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Problématique

Au Québec, les centres de services scolaires peinent à faire face aux problèmes liés à la pénurie, à l’attraction et à la rétention d’enseignants qualifiés. Les régions de l’Abitibi-Témiscamingue et du Nord-du-Québec font partie de celles qui souffrent particulièrement d’un manque criant d’enseignants qualifiés et de suppléants. Cette pénurie est due à plusieurs facteurs, notamment les départs à la retraite (MEQ, 2020), la hausse des effectifs scolaires, le manque d’attrait des programmes de formation initiale à l’enseignement (MEQ, 2021) et le décrochage précoce des enseignants (Karsenti, 2015; Mukamurera et al., 2020). Eu égard à ce dernier facteur, les recherches réalisées auprès des enseignants débutants montrent que les cinq premières années « constituent un moment critique de la carrière et déterminant pour le développement professionnel, la construction identitaire et la persévérance dans la profession » (Mukamurera et al., 2020, p.82). Ainsi, s’intéresser aux conditions d’insertion professionnelle et aux mesures de soutien dont les enseignants débutants bénéficient en début de carrière devient un enjeu crucial pour assurer leur rétention dans la profession.

Différents chercheurs (Charest et Hamel, 2020; Martineau, et al., 2008; Mukamurera, 2018; Mukamurera et al., 2008) soulignent que le passage du statut d’étudiant à celui d’enseignant comporte d’énormes défis d’adaptation. Le novice doit non seulement s’imprégner du mode de fonctionnement de l’école, mais aussi s’adapter aux rouages de l’équipe-école. Il doit également « assumer toutes les facettes de son rôle, ce qui représente souvent des difficultés. » (Martineau et al., 2008a, p.3) Malgré la formation professionnalisante des nouveaux enseignants et leur sentiment d’être mieux préparés, « l’enthousiasme d’avoir un emploi est rapidement supplanté par le choc de la réalité, le stress, le sentiment de survie, voire de remise en question de ses compétences et de son efficacité personnelle. » (Mukamurera, 2018, p.191-192) Plusieurs facteurs expliquent cette transition difficile, notamment la précarité d’emploi qui affecte leur intégration dans le milieu scolaire et leur insertion au rôle professionnel (Mukamurera, 2018), les mêmes responsabilités que l’enseignant expérimenté, l’écart entre les attentes du novice et la réalité du milieu scolaire (Mukamurera et Balleux, 2013). Tout comme l’indique Mukamurera (2018, p.192), « ces conditions de travail difficiles peuvent être déstabilisantes, affecter la confiance en soi, nuire à l’utilisation de leur plein potentiel et au développement professionnel et conduire à l’épuisement professionnel, voire à l’abandon précoce de la carrière ». D’ailleurs, un nombre important d’enseignants abandonnent la profession au cours des cinq premières années d’enseignement (Karsenti, 2017 ; Mukamurera et al., 2020).

Les novices ont ainsi besoin d’être soutenus et accompagnés pour survivre aux défis liés à la transition, mais aussi pour les aider à développer un sentiment de compétence et de satisfaction professionnelle (Carpentier-Bujold, 2017; Mukamurera et al., 2013; Mukamurera et al., 2020), ainsi qu’à favoriser leur persévérance et leur rétention dans la profession (Leroux et Mukamurera, 2013; Mukamurera et al., 2013; Mukamurera et al., 2020) et ainsi contribuer à l’amélioration de la qualité de l’enseignement et des apprentissages des élèves (Mukamurera et al., 2020). Cet article a pour objectif de décrire et de comprendre les conditions d’insertion professionnelle des enseignants débutants en Abitibi-Témiscamingue et au Nord-du-Québec et les mesures de soutien dont ils bénéficient en début de carrière.

Cadre conceptuel

L’insertion professionnelle

Le concept d’insertion professionnelle (IP) est polysémique (Martineau et al., 2008b). Comme l’indiquent ces auteurs, certains définissent l’IP comme un processus, d’autres comme une période d’adaptation ou une expérience de vie. Dans le cadre de notre recherche, nous considérons la définition de Weva (1999, p.194) selon laquelle l’IP est un processus qui débute « dès la sélection des nouveaux enseignants et se termine lorsque ceux-ci ont réalisé l’adaptation nécessaire afin de fonctionner pleinement et efficacement au sein du système scolaire ». Mukamurera (2018) distingue cinq dimensions interdépendantes et complémentaires du processus d’IP. La première est l’insertion en emploi, qui réfère à « l’accès aux emplois, aux cheminements professionnels et aux caractéristiques des emplois occupés en termes de statut, de durée et d’avantages sociaux. » (Mukamurera et al., 2008, p.53) La deuxième dimension, l’insertion sur le plan du travail, renvoie à « l’affectation spécifique et les conditions de réalisation de la tâche » (Mukamurera et al., 2020, p.84), c’est-à-dire à ce que l’enseignant fait comme travail, les exigences de celui-ci, sa complexité ainsi que sa compatibilité avec la formation reçue. La socialisation organisationnelle qui vient en troisième lieu fait référence à l’intégration dans le milieu du travail, à l’adaptation à la culture de l’école, ainsi qu’à l’intégration à l’équipe-école (Mukamurera, 2018). Selon Bengle (1993, dans Niyubahwe et al., 2018, p.27), il s’agit d’un processus « par lequel une personne en arrive à apprécier les valeurs, les habiletés, les comportements attendus et les connaissances sociales essentielles afin d’assumer un rôle dans l’organisation et d’y participer en tant que membre » et qui nécessite un accueil bienveillant et « une culture professionnelle de collégialité et d’entraide au sein de l’équipe pédagogique » (Niyubahwe et al., 2018, p.34). La quatrième dimension, l’insertion au rôle professionnel, désigne la façon dont l’enseignant affronte les diverses composantes de sa tâche, la manière dont il acquiert un savoir d’expérience, consolide ses acquis et développe ses compétences professionnelles en ce qui a trait à « la gestion de classe, la planification de l’enseignement, l’évaluation des apprentissages, l’adaptation des interventions aux élèves en difficulté, la coopération avec l’équipe-école et les parents, etc. » (Mukamurera et al., 2020, p.84). Enfin, la dernière dimension concerne l’insertion sur les plans personnel et psychologique. Comme le précisent Mukamurera et al. (2013), l’IP constitue aussi une expérience humaine où chaque enseignant débutant, par ailleurs porteur d’attentes et d’idéaux personnels associés à l’enseignement, fait face émotionnellement à sa nouvelle situation et interprète ce qu’il vit d’une façon qui lui est propre.

Étant donné que les cinq dimensions sont interdépendantes et complémentaires, les mesures de soutien aux enseignants débutants devraient en tenir compte pour leur assurer une IP satisfaisante afin de les maintenir dans la profession.

Le soutien à l’IP

Selon Gold (1996, dans Mukamurera et al., 2013), le soutien à l’IP en enseignement consiste à appuyer les enseignants débutants en leur donnant l’aide dont ils ont besoin. L’insertion étant un processus avec cinq dimensions interdépendantes, même les besoins des enseignants débutants sont variés et reliés à ce qu’ils vivent dans chacune des dimensions. À cet égard, leur soutien devrait aussi être « multidimensionnel » (Mukamurera et al., 2013). Selon ces auteurs, les novices éprouvent un besoin de soutien à l’enseignement, c’est-à-dire qu’ils ont besoin de « l’assistance à l’acquisition des connaissances, des habiletés et des stratégies nécessaires pour réussir en classe et au sein de l’école » (p.17). De plus, ils ont aussi besoin d’être soutenus sur les plans personnel et psychologique. Cela consiste à les aider à apaiser les tensions émotionnelles auxquelles ils sont confrontés au cours de leur transition à travers une écoute bienveillante, des encouragements, des rétroactions positives, des compliments, etc. Toutes ces mesures contribuent non seulement à augmenter leur confiance et leur sentiment de compétence, mais aussi « à développer une image positive de soi comme enseignant et à maintenir un rapport positif à la profession » (Mukamurera et al., 2013, p.17). Ces auteurs soulignent que le soutien peut être informel (par exemple, à l’initiative de certaines collègues) ou formel (programme d’insertion professionnelle (PIP) mis en place par un centre de services scolaire). Le PIP peut être composé de différentes sortes de mesures de soutien, dont les activités d’accueil et d’information, le mentorat ou le parrainage avec un collègue plus expérimenté, les formations continues, le temps de planification en commun, le soutien administratif, l’évaluation formative des novices, les groupes de discussion en personne ou en ligne, l’assistance en classe et la réduction de la charge de travail et la libération pédagogique (Mukamurera et al., 2020; Leroux et Mukamurera, 2013).

Cadre méthodologique

Rappelons que cet article vise à décrire et à comprendre les conditions d’insertion professionnelle des enseignants débutants en Abitibi-Témiscamingue et au Nord-du-Québec et les mesures de soutien dont ils bénéficient en début de carrière. En lien avec cet objectif, les résultats que nous présentons dans cet article proviennent d’une recherche s’appuyant sur un devis méthodologique mixte séquentiel (Pluye, 2019) qui adopte une collecte de données par questionnaire Web suivie des entrevues semi-structurées. Il est important de souligner que le présent texte met l’accent sur les données qualitatives de notre étude tout en mobilisant certaines données quantitatives issues d’un questionnaire Web et jugées pertinentes pour la compréhension de l’ampleur du problème à l’étude.

L’enquête par questionnaire Web

Les données quantitatives sont issues de l’enquête par questionnaire Web réalisée d’octobre à décembre 2018 traitant des enjeux liés à l’attraction, la rétention et la valorisation des enseignants dans deux régions administratives du Québec : l’Abitibi-Témiscamingue et le Nord-du-Québec. Les questions portaient sur la formation initiale et continue, l’expérience d’IP des enseignants dans la profession, leur trajectoire professionnelle, ce qui les avait incités à choisir la profession et à y rester, leur satisfaction à l’égard de leurs conditions de travail, de différentes facettes du travail enseignant, de la gestion de l’école et de leur milieu de travail, leurs représentations des enjeux associés à la pénurie d’enseignants et à la valorisation de la profession enseignante. 1687 personnes ont répondu au sondage, dont 805 membres du personnel de l’éducation. De ce dernier nombre, 66,3 % sont des enseignants à temps plein, 12,6 % des enseignants à temps partiel sous contrat et 1,6 % des suppléants (pour un total de 80,5 % des répondants).

Collecte et analyse de données qualitatives

Dans le but d’approfondir les différents thèmes traités dans l’enquête Web, il était demandé à certaines catégories de participants (membres du personnel de l’éducation, membres du syndicat des enseignants, professeurs et étudiants en éducation, responsables des stages d’enseignement à l’UQAT et enseignants décrocheurs) s’ils seraient intéressés à participer à des entrevues semi-structurées. Ainsi, plusieurs entrevues ont été réalisées auprès des différents acteurs tout en veillant au critère de saturation des données. Compte tenu de l’objet de cet article, l’analyse porte sur les données concernant les enseignants en poste (n=14) et les enseignants décrocheurs (n=5). Ces enseignants proviennent des six centres de services scolaires (CSS) de l’Abitibi-Témiscamingue et du Nord-du-Québec, soit le Centre de services scolaire de l’Or-et-des-Bois, le Centre de services scolaire de la Baie-James, le Centre de services scolaire Harricana, le Centre de services scolaire de Rouyn-Noranda, le Centre de services scolaire Lac-Abitibi et le Centre de services scolaire du Lac-Témiscamingue.

Les entrevues, d’une durée d’environ une heure, portaient sur plusieurs dimensions du choix de la profession, de la formation initiale, de l’insertion professionnelle, de la persévérance dans la profession. Dans le cadre de cet article, nous exploitons principalement les données en lien avec l’insertion professionnelle et la persévérance dans la profession. Les données ont été codées à l’aide du logiciel d’analyse qualitative N’vivo12, puis analysées selon une démarche de l’analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2016). Afin de nous assurer de la fiabilité de nos résultats et de leur interprétation, des stratégies de codage intra et interjuges ont été mises en place (Huberman et Miles, 1991). Ainsi, un échantillon de données a été codé par chacun des deux assistants au moins deux fois, à un intervalle d’une semaine, et les résultats ont été comparés afin de raffiner le plan de codification. De plus, les chercheurs ont aussi participé à la validation du plan de codification. Le tableau suivant illustre les caractéristiques de notre échantillon.

Tableau 1

Caractéristiques des répondants

Caractéristiques des répondants

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Comme nous pouvons l’observer dans le tableau, il y a beaucoup d’enseignants ayant plus de 15 ans d’expérience. Non seulement nous avons interrogé ceux et celles qui ont manifesté l’intérêt de passer des entrevues d’approfondissement des thématiques abordées dans le sondage, mais il nous a semblé aussi très pertinent d’interroger des enseignants qui ont persévéré dans la profession pour comprendre comment leur processus d’insertion a pu influencer leur persévérance. De plus, ils racontent ce qu’ils observent sur les conditions d’insertion de leurs collègues enseignants débutants, ce qui corrobore les points de vue de ces enseignants novices.

Résultats

Les conditions d’insertion professionnelle

1. Une insertion dans les sphères de l’emploi et du travail marquée par la précarité

D’entrée de jeu, il importe de préciser que l’embauche du personnel enseignant dans les centres de services scolaires (CSS) est balisée par des mécanismes d’octroi des contrats (Désilets, 2011; Mukamurera et Gingras, 2004) fondés sur l’ancienneté, ce qui rend difficiles les conditions d’entrée dans l’enseignement. Presque tous les répondants (18/19) affirment avoir éprouvé de la difficulté à s’insérer en emploi en raison de ces mécanismes. Ils ont commencé en acceptant des contrats à temps partiel et à durée variable. Ces enseignants déplorent d’ailleurs que l’embauche se fasse souvent à la dernière minute, en raison du fait qu’on doive d’abord affecter les plus anciens. Beaucoup sont même obligés d’accepter des tâches en dehors de leur champ de formation afin d’accéder à la liste de priorité d’emploi. Tous ces contrats de « dernière minute » et en dehors de leur champ de compétence génèrent beaucoup de stress chez les novices puisqu’ils ne disposent pas de temps suffisant pour se préparer :

Ma troisième année d’enseignement, ça été pire que les autres endroits. J’avais des matières comme Éthique et culture religieuse et Projet personnel d’orientation à enseigner, mais je l’ai su deux semaines avant de commencer mon contrat.

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Qui plus est, le système d’affectation basé sur l’ancienneté fait que les novices héritent des tâches lourdes et complexes que les anciens refusent, ce qui leur impose des conditions de travail difficiles. La majorité des répondants (13/19) affirment d’ailleurs avoir enseigné à des groupes-classes particulièrement difficiles présentant beaucoup d’élèves avec des problèmes de comportement ou encore répondant aux caractéristiques EHDAA. D’autres ont eu à enseigner plusieurs disciplines à des niveaux différents ou dans des classes multiniveaux. Un participant qualifie d’ailleurs d’« inhumain » ce que vivent les jeunes enseignants :

On a des jeunes qui ont des tâches qui n’ont pas de bon sens, c’est ridicule, c’est pas humain. Cette année, dans l’école ici, y’a des jeunes qui ont des tâches à 60-78 %, mais y’ont 4 matières sur 4 niveaux différents, ça pas de sens.

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En outre, les novices se retrouvent souvent à enseigner dans plusieurs écoles d’un même CSS. Dans le cas des régions étudiées, ils ont à parcourir de grandes distances pour rejoindre les milieux, souvent dans des conditions climatiques et routières difficiles.

2. Une socialisation organisationnelle parsemée d’embuches

Non seulement enseigner dans plusieurs établissements affecte l’intégration des novices dans l’équipe-école, mais cela les empêche aussi de s’approprier son mode de fonctionnement ainsi que les attentes des directions à leur égard, comme en témoigne ce participant :

Il y a autant de personnes que d’écoles, des façons de faire et tout ça. T’arrives dans une école, ça marche de même, la directrice, c’est telle façon. T’arrives dans une autre école, il y a rien pour sécuriser quelqu’un qui rentre.

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Ainsi, l’expérience d’intégration varie d’un milieu scolaire à un autre en fonction du climat de l’école et du réseau de contacts dans le milieu. Être connu du milieu scolaire pour y avoir déjà fait un stage, y trouver un ancien collègue ou avoir fréquenté l’école faciliterait l’intégration : « La première école où j’ai travaillé, c’était une école où j’avais fait des stages, donc je connaissais le personnel. L’intégration était très facile. » (ENS_07) ; « j’avais une ancienne collègue, avec qui j’avais une très belle chimie professionnelle, elle m’a accueillie et (…) j’ai fait ma place avec l’équipe. » (EX_ENS_04) Hormis ces trois cas d’intégration facile, la majorité des participants déplorent l’absence d’accueil formel lors de leur entrée dans le milieu scolaire. On note qu’une participante (ENS_07) qui avait été bien accueillie dans une école où elle avait fait son stage a vécu une expérience différente dans une autre école : « La vieille gang n’était pas accueillante, mais c’était vraiment au niveau social que ça été très dur. » Les participants vivent parfois un sentiment d’inconfort, et certains ne comprennent pas pourquoi la direction ne fait aucun effort pour s’assurer d’un bon accueil et de l’intégration des nouveaux enseignants :

Un directeur qui sait qu’il y a un enseignant nouveau qui rentre dans son école le matin, il doit au moins dire à un enseignant (…) : “Une telle s’en vient, peux-tu l’accueillir, peux-tu lui montrer où est le vestiaire, où est la salle de bain, sa classe, ça c’est basique.’’

EX-ENS-03

En raison d’un tel manque, l’intégration des nouveaux enseignants au sein de l’équipe-école devient difficile, comme le soutient cette participante : « C’était très difficile de s’insérer dans le groupe parce que les cliques étaient faites. » (ENS_07) Un autre participant déplore certaines difficultés vécues par les hommes au primaire :

Les profs vont aller dîner ensemble, tu en as pas d’invitation… Les profs s’organisent des affaires…, tu verrais pas ça dans un milieu policier, où y aurait une fille qui arriverait dans un bureau, dans une gang de gars, les gars la prendraient. Mais c’est pas comme ça dans le milieu des femmes. Si t’es un gars qui aime travailler en équipe, ça va être difficile. T’en viens à travailler un peu seul.

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D’autres participants soulignent aussi le manque de collaboration et le jugement de collègues expérimentés : « … on sentait le carriérisme des enseignants qui souhaitent devenir direction ou CP qui collaborent peu. » (ENS_09)

En outre, certaines participantes (ENS_03 et ENS_06) déplorent non seulement que la direction n’exprime pas ses attentes à l’égard des nouveaux enseignants, mais aussi qu’elle ne les accompagne pas ou encore les évalue sans n’avoir jamais mis les pieds dans leur classe. Par exemple, cette participante (ENS_03) a été surprise de voir que la direction lui parle de son évaluation sans aucun avertissement : « On te donne pas les attentes. On m’a avisée, ça faisait un mois ou deux que j’étais là… “Ah ! en passant, ENS_03, va falloir parler de ton évaluation !” Mon évaluation ? “Oui, faut t’évaluer…” Je savais pas ! » Cette autre participante s’interroge sur l’objectivité de l’évaluation : « La majorité des directions doivent les évaluer… mais y’ont même pas le temps d’aller les observer en classe, mais je sais pas sur quoi ils se basent. » (ENS_06) Cette même enseignante trouve injuste que les directions se plaignent que les nouveaux enseignants ont des lacunes alors qu’elles ne les accompagnent pas et ne les évaluent pas objectivement en début de carrière.

3. Insertion au rôle professionnel : choc de la réalité, sentiment d’être laissés à eux-mêmes

Comme mentionné auparavant, les enseignants novices héritent de tâches lourdes et complexes, ce qui affecte leur insertion au rôle professionnel. Plusieurs vivent le choc de la réalité puisqu’ils découvrent que le rôle d’enseignant est beaucoup plus complexe que ce qu’ils avaient imaginé. Beaucoup disent qu’ils étaient assez bien préparés pour l’enseignement, mais que la réalité va au-delà de l’acte d’enseigner.

La majorité des enseignants (14/19) affirment avoir vécu des problèmes de gestion de classe. Par exemple, une participante témoigne de difficultés « à gérer les élèves tannants, à aider ceux qui étaient en difficulté et ceux qui étaient indisciplinés […] ». (Ex-ENS_02) Comme elle consacrait beaucoup de temps à ces élèves, il lui était impossible de répondre aux besoins d’apprentissage des autres élèves, ce qui occasionnait des frustrations chez ces derniers : « Là, j’en avais un au fond de la classe qui avait la main levée la moitié du cours, puis je m’occupais pas de lui. Là, y est en maudit après moi à la fin de la journée ». (EX_ENS_02) Qui plus est, l’enseignement dans des classes hétérogènes (comportant beaucoup d’élèves à besoins particuliers ou ayant des problèmes de comportement) constitue un défi de taille pour les enseignants novices. Des participants mentionnent qu’ils sont obligés d’apporter régulièrement du travail à la maison pour s’en sortir en raison du manque de soutien :

On n’a pas de personne qui s’occupe de la discipline pendant que nous on s’occupe des autres élèves. 35 élèves dans une classe quand il y en a la moitié qui ont des troubles de comportement, des troubles d’opposition, l’autre qui est asperger, TDAH, etc.

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En outre, la moitié des participants (11/19) soulignent que l’enseignement dans des classes multiniveaux ou de plusieurs matières à des niveaux différents rend la tâche plus lourde en raison du manque de temps pour planifier plusieurs cours pour des niveaux différents :

Ça fait tellement de préparations de classe… Ça demande beaucoup de temps. Donc, c’est pas préparé à notre goût. … j’avais 100 % de tâche… multi-niveaux, multi-matières. C’est presque tout le temps des nouvelles préparations avec des groupes difficiles.

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Devant la complexité de la tâche (gestion des élèves à besoins particulier ou ayant des problèmes de comportement, enseignement dans des classes multiniveaux ou de plusieurs matières à des niveaux différents ou en dehors du champ de formation), à laquelle ils ne s’attendaient pas, certains novices vivent non seulement un sentiment d’éparpillement, mais aussi le sentiment d’être laissés à eux-mêmes en raison du manque de soutien. Par exemple, un participant (EX-ENS_05) avait le sentiment d’être perdu : « Moi, dans ma tête, je fais comment, je pars d’où ? » De plus, il se sentait laissé à lui-même : « Le directeur, il me mettait des bâtons dans les roues au lieu de m’aider. J’avais besoin de matériel, il fallait que j’aille le voir chaque fois, trois jours semaine, il était pas là, il était dans une autre école. » Un autre participant déplore que la direction ne faisait aucun suivi de ses demandes : « La plus grande difficulté, c’est notre direction, c’est difficile d’avoir des suivis. » (ENS_12) Quant à cette participante, elle était la seule enseignante en maths-science, et le fait qu’elle n’avait pas d’autres collègues à qui elle pouvait demander de l’aide représentait une source de stress et d’insécurité : « Personne pouvait m’aider, là j’étais toute seule. Dans ma classe, dans ma matière, dans ce que j’avais à planifier, j’étais complètement laissée à moi-même. » (ENS_03)

Accès aux mesures formelles de soutien à l’IP en début de carrière

Parmi les mesures de soutien obtenues, les participants citent des rencontres d’informations au CSS, des formations, le mentorat, des rencontres d’échanges avec les enseignants chevronnés ou d’autres nouveaux enseignants. Toutefois, selon leurs témoignages, ces mesures ne répondaient pas totalement à leurs besoins : « Mais ce n’était pas tant aidant. » (EX_ENS_05) Une autre participante ayant bénéficié de cinq sessions de formation estime que les mesures n’étaient pas satisfaisantes et adaptées à ses besoins : « Le délai est trop long. En plus, je dirais que pour quelqu’un qui sort fraîchement de l’université, c’est également des formations qui ne sont pas adaptées. » (ENS_13) Un autre participant soutient que l’accueil et la formation dont il a bénéficié ne suffisaient pas puisqu’il aurait souhaité avoir un mentor attitré pour l’accompagner : « Je n’ai pas de mentor attitré. On m’a accueilli la première journée, mais après ça, il a quand même fallu que je me débrouille. » (ENS_09)

Survivre grâce au soutien informel des collègues et de la direction

Cinq participants affirment avoir survécu aux difficiles conditions d’insertion grâce aux encouragements et au soutien informel des collègues et de la direction. Par exemple, une participante (ENS_07) mentionne qu’une collègue a pris du temps pour s’asseoir avec elle et répondre à ses besoins, ce qui a diminué ses craintes et son stress : « Moi, ça m’a apporté une grande sécurité de voir que quelqu’un pouvait prendre son temps pour m’aider sans rien attendre en retour tout le temps. » Une autre (ENS_06) qualifie sa collègue de « mère professionnelle » en raison du soutien affectif et de l’aide constante qu’elle n’a cessé de lui témoigner. En outre, une autre (ENS_04) dit avoir surmonté les problèmes de gestion de classe grâce à « des collègues généreux qui m’ont aidée, qui m’ont encadrée… La gestion de classe, ça prend minimum 5 ans à maîtriser. » Une ex-enseignante (EX_ENS-02) qui enseignait en classe multiniveaux apprécie le coup de main, dès son entrée en fonction, de l’enseignante qui était là, avant elle : « Quand j’avais besoin d’aide, j’allais la voir pour qu’elle m’explique d’autres choses ».

Une direction aidante et à l’écoute semble influencer positivement la persévérance des enseignants novices. Par exemple, selon une participante : « La direction a décidé que vu que j’étais nouvelle et que c’était une classe à niveaux multiples, de mettre les enfants qui avaient le moins de difficulté dans ma classe. » (EX_ENS-02) Une autre participante qui avait un groupe difficile a apprécié le soutien de la direction : « La direction que j’avais m’avait donné un bon coup de main parce que justement c’était des élèves difficiles… (ENS_06) Cette enseignante a apprécié les échanges et les rétroactions positives de sa directrice : « Ma première année à contrat, j’avais ma direction qui me rencontrait souvent. Elle me disait “ c’est quoi ton défi, c’est quoi ta force, ton défi ”, pis j’adorais ça. Mon soutien venait de la direction d’école. » (ENS_12)

Impact des conditions difficiles d’insertion professionnelle

Les conditions difficiles d’insertion sans soutien ni accompagnement formel en début de carrière affectent la santé mentale et psychologique des enseignants novices. Une participante a souffert de dépression et d’épuisement professionnel. Elle n’en pouvait plus de la lourdeur et de la complexité de la tâche. Malgré le temps de travail supplémentaire à la maison, elle n’arrivait pas à tout faire; elle avait l’impression de ne plus vivre : « T’arrives le soir, t’as plein de tâches à faire, monter les cours, étudier ce que je vais enseigner le lendemain et le surlendemain. Je faisais 70 heures semaine. Je suis tombée en arrêt de travail, j’ai fait une dépression ». (EX_ENS_05) Deux participants (EX_ENS_01; EX_ENS_05) ont développé un sentiment d’incompétence pédagogique : « T’as pas de service, t’as pas d’appui de ta direction, t’as un groupe qui est difficileJ’essayais d’enseigner, mais j’étais pas capable d’enseigner… c’est difficile un moment donné sur ton sentiment de compétence ». (EX_ENS_05) Les deux participants enseignent en dehors de leur champ de formation, et comme l’indique l’un d’eux (EX_ENS_01) : « C’est dur d’avoir l’air compétent quand tu connais absolument rien de la matière que t’enseignes ». (EX_ENS_01) Pour un autre, (ENS_01), l’isolement professionnel et le manque d’esprit d’équipe des collègues lui ont fait perdre sa confiance et son engouement pour la profession : « psychologiquement, c’est venu effriter ma confiance et ma motivation dans ma profession ». (ENS_01)

Enfin, certains participants vivent une remise en question de leur carrière, tandis que d’autres abandonnent la profession. En guise d’illustration, les participants au sondage avaient à répondre à la question suivante : Avez-vous déjà pensé quitter la profession ? 77 % des participants ont déjà pensé quitter la profession et presque 50 % y ont déjà pensé plusieurs fois, ce qui est problématique si on constate la pénurie actuelle d’enseignants. Dans une région minière comme l’Abitibi-Témiscamingue, plusieurs sont tentés de quitter pour le travail dans les mines, comme l’exprime ce participant : « Si, aujourd’hui, on était dans le temps fort des mines, là, je ne serais pas resté. ». (ENS_05)

Cinq participants avaient déjà abandonné la carrière lors des entrevues. Le témoignage de cette ex-enseignante est éloquent :

Quand je suis partie, ça allait pas bien avec les élèves, j’avais vraiment des cas difficiles, j’avais pas d’aide. Le directeur était vraiment pas aidant. J’allais le voir et il me disait : “As-tu des preuves de ça, y va falloir tu remplis tel document, pis tel document…”, “Si t’as pas de preuves, t’as pas de témoin, on peut rien faire, c’est toutes des petites choses de même qui ont enfoncé le clou…”

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Discussion conclusive

Cet article avait pour but de décrire et de comprendre les conditions dans lesquelles s’insèrent les nouveaux enseignants et les mesures de soutien dont ils bénéficient en début de carrière. Les résultats permettent de comprendre que les enseignants débutants s’intègrent dans des conditions difficiles, souvent sans soutien ni accompagnement structuré et structurant. Ils permettent également de réaffirmer l’interdépendance des cinq dimensions de l’IP et la nécessité de tenir compte des différentes dimensions pour mieux répondre aux besoins des enseignants débutants (Mukamurera, 2018).

Sur le plan de l’insertion dans les sphères de l’emploi et du travail, les résultats montrent que les enseignants débutants obtiennent des emplois précaires, dont des contrats à temps partiel et à durée variable, et souvent à la dernière minute. Ainsi, la précarité d’emploi leur impose des conditions difficiles marquées par le changement fréquent d’écoles, l’instabilité des tâches, l’enseignement en dehors du champ de formation et à des groupes-classes difficiles, à des classes multiniveaux ou en présence d’élèves présentant les caractéristiques EHDAA, ce qui a un impact sur leur intégration au rôle professionnel et à l’environnement de travail (Mukamurera, 2018). Ce que notre recherche apporte de nouveau, c’est le vécu particulier des enseignantes et enseignants débutants dans des régions vastes comme l’Abitibi-Témiscamingue et le Nord-du-Québec où la densité de la population est de 2,6 habitants/km2 (Gouvernement du Québec, 2022). Les résultats démontrent que la précarité d’emploi leur impose des conditions encore plus difficiles puisqu’ils doivent parcourir de grandes distances pour rejoindre les milieux, souvent dans des conditions climatiques et routières difficiles.

L’instabilité d’emploi que vivent les novices affecte leur intégration dans les milieux scolaires. Les résultats montrent que leur expérience d’intégration diffère d’un milieu scolaire à un autre en fonction du climat de l’école, du leadership de la direction et du réseau de contacts dans le milieu. En outre, il ressort de notre recherche que la direction d’établissement joue un rôle essentiel dans la socialisation des novices. Plusieurs études (Niyubahwe et al, 2018; De Stercke, de Lièvre et Temperman, 2010; Martineau et Vallerand, 2006) soulignent aussi que l’accueil, l’orientation, le soutien informationnel et la reconnaissance de la part de la direction facilitent l’intégration dans le milieu du travail, l’adaptation à la culture de l’école et l’intégration à l’équipe-école des novices. Les résultats montrent également que les enseignants ayant bénéficié de l’accueil et de l’accompagnement de la direction se sont intégrés facilement contrairement à ceux qui ont été laissés à eux-mêmes. Ces derniers reprochent à leur direction de ne déployer aucun effort pour les accueillir, les accompagner ou leur exprimer leurs attentes. De plus, il a été observé que certaines directions les évaluent subjectivement sans avoir mis les pieds dans leurs classes, portent un jugement négatif sur leurs compétences et ont une attitude contrôlante qui ne contribue pas au bon climat de l’école. Il importe de souligner que dans le contexte particulier de l’Abitibi-Témiscamingue et du Nord-du-Québec où on peut avoir une seule direction pour trois écoles éloignées l’une de l’autre, l’intégration dans une petite école peut s’avérer ardue si les membres de l’équipe-école ne sont pas accueillants. On remarque d’ailleurs que ceux qui s’en sortent mieux avaient déjà des réseaux de connaissances dans le milieu scolaire. D’autres n’ont eu d’autre choix que de changer d’école ou de CSS.

Quant à leur insertion au rôle professionnelle, nos résultats montrent que les enseignants débutants vivent une transition plus pénible en raison de l’instabilité des tâches, des groupes-classes difficiles, de l’enseignement en dehors du champ de formation ou d’expérience, notamment avec des élèves présentant les caractéristiques EHDAA, les classes multiniveaux, et ce, sans soutien ni accompagnement préalable. La majorité des participants vivent un véritable choc de la réalité lorsqu’ils découvrent que le travail enseignant est plus complexe que ce qu’ils avaient anticipé. Ainsi, la gestion de classe, la différenciation pédagogique et l’enseignement dans des classes hétérogènes ayant beaucoup d’élèves à besoins particuliers ou ayant des problèmes de comportement constituent des défis de taille pour ces enseignants. De plus, ils se sentent dépourvus devant la lourdeur de la tâche, ne sachant pas où commencer. Ces résultats corroborent ceux d’autres études menées sur les enseignants débutants (Mukamurera 2011; Mukamurera et al., 2008).

Face aux différents défis et difficultés d’insertion professionnelle auxquels sont confrontés les enseignants débutants, force est de constater que la majorité ne bénéficie d’aucune mesure formelle de soutien à l’IP en début de carrière. Par ailleurs, même ceux qui en ont bénéficié relèvent non seulement que ces mesures ne couvraient pas tous leurs besoins, mais aussi qu’elles n’étaient pas satisfaisantes ou adaptées. La majorité des participants affirment avoir survécu grâce au soutien informel des collègues et de la direction. Les résultats des études réalisées au Québec (Charest et Hamel, 2020 ; Mukamurera et al., 2008 ; Mukamurera et al., 2013) montrent aussi que les débutants s’insèrent dans des conditions difficiles, souvent sans mesures formelles d’accompagnement en début de carrière et qu’ils persévèrent grâce au soutien informel des collègues.

En outre, les résultats révèlent que la surcharge de travail, les groupes classes difficiles, le manque de soutien de la direction, l’isolement professionnel et le fait de travailler en dehors du champ de formation affectent la santé mentale et la persévérance des enseignants novices. Certains participants ont souffert de dépression et d’épuisement professionnel, ce qui corrobore les résultats de l’étude de Voz (2020). D’autres ont vécu une perte de confiance en soi et un sentiment d’incompétence pédagogique, ce que rapporte aussi l’étude de Martineau et Presseau (2003). On remarque aussi que la majorité des participants ont pensé à quitter la profession, alors que d’autres l’avaient déjà abandonnée. Ces résultats confirment d’ailleurs ceux d’une étude effectuée en Belgique par De Stercke, de Lièvre, et Temperman (2010, p.4), à savoir que « les motifs de remise en question du choix de carrière et de décrochage sont principalement liés aux conditions d’emploi et d’exercice ». Cette étude montre aussi une corrélation « statistiquement significative entre le fait d’avoir ou non déjà envisagé de quitter l’enseignement et celui de bénéficier du soutien de sa direction sur les plans pédagogique, relationnel et administratif » (p.4). Nos résultats vont dans ce sens et montrent le rôle crucial que joue la direction dans la persévérance des enseignants novices. D’ailleurs, les enseignants ayant décroché se plaignaient que la direction n’était pas soutenante et à l’écoute de leurs besoins.

Eu égard à ces différents constats, nous pouvons conclure que l’IP et la rétention des enseignants débutants nécessitent la mise en place des mesures formelles de soutien à l’insertion adaptées à leurs besoins. Ces mesures doivent leur offrir « un “environnement capacitant”, c’est-à-dire un environnement qui non seulement n’entrave pas leurs capacités et leur bien-être, mais qui les rend capables, leur offre des leviers pour un agir efficace, l’épanouissement professionnel et l’apprentissage continu » (Mukamurera et al., 2020, p.93).

Cette étude porte sur les conditions d’insertion professionnelle des enseignants débutants et les mesures de soutien dont ils ont bénéficié en début de carrière. Elle comporte donc une limite puisqu’elle ne renseigne pas sur la situation des enseignants non légalement qualifiés (ENLQ) qui ont été recrutés en masse à la suite de la pénurie criante d’enseignants qualifiés au Québec, et particulièrement en régions éloignées. Il serait pertinent d’examiner le vécu des ENLQ pour mettre en place des conditions d’insertion et de développement professionnels favorables à leur rétention dans la carrière enseignante.