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Il est des cas de « disparitions » qui signifient la mort (accompagnée de la mise à mort de sa dimension culturelle). Il est des cas de « disparitions » qui signifient la vie, mais la vie pétrie de déni (une vie qui est aussi la mise à mort de liens familiaux et sociaux). En Argentine, ces deux « disparitions » sont étroitement imbriquées, dans l’enlèvement et la falsification des identités des enfants d’opposants à la dictature, disparus puis assassinés.

Cet article propose un retour sur la disparition des parents, sur ses ravages réels et symboliques, pour éclaircir ce qui se joue dans la disparition des enfants, et qui est fait d’une souffrance spécifique en même temps que d’une aggravation continuelle de la disparition des parents (dans une sorte de fractalité du crime). Cette souffrance a été largement étudiée par les psychologues et psychanalystes argentins, mais parce qu’elle se situe à l’articulation de l’intime et du social, du réel et du symbolique, elle me semble en appeler également aux sciences sociales.

Les disparus-vivants sont alors autant de « noeuds » du déni sociétal, confinés dans un espace-temps paradoxal, limbique. Parce que la blessure qu’ils incarnent est triple (blessure de la loi, blessure des liens, blessure du sens), elle entame le social et le culturel en de multiples endroits. Elle nous oblige à une approche multiforme, entrant dans les brèches du sens par les bribes de vérités que nous pouvons collecter.

Retour sur la « disparition forcée »

À partir de 1976, une succession de juntes militaires, affiliées au « Plan Condor », mettent l’Argentine au pas de ce qu’elles ont appelé « le processus de réorganisation nationale ». Inspirées par les guerres contre-insurrectionnelles menées par les puissances coloniales dans leurs empires, elles traquent leurs opposants. En Argentine, de la gauche chrétienne au marxisme, des artistes et des intellectuels aux ouvriers syndicalisés, ces opposants ciblés sont englobés par la propagande dans des appellations pièges-à-pensée : « subversifs apatrides », « terroristes » ou « judéo communistes ». Le territoire est quadrillé en zones d’opérations, émaillées de camps clandestins (340 selon le rapport gouvernemental Nunca Más, 1985). Légalité et illégalité s’y confondent, la répression bureaucratique est pénétrée de méthodes paramilitaires. Face à la multiplication des violations des droits humains, les opposants forgent l’expression « terrorisme d’État » (Duhalde, 1984). Au fil de leur parcours, les disparus sont à la merci des services secrets, de la police, de l’Armée de terre et de la Marine. Leurs familles, elles, sont à la merci du silence et du déni des administrations.

Depuis 1983 et la chute de la dictature, les associations de défense des droits humains se sont accordées sur une estimation : sur la base des dix mille cas effectivement dénoncés, et en tenant compte du poids du silence (dans un univers politique nébuleux, où la terreur s’associe à l’impunité), elles évaluent que trente mille citoyens argentins, de tous âges et de tous les milieux sociaux, ont été enlevés et n’ont pas réapparu. L’Armée, elle, en a reconnu 22 000 entre 1975 et 1978[1], ce qui laisse effectivement un « blanc » dans la comptabilité morbide, de 1978 à 1983.

L’effacement

Des opposants sont donc enlevés, dans la rue ou à leur domicile, par des « groupes de travail » masqués. Les yeux bandés, ils sont jetés dans des voitures de police dépouillées de plaques d’immatriculation. À partir de cet instant-là, ils sont « disparus ». Ils sont, selon la langue de la terreur, « aspirés » dans ces « suçoirs » : des cellules sans numéros, dans des camps clandestins (situés dans les sous-sols des commissariats et des services secrets, dans des garages ou des villas, dans des camps d’entraînement militaires…). Avec le temps, émergent quelques survivants qui racontent la torture, des conditions de détention inhumaines, des assassinats et la disparition des morts. Les disparus sont, pour une part d’entre eux, exécutés par balles. Les tombes anonymes se multiplient alors dans les cimetières, portant l’inscription « N.N. [No Nombre] Ne pas toucher, ordre judiciaire ». Des fosses communes apparaissent en périphérie des villes. Les autres disparus sont jetés vivants à la mer, depuis des avions : quelques corps en décomposition réapparaissent malgré tout, rejetés sur les plages par le Río de la Plata. Mais le Général Videla insiste : « Le disparu […] est une inconnue. […] Tant qu’il est disparu, il ne peut recevoir aucun traitement spécial, il est une inconnue, il est un disparu, il n’a pas d’entité, il n’est… ni mort, ni vivant. Il est disparu »[2].

À la fin de la dictature, certains camps sont détruits, d’autres sont modifiés pour ne pas correspondre aux témoignages des survivants.

Nous le voyons, la volonté d’effacer les traces est à la racine de la « disparition forcée ». Elle  commence avec des « disparaisseurs » anonymes. Elle occulte des opposants en les confinant dans des lieux invisibles. Devenus des « vies nues » (Agamben, 1997), ils sont soumis au pouvoir de vie et de mort de leurs tortionnaires (« Moi, pour la société, je n’existais plus », insiste Victor, un survivant). Leur vie « est pire que la mort » (Balibar, 2004, p. 157)[3]. Ces corps invisibles sont assassinés silencieusement, et deviennent des morts invisibles dont on tente d’effacer toute trace.

Il s’agit d’effacer les traces du crime, bien sûr, mais aussi d’effacer toute trace de l’existence d’opposants. Effacer avec en ligne de mire le futur (éviter les preuves, les accusations, les poursuites judiciaires), effacer avec en ligne de mire le passé (réécrire l’histoire sans les militants de gauche). La disparition apparaît comme une multiplication des effacements. Le Général Videla lui-même, qui a fini, à la fin de sa vie, par admettre cyniquement la disparition de « sept ou huit mille personnes », définit ainsi le crime : « Ne pas provoquer de protestation ni à l’intérieur ni à l’extérieur du pays. Chaque disparition peut être comprise avec certitude comme un déguisement, comme une dissimulation de la mort. » (Reato, 2012)[4]. Il s’agit d’empêcher indéfiniment le sens des événements de se faire jour, il s’agit de dissoudre les résistances dans la panique, de noyer la mémoire des disparus dans l’angoisse, d’entraver la reconstruction sociale et culturelle des « subversifs ». Cette méthodologie de l’effacement n’est pas nouvelle, et n’a rien à envier au système « Nuit et brouillard » qui ciblait les résistants au nazisme. Ainsi, parlant de l’exécution du leader de l’ERP[5], Mario Roberto Santucho, puis de la disparition de son corps, le général Videla explique-t-il : « L’apparition de ce corps allait provoquer des hommages, des célébrations. C’était une figure qu’il fallait opacifier. » (Reato, 2012).

« Déguisement », « dissimulation » de la mort, « opacification » des opposants devenus « sans entité », « ni morts ni vivants »? Videla met en mots, par petites touches, la spécificité du crime qu’il orchestre : la disparition forcée mortifie la vie et détricote la mort. Violence transgressive et plurielle, elle est faite d’une rétro-alimentation des destructions de la vie et de la mort. Le pouvoir prépare le meurtre en effaçant la vie préalable des disparus (par la propagande, par des mises en scènes, par le saccage de leurs demeures). Cet effacement, ce déguisement, ce travestissement de la vie préalable des disparus, puis leur évaporation de la société, apparaissent comme une mort sociale. Une première mort symbolique, en somme: « une heure avant ils étaient dans la vie. En disparaissant, ils n’en [font] plus partie », dit un bourreau[6]. Puis, les bourreaux tuent, réellement. Mais ils tuent des êtres déjà rendus invisibles, dans des lieux inconnus, sans témoins. La mort réelle n’est pas vraiment tangible. Ainsi que le souligne René Kaës, « Ce qui est effacé comme n’ayant pas eu lieu […] n’a pas de lieu où s’inscrire pour être pensé. » (1989, p. XV). Ensuite, les bourreaux s’acharnent sur les corps : ils s’acharnent soit à les faire disparaître, soit à les exhiber… mais dans les deux cas, à les manipuler. Ils les ensevelissent anonymement, creusent des fosses communes : la destruction de l’humain est orchestrée par une série d’atteintes à son apparence humaine, il devient animal, objet, amas de chair. La mort malmenée est une troisième mort (symbolique, à nouveau). En refusant toute information aux familles, en empêchant tout rituel, les bourreaux ex-terminent : ils en terminent avec la mort « culturelle »… ce qui est une quatrième mort (symbolique, encore). Enfin, l’État nie le crime et les bourreaux restent impunis. Par le silence, par l’invisibilité, par le déni, ils contre- tuent[7], ils créent une « mort zéro ». C’est-à-dire qu’ils ont, à leurs yeux, annulé leur crime. Et qu’aux yeux des familles, ils ne cessent de l’aggraver. « TOUT te contrarie », explique Julia, mère de disparu : « Tout concourt à augmenter et augmenter encore la douleur et la destruction. Chaque chose. Chaque discours que tu écoutes, chaque entretien que tu obtiens, chaque chose qui se dit. C’est chaque fois pire, et pire, et pire. Ce qui fait que l’on n’a jamais pu arriver au moindre soulagement. La situation était chaque fois pire. » (2006)[8]. Aucun soulagement n’est possible pour les proches, puisque leurs disparus sont des morts dont ils ne peuvent se séparer, puisque la disparition est une souffrance dont ils ne peuvent se séparer.

La disparition forcée est une violence extrême : elle franchit ce seuil au-delà duquel « la culture ne parvient plus à s’élaborer et à se réfléchir dans la pensée. » (Houillon, 2005, p. 388). Elle est transgressive, elle est plurielle : elle mine la créance en le réel, en la vie et en la mort. Ce qu’elle a de spécifique, en la comparant à d’autres crimes contre l’humanité et génocides, c’est qu’elle laisse un grand nombre de (sur)vivants dans son sillage. Il ne s’agit pas, pour l’État terroriste, de tuer tous les membres d’un groupe. Il s’agit de s’acharner sur quelques-uns d’entre eux, d’en tuer et de laisser quelques personnes torturées s’en sortir, afin de mieux terroriser les autres, afin de faire courir la chaîne de la peur et du fantasme, dans une forme de destruction « par contagion » du tissu social. Elle nous porte aux limites de l’entendement humain, dans les limbes de la culture et du social.

Alors que depuis 2006 en Argentine, les procès se multiplient, le Cheval de Troie du crime reste présent dans les têtes. Car ces procès, en éclaircissant un peu la brume de l’impunité, rendent plus visible ce qui ne passe pas…

Une disparition fractale

Les procès rendent plus criant encore le dernier élément qui continue d’aggraver et aggraver encore le crime de disparition forcée, le dernier élément sur lequel la loi du silence soit encore dominante : la disparition des enfants de disparus. Ces enfants de disparus (aujourd’hui adultes) ne sont pas morts, mais vivants[9]. La disparition des adultes est une mort qui ne dit pas son nom, une mort en suspens. Les enfants, en revanche, restent des disparus vivants. Leur mort n’est pas en suspens. Leur vie, si. Leur vie est en suspens, et reste inextricablement liée, dans le réel comme dans le symbolique, à la mort de leurs parents. Ce sont des disparitions sur lesquelles nous avons encore la possibilité d’agir, qui ne sont pas encore complètement irrécupérables. Mais nous verrons que, si la société n’agit pas pour chercher ces disparus de deuxième génération, pour les extraire des limbes du social où ils sont plongés, alors elle participe de la perpétuation symbolique des crimes commis contre les parents, elle en fait un crime toujours présent. Ainsi que le souligne Maria Lucila Pelento, « Si l’irrégularité se maintient, alors même que [la société] connaît la vérité, c’est comme si elle était à nouveau commise aujourd’hui. » (Herrera et Tenenbaum, 2001, p. 210).

Selon le rapport Nunca más, 30% des disparus sont des femmes, et 81% ont entre seize et trente-cinq ans (1985, p. 294). Au coeur de la terreur il y a donc, naturellement, des enfants. En bas-âge comme en gestation, ces enfants sont attendus par la machine bureaucratique de la terreur[10]. Les familles des disparus pensent, dans un premier temps, que les bébés sont morts dans les affrontements qui ont précédé les enlèvements, ou espèrent qu’ils leur seront rendus. Mais peu à peu, l’absence des corps, le silence des administrations, puis les premiers témoignages de survivants des camps indiquent l’impensable : les « forces conjointes », ainsi qu’elles se présentent lors des enlèvements, gardent ces enfants. Les femmes enceintes, elles, sont maintenues en vie jusqu’à leur accouchement. Leurs tortures sont suivies médicalement pour éviter les fausses couches. Puis ont leur prend leur bébé, et on les « transfère », ce qui dans la novlangue de la terreur signifie qu’on les exécute. Les militaires et leurs complices s’approprient les biens des disparus, leurs maisons, leurs voitures, leurs bijoux. Mais ils s’approprient aussi leurs enfants (« moi on m’a offert comme on offre un chien », dit aujourd’hui un ancien enfant disparu). Car les bébés sont donnés à des militaires, policiers et complices qui les inscrivent à l’état-civil comme leurs propres enfants. Ils font émerger leurs filiations du néant. Ils se choisissent des enfants au prix de leur disparition, au prix de l’engloutissement de leur filiation de naissance dans un trou noir, au prix de la souffrance sans nom des familles qui les cherchent en vain. Ils reçoivent, pour cela, l’appui d’une part des corps médical, administratif et religieux, qui produisent en chaîne les documents nécessaires à l’effacement et à l’invention simultanés. Certains enfants sont repoussés à la marge de ce système, sans que nous ne sachions exactement pourquoi. À l’instar de certains adultes qui survivaient dans les camps, certains enfants sont abandonnés dans des orphelinats chrétiens et rentrent dans des circuits « classiques » d’adoption, rencontrant alors des parents de bonne foi.

Les enfants sont au coeur de la tourmente, tourmente de fantasmes imbriqués, à l’oeuvre dans cette mécanique de déshumanisation qu’est la « disparition forcée ». Ils sont au coeur de la perversion, de la jouissance des bourreaux à prendre possession d’êtres vivants (voir Popper-Gurassa, 2014, §10), ils sont au coeur d’un système fondé sur le déni. Ils en deviennent l’incarnation. Ils sont, pour les bourreaux, le sceau du secret sur leurs propres origines et sur le meurtre de leurs « parents biologiques ». "In- fans", ils ne parlent pas. Ils semblent incarner l’oubli. C’est en tous les cas l’un des fantasmes à l’oeuvre chez les « appropriateurs », qui dans ce détournement des enfants infligent une souffrance supplémentaire aux familles : celle de l’angoisse du « désengendrement » (id., §17). « Butins de guerre »[11], « appropriés », « volés », disent les victimes, qui dénoncent tant l’acte de faire disparaître que le système de représentation qui le sous-tend, où dans la jouissance perverse de possession de l’enfant de l’autre, « l’appropriateur » ravale l’enfant au rang d’objet.

Le bourreau, en plus d’avoir tué les parents, efface toute trace de leur passage dans la société et de leur perpétuation. L’enlèvement des enfants est à la fois signe et symbole de l’effacement… ou de la « désintégration », pour reprendre l’expression de Victoria, fille de disparus : « La dimension de… de la désint… dés… désintégration, qu’il y a eu, me paraît immense. Et l’exemple majeur, c’est l’appropriation de leurs enfants. C’est le plus pervers. Mais le fait de rester avec la maison de son ennemi… […] relève de la même logique, mais dans du matériel. […] Je pense qu’ils enlevaient… tout. […] Comment ça se comprend, ça ? Je ne sais pas... c’est très étrange. [...] C’est pour ça que je parle de la désin... désintégration totale de cette personne. N’est-ce pas ? Cette idée d’effacer la personne et de ne pas laisser une seule trace. » (2005)[12].

L’association des « Mères de la Place de Mai » avait vu le jour dès 1977, à la recherche des adultes disparus. Une deuxième association se constitue à sa suite, regroupant celles qui, parmi ces mères de disparus, cherchaient aussi leurs petits-enfants : les « Grands-Mères de la Place de Mai ». Leurs nietos sont la deuxième génération de disparus. On estime qu’ils sont 500. Entre 1983 et fin 2015, 119 d’entre eux ont été retrouvés, au terme de recherches labyrinthiques qui mêlent des bribes de témoignages, des dénonciations anonymes, des croisements minutieux d’informations, des démarches spontanées de jeunes gens qui doutent de leur filiation et des recherches génétiques de pointe permettant d’établir scientifiquement les liens d’ADN entre grands-parents et petits-enfants. Tout au long de leur parcours, les « Grands-Mères de la Place de Mai » ont appris à utiliser la presse, la radio, la télévision, les réseaux sociaux, faisant campagne « pour le droit à l’identité »[13]. Mais ce qui nous intéresse ici est moins le parcours associatif et politique de ces victimes que la béance qu’elles pointent dans un système de représentation de la vie, de la mort et de la filiation. Si le contrat social découle de ce système de représentations communes, il est sérieusement entamé par la perpétuation de cette béance.

Avec la « disparition forcée », l’abîme de l’impensable s’est ouvert dans le réel, entamant symétriquement la vie et la mort. La vie paradoxale d’un enfant qui certes, vit, mais vit entre parenthèses, avec son corps mais avec un nom et une histoire qui ne sont pas lui… cette vie paradoxale est aussi, dans le même temps, une mort sociale (il est absent à l’inscription sociale qu’il aurait dû avoir) et une extermination de ses parents (une aggravation de la mort de ses parents). C’est une vie qui fait partie de la mort. Discutant un jour avec Horacio, qui venait, quelques mois plus tôt, de découvrir qu’il était fils de disparus, je lui demandais de me parler de l’acronyme « N.N » (no nombre en espagnol, nom inconnu) inscrit sur les tombes anonymes des disparus, mais également utilisée pour les enfants abandonnés jusqu’à ce que leurs parents adoptifs leur donnent un nom. Horacio, bien qu’il n’ait jamais été abandonné, et bien qu’il ait porté pendant plus de vingt ans un nom qui lui avait été donné par ceux qui l’ont élevé, s’identifiait à cet acronyme: « J’ai été "N.N" pendant 27 ans, parce que je n’avais pas… parce que ma vraie… parce que ma véritable famille me cherchait et… bien que j’avais un nom, j’étais comme disparu, n’est-ce pas ? J’étais, disons… comme… dans un lieu où l’on ne pouvait pas me dire "Horacio", où… où ceux qui m’ont élevé ne pouvaient pas utiliser ce nom. C’est un peu comme être "N.N", non ? Jusqu’à ce que je trouve… En étant un "N.N vivant" [il rit], j’ai dû faire une analyse de sang pour savoir quel était mon vrai nom, ma vraie… identité et ascendance [il rit encore]. Je ne sais pas si je peux dire "N.N vivant". Il y a des "N.N" vivants, non ? » (2005)[14].

En choisissant de se raccrocher à l’acronyme « N.N. », Horacio dit simultanément qu’il a été un « anonyme vivant » et un « mort-vivant » (car le « N.N. », reste, pour la majorité des gens, sa version la plus connue : celle qui est inscrite sur les tombes). C’est cette discussion qui m’amena à comprendre combien la disparition vivante des enfants est le double, le reflet dans le miroir de la disparition morte des parents. Tatiana me l’exprimait ainsi : « D’une certaine manière, l’appropriation c’est comme une double disparition. C’est… en venir à… disons, à répéter la disparition des parents, mais… d’une autre manière. » Vera l’expliquait comme cela : « Les gosses font partie de la mort de leurs parents. Comme le "NN", c’est l’annulation, l’occultation de l’identité du disparu, comme si… il n’existait pas. » (2005)[15].

Nous pouvons tenter de dépeindre ce phénomène de répétition d’une même logique, de mise en abyme d’un même dessein d’effacement, à travers l’image d’une disparition fractale. Ce néologisme scientifique, inspiré de la racine latine fractus – « brisé » - ne peut être défini que de façon paradoxale, comme la disparition elle-même. « Structures gigognes en tous points », nous disent Cohen et Boulanger (2007, entrée « fractales » du dictionnaire), les objets fractals impliquent « une définition tautologique : un objet fractal est un objet dont chaque élément est aussi un objet fractal ». Au sein de la disparition, disparitions-morts d’adultes et disparitions-vies d’enfants sont des objets fractals. Le même dessin (dessein) s’y répète, la même structure faite d’une rupture de la loi et d’une rupture des liens est mise en abyme. Liens familiaux, liens sociaux, liens de sens : tous subissent la même force disparitionniste. C’est là qu’écrire et penser la disparition confine à la folie…

Si le Général Videla finit par s’exprimer un peu sur les disparitions d’adultes, en revanche le silence reste absolu concernant les enfants. Mais ses propos au sujet des adultes, rapportés précédemment, s’appliquent aux enfants comme en miroir : il s’agit d’un « déguisement », d’une « dissimulation » de la vie. Il ne s’agit pas « d’opacifier » un personnage public, ainsi que le dictateur le défendait à propos du leader de l’E.R.P., mais d’opacifier des liens familiaux.

Dans les limbes du social

Horacio me disait avoir vécu des années « comme… dans un lieu où l’on ne pouvait pas me dire Horacio… ». Jorge Castro Rubel déclarait à la presse, au moment où il découvrait qu’il était fils de disparus, l’urgence de connaître la vérité « pour cette famille qui a passé une vie à le chercher » (2014)[16]. Ce qui se dessine dans les témoignages de ces disparus-vivants, c’est un lieu qui les met en dehors de leur vie, un non-lieu plutôt : un espace où la vie qui devrait avoir lieu reste en suspens.

Ces disparitions de la seconde génération génèrent un espace-temps paradoxal qui affecte les victimes directes dans leur rapport au monde, mais qui affecte également le rapport que l’ensemble de la société peut construire avec cette génération d’Argentins, entre vie et mort, passé et présent, réalité et fantasme. Nombreux sont les auteurs qui soulignent combien le « noeud » de la disparition se situe à l’articulation du psychologique et du social, de l’intime et du collectif. La disparition, nous dit Jean-Louis Déotte, « dévitalise tous les rapports sociaux, déçoit la créance dans le monde sensible, perturbe les généalogies, réduit les scansions du temps à l’éternel présent de la disparition, confond l’ici-bas et l’infra-monde des limbes.» (Deotte, J.-L ., 2002). M. Otero Rossi, S. Payan et G. Reynier (2014, p. 217), eux, parlent de « malaise dans la culture ».

Cet espace-temps paradoxal, où vivent les enfants de disparus non identifiés, peut, me semble-t-il, être qualifié de limbe du social. Mais la société tout entière, qui du fait de l’existence de ce paradoxe, vit un véritable malaise, un mal-être, peut sans doute être elle-même qualifiée de « société des limbes »…

Si le concept de limbes est marqué par le catholicisme, son usage m’apparaît ici comme un clin d’oeil à la vision messianique et quasi eschatologique de la dictature (« le sang versé est source de rédemption. Dieu a choisi l'Armée pour sauver l'Argentine [...] Les militaires forment une phalange d'hommes honnêtes et purs [...] », disait alors Victorio Bonamin, vicaire de l’Armée)[17]. Un clin d’oeil, mais pas seulement. Au seuil du paradis et de l’enfer selon Saint Augustin, et donc au seuil de l’espace dévolu aux morts, les limbes des enfants y reçoivent les âmes des enfants morts avant d’avoir reçu le baptême. Pour Jean-Bertrand Pontalis, les limbes sont l’espace des identités en crise : l’espace de « ceux qui ne sont pas ce qu’ils sont ou croient être. » (1998, p. 12.) Transposées ici à la métaphore sociale, les limbes abritent des enfants qui n’ont pas reçu leur nom, leur filiation, leur vérité historique. Ils ne peuvent accéder pleinement à l’espace familial et social qui leur avait été préparé. Ils sont dans un état intermédiaire, entre disparition (de leur identité de naissance) et apparition (d’une identité fictive, mais vécue). Ils sont, pour reprendre les mots de Jean-Bertrand Pontalis, « à mi-chemin entre le clair et le sombre ». Ils demeurent « dans l’imparfait, dans l’inachevé, dans l’inquiétude […]. » Ils sont là, mais sont « hors du temps mesurable comme de l’éternité. » (1998, p. 12.) À force d’être aux abords de leur vie sans y être pleinement, ils sont symboliquement aux abords de la mort.

L’expression « limbes du social » nous renvoie également à l’usage métaphorique du terme : limbes de la mémoire, de l’oubli, de l’inconscient… Le « lieu » où se vit la disparition est fait de toutes ces brumes à la fois. Il est « limbes » en ce qu’il est, pour reprendre encore Pontalis, « le lieu de l’absence » (1998, p. 26). Les limbes nous renvoient à des états intermédiaires et indistincts, entre la vie et la mort, entre la mémoire et l’oubli, entre le jour et la nuit, entre vérités et mensonges…

Pour définir la situation paradoxale des disparus ainsi que de leurs familles au deuil en suspens, j’avais jusqu’à présent usé de l’image de la liminalité, empruntée à Victor Turner (1969/ Verstraeten, 2006). C’était l’idée que les disparus se situaient sur un seuil, à la lisière de la vie et de la mort. C’était l’idée que leur famille était sur le seuil du deuil, mais ne pouvait en entamer le chemin sans que la mort ne soit préalablement énoncée. Inspirée des « rites de passages » d’Arnold Van Gennep (1909), je tentais ainsi de définir le statut des victimes. Or, l’idée des limbes ajoute des brumes à cette vision un peu trop mécanique des étapes à franchir dans le chemin du deuil. Les « limbes du social » ne touchent pas que des intimités blessées, mais touchent des liens sociaux blessés, des liens de sens blessés, la loi et le vivre ensemble blessés. Tant que ces limbes existent, elles marquent le reste du social de leur existence, comme les limbes de la mémoire et de l’inconscient peuvent marquer les quotidiens et dicter les comportements.

La loi et les liens

Ces disparus vivants, aujourd’hui encore, peuplent de façon paradoxale une société argentine qui ne saurait être intacte. Ils sont autant de « noeuds » qui empêchent le passé de passer. Ils se situent à l’articulation du traumatisme individuel et du trauma collectif, là où secrets de famille et secrets d’État se rétroalimentent. Les effets sont dévastateurs tant sur leur intimité que sur les liens sociaux. C’est ainsi que M. Otero Rossi, S. Payan et G. Reynier tentent eux aussi de décrire combien ces disparus de deuxième génération, « sujets appropriés » selon leurs termes, mettent « en exergue la spécificité argentine du malaise dans la culture (doutes liés à l’identité des individus d’une génération) et des idéaux sous-jacents aux actes des tortionnaires (psychologie des foules dans la planification des vols d’enfants) notamment. Ces phénomènes – historiques, anthropologiques et psychanalytiques – […] constituent une figure contemporaine de la souffrance psychique qui réactualise en permanence le malaise dans la culture […]. » (2014 ; p. 217).

Le fait même que la disparition soit possible est une triple blessure. Elle signifie que l’État a failli dans son application des lois de la parenté qui fondent sa société, et selon lesquelles un enfant ne peut être « adopté » que s’il a été abandonné. La disparition des enfants est donc une blessure de la loi. En isolant des familles dans leur désespoir, en opposant un mur d’impunité à l’amour qu’elles veulent transmettre, elle est une entame dans la conception culturelle de la famille. En s’appuyant sur la collaboration active – ou même passive – de civils (médecins, administrateurs, religieux… voisins, amis, cousins des « appropriateurs »), elle mine les liens sociaux. Les enfants de disparus, tout en vivant quotidiennement dans la société argentine, y tiennent un rôle atypique : celui de l’incarnation de la non-loi, de la non-famille culturelle, du non-lien social. La psychanalyste argentine Fabiana Rousseaux nous parle de « lien social disparu » (2014) : alors même que la société tente de poursuivre son histoire, elle abrite une « bulle » où continue d’exister sa propre négation. Elle avance, cahin-caha, alors qu’elle abrite encore 400 yeux de Caïn.

Blessure de la loi, la disparition est également une blessure du langage (fait de liens de sens et de liens sociaux), qui ne parvient pas à la nommer. Il en découle une entame de la Justice, qui ne peut la juger. Le caractère anomique de la disparition, disparition morte comme disparition vivante, est la clé de voûte de son impunité.

Le terme « disparition » est un terme qui émerge peu à peu de la nébuleuse. Mais elle n’est pas encore, ni au début n à la fin de la dictature, une catégorie juridique. Il faudra attendre 2010 pour que, « disparition forcée », elle soit reconnue comme un crime contre l’humanité. En attendant, quand la Justice a pu se pencher sur la question (en dehors de la longue période où des lois d’impunité étaient en vigueur), elle a tourné autour de l’abîme sans pouvoir le nommer : « séquestrations », « exécutions extrajudiciaires », « tortures » disaient une part de la disparition mais n’en disaient pas tout. Elles n’en disaient pas l’effacement des traces, ni le haut degré de perversion, ni le caractère « toujours en action ». Elles ne disaient pas la souffrance sans cesse renouvelée des victimes. Et elles n’étaient pas imprescriptibles.

Les disparitions d’enfants, au sein de cette disparition forcée, ont en plus subi les aléas de la faible protection juridique de l’enfance. Ce n’est qu’en 1989, une fois faites toutes les falsifications d’identités, une fois lancé le chemin de l’impunité, que la loi internationale reconnaîtra, par le biais de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, le droit de l’enfant « à connaître ses parents et à être élevé par eux » (art. 7), son « droit de préserver son identité, sa nationalité, son nom et ses relations familiales, tels qu’ils sont reconnus par la loi, sans ingérence illégale » (art. 8.1). L’article 9 précise même : « Lorsque la séparation résulte de mesures prises par l’État partie, telles que la détention, l’emprisonnement, l’exil, l’expulsion ou la mort (y compris la mort, quelle qu’en soit la cause, survenue au cours de la détention), des deux parents ou de l’un d’eux, ou de l’enfant, l’État partie donne sur demande aux parents, à l’enfant ou, s’il y a lieu, à un autre membre de la famille les renseignements essentiels sur le lieu où se trouve le membre ou les membres de la famille […] » (art. 9.4).

Mais dans l’Argentine du « terrorisme d’État », la légalité est pénétrée de l’illégalité. C’est la face cachée de l’État – l’État terroriste – qui agit, et la face publique de l’État qui cache. L’État crée une bulle hors du sens, rend impossible tout dialogue et toute dialectique. En créant cette bulle, en déployant son brouillard, il perd son rôle de tiers médiateur entre ses citoyens, il perd son statut de garant de la loi pour devenir l’incarnation de sa propre négation. Difficile, dès lors, pour la Justice, de reprendre la main… alors qu’elle-même a été minée dans ses fondements.

Dans les divers procès relatifs à des appropriations d’enfants, au cas par cas, elle tâtonne. Ce n’est que le 5 juillet 2012 que la loi nationale est raccommodée, par le biais d’un Tribunal Oral fédéral qui reconnaît le caractère prémédité, organisé et éminemment criminel du vol de bébés, lors de la lecture d’une sentence attendue pendant 29 ans par l’association des « Grands-Mères de la Place de Mai » : ces appropriations sont alors qualifiées de « crimes contre l’humanité mis en oeuvre à travers une pratique systématique et généralisée de soustraction, rétention et occultation de mineurs, supprimant leur identité, l’altérant ou la rendant incertaine à l’occasion de l’enlèvement, de la détention et de la disparition ou la mort de leur mère, dans le cadre d’un plan général d’annihilation, déployé sur une part de la population civile, qui, au prétexte de combattre la subversion, usa entre 1976 et 1983 des méthodes du Terrorisme d’État. »[18] Par ces termes juridiques, la Justice se réaffilie à une « éthique de la vérité », qui, selon Fernando Ulloa, est la condition de possibilité d’une réparation des dommages causés aux enfants (dans Herrera et Tenenbaum, 2001, p. 212). Parce que je comprends la disparition des enfants comme un « noeud », à l’articulation de l’intime et du collectif, je comprends également cette éthique de la vérité comme la condition de possibilité d’une réparation du social, d’un éclaircissement des limbes.

Une fois rétablie « l’éthique de la vérité », reste à rétablir toutes les petites vérités, celles de toutes les histoires de vie encore en suspens. Car la « vérité », nous dit Maria-Lucila Pelento, est un réseau de sens : « Le mensonge et la vérité ne sont pas des faits ponctuels, mais des réseaux d’énonciations fallacieuses, dans le cas du mensonge, et d’énonciations véridiques dans le cas de la vérité. Ce sont des réseaux de prohibitions et de secrets dans un cas, des réseaux de relations dans l’autre cas. » (Herrera et Tenenbaum, 2001, p. 211).

La loi et les liens ont été brisés en de multiples endroits lors de l’initiation du crime de disparition forcée. Leurs destructions se rétro-alimentent, ce sont des destructions par contagion, en réseau. La loi et les liens sont brisés, de manière fractale, chaque fois qu’un disparu-vivant est occulté. Mais la loi et les liens se raccommodent de manière solidaire, en réseau, chaque fois qu’un élément de vérité est dit, chaque fois qu’un élément du crime est jugé. Chaque fois qu’un enfant de disparus-morts est retrouvé, et que sa vie-disparition devient une vie-histoire (une vie marquée par l’histoire collective), c’est l’ensemble de « l’éthique de la vérité » qui se voit un peu réparée. Ces enfants sont signes et symptômes de la persistance du mal-être disparitionniste. Leur accession personnelle à la vérité de leur histoire est d’une grande portée symbolique pour l’ensemble du social. Elle redit une loi et des liens qui fondent le vivre-ensemble, qui désignent les transgressions et permettent de les surmonter, qui disent les limbes et permettent de les réduire.

À transgressions plurielles, vérités plurielles

Le malaise est prégnant à chaque étape d’une recherche en sciences humaines et sociales qui se penche sur la violence extrême : il est fait d’inhibition, d’affolement des sens et des émotions, et d’un questionnement éthique et politique permanent. Mais ce malaise est plus fort encore autour des enfants, car ces disparitions-là sont encore en action aujourd’hui. Il ne s’agit pas de se pencher sur les représentations mentales, sociales et culturelles d’un passé qui ne passe pas, mais d’une histoire encore ouverte, plaie ouverte sous nos yeux, dans les limbes du social où nous craignons de nous engluer.

Les disparitions forcées d’adultes restent actives, sur le plan symbolique, tant que les corps ne sont pas retrouvés, tant qu’un récit ne peut être construit sur la mort, et tant que des rituels ne peuvent être offerts aux morts par la famille. Mais ces disparitions d’enfants restent actives, dans le symbolique et dans le réel, tant que les personnes ne sont pas retrouvées, tant qu’un récit ne peut être construit sur leurs vies, tant que la famille d’origine ne peut faire connaissance et reconnaissance de l’enfant perdu… en somme, tant qu’une éthique de la vérité n’est pas rétablie.

L’espace-temps limbique est paradoxal. Il appartient au registre du symbolique, mais il est doué d’une force contraignante sur le réel et sur notre capacité à appréhender le réel. Cette contrainte du symbolique paradoxal rend l’approche sensée difficile, et peut-être rend-elle l’approche académique impossible : à vouloir trop « cadrer » ces limbes, nous courrons le risque de perdre de vue leur nature intrinsèquement confondante. Pour autant, abdiquer la pensée serait rendre victorieux le crime. L’une des possibilités, pour éviter le piège de l’affolement du sens comme celui de sa congélation, est l’établissement d’une « éthique des vérités multiples ». La multiplication des petites vérités – et non une « vérité » pleine, entière, absolue –, la multiplication des témoignages et des histoires de vie permet de baliser le brouillard. Les « restitutions » d’identité des disparus vivants participent de ce réensemencement de la pensée par la diversité des regards sur le réel (diversité des « vérités »).