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À la fin des années 1990, Jean-Pierre Hiernaux et moi-même avons réalisé une recherche sur les pratiques funéraires en Belgique francophone.[2] Cette recherche a permis d’identifier un certain nombre de tendances qui s’observaient également dans les pays voisins. Elle confirma le développement de symboliques funéraires nouvelles soucieuses de s’autonomiser du cadre autrefois dominant qu’a longtemps représenté, en Belgique, la religion catholique (Vandendorpe, 2003). Elle mit en évidence la pression à la personnalisation des cérémonies funéraires, à laquelle participaient activement les acteurs funéraires eux-mêmes (Vandendorpe, 1999). Elle permit, enfin, d’attirer l’attention sur la diffusion de croyances nouvelles relatives à l’au-delà que nous associions, à l’époque, au développement de la crémation (Hiernaux etal., 2000).

Cette recherche, comme toute recherche, n’éclaira cependant qu’une partie de la réalité. Elle aborda exclusivement les aspects les plus visibles des pratiques funéraires que sont les funérailles, laissant de côté ce qui prenait place en dehors de celles-ci. Quinze ans plus tard, cet article est l’occasion de porter sur les pratiques funéraires un regard différent. Dans les pages qui suivent, nous quitterons cette fois le chemin balisé des cimetières et des crématoriums pour nous intéresser aux pratiques qui se développent dans d’autres lieux. Cette réflexion s’appuie sur des entretiens individuels réalisés avec des professionnels et des familles endeuillées[3]. Soulignons qu’elle a une portée exploratoire uniquement. Les données qualitatives, récoltées entre mars et juin 2013 en Wallonie et dans la région de Bruxelles-Capitale, n’ont pas de visée de représentativité.[4]

Quand l’Église y perd son latin 

La débandade

La Belgique assiste actuellement à un changement en profondeur de son paysage religieux. Au cours des dernières décennies, l’Église catholique s’est vue critiquer avec une insistance croissante par l’opinion publique qui lui reproche d’adopter des positions dogmatiques en décalage avec son temps. En 2010, les condamnations largement médiatisées de prêtres accusés de pédophilie ont achevé d’entamer le peu de crédit dont elle bénéficiait encore. Le processus de sécularisation avait déjà bouleversé en profondeur la place attribuée à la religion dans la société ; la baisse de légitimité de l’Église catholique n’a fait que s’accélérer depuis (Voyé, 1996 et 2012b).

Depuis lors, l’église n’est plus un passage obligé à l’occasion de la mort. En témoignent les choix effectués en matière de funérailles : en 2012, au crématorium d’Uccle qui longtemps bénéficia d’une position de monopole pour ce qui concerne la crémation en région bruxelloise, 51,90% des cérémonies célébrées étaient des cérémonies civiles, les cérémonies catholiques venant en second lieu[5]. À titre de comparaison, en 2003 les cérémonies civiles ne représentaient dans ce même crématorium que 38,54% de l’ensemble des cérémonies (pour 61,46% de cérémonies catholiques)[6]. En moins de dix ans, le rapport d’importance entre ces deux options cérémonielles s’est donc inversé. Notons que Bruxelles représente à cet égard une situation atypique. Selon les données récoltées dans le cadre de la dernière enquête nationale sur les valeurs, les funérailles religieuses restent en effet la norme à l’échelle nationale : elles concernaient toujours, en 2009, 63% des funérailles (Voyé et Dobbelaere, 2012a).

Si la majorité des Belges continuent à se tourner vers l’Église catholique à l’occasion des funérailles, il faut savoir que parmi eux très peu se rendent à l’église en dehors de ces occasions exceptionnelles que représentent les mariages, les décès et, dans une moindre mesure, les baptêmes. La pratique dominicale régulière ne concerne plus que des personnes âgées et de rares familles impliquées dans la vie de leur paroisse. Si l’on en croit les données récoltées dans le cadre de la dernière enquête nationale sur les valeurs, ces dernières représentaient en 2009 5% de la population.

Confrontés lors des funérailles à des assemblées qui sont de moins en moins coutumières des rites catholiques, les prêtres ont été obligés de s’adapter. Nombre d’entre eux ont pris l’habitude d’expliquer ce qu’ils font et d’indiquer à l’assemblée comment se comporter : quand se lever et quand s’asseoir ; ils offrent la possibilité aux non-croyants de remplacer par un geste qui pour eux ait du sens (par exemple s’incliner devant le corps du défunt) le baiser du crucifix ou de la patène durant l’offrande ; ils invitent les personnes présentes à participer ou non à la communion selon leurs convictions, etc. De telles initiatives ne sont pas propres à la Belgique : comme l’a observé Besanceney (1997), elles avaient cours également en France dès les années 1990.

Cette évolution s’est accompagnée d’une tendance à la personnalisation des cérémonies : à la demande des familles, des poèmes, textes, extraits musicaux et autres éléments extérieurs à la liturgie catholique ont peu à peu émaillé les célébrations de touches personnelles. Des touches personnelles qui, si l’on en croit les prêtres, tendent parfois à devenir envahissantes : face à ces familles qui souhaitent réserver toujours plus de place et de temps aux témoignages, des célébrants expriment un malaise. Si l’on écoutait ces familles, s’est impatienté un prêtre, de tels discours empliraient tout l’espace et l’on ne pourrait plus « faire notre travail ». Pour lui, l’envahissement des cérémonies par les témoignages traduit la méconnaissance du rite catholique et de sa portée. Et de rappeler que si dans les funérailles catholiques l’éloge funéraire occupe une place importante, celui-ci ne représente qu’une partie de la célébration. Organiser toute la célébration autour de lui revient, insiste ce prêtre, à instrumentaliser le rite catholique pour lui demander d’être autre chose que ce qu’il est : « On avait l’impression qu’on risquait que quelque chose se dénature et que finalement, sous prétexte qu’on veuille satisfaire les gens, on finisse par leur offrir autre chose que ce que nous, nous avons à leur offrir. On y perd un peu son âme. » Dès lors, s’interroge-t-il, « on se demande où on va mettre la limite ? ».

Il n’est pas le seul à s’interroger ainsi. Un autre prêtre m’a raconté comment, lorsqu’il intégra il y a une vingtaine d’années l’équipe d’aumônerie d’un grand hôpital bruxellois, il a eu l’impression lui aussi d’être instrumentalisé :

J’avais l’impression d’être dans une position sacralisante qui m’obligeait, d’une certaine façon, à être du côté de l’efficace, une espèce d’ʽefficace sacré’ qui va produire la paix. Et là, je sentais qu’il y avait quelque de pas juste : ma tradition était du coup utilisée, instrumentalisée pour de l’efficace. (…) Et moi, qu’est-ce que je fais ? Je ne vais pas faire le chaman, moi, quand même ?

Ce danger n’a pas échappé à Besanceney. Il y a vingt ans déjà, celui-ci attirait l’attention sur ce qu’il nommait un « dilemme entre accueil et dilution du sens » dans lequel l’Église risquait selon lui de se faire piéger à force d’intégrer dans son rituel des éléments étrangers à sa liturgie. Il invitait dès lors les responsables de célébrations catholiques à faire preuve de discernement (Besanceney, 1997). Ces préoccupations sont partagées par les autorités ecclésiastiques de Belgique. Afin de garder l’église au milieu du village, le vicariat du Brabant wallon[7] -- c’est-à-dire l’instance qui représente l’autorité catholique dans cette province -- a adressé à l’ensemble des prêtres de la région un document indiquant comment il convient de tenir compte de « la vision chrétienne sur la mort ». Il y rappelle que le coeur de la cérémonie catholique est la foi chrétienne en la résurrection et qu’il importe, dans ce cadre, « d’évoquer la personnalité du ou de la défunt(e) sans que l’homélie ne devienne une oraison funèbre. Il s’agit avant tout d’annoncer la parole de Dieu et d’assurer un lien avec les lectures bibliques qui ont été choisies. » (Vicariat du Brabant wallon, 2013).

Un tel propos manifeste une véritable volte-face de l’Église catholique vis-à-vis d’attitudes qu’elle a pu adopter dans un passé proche. Il traduit également l’existence d’un décalage, voire un malentendu entre ce que les gens viennent chercher dans le rite catholique et ce que les célébrants tentent de leur proposer. Mais que cherchent donc, dans les églises, ces personnes qui ne parlent plus la langue des prêtres ?

Des bribes, des miettes – tout l’univers

À en croire nos interlocuteurs, sur le plan rituel les familles qui optent pour une célébration catholique semblent se satisfaire de peu : « il y a eu le signe de croix, il y a eu une prière, et donc ils sont rassurés ». Effectivement, ces quelques éléments résument à peu de choses près le contenu d’une cérémonie catholique telle qu’elle est proposée dans le cadre d’un crématorium où les célébrations ne peuvent dépasser 20 minutes. Réduites à leur plus simple expression, ces cérémonies que j’ai précédemment surnommées « des rites en kit » (Vandendorpe, 2003) font penser au symbole religieux ou philosophique que les acteurs funéraires, en fonction des croyances de la famille, vont poser sur le cercueil juste avant que ne commence la cérémonie funéraire ; symbole que l’on retrouvera, également, sur le lieu de sépulture. Que viennent signifier ces croix catholiques dans une société où les églises, sauf exception, sont désertées ? De même, que représentent ces cérémonies religieuses ad minima lorsqu’elles sont choisies par des personnes qui ne fréquentent plus l’église par ailleurs ? S’agit-il par ce biais, comme l’a suggéré Voyé, d’inscrire le défunt dans un héritage, une tradition familiale, bref de réaffirmer une appartenance communautaire (Voyé, 1996, p. 205) ? Ou cet appel au rite religieux, quand bien même ce dernier se verrait réduit à sa plus simple expression, est-il l’expression d’une quête de sacré, de symbolisation, du « nous voudrions faire quelque chose face au sens qui se dérobe » évoqué par Besanceney (1997) ?

Pour y voir plus clair, rappelons ce qu’est fondamentalement un rite. Déchaux a consacré à cette question un très bel ouvrage. Il y rappelle que « le rite funéraire manifeste la présence et la solidarité du corps social, et c’est à cette condition qu’il peut atténuer la peine des individus endeuillés » (Déchaux, 1997, p. 33). Le rite, en d’autres mots, permet d’inscrire un deuil individuel dans une communauté, de le socialiser. Ce faisant, il relie celui qui en fait l’expérience à tous ceux qui, dans ce parcours immuable qu’est la vie, l’ont précédé et lui succèderont. Dans le cadre funéraire, le rite fait du drame singulier qu’est la perte d’un être cher un événement qui s’inscrit dans un univers plus large. Là, du sens circule. Du sens à comprendre non comme « donner sens » mais bien, comme l’a souligné Patrick Baudry (1999), « faire sens ». Le rite, en effet, n’est pas un texte qui se lit mais un acte : par le détour du symbole, le sujet va pouvoir « acter » le changement qu’il vit au fond de lui-même, le faire exister socialement et dès lors, psychiquement, l’assumer.

Le rite, outre sa fonction de socialisation que nous venons d’évoquer, a en effet également une efficacité sur le plan psychique. Comme l’a montré Obeyesekere (1990), il peut à certaines conditions avoir une portée thérapeutique. Il fonctionne dans ce cas non seulement comme un espace d’exutoire mais aussi de résolution de tensions psychiques. Là, pour le dire avec les mots de Péruchon, les tensions pulsionnelles vont pouvoir être liées à des chaînes représentatives signifiantes (Péruchon, 1997). Mais pour cela, il faut que certaines conditions soient réunies. Ces conditions ne sont pas liées à la nature du rite ni à celle du système symbolique dans lequel il s’inscrit, mais à la position subjective assumée par le sujet à leur égard. Le potentiel transformateur d’un rite dépend, en d’autres mots, du sens que celui-ci reçoit pour l’individu : ce n’est pas le geste rituel qui en soi est efficace, mais la foi qui l’investit et le fait exister comme acte authentique.

Un témoignage permettra d’illustrer ce dont il est question. Ce témoignage est celui d’un jeune couple d’obédience catholique ayant appris que le bébé dont ils attendaient la naissance était condamné en raison d’une malformation grave. Comme cette grossesse atypique menaçait la santé de la maman, on leur a conseillé de l’interrompre. C’est à ce moment de leur histoire, peu avant que l’interruption de grossesse n’ait lieu, qu’ils furent reçus par un aumônier. C’était leur premier enfant, ce couple était en grande détresse. Le prêtre leur a montré un tableau en céramique posé contre un mur. Ce tableau était composé de trois scènes. Sur celle du dessus, étaient représentés des buildings évoquant une ville bourdonnante. La partie du milieu était laissée vide. Quant à celle du bas, elle représentait une table autour de laquelle étaient assis trois personnages parmi lesquels, m’expliqua la jeune femme, « on suppose la présence de Jésus ».

Invitant ces parents à regarder le tableau, le prêtre désigna tour à tour chacune des scènes puis s’arrêta sur l’une d’elles en disant : « pour le moment, vous êtes là. » Il leur expliqua que la période de grande détresse qu’ils traversaient était représentée dans la scène du bas, c’est-à-dire « au plus profond, au plus lourd, au plus souffrant ». Il leur assura que peu à peu, avec le temps, ils remonteraient, rejoindraient le mouvement de la vie, mais que pour cela il faudrait du temps. Évoquant ce tableau lorsque je les ai rencontrés, le couple me raconta combien celui-ci les avait aidés à donner du sens à ce qu’ils traversaient et combien, après avoir relié leur histoire au message qu’il véhiculait, ils s’étaient sentis apaisés :

Ce tableau a traversé mes pensées même après qu’on ait accouché. C’est très juste. Je me suis dit : nous voilà dans le carrelage blanc, où il n’y a rien. On n’a pas envie de remonter, mais on n’est pas en-dessous non plus. On est dans ce moment-là qui n’est ni agréable, ni désagréable ; qui est comme ça. J’y pense encore très souvent.

Ici, ce n’est pas d’un rite dont il s’agit mais d’un récit porté par une image à portée symbolique. Par le biais du tableau, le couple a inscrit son histoire dans une Histoire plus large : celle du peuple chrétien auquel ils se sentaient appartenir. Ils ont reconnu leurs souffrances dans un carré blanc suffisamment vide pour pouvoir y abriter les histoires de chacun. Ils ont pu, grâce à lui, se sentir reliés à tous les humains qui, comme eux, ont traversé dans leur vie une épreuve qui a mis à mal leurs repères. Ils ont pu également reprendre espoir car si dans le tableau le carré blanc était soutenu par la présence du Christ, alors eux aussi étaient soutenus par lui ; ils n’étaient plus seuls. Le tableau, et à travers lui le récit qu’il traduisait en images, leur a permis de s’approprier leur propre histoire d’une façon nouvelle.

Cet exemple témoigne que pour ceux qui sont capables de les lire, les symboles religieux, et à travers eux les récits portés par une tradition spirituelle, peuvent être les ressources à l’aide desquelles des individus vont pouvoir symboliser leur propre expérience, c’est-à-dire reconnaître dans un récit tiers l’histoire qu’ils ont vécue et, ce faisant, lui donner sens. Il en va de même du rite : tissé de gestes et de paroles à portée symbolique, le rite ouvre un espace dans lequel quelque chose, sur le plan psychique, va pouvoir se nouer. Cependant, il faut pour cela qu’un lien ait été reconnu par le sujet entre l’événement incarné par le rite et sa propre réalité. Le rite a besoin, pour fonctionner, de passeurs : de personnes capables de traduire le rite dans des termes qui fassent sens afin que ceux qui y participent soient en mesure d’y reconnaître leur propre vécu.

Terlinden a exprimé cela de manière particulièrement juste. Une tradition spirituelle, écrit-il, « c’est un peu comme un monde, un horizon, un sol sur lequel on peut prendre appui et renouer le fil de son humanité dans un moment où tout semble se déchiqueter et voler en morceaux » (Terlinden, 2014). Dans cet extrait, la formule « prendre appui » rend bien compte de ce qui est en jeu : au contraire de clôturer le sens, de le formater dans une direction établie, le patrimoine symbolique auquel participent les grandes traditions spirituelles fonctionne comme un réservoir de sens où les individus vont pouvoir s’abreuver lors des moments de crise qu’ils auront à traverser – pour autant, nous l’avons vu, que ces symboles fassent sens pour eux. Et sans doute est-ce là la source du malaise exprimé par certains prêtres : face à une assemblée qui ne voit plus dans certains rites que du spectacle, ils ne peuvent continuer à fonctionner comme avant. Ils sont obligés, pour toucher l’assemblée, de reprendre le rite autrement pour le refaire parler. Tous n’ont pas ce talent.

Quand le rite est manquant

On ne mesure vraiment l’importance du rite et du symbole en général que lorsqu’on est confronté à des situations où ceux-ci sont manquants. Pour ce qui concerne les pratiques sociales entourant la mort, de telles situations se produisent notamment lorsque la mort survient dans un contexte où l’on ne l’attend pas. Et s’il y a dans notre société un endroit où ce vide se marque avec une insistance toute particulière, c’est autour du décès des foetus, des enfants, des adolescents et des jeunes adultes. Car la mort d’un enfant n’est pas, dans nos représentations, censée se produire – et peut-être se trouve-t-on ici face à un véritable tabou. Elle ne fait pas partie des événements que l’on a appris à penser. Non seulement les rites sont manquants, mais en outre les mots eux-mêmes se dérobent. Ces morts-là semblent n’avoir pas le droit d’exister.

La situation vécue par les parents d’enfants victimes d’un accident de la route illustre ce silence de manière criante. Un autre exemple est celui des parents ayant perdu un enfant qui, pour la société, n’en est pas encore un. C’est le cas en Belgique de ceux qui ont perdu un foetus : sur le plan juridique, un foetus mort avant le terme des six premiers mois de grossesse (soit 180 jours) n’a pas d’existence légale. En deçà de cette limite, il ne peut être déclaré ni mort, ni vivant. Il ne figurera pas à l’état civil et n’a droit ni à un nom, ni à aucun certificat d’inhumation. Il est un non-évènement. Et pourtant, il a été. L’enfant, qui durant plusieurs mois a occupé une place centrale dans la vie de ses parents, soudain n’est plus et sa mort inopportune le tue doublement : privé d’avenir pour ses parents il se voit, par la société, condamné à ne pas avoir davantage de passé. Il n’existe pas, il n’a jamais existé.

Nous sommes ici face à des situations dans lesquelles les individus se retrouvent en quelque sorte lâchés par le système symbolique dans lequel ils évoluent. Il y a un « trou » dans les ressources culturelles que la société a élaborées pour permettre à ses membres de traverser les épreuves de la vie et leur donner du sens. Face à une mort qui pour elle n’existe pas, la société en effet n’a rien à proposer. Ni rite, ni récit, ni cérémonie… Jusqu’il y a peu, rien n’était prévu pour ces situations-là. De tels bébés, aux yeux du corps médical, n’étaient en effet pas considérés comme des enfants en devenir et ne justifiaient pas que l’on encadre ces morts/naissances d’un rituel particulier. Face au « rien » que représentait aux yeux de la société le foetus décédé, les parents devaient dès lors se débrouiller. Pour certains, une telle situation ne posait pas de difficultés car elle correspondait à leur propre manière d’appréhender les choses. D’autres, par contre, se sont retrouvés en grande détresse.

La mort des foetus : pratiques rituelles nouvelles

Au tournant du 21e siècle, souvent à l’initiative de professionnels touchés par le désarroi des parents qu’ils rencontraient, les choses ont commencé à changer. Des pratiques nouvelles sont apparues, notamment en milieu hospitalier, pour aider les parents à faire le deuil de leur foetus (Molinié et Hureaux, 2012). Aujourd’hui, divers outils sont utilisés afin d’aider les parents à symboliser la perte que représente, pour nombre d’entre eux, la mort d’un bébé attendu. Dorénavant, dans la plupart des cliniques, le personnel rassemble des « traces » de celui-ci (empreintes, photos) qui sont ensuite conservées afin que les parents puissent plus tard, s’ils le souhaitent, les récupérer. Un soin tout particulier est consacré à la « présentation » du foetus à ses parents : après l’accouchement, le corps du bébé décédé est emporté par le personnel infirmier qui va procéder à une véritable mise en scène de celui-ci. Lavé, habillé (chaussons, bonnet, tissu…), le foetus est ensuite rapporté à ses parents sous les traits, cette fois, d’un être socialisé.

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Comme l’ont montré Dumoulin et Valat (2001), ces pratiques sont apparues en réponse à une situation qui avait été dénoncée par de nombreux professionnels dès les années quatre-vingt. Trop de parents, en effet, ne s’en sortaient pas. Leur détresse a poussé ceux et celles qui en étaient témoin à chercher des solutions pour leur offrir un accompagnement adapté à leurs besoins. Il s’agissait d’inventer car la situation était nouvelle : jamais encore, par le passé, la mort d’un foetus n’avait entraîné de telles souffrances pour les parents. Ces besoins nouveaux traduisent en effet une véritable révolution dans la place que prend l’enfant dans notre société, et ce dès sa gestation.

Afin d’offrir aux parents confrontés à une interruption médicale de grossesse « la possibilité d’être accompagnés spirituellement pour construire avec eux des repères et du sens autour de cet événement majeur »[8], certains hôpitaux impliquèrent les équipes d’aumôniers dans l’effort. D’autres ont cherché des solutions du côté de la psychologie et ont mis en place des groupes de parole pour les parents ayant perdu un bébé, leurs enfants survivants et leurs proches. Ces groupes sont encadrés par des psychologues ou psychiatres qui, parfois, se sont donné pour mission de créer ces rites manquants. À Liège, par exemple, le Groupe d’Aide au Deuil Périnatal[9] a rassemblé dans un petit fascicule des textes d’origines diverses (chansons, témoignages de parents, extraits de la littérature…) évoquant la mort des tout-petits. On y trouve notamment un texte destiné à l’entourage des parents endeuillés avec des conseils quant à l’attitude à adopter lorsqu’ils sont en présence des parents. Ce même groupe organise une fois par an une rencontre à laquelle sont invités tous les parents ayant perdu un bébé dans l’hôpital au cours de l’année écoulée. Cette rencontre se clôture par un temps de mémoire symbolisé par un lâcher de ballons : les parents sont invités à écrire le nom de leur enfant sur un bout de papier qu’ils accrochent ensuite à un ballon gonflé. On les invite ensuite à lâcher les ballons en même temps et à les regarder s’éloigner pendant qu’une musique tente d’apaiser les coeurs.

Des auteurs (notamment Memmi, 2011) ont interrogé le bien-fondé de ces initiatives construites sur des lectures parfois partiales des travaux de psychologie. Il arrive en effet que certaines tombent à plat. Je pense notamment à un lâcher de ballons lors duquel un ballon qui s’était approché trop près de la façade a explosé quelques mètres au-dessus de l’assemblée. Bien que les animateurs se soient empressés de proposer aux parents concernés un nouveau ballon pour remplacer le précédent, on peut se douter que l’effet d’apaisement attendu par ce rite ne fut pas, pour ces derniers, à la hauteur des attentes. D’autres parents, qui avaient assisté à une cérémonie similaire, m’ont raconté ne pas avoir été convaincus : « Il faisait noir, il y avait du vent, c’était la période de la Toussaint. On est ressortis de là plombés pour au moins une bonne semaine. Cela nous a plus enfoncés qu’autre chose. » Ces maladresses rappellent qu’une action qui se veut rituelle n’est pas rite pour autant.

Les professionnels médicaux ne sont pas les seuls à avoir tenté de pallier à l’absence de rites entourant la mort des foetus. Certains prêtres n’ont pas hésité, à la demande des parents, à organiser des cérémonies funéraires à l’église pour ces tout petits bébés. Une association a créé un site internet à l’attention des parents concernés.[10] Dans une commune bruxelloise, alors que rien n’était prévu, un fonctionnaire en charge des décès a pris l’initiative d’offrir aux parents la possibilité de célébrer dignement la mort de leur bébé. Contournant le vide juridique, il a lui-même organisé pour les parents qui le souhaitaient le transport des foetus vers un crématorium afin qu’ils puissent y recevoir une cérémonie adaptée. Touchés eux aussi par la détresse d’un de leurs collègues, le personnel du crématorium d’Uccle a quant à lui dédié un espace du cimetière cinéraire à la dispersion des cendres des foetus. Cet espace, appelé « la pelouse des quatre vents », offre également aux parents qui le souhaitent la possibilité de faire apposer sur un muret une plaquette avec le nom de l’enfant.

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L’absence de ressources symboliques appropriées face à la mort des foetus est ressentie non seulement par les parents mais aussi par celles et ceux qui les accompagnent. Pascale Gustin a eu raison de souligner à cet égard que « dans un service de maternité, lorsque la mort réelle surgit, elle fait également retour au sein des équipes et vient percuter les soignants. » (2003, p. 22). Ces derniers eux aussi sont confrontés à une réalité à laquelle ils n’ont pas été préparés, et la maladresse de certains trahit leur propre détresse. À leur attention, un hôpital bruxellois a rédigé une brochure qui commence par ces mots :

Un bébé qui décède à la naissance est une expérience douloureuse pour tout le personnel. Nous aussi sommes confrontés à des sentiments de faillibilité et d’échec. Nous n’avons pas réussi à sauver le bébé. Nous sommes dans l’incapacité d’aider les parents. Nous sommes régulièrement confrontés à une agression non-justifiée et à un comportement récalcitrant. Comment faire face ? Où trouver de l’aide ?[11]

Le foisonnement d’initiatives qui ont éclos ces dernières années afin d’accompagner les parents ayant perdu un foetus témoigne de la capacité de notre société à produire des ressources symboliques nouvelles quand celles du passé s’avèrent inappropriées. Et si certaines d’entre elles rencontrent parfois des couacs, comment s’en étonner ? Le rite n’est pas figé. Sans cesse il évolue, balbutie, modelé par les uns et les autres jusqu’à ce qu’il trouve une forme qui apaise... avant que les besoins n’évoluent à nouveau et ne le forcent une fois de plus à évoluer.

Hommages aux enfants victimes d’accidents de la route

Le cas des décès survenus lors de morts brutales, qu’il s’agisse d’accidents de la route ou de décès survenus dans le cadre d’une pratique sportive (une chute d’escalade, par exemple), illustre lui aussi la créativité des familles et des professionnels lorsqu’il s’agit de donner sens à l’insensé. Lors d’une mort brutale, le lieu du décès prend bien souvent pour les proches une importance toute particulière. Cela n’est pas nouveau : ériger une stèle à la mémoire d’une personne décédée d’une mort violente est en Belgique une tradition ancienne qui a d’ailleurs laissé des traces dans le paysage sous la forme des croix dites « d’occis », dont les plus anciennes datent du 17e siècle (Marée, 1994). Ces lieux où la mort a frappé, s’ils ont de l’importance pour les proches, ont longtemps été négligés par les recherches consacrées à la mort. Et pourtant.

Depuis quelques années, on croise régulièrement sur les bords de routes de petits autels spontanés érigés par les proches de victimes d’accidents de circulation. On les repère à la présence de fleurs, de bougies, d’une pancarte ou d’un simple papier agrafé contre un tronc. Toutes ces marques sont souvent accompagnées d’une croix. Parfois, seul le nom de la victime est mentionné. À d’autres endroits, les dates de naissance et de décès sont précisées. Sont disposés à proximité une photo, des fleurs, ou encore des objets censés évoquer le défunt à ceux qui l’ont connu. Par exemple, en janvier 2013, alors qu’il traversait un carrefour fréquenté du centre de Bruxelles, un homme est décédé après avoir été heurté par un bus. Sur le poteau proche de l’accident, des proches ont collé une affiche qui resta visible pendant plusieurs mois. Dessus, on lisait : « Ici s’est arrêtée la vie d’un père, un grand-père, un arrière-grand-père formidable. Sa famille ». Surplombant cette affiche, des bouquets de fleurs furent accrochés au poteau. Les fleurs fanées sont restées sur place durant plusieurs semaines, des bouquets de fleurs fraiches venant s’y juxtaposer au fil du temps.

Depuis 1995, l’association Parents d’Enfants Victimes de la Route (PEVR) propose aux parents d’enfants et jeunes âgés de moins de 26 ans victimes d’accidents de la route de faire apposer près du lieu de l’accident un panneau sur lequel est indiqué le prénom de la victime et l’âge qu’elle avait lorsqu’elle est décédée. Au-dessus est inscrit le message « SAVE - Sauvons la vie de nos enfants », à côté d’un X qui rappelle les croix d’occis tout en détournant le symbole puisque cette fois, la croix est présentée en diagonale. Outre ces informations, tous les panneaux sont identiques : ils sont dépourvus de toute référence à une appartenance religieuse ou spirituelle.

Il est intéressant de noter que ces lieux sont parfois investis comme des lieux de mémoire par les proches qui disposent à leurs pieds des fleurs. Lors de leur inauguration, lorsque les parents le demandent, une cérémonie est organisée par l’association qui énumère devant les personnes présentes les prénoms de tous les enfants pour lesquels un panneau a été apposé précédemment. Cela prend du temps : en mai 2013, la liste comptait plus de 650 prénoms.

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Comme l’observe Laetitia Nicolas qui a étudié de telles pratiques en France, « la teneur du message diffusé n’est pas "ici la Mort a frappé" mais "ici un individu est mort" » (Nicolas, 2006, p. 213). En d’autres mots, il s’agit bien de pratiques mémorielles visant à rendre hommage à une personne. Jack Santino y voit une forme contemporaine de ritualisation du deuil (Santino, 2006). Selon lui, de tels autels seraient plus fréquents que par le passé. Si les données récoltées dans le cadre de cette recherche ne permettent pas d’affirmer quoi que ce soit à ce propos, elles confirment en tout cas que de telles pratiques sont bien ancrées en Belgique où elles se sont imposées d’elles-mêmes, prenant les autorités en charge des espaces publics au dépourvu.

On a beaucoup parlé de l’abandon des tombes, et à la suite d’Ariès (1975) de nombreux auteurs ont déploré l’apparente négligence des vivants à l’égard des morts et des mourants (notamment Thomas, 1985 ; Elias, 1987 ; Javeau, 1988). Force est de constater que si les cimetières sont effectivement peu fréquentés de nos jours, dorénavant ces lieux ne sont plus les seuls où les défunts sont honorés. L’exemple des morts de foetus a mis en évidence le développement de pratiques mémorielles en milieu hospitalier. Internet a suivi le mouvement : un bon exemple est celui de l’espace virtuel intitulé « ciel étoilé » créé par l’association PEVR dans lequel chaque enfant décédé lors d’un accident de la route est représenté par une étoile[12]. En mai 2015, ce sont près de mille étoiles qui étaient reprises sur la toile. Par le biais de ce site, les familles sont invitées à adresser aux victimes des messages publics ou privés. Le nombre de messages que l’on découvre lorsqu’on clique sur certaines étoiles montre de manière éloquente combien cette initiative répond à une demande. Certains proches continuent en effet à poster des messages des années après le décès. Ainsi, sous le nom d’un petit garçon décédé en 2003 à l’âge de 4 ans, ce ne sont pas moins de 75 messages que l’on trouve, écrits en grande partie par sa maman.

Ces pratiques montrent que les pratiques rituelles ne surgissent pas toujours là où on les attend. À l’inverse des tombes qui renferment des corps sans âme, les autels de bord de route et les sites mémoriels qui se développent sur la toile semblent célébrer des âmes plutôt que des corps. De même, les pratiques qui se développent autour des décès de foetus outrepassent le caractère inachevé du corps de ces tout-petits pour reconnaître en eux des enfants désirés et les socialiser.

En guise de conclusion

Certains événements de la vie, parce qu’ils nous ébranlent profondément, mettent à mal notre intégrité psychique. La mort est de ceux-là. Toutes les sociétés ont mis en place des rites afin d’aider ceux qui la rencontrent à traverser l’épreuve. Cependant, les sociétés évoluent et au fil des évolutions, il arrive que des décalages apparaissent entre les besoins individuels et les ressources symboliques que la société a créées. Que faire, alors ?

Une solution est de puiser des ressources dans les traditions du passé. Les grandes traditions spirituelles sont le véhicule de ressources symboliques que des générations d’hommes et de femmes se sont transmises au fil des siècles comme un trésor de vérité. En dépit de toutes les critiques dont a pu faire l’objet en Belgique la religion catholique, c’est vers elle que la majorité des Belges continuent à se tourner lorsqu’il s’agit de donner sens à la mort. Confrontée à des publics et des demandes qui l’obligent à évoluer, l’Église s’efforce d’adapter en conséquence ses pratiques – non sans nourrir le sentiment que quelque chose n’est pas juste, et sans cesser de s’interroger sur les limites au-delà desquelles elle ne doit pas aller. Les pages qui précèdent ont montré qu’entre désaveu et instrumentalisation de la liturgie, une troisième voie est possible. Elle consiste à relier les éléments du rituel catholique aux expériences de celles et ceux qui viennent le solliciter. Cette voie, c’est celle qui a permis aux rites et aux mythes de toutes les grandes religions de se transmettre à travers les siècles. Sans cesse questionnés et reformulés, ces récits contiennent en effet les réponses que les sociétés ont laborieusement élaborées en réponse aux mystères de l’existence. Par-delà le dogme, c’est bien cette richesse d’expérience qui peine aujourd’hui à se faire entendre. Peut-être est-ce le moment de redécouvrir, déployer dans des directions nouvelles le patrimoine symbolique des grandes traditions spirituelles pour que puissent y surgir des significations qui résonnent avec la vie des hommes et des femmes d’aujourd’hui. À cet égard, on peut se demander si aujourd’hui nous ne manquerions pas moins de rites funéraires proprement dit que de passeurs capables de rendre vie à ceux que l’on a désinvestis. Car les réponses que nous ne parvenons pas à trouver, d’autres peut-être les avaient formulées.

Une autre solution est d’inventer, lâcher la rampe que représentent les habitudes du passé pour créer des formes symboliques nouvelles. C’est ce qui se passe, nous l’avons vu, autour des décès d’enfants victimes d’accidents de la route : ces morts brutales, « anormales » aux yeux de la société, ne peuvent se contenter des rites prévus pour les morts « normaux ». Comme pour braver le tabou qui les entoure, elles s’affichent actuellement le long des routes, obligeant les passants à détourner leur regard vers elles et permettant aux proches de marquer publiquement leur lien avec celui qui fut, jusqu’au dernier moment, vivant. Des formes rituelles nouvelles se développent également, nous l’avons vu, pour célébrer la mort des foetus qui, dans notre société, sont en quelque sorte les parias des défunts. À notre époque de consommation effrénée où l’obsolescence programmée des objets qui nous entourent semble affirmer que tout ce qui est là est voué à disparaître, ces pratiques funéraires font objet de contrepoint. Elles montrent que quand des défunts sont privés de statut juridique; quand des décès heurtent à ce point qu’ils sont condamnés au silence ; quand en d’autres mots autour de la mort le silence occupe tout l’espace, quelque chose résiste. Quelque chose qui est de l’ordre du sens et, plus fondamentalement, du lien. Car quand la société condamne nos morts à l’invisibilité, elle ne les empêche pas d’exister. Et ce sont les vivants, dans de telles situations, qui sont pénalisés.