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Le numéro 31 de la revue Socio-Anthropologie paru sous le titre Mortels! s’engage à poursuivre le travail de Louis-Vincent Thomas sur les imaginaires de la mort plus de 20 ans après son décès. C’est Valérie Souffron, l’auteure de Lire l’Homme et la mort d’Edgar Morin publié aux éditions Éllipses en 2013 et maître de conférences en sociologie à l’Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne, qui en assume la direction. En suivant l’un des axes de la socio-anthropologie de Louis-Vincent Thomas, chacune des contributions du numéro s’interroge sur la teneur des imaginaires de la mort à notre époque. Ces travaux se fondent sur l’hypothèse qu’à partir d’objets socio-anthropologiques tels que ceux que les « cultures non cultivées, populaires ou non » (p. 9) rendent disponibles au chercheur, il est possible de déceler des « manifestations de l’angoisse face à la mort telle qu’elle se joue, c’est-à-dire à la fois telle qu’elle se divertit et telle quelle se met en jeu » (p. 9). À l’issue du numéro, les résultats semblent rester fidèles à ceux des travaux de Louis-Vincent Thomas et visent à les actualiser.

Le premier texte du dossier que signe Valérie Souffron, comme l’entretien à caractère méthodologique qu’elle mène avec Patrick Baudry à la fin du volume, doit permettre au lecteur de cerner les contours de la socio-anthropologie de la mort de Thomas dans laquelle s’insère chacune des autres contributions du numéro. Pour les lecteurs moins familiers avec les travaux de l’anthropologue, il peut être utile de commencer par la conversation entre Souffron et Baudry puisque certaines des notions sur lesquelles s’appuie l’ensemble des textes, tels que celles d’imaginaires (p. 155) et de déni de mort (p. 160), y sont exposées avec davantage de clarté que dans le texte introductif du numéro où le lexique utilisé rend parfois la compréhension difficile. Ainsi, la synthèse que fait Souffron des travaux de Thomas en ouverture insiste sur : 1/« la puissance de la mort », elle est à la fois la source d’« angoisse » et d’« horreur » ainsi que l’origine de « tout pouvoir » et de « toute vie sociale » (p. 10) ; 2/la mort est niée, c’est-à-dire que la vie est menée comme si celle-ci n’allait pas survenir et comme si cet évènement n’avait aucune gravité, ce qui est une forme d’aliénation nous dit-elle. En outre, la thèse anthropologique de Thomas, toujours selon Souffron, soutient que « la part d’imaginaire et du mythe en nous » (p. 9) ressurgit dès qu’une allusion est faite à la mort. C’est cette voie des imaginaires de la mort, tracée par l’anthropologue, que chacun des auteurs du dossier emprunte. La question qui est alors soulevée est celle des trajets que suivent ces imaginaires aujourd’hui. Chaque contribution laisse voir de quelle manière les archétypes qu’a repéré Thomas dans ces imaginaires (mort-renaissance, négation de la mort, ammortalité et immortalité, etc.) se répartissent désormais dans de nouvelles manières de faire et dans de nouveaux contenus et formes médiatiques. Plus largement, la mort qui se dérobe aux pratiques et regards quotidiens doit trouver dans les manières de faire, les formes et les contenus nouveaux un lieu propice pour se mettre en scène. Par l’entremise de ces derniers, il sera donc possible d’évaluer quels sont les espoirs et les angoisses de toute une culture face à la mort, du moins, c’est ce que propose Valérie Souffron en suivant la trajectoire initiée par Louis-Vincent Thomas.

Dans le sillage des cultural studies et selon la posture qu’adopte Thomas dans ses travaux qui prennent pour objet d’étude la science-fiction, les divers textes que contient le numéro plongent au coeur de la culture « ordinaire » pour en faire « une ressource de connaissance » (p. 155) à part entière. Les univers de la bande dessinée (René Nouailhat), du comics (Éric Villagordo) et du manga (Gérard Dubey) sont explorés à travers des oeuvres telles que Tintin d’Hergé, Blake et Mortimer d’Edgar-Pierre Jacobs, Walking Dead de Robert Kirkman ainsi que Le tombeau des lucioles et Le conte de la princesse Kaguya d’Isao Takahata. Puis on parcourt les mondes du cinéma (Maxime Coulombe ; Valérie Souffron), de la littérature policière contemporaine (Fabienne Soldini) et de la fiction policière (Maud Desmet) avec des productions artistiques comme Night of the living dead de George A. Romero, Les revenants de Robin Campillo, À tombeau ouvert de Kathy Reichs et Twin Peaks de David Lynch. Ces textes, qui adoptent tous un ton plus critique, forment la première catégorie d’« imaginaires thanatiques » qu’explore le numéro, ce que Souffron nomme le « volet angoissé ». Enfin, la science et la technologie avec le site web Lifenaut (Fiorenza Gamba), l’épistémologie des discours transhumanistes de L’Association Française Transhumaniste Technoprog (Gabriel Dorthe) et une figure de culte mexicain, la Sante Muerte (Gabriela Torres-Ramos), forme le second groupe d’imaginaires qui s’attardent moins à critiquer qu’à « rêve[r] de nouvelles formes d’immortalité » (p. 15). On retrouve également en fin de volume, un extrait du troisième chapitre d’Anthropologie de la mort de Louis-Vincent Thomas et un court texte de Danièle Dehouve qui, à partir d’une image de statuette de la Catrina, retrace l’histoire de la mort dans l’imaginaire mexicain.

Le texte de Maxime Coulombe sur l’histoire du zombie fait partie du premier volet. L’auteur remonte jusqu’aux origines de la figure pour montrer comment elle émerge « des conditions coloniales de Haïti et de l’Afrique noire » (p. 51) puis de quelle manière elle est introduite et diffusée dans la culture populaire occidentale du XXe siècle par le biais du cinéma et de la littérature. Coulombe insiste plus particulièrement sur trois moments de l’histoire du zombie qui doivent tous mettre en relief les « ruptures » et les « continuités » de ses caractéristiques à travers les époques et les cultures. En définitive, ce parcours doit nous amener à comprendre les « raisons de sa prodigieuse popularité actuelle » (p. 50). Si l’histoire que trace l’auteur jusqu’à la créature fantastique telle qu’on la retrouve aujourd’hui dans des films ou des jeux vidéos comme 21 Days After et Resident Evil est intéressante, les interprétations qu’il en donne sont parfois étayées sur des arguments qui manquent de précisions. À la fin du texte par exemple, les films de zombies « incarn[ent] la défaite de l’Occident, voir son autodestruction » et ils deviennent ensuite une critique « des valeurs individualistes et narcissiques de l’Occident » (p. 56). Ce type de proposition très générale aurait gagné à être davantage circonscrite autour d’exemples plus concrets, car sous cette forme, elle suscite davantage de questions qu’elle ne rend compréhensible la popularité du phénomène.

Le texte de Fiorenza Gamba, quant à lui, fait partie de la catégorie plus prospective, celle qui permet d’envisager l’immortalité. En partant d’un intérêt pour le corps, l’auteure se pose la question du lien entre les recherches actuelles de prolongation de la vie qu’elle retrouve notamment dans le clonage, la cryogénie ou les nanotechnologies et leur « collusion » avec les univers virtuels. D’une manière plus spécifique, elle cherche à voir les résultats auxquels la complicité qu’elle suppose donne lieu et de quelle manière le corps s’y trouve mis en jeu. En effet, selon Gamba, l’une des conséquences de l’incertitude liée aux pratiques scientifiques visant à prolonger la vie est la prolifération d’alternatives moins contraignantes dont les « coffres-forts » numériques font partie (p. 116). Ces « coffres-forts » qui stockent les données qu’un utilisateur veut conserver après sa mort et éventuellement l’identité qu’il veut véhiculer à travers le temps, sont le support de ce que l’auteure nomme l’« Afterlife numérique », une véritable « démocratisation de l’immortalité » dit-elle (p. 119). Cette idée laisse perplexe, car Gamba ne se demande jamais qui utilise ce type de services ni de quelle manière ils le font et surtout, quels sont les coûts véritables du stockage de ces données que ce soit en termes environnementaux ou sociaux par exemple. C’est finalement avec le service qu’offre le site web Lifenaut que l’auteure fait la jonction entre le corps et les mondes virtuels. La procédure que propose la compagnie suit deux étapes qui doivent permettre – quand les obstacles techniques seront surmontés – de combiner dans un nouveau corps un « profil biologique » et un « profil cognitif » qui sont conçus à partir de l’ADN et de certaines donnés numériques d’un même utilisateur. En somme, ce qui intéresse particulièrement Gamba dans ce phénomène ce sont moins les aspérités que sa description rend visible que l’idée que la « structure identitaire » puisse être dissociée du corps pour être « recomposable à loisir » et les possibilités qui en émerge.

À l’issue de cette enquête pluridisciplinaire sur les imaginaires de la mort, ce que Valérie Souffron perçoit dans ces objets de la culture populaire, c’est une revendication forte « du lien avec les morts » (p. 19) qui, comme le montre Maxime Coulombe, nous permet de réfléchir sur certains enjeux fondamentaux qui traversent une société. Par ailleurs, nous dit Souffron, si cet imaginaire de la mort ne peut nous en guérir – pour le moment –, il en est un qui « panse » et s’il ne nous préserve pas de la disparition de l’autre, il peut tout de même parvenir à nous réconforter tel que les avatars du site web Lifenaut que présente Fiorenza Gamba sont en mesure de le faire. Au total, l’idée de suivre la voie des imaginaires de la mort que Louis-Vincent Thomas a ouverte est féconde, elle donne à voir les manières dont cet imaginaire se déploie aujourd’hui, tout en étant l’occasion pour chaque auteur.e de ce numéro de nous entraîner vers des mondes que l’on découvre avec enthousiasme.