se conformer aux exigences des membres du jury, à se « faire paon ou caméléon », il n’est pas si sûr qu’elle les ait aidés à se déscolariser, par exemple à évoquer les doutes qu’inévitablement ils ont rencontrés ou encore les problèmes qu’ils n’ont pas nécessairement résolus. Et pourtant, la professionnalité se construit aussi à partie de ces doutes et problèmes.

En somme, les protagonistes de la formation de l’ESPE étudiée ont tenté de mettre en place les conditions pour que les ambitions et les visées des dernières réformes soient, au moins en partie, atteintes. Si leur expérience et le suivi des recommandations du guide mis à leur disposition les ont conduits à prévenir un certain nombre de dérives ou de dysfonctionnements dans la mise en oeuvre du dispositif, il leur est difficile d’agir sur le rapport que les étudiants et stagiaires ont à ce dispositif. Ce rapport est lié à chaque étudiant lui-même, mais il est surtout déterminé par la nature même de l’évaluation de l’épreuve, qui se déroule selon des normes quelque peu scolaires – ou académiques – dans un cadre qui ne l’est pas moins, celui du master.

Conclusion

Un des éléments de conclusion qui nous semble devoir être mentionné est que les réformateurs de la formation des enseignants et des CPE ont depuis 2007, en faisant du « mémoire professionnel » un « mémoire de master », rendu le dispositif bien plus ambitieux en matière de recherche.

Pourtant, les premiers travaux de recherche des années 1990 montraient toutes les difficultés à conduire une véritable recherche avec le temps contraint dont disposait le stagiaire pour entrer dans le métier et avec les difficultés qu’il rencontrait pour s’engager dans un réel processus de professionnalisation. Ces premiers travaux mettaient également en lumière toutes les précautions que devaient prendre les formateurs pour éviter les potentielles dérives d’un dispositif pour lequel les attentes des divers acteurs concernés par la formation étaient parfois bien différentes et qui pouvait rapidement devenir contreproductif en matière de formation. Plus près de nous, en 2015, le rapport conjoint des Inspections générales faisait un constat identique. L’exigence scientifique de production de connaissances semblait en décalage avec la disponibilité réduite des étudiants sur deux ans (IGEN, IGAENR, 2015).

Il semble bien que ni la masterisation mise en oeuvre en 2007 ni la réforme de 2013 censée, selon ses promoteurs, remédier aux carences de cette masterisation, n’ont véritablement pris en compte les conditions dans lesquelles les mémoires étaient réalisés et accueillis par les étudiants et les stagiaires. Les initiateurs de ces réformes semblent ne pas avoir tenu compte des recherches de bon nombre de chercheurs dont les travaux poursuivaient des visées compréhensives, s’intéressant à la manière dont la formation était accueillie, vécue et pensée par les étudiants et stagiaires. Notre recherche, si elle demeure une étude de cas et qu’elle doit de ce fait nous inviter à éviter toute montée en généralité, tend à indiquer que ce sont les acteurs opérationnels de la formation qui ont tenté de prendre en compte ces travaux et de rendre le dispositif plus pertinent en matière de formation. Ils ont pour cela réalisé quelques adaptations ou traductions à l’instar de celles que nous avons relatées.

Certes, les opérations de traduction des ambitions des acteurs politiques par les acteurs opérationnels sont toujours nécessaires. Mais les réformes ne seraient-elles pas plus aisées à traduire et à mettre en oeuvre, ne seraient-elles pas plus pertinentes si ces acteurs politiques, lorsqu’ils construisent ces réformes, prenaient davantage en compte la réalité du travail des formateurs, des étudiants et des stagiaires et écoutaient plus scrupuleusement les problèmes tels qu’ils se posent pour ces acteurs opérationnels et usagers ?