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Durant la dernière dictature militaire argentine (1976-1983), plus de 10 000 citoyens, victimes de la répression illégale et de la Guerre des Malouines, ont été violemment arrachés à la société. Le gouvernement a d’abord été responsable – entre autres crimes – de la violation systématique des Droits humains, par sa stratégie répressive fondée sur la détention clandestine, l’assassinat et la disparition physique de milliers de personnes. Ce même gouvernement militaire a ensuite décidé, en 1982, de récupérer les Îles Malouines, ce qui a déclenché un conflit armé entre l’Argentine et la Grande-Bretagne. Le 14 juin de la même année, les Forces armées argentines se rendaient, après avoir perdu 649 soldats.

Je présente dans cet écrit une synthèse des résultats de mes recherches doctorales (Panizo, 2011), dont l’objectif était d’analyser comment les proches de « disparus » victimes de la répression et les proches de soldats tombés pendant la Guerre des Malouines avaient affronté la problématique de la mort, en prenant en considération l’absence de corps et l’impossibilité de réaliser des rites funéraires socialement établis.

Dans le cadre de ces recherches, j’ai réalisé un travail de terrain comprenant de l’observation participante et des entretiens (libres et réitérés) avec des proches de ces « disparus » et de ces morts qui appartiennent à deux organisations dont le nom, traduit ici en français, fait référence à des situations spécifiques : « Familles de disparus et détenus pour raisons politiques » et « Commission des familles de soldats tombés pendant la Guerre des Malouines et des Îles de l’Atlantique Sud ». Nous le verrons, ces deux situations spécifiques ont produit une rupture dans les façons habituelles d’affronter la mort, et les proches ont dû, dans les deux cas, s’adapter pour surmonter les pertes en réélaborant de manière créative les cadres conventionnels de compréhension de la mort.

Avant d’aborder cette analyse, il est important de souligner que je considère « la mort » comme un processus social, survenant après la rupture des relations sociales qu’est le décès, un processus dans lequel l’entourage s’investit  alors que le groupe et la communauté jouent un rôle fondamental. Pour définir ce contexte de « la mort », je m’appuie sur les travaux de Van Gennep (2008) qui mettent en lumière le fait que des rites de passage sont alors en cause. Ces rites intègrent une succession d’étapes de séparation, transition, agrégation, avec des symboles rituels spécifiques. On peut les comprendre comme des rituels d’affliction, selon la distinction que font Cordeu, Illia et Montevechio (1994, p. 137) entre deuil intime et affliction partagée[1]. Pour ces auteurs, le deuil est « la conjonction de pratiques matérielles, mentales et symboliques se référant à l’ancien vivant, et qui sont surtout à la charge des proches survivants » (1994, p. 135). Ainsi le deuil intime est-il davantage un processus psychologique que l’affliction. L’affliction, pour sa part, fait référence aux processus rituels collectifs qui permettent la réintégration des endeuillés dans la communauté des vivants. Ces deux champs sont intimement liés, puisque les mécanismes sociaux d’affliction partagée sont d’un grand secours dans la résolution des crises individuelles du deuil, et vice-versa.

« La mort » est donc considérée comme un processus social qui recouvre deuil et affliction (duelo et luto). Ce processus implique une transition, qui demande des temps et des rituels spécifiques, et dans laquelle le corps mort devient le principal symbole. La reconnaissance sociale et étatique est de la plus haute importance. Nous observerons, dans le cas de la Guerre des Malouines, malgré l’absence de corps, la présence de pratiques funéraires ainsi que de pratiques étatiques de légitimation officielle du décès. À l’opposé, il n’y a, dans la « disparition », ni mort – ni corps – à qui rendre culte et prêter attention, ni espaces sociaux qui porteraient appui, contenance ou attention aux personnes endeuillées.

Nous verrons également que lors des entrevues, nos interlocuteurs construisent leurs cadres symboliques d’interprétation en choisissant des symboles et une idéologie[2] qui orientent leurs manières respectives de donner sens à la mort. Je m’appuie sur les travaux de María Julia Carozzi (1998) pour qui le concept de « cadres d’interprétation » se réfère à « la reproduction de situations courantes systématiquement transformées », qui modifient les schémas de compréhension préalables. Les « cadres symboliques d’interprétation » font donc référence ici à des cadres d’interprétation qui modèlent la façon dont les familles, intégrées à des groupes identitaires précis à partir d’une situation extraordinairement violente, donnent sens à la mort, tant dans l’arène publique que privée. Le fait de les identifier comme des « cadres symboliques d’interprétation » permet de porter notre attention sur les symboles qui mobilisent les familles. Les représentations générées dans ces cadres interprétatifs répondent à des représentations, valeurs et pratiques structurées à un niveau national. Ainsi observerons-nous, par exemple, que la figure du « héros » ou les décorations décernées deviennent des outils culturels, exprimant et mettant en scène diverses significations qui permettent aux proches de comprendre leur relation à leurs parents morts, mais aussi leur relation à l’histoire culturelle. Ainsi les cadres symboliques des groupes sont-ils des répertoires symboliques qui orientent les pratiques et systèmes de représentation des familles, pour répondre à la problématique de la mort en accord avec leurs intérêts et pour symboliser un type de relation spécifique entre les familles et leurs proches. En ce sens, les rites et les pratiques funéraires sont compris non seulement comme des instances d’adieux, de séparation et d’intégration des sujets sociaux (vivants comme morts), mais aussi comme des moyens expressifs de communication qui rendent compte du cadre social à travers lequel les individus donnent du sens au passé et au présent, et s’identifient à un groupe. En nous attachant aux cadres interprétatifs de chacun des groupes de familles, nous verrons donc les particularités de la mort et le sens qui lui est donné dans le cas des « disparus », d’abord, et dans le cas de la guerre des Malouines, ensuite.

Les disparus de la dernière dictature militaire argentine

À partir de la « disparition », différents organismes de défense des Droits humains se sont formés en Argentine, réclamant à l’État « mémoire, vérité et justice ». J’ai travaillé avec l’organisme « Familles de disparus et détenus pour raisons politiques », né officiellement à Buenos Aires (capitale fédérale) en septembre 1976. Cette organisation, en plus de produire un discours humanitaire, s’est caractérisée par 1) la revendication de la militance des « disparus » ; 2) la réclamation de « l’apparition en vie » des disparus et de la libération des prisonniers politiques ; et 3) la non-acceptation publique des morts jusqu’à ce qu’apparaissent corps et coupables. Puisque la méthodologie de la « disparition » se caractérise, après l’assassinat, par le fait de taire la mort et de cacher les corps, les familles n’ont pu accéder à une connaissance claire du fait et des formes de la mort, et ont été empêchées de réaliser quelque rituel funéraire conventionnel que ce soit. La figure du « disparu » faisait ainsi référence, au départ, à une personne qui aurait été soustraite de la vie sociale, et dont on ignorerait où elle se trouve. Elle était synonyme de recherche. Une fois que les familles découvrirent l’existence des centres clandestins de détention et des tortures exercées sur les détenus / disparus, surgit le fantasme de disparus désorientés, rendus amnésiques par les souffrances, que l’on pourrait retrouver alors à chaque coin de rue. Avec le temps, après les témoignages des ex-détenus, le rapport Nunca más (CONADEP, 1984)[3], le Procès des Juntes (1985)[4] et les identifications de l’EAAF[5], la recherche des vivants se transformait en recherche du corps mort et de la mémoire, la vérité et la justice.

La revendication de la militance des « disparus », de la part d’une organisation qui, dès ses premiers pas, est engagée politiquement, est un facteur clé pour comprendre l’intention de maintenir le « disparu » comme sujet actif, comme partie prenante de la recherche de la vérité et de la lutte politique contre la dictature. L’une des caractéristiques essentielles de l’organisme est d’avoir reconnu, dès l’entrée, que les « disparus » et détenus avaient, dans leur majorité, un lien étroit à la politique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, au moment de choisir le nom de l’organisation, fut ajouté le « pour raisons politiques », qui assumait cette réalité et en témoignait de la fierté. C’est pour cette raison que dès l’entrée, cet organisme ne se limitait pas à la recherche des disparus, et se mettait en lien, en continuité avec la ligne idéologique des absents, avec d’autres secteurs militant contre divers droits bafoués. L’organisme milite par ailleurs pour que les responsables des disparitions et assassinats soient poursuivis en justice, et pour que les « disparitions » ne soient pas admises comme des « morts » tant que la justice ne sera pas advenue.

Pour ceux qui n’ont pas eu la possibilité de récupérer les corps, leur absence, à laquelle s’ajoute le manque de signes tangibles de la mort, et donc la non-reconnaissance sociale de cette mort, la réalisation de rites funéraires collectifs devient particulièrement difficile. Le mort, qui est en même temps un vivant, ou qui n’est ni mort ni vivant, ne parvient jamais à entrer dans le monde des morts et cela rend difficile, pour l’endeuillé, tant la réintégration adéquate à la vie sociale que le remplacement du lien brisé. Dès lors, les proches opposent deux approches de la perte : celle qu’ils appellent l’approche « logique » ou « rationnelle », qui accepte la mort, et celle qu’ils appellent « irrationnelle » ou affective, celle qui vient « de l’intérieur », et où surgit l’espoir. Tant que ni le corps ni une information spécifique sur la mort n’apparaissent, ces deux types d’approche de la mort interagissent comme deux modalités possibles de la réalité. Cette ambiguïté existentielle, ajoutée au manque de pratiques funéraires spécifiquement dédiées aux « disparus » en général, bloque le passage du sujet rituel de la vie à la mort. En ce sens, j’ai proposé de parler de « mort non reçue »[6], lorsqu’il n’y a pas de mort à qui rendre un culte, lorsque les pratiques rituelles apportant appui et contenance aux endeuillés ne peuvent avoir lieu. Les proches ne disposent alors pas d’espaces sociaux où la mort du « disparu » serait collectivement légitimée.

Dans les cas d’une « mort non reçue », il ne se produit pas d’actions rituelles qui assigneraient, au sein de la structure sociale, aux uns le rôle de morts, aux autres celui d’endeuillés. Il s’agit donc d’une mort sans corps présent, aux aspects ambigus et paradoxaux. En ce sens, les disparus peuvent être considérés comme des êtres « liminaux », qui sont « sur le point d’être » quelque chose, ou qui « sont et ne sont pas » à la fois[7]. Ils sont de l’ordre de l’interstructurel, ils ne sont ni morts ni vivants, mais vivants et morts à la fois, ils ne sont ni ici ni là-bas… et ils sont partout (Panizo, 2011).

Une pratique montre l’ambiguïté de la disparition : celle des avis publiés quotidiennement, depuis la fin des années 80, dans le journal Página 12 de Buenos Aires[8]. Le quotidien les publie gratuitement, et il s’agit de messages qui rappellent la date de naissance et d’enlèvement du « disparu ». Dans certains cas, on y détaille des éléments sur la disparition ou la mort, on y fait des réclamations et des dénonciations. En général, les textes sont accompagnés d’une photo du disparu en question. Bien entendu, ces souvenirs publiés portent des messages très divers : certains demandent des informations sur le destin de leur proche et vont jusqu’à donner une adresse où envoyer des informations ; d’autres convoquent à des cérémonies et des messes ; d’autres s’adressent aux « disparus » ; d’autres laissent des messages au public en général, l’informant de la « disparition » et du terrorisme d’État ; d’autres encore réclament mémoire, vérité et justice ; certains, enfin, rappellent l’anniversaire de la « disparition » ou de la mort. Dans ces derniers cas, il est intéressant de souligner que ces souvenirs publiés marquent une nette différence entre les allusions aux assassinats ou aux morts et les allusions aux « disparitions ». Quelques membres de l’organisme des « Familles de disparus » ont, par exemple, modifié le style des sollicitations après avoir récupéré le corps de leurs proches, grâce à l’Équipe argentine d’anthropologie légiste. Après l’identification du corps, les sollicitations ne faisaient plus seulement allusion à un « disparu », mais à un « assassiné ». Sans écarter le fait que pour certaines familles, ces souvenirs publiés puissent en venir à avoir une fonction funéraire, nous pensons, en général, qu’ils marquent une continuité avec les pratiques habituelles des familles en matière de recherche de leurs enfants, de leurs corps, et avec le slogan « mémoire, vérité et justice ».

Un autre élément manifeste l’ambiguïté existentielle de la disparition, et l’encadre : la « Loi 24.321, Disparition forcée de personnes »[9]. La promulgation de cette loi est l’une des plus grandes victoires de l’organisme : victoire face à l’obligation, pour tout document légal (comme la déclaration de droits parentaux ou des indemnisations), de déclarer préalablement la mort du « disparu ». Le projet de loi a été conduit par les associations « Familles de disparus et détenus pour raisons politiques », des « Mères de la Place de Mai – Ligne fondatrice » et des « Grands-Mères de la Place de Mai », puis discuté avec divers organismes de défense des droits humains avant d’être porté devant la Chambre des Députés. Cette nouvelle loi, au pouvoir rétroactif, venait remplacer la « Loi d’absence avec présomption de décès » (Loi 14.394). Les effets civils des deux lois sont les mêmes, mais à l’inverse de la première, la dernière n’implique aucune reconnaissance de la mort par les juridictions civiles. Elle reconnaît la figure de « l’absent pour disparition forcée », sans nécessité de déclarer la mort. Une nouvelle catégorie juridique s’institue alors, et une nouvelle forme d’administration de la mort est mise en évidence, dans le but de régulariser et réparer, depuis l’État de droit, les dommages causés par les gouvernements dictatoriaux[10].

Ainsi, si au départ le « disparu » se trouvait dans les interstices de la structure sociale, la nouvelle loi réinscrit la figure de la « disparition » dans le registre du socialement établi et permis, elle la réinsère dans la structure, la rend visible. Le « liminal » (compris comme à la limite de la vie et de la mort) quitte alors sa marginalité structurelle, tout en maintenant un haut degré d’ambiguïté et de paradoxe. Depuis le social, si la mort n’est pas validée, en revanche l’état de « liminalité » est légalisé. Ainsi le terme de « disparition » fait-il référence à une condition d’ambiguïté structurelle où les sujets, soustraits à la réalité, sont « sur le point d’être morts » mais ne le sont pas tant que n’apparaissent ni corps ni coupables.

La « liminalité », la « mort non reçue », puis la « disparition socialement reconnue » sont autant d’étapes où les proches de disparus résistent politiquement à toute pratique sociale qui tenterait de donner les leurs pour morts. Cette résistance perdure jusqu’à la récupération du corps. À partir des exhumations réalisées par l’Équipe argentine d’anthropologie légiste, la « mort non reçue » se convertit en une « mort socialement reconnue » ; le phénomène du décès est socialement reconnu et la condition sociale de chaque personne se reconstruit.

Disparition dans le cas de la Guerre des Malouines

Si une large part de la société soutient initialement la décision du gouvernement de prendre les Îles Malouines, l’après-guerre est, elle, marquée par une réaction anti-Malouines (Guber, 2001, p. 113). Car après la défaite, un silence généralisé sur la guerre, largement induit par le gouvernement lui-même, pousse la société à associer la guerre et les Îles à la dictature militaire. L’État argentin n’a pas seulement été compris comme responsable de la torture et de la mort de milliers de disparus, il a également été jugé responsable de la mort des jeunes soldats tombés au combat. Car là encore, il n’a donné aucune information sur les lieux ni sur les formes de la mort. C’est ainsi, rapporte Rosana Guber (2004, 2001), que sont apparus ceux que la presse a appelés les « Pères de la Place de Mai », qui réclamaient des informations officielles sur le sort de leurs enfants « disparus en action ». Bien que l’État dictatorial n’ait pas fait de recherches et n’ait pas davantage informé clairement qui que ce soit sur les modalités de la mort durant la guerre, le gouvernement a déclaré « morts » ces disparus, quelques mois à peine après la fin des hostilités (Lorenz, 2006, p. 119). La gestion de ces morts a mis en lumière, par comparaison, la négation et l’occultation des « disparus » desquels il était signifié qu’ils pouvaient relever tant de la vie que de la mort. Les morts des soldats tombés dans ce conflit ont été comprises par le pouvoir, à la différence de celles des « disparus », comme « concrètes », « nationales » et « héroïques »[11].

À l’image des organismes liés à la « disparition » des opposants, différentes organisations non-gouvernementales – organisations civiles ou de vétérans – se sont formées à la fin de la guerre. L’association des « Familles de soldats tombés aux Malouines et dans les Îles de l’Atlantique Sud » se constitue en commission, à Buenos Aires – Capitale fédérale, en 1982.

Contrairement aux associations de proches de « disparus », cette Commission ne se fonde pas sur des réclamations et des protestations envers l’État national, mais propose d’honorer publiquement les êtres chers morts pendant la Guerre, de réaffirmer la souveraineté argentine sur les Malouines, de promouvoir toutes sortes d’activités qui confirmeraient le « concept d’argentinité » ou renforceraient « les valeurs culturelles, spirituelles et sociales qui caractérisent le peuple argentin ». Ainsi, dans le paysage symbolique de l’histoire argentine, parmi les symboles de l’unification de la diversité culturelle, les familles des Malouines choisissent-elles de se placer sous les signes de la patrie, de la religion et des ancêtres : elles revendiquent l’engagement sous le drapeau, se réapproprient l’image de la Vierge de Luján, et identifient leurs proches aux héros nationaux consacrés par l’histoire officielle. Dans le paysage des représentations associées à l’histoire récente, cette fois-ci dans le contexte de la dictature militaire, alors que le statut de victime et les dénonciations de violations des droits humains étaient associés aux « disparitions » de personnes, l’élaboration du sentiment de la mort des soldats s’inscrivait davantage dans le registre de « l’unité nationale » que dans celui de la dénonciation sociale.

À partir de l’objectif premier, pour les familles, d’honorer publiquement les héros, des activités se développent. Au fil de ces activités se créent rituels et espaces funéraires où les endeuillés affrontent la mort « en face », dans des espaces d’attention rituelle. Ces activités finissent donc par fonctionner comme des espaces sociaux où les soldats tombés à la guerre ne sont plus seulement présentés comme des héros nationaux. Et c’est indispensable pour ces familles qui, comme celles des « disparus », sont confrontées à l’absence de corps et à l’impossibilité de réaliser quelque rituel funéraire conventionnel que ce soit.

Ce conflit armé s’est soldé par 649 victimes. Pourtant, le cimetière de Darwin ne compte que 237 sépultures, réparties en 230 tombes individuelles et deux fosses communes : l’une compte quatre membres d’équipage d’un hélicoptère et l’autre, trois membres d’équipage d’un Lear Jet abattu. Des 230 tombes, 123 possèdent des pierres tombales portant les mots « Soldat connu de Dieu seul » et 107 tombes, ainsi que les deux fosses communes, possèdent des pierres tombales où sont inscrits les noms et prénoms des personnes enterrées. Manquent, dans ce cimetière, les 323 victimes du naufrage du croiseur ARA General Belgrano, deux membres d’équipage du Lear Jet enterrés sur l’Île de Bourbon, différents marins perdus avec leurs navires, un certain nombre de pilotes abattus et quelques soldats enterrés sur l’Argentine continentale.

Les familles expriment leurs difficultés à affronter la mort alors que les pratiques rituelles habituelles sont empêchées. Pour contourner les obstacles et les ambiguïtés produites par l’absence de corps, il a été important pour les familles, non seulement de s’appuyer sur des recours étatiques – avec, par exemple, les termes de la « Loi d’absence avec présomption de décès » (Loi 14.394) –, mais également de s’appuyer sur l’histoire nationale. C’est pourquoi elles mettent l’accent sur la figure du héros plutôt que sur celle de victime, elles cherchent à abstraire cette guerre du terrorisme d’État et proposent d’inclure les soldats tombés à la guerre au panthéon de référence des illustres citoyens de la Nation. Les héros des Malouines se distinguent alors des autres morts et se distinguent des « disparus », dont on pense comprendre qu’ils ne sont pas morts en défendant un territoire national menacé par des forces étrangères. Dans l’idée que les soldats tombés ont donné leur sang pour le territoire de tous, pour une cause nationale, les familles veulent penser la Nation comme une communauté morale, qui dépasse les gouvernants. Elles utilisent pour cela une métaphore organique, avec l’association symbolique corps-nation, présente dans toutes les représentations des familles pour légitimer l’incorporation des soldats tombés aux Malouines dans le lignage des citoyens illustres (Guber 2001 ; Lorenz 2006). Une fois admis que les leurs ont donné leur vie pour la Patrie, une fois ceux-ci consacrés par l’État argentin, à travers la Loi nationale 24 950, comme des héros nationaux[12], l’objectif principal de la Commission des familles a été de préserver la mémoire des soldats et de promouvoir des hommages publics, à l’image de ce qui se fait pour les illustres ancêtres. À cet objectif général s’ajoute la quête d’une relation spéciale entre les familles et leurs êtres chers, à travers différentes pratiques.

La catégorie du héros renvoie, dans ces cas-là, à des vies tragiquement interrompues pour une cause nationale et qui méritent donc une reconnaissance sociale particulière. L’héroïsme consiste alors, pour les proches également, en un sacrifice pour la patrie. Nombreux sont les proches qui soulignent l’existence de valeurs communes entre les soldats tombés aux Malouines et les pères fondateurs de la patrie, San Martin et Belgrano : les valeurs de la responsabilité sociale. En activant les symboles offerts par l’histoire nationale, les familles construisent un nouveau panthéon de héros, et une mémoire de la guerre qui exige de ne « pas oublier » les actes héroïques des soldats. Pour que la cause des Malouines ne soit pas dévalorisée par les conduites tout à fait condamnables des militaires à l’égard des « disparus », beaucoup de familles tentent de séparer la guerre du fait qu’elle a été conduite par une dictature militaire responsable de la disparition de personnes et de l’appropriation illégale de bébés nés en détention. On valorise le rôle du soldat tombé en tant que citoyen, pour défendre un territoire qui, selon l’expression des familles « appartient à tous » et ce, sans introduire les différences politiques du moment. De cette manière, le soldat tombé aux Malouines unit les Argentins face à un ennemi extérieur.

Ce qui ressort de la catégorie du « héros national » est la dimension sacrificielle. C’est ainsi que nous pouvons interpréter les récits de leurs proches, et surtout de leurs mères qui, en soulignant leurs réticences à voir partir leurs enfants à la guerre, mettent en lumière du même coup la décision et la volonté propres de leurs enfants. C’est ce qui fait d’eux des êtres sacrificiels : ce sont eux-mêmes qui offrent leurs vies pour consacrer la patrie.

Dans l’arène publique, on laisse entendre que l’objectif principal des familles est d’obtenir que la société dans son ensemble confère aux soldats tombés la gloire et le statut de héros patriotiques. Mais j’interprète également cette volonté de rapprochement avec l’institution comme la mise en place d’une relation spécifique aux morts, qui permettrait de soulager les douleurs et les culpabilités dues au contexte (mort violente à la guerre, absence de corps, impossibilité du rituel conventionnel, manque d’un adieu adéquat). En ce sens, une appréhension de la mort basée sur la tradition catholique argentine et la mythologie héroïque nationale propose des formes alternatives de relation entre les endeuillés et leurs morts –compris, je l’ai écrit, comme des martyrs volontaires –.

Parmi ces formes alternatives de communication avec les morts, nous trouvons ce que j’ai appelé des « autels domestiques », qui se construisent autour d’un symbole central, la photographie du mort à qui l’on rend un culte. Cette photographie est entourée d’autres objets symboliques, comme l’image de la Vierge de Luján, des rosaires, des croix, des diplômes, des objets de commémoration, ou des objets que les familles ont ramenés de leurs différents voyages sur les îles (du sable, des coquillages, des petits morceaux de bois, etc.). Dans ces espaces domestiques, transformés en lieux sacrés où elles les vénèrent « comme des Saints », les prient et les sollicitent, les familles sont étroitement connectées à leurs proches. Les ressources culturelles du catholicisme et la religiosité populaire y deviennent évidentes.

C’est donc au regard de leur mort au combat, du manque de leur corps et de leur « sacrifice volontaire » que les morts accèdent à la sainteté. C’est cette sainteté même qui permet aux familles d’établir une sorte de relation de réciprocité avec eux, de les maintenir au rang d’agents actifs de leurs vies quotidiennes. On confère alors aux morts une part de vitalité et l’on a avec eux des expériences extraordinaires qui peuvent se comprendre comme des signaux, ou comme des formes de communication, à travers notamment les prières et les demandes d’aide. Dans les relations que les familles construisent avec leurs proches décédés, elles ressentent leur présence permanente et leur soutien dans les moments difficiles de la vie.

Outre les autels domestiques, les familles trouvent d’autres façons d’entrer en relation avec leurs morts et ce, à travers divers rituels où la Vierge de Luján joue un rôle fondamental : celle-ci devient un symbole dominant de l’action rituelle en même temps qu’elle condense des références à la guerre, à la nation, au patriotisme, à la protection et à la maternité. Cette Vierge, dont la Commission a reçu une représentation de la part de l’Épiscopat de Mercedes (Province de Buenos Aires) en 2002, avait été choisie par l’Église comme l’un des piliers de la christianisation de l’État, et nommée en 1930 Sainte patronne de l’Argentine. Elle est également la patronne de l’Armée ; on l’associe au catholicisme traditionnel, au patriotisme et à l’identité nationale. L’Histoire du culte de la Vierge au sein de l’Armée remonte aux Généraux San Martín et Belgrano (Martín, 2000). Les membres des services religieux de toutes les composantes de l’Armée ont donc promu le culte de la Vierge de ses origines à nos jours (Martín, 2000 ; Obregón, 2007 ; Lozada, 2012). Ajoutons que la Vierge de Luján a joué un rôle particulier dans la guerre des Malouines, puisque le 8 mai, jour de commémoration de la « Sainte Mère », une messe la célébrant a eu lieu, en présence de l’Aumônier Vicente Martínez Torrens et du RI Mec 25 (Régiment d’Infanterie qui participait à la récupération des Îles le 2 avril 1982). Suite à cette messe, ils réalisèrent une pérégrination le long de la ligne de front, image de la Vierge en tête (Martínez Torrens, 2007, p. 114-115). Puis le 11 juin 1982, en plein conflit, le Pape Jean-Paul II, en visite en Argentine, pria la Vierge, dans la Basilique de la Vierge de Luján, demandant la paix et lui confiant le futur des peuples argentin et britannique (Obregón, 2007). La Commission des familles utilise donc une icône de l’identité nationale catholique, sujette à une forte dévotion populaire au vu du nombre de miracles qui lui ont été attribués. C’est, à mon sens, une façon de récupérer le capital symbolique des héros, capital entamé par l’action infamante de l’État et de la société.

En plus d’avoir « participé » à la majorité des activités de la Commission, la Vierge a, sous forme de statuette, parcouru presque l’ensemble des provinces du pays au fil de ses pèlerinages. Les pèlerinages ont permis d’amener aux différentes parties du territoire, à travers elle, le souvenir de la Guerre. La Vierge reçut alors différentes prières et offrandes jusqu’au 10 octobre 2009, date à laquelle elle a été amenée au cimetière de Darwin pour y rester aux côtés des tombes et du monument aux soldats morts de l’Île Soledad, dans les Îles Malouines. Ce sont donc des Argentins de toutes les provinces qui ont fait des offrandes à la Vierge avant son départ pour les Îles, lui demandant – entre autres choses – de veiller sur les héros.

La manifestation à la fois symbolique et matérielle d’offrandes et prières des fidèles avait, selon les angles d’approche, différents objectifs simultanés. D’un côté, le culte de la Vierge renvoyait, pour les familles, au culte des morts. La Vierge, qui incarne alors le corps symbolique de la nation, apporte avec elle le souvenir de la guerre et de ses héros aux différents villages argentins. D’un autre côté, ce culte a été compris comme un remerciement pour la protection spirituelle qu’elle avait apportée aux héros sur les Îles. Là aussi, les offrandes et prières à la Vierge sont des liens entre les Argentins de divers horizons géographiques et le royaume des morts. Enfin, à travers l’image de la Vierge, mère protectrice, les mères des Malouines étendent leurs liens et leurs soins maternels, interrompus par la guerre et entravés dans la mort par l’absence de corps. Ainsi la Vierge se convertit-elle en messagère, canal de communication entre différentes communautés, et entre les vivants et les morts. À travers cette fonction unificatrice du héros comme de la Vierge, c’est l’identité nationale qui est valorisée au détriment des autres identités, c’est la religion catholique qui est valorisée au détriment des autres religions. À travers la métonymie Vierge / Nation, à travers son pouvoir surnaturel de médiation entre les vivants et les morts, la Vierge non seulement monte la garde auprès des soldats morts, mais devient aussi la protectrice des Îles en prenant place au cimetière de Darwin. Nous y reviendrons[13].

L’image de la Vierge de Luján a également joué un rôle fondamental dans ces autres rituels funéraires que sont les messes du 2 avril. Le 28 mars 1983, le gouvernement dictatorial a, à travers la loi 22.769, déclaré le 2 avril « Jour des îles Malouines, des îles de la Géorgie du Sud et des îles Sandwich du Sud »[14]. Les familles ont donc choisi cette date pour réaliser, une fois par an, une messe en l’honneur des soldats tombés à la guerre et ce, dans la cathédrale métropolitaine de Buenos Aires qui, par ailleurs, abrite depuis 1882 les restes du Général San Martin, le Père de la Patrie. Lors de ces cérémonies, les familles offrent des fleurs aux soldats tombés (649 boutons de roses rouges qui représentent chacun d’entre eux). Ces messes portent à la fois les caractéristiques d’un rituel funéraire et celles d’une manifestation patriotique / militaire. Car à ces offrandes florales et à la minute de silence dédiée aux morts se mêlent les présences de militaires et de la Vierge, ainsi que divers symboles patriotiques, mettant publiquement en scène une façon particulière de comprendre la mort et mettant en évidence les liens de la Commission avec l’Église, l’Armée et l’histoire nationale.

Si des cénotaphes et des monuments en l’honneur des combattants tombés aux Malouines ont bien été érigés dans diverses villes argentines, le cénotaphe du cimetière de Darwin[15] a la particularité, alors qu’il est promu et géré par la Commission, de se situer certes là où reposent les corps, mais également sur un lieu encore disputé, un lieu qui a motivé la guerre et dont le retour dans le giron national est toujours attendu. Le cénotaphe et le cimetière de Darwin constituent donc un fait inédit dans l’histoire des affrontements belliqueux, en ce qu’ils sont construits par les vaincus, et administrés par les vainqueurs. Par là-même, la Commission considère ces constructions comme l’une de ses plus grandes victoires. En effet, elles offrent un lieu symbolique aux morts, à l’endroit même où ils ont laissé leur vie et perdu leur corps.

La Commission, soutenue par l’État, a pu concrétiser l’inauguration du monument en organisant deux voyages, les 3 et 10 octobre 2009, convoquant l’ensemble des familles. Comme dans une sorte de rituel funéraire, l’inauguration officielle du cimetière et l’intronisation de la Vierge ont agi pour de nombreuses familles comme une clôture du processus rituel à travers lequel les endeuillés se séparent définitivement de leurs morts. Reprenant Arnold Van Gennep et son analyse des rites de passages, Pierre Bourdieu propose d’appeler ces types de rites, « rites de consécration » ou « de légitimation », soulignant qu’ils séparent ceux qui participent à ces rituels de ceux qui n’y participent pas. La fonction essentielle du rite, affirme l’auteur, est « d’instituer une différence durable entre ceux qui sont concernés par le rite et ceux qui ne le sont pas » (1992, p. 113). En comprenant le rite comme une consécration, qui constitue « solennellement […] de manière licite et extraordinaire, une transgression des limites constitutives de l’ordre social » (ibid.), l’auteur nous amène à considérer que l’important n’est pas d’orienter l’attention vers le rituel de passage, mais plutôt vers la ligne de démarcation qu’il trace. Ici, pour que le sacrifice ne soit pas vain aux yeux des familles, alors même que la guerre est perdue, il est fondamental que l’échange propre au sacrifice ait bien lieu : en l’occurrence, que les corps qui reposent au cimetière permettent une certaine souveraineté sur les Îles. À partir de la guerre, les Îles ont commencé à prendre une place particulière dans la cartographie symbolique des familles. Et cette transformation s’observe à travers le langage métaphorique des familles, qui situent la Vierge, le corps des héros et la terre pour laquelle ils ont combattu dans le même champ sémantique. Ainsi, à travers l’idée de sacrifice volontaire et à travers la métaphore organique qui associe le corps et le « sang versé » à la terre, les morts sont compris comme métonymie de la terre. Cette opération symbolique permet aux familles de comprendre leurs morts comme des ressources nationales, moteurs de la souveraineté. L’inauguration officielle du monument peut alors être comprise comme la clôture d’un rituel sacrificiel, dans lequel l’objet sacrifié se verrait officiellement consacré héros sacré et protecteur de la Patrie. Et la métaphore, entendue de la bouche d’un proche de soldat qui voyait les corps comme des « drapeaux argentins appelant à notre reconnaissance », devient ainsi significative. Les corps deviennent des symboles condensant les projets politiques des familles, qui perçoivent leurs morts avec l’auréole des héros nationaux qui, selon leurs termes, sont « passés dans la grande histoire » et doivent « continuer à monter la garde de l’Argentine »[16].

Selon Van Gennep (2008), lorsque les rites funéraires sont respectés, la dernière étape de ce qui est alors un rite de passage voit l’intégration respective des morts dans leur monde et la réintégration des vivants dans le leur, à travers la séparation définitive des divers participants au rituel (les morts et leurs proches). Il s’agira plutôt, dans le cas présent, d’une distinction entre « sacralisés » et « non sacralisés ». Le mort ne passe en effet pas au monde commun des morts, mais plutôt au monde des « héros morts » au même titre que d’éminents ancêtres. Cependant, ce qui distingue ces soldats tombés des autres héros, c’est la localisation spécifique de leurs corps, représentant symboliquement la souveraineté argentine sur les Îles. C’est de cette manière seulement que peut se produire la séparation définitive des endeuillés et de leurs morts : en les intégrant à un espace géographique symboliquement dense, pour les consacrer « morts spéciaux », par l’intermédiaire sacré d’un symbole catholique de l’argentinité par excellence. Le cimetière délimite le profane et le sacré, en même temps qu’il unit, nous l’avons vu, les Îles et le reste du territoire argentin, à travers les morts et la Vierge. Suivant Bourdieu, l’effet le plus important du rite – dans ce cas précis, l’apogée d’un rite sacrificiel – est qu’il consacre la différence : le héros est institué être patriotique et sacré, en même temps que les autres mortels sont désignés comme « ne pouvant prétendre à ce type de légitimation rituelle » (1992, p. 115). Le pouvoir symbolique de ces corps au cimetière de Darwin, alors même qu’ils ne sont pas tous identifiés, ne s’exerce donc pas seulement dans le registre de la souveraineté sur un territoire disputé, mais joue également dans la consécration de sujets rituels comme des êtres prédestinés à lutter et à mourir pour la cause.

Derniers mots

Nous observons, au fil de ce travail, que les morts des « disparus » et des soldats tombés à la guerre ne trouvent de sens, pour leurs proches, qu’à travers des cadres symboliques qui permettent de les investir comme sujets historiquement signifiants. Mais les cadres interprétatifs des deux groupes, bien qu’ils partagent un même contexte historico-social, sont différents. Ils se sont approprié des configurations culturelles de façon distincte, selon leurs expériences et leurs intérêts propres. La « mort avec absence de corps » a donc provoqué, dans les contextes sociaux de la dictature, deux approches originales de la perte, en fonction du sens donné à ces morts particulières et de la possibilité de réinterpréter les représentations sociales.

Nous l’observons, parmi ces représentations se trouvent celles qu’a organisées l’État, avec 1) la promulgation de lois ; 2) les initiatives politiques liées aux droits humains, comme la formation de la Commission Nationale sur les Disparitions de Personnes (CONADEP) et l’élaboration de son rapport Nunca más ; ou 3) sa participation et son appui financier à des activités spécifiques comme la construction du Monument aux victimes du terrorisme d’État à Buenos Aires ou la construction du Monument aux soldats tombés durant la guerre des Malouines au cimetière de Darwin.

Mais les familles ont joué un rôle actif dans la conformation des représentations et des catégories sociales. Les décisions de l’État quant aux normes et aux lois, quant à la manipulation des corps et à la dénomination des morts n’instaurent pas seulement des catégories sociales du type « disparu en action », « mort au combat », « absent pour disparition forcée », « héros de guerre »… Elles instaurent également un fond social d’interprétation des morts.

L’analyse comparative de ces cas nous a permis de comprendre que la confrontation avec la mort est possible, malgré l’absence de corps, si l’on peut compter en première instance sur une reconnaissance officielle / étatique des morts. D’autre part, comme dans le cas de la Guerre des Malouines, l’existence d’un cadre social permettant la pleine réalisation de pratiques funéraires s’avère capitale.