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Se repèrerait ainsi, dans le Kunstwollen photographique, le rêve de saisir l’instant dans l’image instantanée, saisie qui en serait l’idéal poétique et esthétique, et qui aimanterait et orienterait les programmes scientifiques et techniques de la recherche photographique en "réalisant" l’objurgation passionnée et désespérée du poète romantique de suspendre le vol du temps en lui volant, par une image qui la fixerait, son unité minimale, l’instant…

[…]

L’instant, un idéal ; l’instant, une illusion, une évanescence, pur effet hallucinatoire dont l’enregistrement ne fixe peut-être que son propre leurre, comme le prestidigitateur ne peut tirer le lapin de son chapeau que parce qu’il l’y a mis ; être impossible de l’instant dont l’instantané ne capterait jamais que le reflet de son impossibilité visuelle – c’est-à-dire son invisibilité.

Louis Marin, 1993, p. 12-13

L’exploration urbaine (urban exploration ou urbex) est habituellement définie comme une activité d’infiltration dans des sites et des réseaux ignorés ou interdits ou dans des espaces en déréliction, décombres postindustriels et infrastructures désaffectées. La ruine y tient donc une grande place, bien qu’elle ne soit ni classique, ni noble. On a rapporté cette activité à celle du flâneur baudelairien ; on a aussi jaugé son aspect romantique (Bennett, 2011). Je suggèrerais plutôt de concevoir l’exploration urbaine comme une pratique de l entre-deux », suivant la proposition de Bradley L. Garrett, car il semble qu’elle soit susceptible de faire émerger ou apparaitre les taches aveugles des villes. Ce serait une occupation apte à faire s’intriquer ces espaces cachés au reste du tissu urbain, par l’atténuation des frontières entre le possible et l’impossible, entre le vu et le non vu, entre ce qui est achevé et ce qui ne l’est pas (Garrett, 2013, p. 9). Et, s’agissant précisément de révéler le non-vu, la photographie, il me semble, lui serait intimement liée. Elle ferait office d’interface car, par elle, peuvent faire surface, surgir à la lumière, des choses généralement invisibles ; elle sait faire se toucher ou se rejoindre le monde familier et des réalités dissimulées. C’est donc essentiellement la photographie d’exploration urbaine, avec la spatialité et la temporalité spécifiques qu’elle porte avec elle, qui sera ici objet de réflexion.

En 1838 déjà, Jules Janin, enthousiaste chroniqueur de L’Artiste, soulignait la singularité du temps de l’image photographique, disant qu’enfin les choses de la nature et de l’art pouvaient être immédiatement fixées sur la plaque sensible : « Le prodige s’opère à l’instant même, aussi prompt que la pensée, aussi rapide que le rayon du soleil qui va frapper là-bas l’aride montagne ou la fleur à peine éclose » (Janin, 1839, p. 46). Cette promptitude du dispositif photographique n’était encore qu’un voeu pieux pourtant, la photographie véritablement instantanée ne serait maitrisée que quelques décennies plus tard ; mais elle était ardemment désirée par tous ses inventeurs, tous ses amateurs (Gunthert, 1998). Janin avait également compris le pouvoir de la photographie à réifier et à faire perdurer les choses du monde ; il affirmait que Paris deviendrait éventuellement la ville éternelle grâce à la photographie. De plus, il avait pressenti comme plusieurs autres auteurs de l’époque, aussi captivés que lui par la plaque photographique et ses potentialités, que celle-ci pourrait voyager et faire connaitre, à distance, bien des merveilles pourtant inamovibles (« On écrira à Rome : "Envoyez-moi par le prochain courrier la coupole de Saint-Pierre", et la coupole de Saint-Pierre vous arrivera courrier par courrier » (Janin, 1839, p. 50)). Déjà l’épreuve photographique était réputée faire le lien entre deux choses ou deux lieux qui, autrement, n’auraient pu se toucher…

L’impossible temporalité qui s’impose avec la photographie a fasciné bien des auteurs[1]. Une temporalité qui/que détermine également une spatialité faite de mobilité et de stases (d’arrêts par l’image), elle-même maintenant exacerbée par la conversion de la photographie au numérique, un changement de code à même de lui donner ce pouvoir de présence universelle (Doueihi, 2008, p. 23) à laquelle elle a toujours prétendu. La photographie saurait certes qualifier et concentrer une culture numérique envahissante qui pénètre, irrésistiblement, « dans l’ensemble des sphères publiques et privées » (Doueihi, 2008, p. 26). Depuis qu’elle partage un même code avec les réseaux qui contribuent à la véhiculer et à la propager, la photographie est en effet devenue plus ubiquitaire, plus instantanée, rapide et mobile que jamais, réalisant, et bien au-delà, les anticipations de ses inventeurs et de ses premiers apologistes. Voyageuse et omniprésente, elle est encore et toujours aujourd’hui l’objet visuel par lequel s’expriment découvertes, identités et imaginaires géographiques personnels, communautaires ou collectifs. Et même dans son format numérique, elle s’inscrit encore comme la preuve de déplacements, de périples et de conquêtes en tous genres.

Ainsi, la photographie une fois inventée, tout ce qui est éphémère ou voué à la disparition pourrait, semble-t-il, se capter en un éclair et se perpétuer sans changer et tout ce qui est immobile et situé pourrait voyager. Au filtre de cette spatio-temporalité particulière qui advient avec la photographie (ou avec la capacité d’enregistrer et de conserver, mécaniquement, l’empreinte visuelle de ce qui est transitoire[2]), j’examinerai donc la fabrique des images de ruines urbaines par les adeptes de l’urbex, suivant trois axes : l’image fixe, le mouvement – des images tout aussi bien que celui des explorateurs – et l’interface. La réflexion se déploiera autour d’une mise en regard du temps et de l’espace de la ruine et de ceux de la photographie, leur rencontre faisant s’entrechoquer ou se réfléchir la fulgurance de l’instant et le flux, la fixation et la lente dégradation, la trace et la disparition, l’urgence (ou la compulsion) photographique et la nostalgie d’un temps disparu, l’ubiquité des images et l’émergence d’un sublime postindustriel.

C’est surtout à travers l’observation de leur production photographique que les pratiques d’exploration urbaine seront considérées, car cela permet de comprendre le rôle et l’action des images dans la création de communautés d’internautes-explorateurs. Des sites comme Urban Exploration Resource (UER)[3], urbexplayground[4] et tout particulièrement certains groupes et pages Flickr[5], avec leurs nombreuses photographies, ont été mis à profit, car ils représentent une matière très riche pour l’étude de ces activités exploratoires et photographiques, dans la mesure où les internautes-explorateurs y laissent traces et témoignages, par ces images qu’ils ramènent de leurs excursions et qui forment ainsi une surface de contact entre les lieux explorés et le web, entre les internautes et entre amateurs passionnés et spectateurs (ou chercheurs) curieux ; le web est donc ici le terrain d’observation. Les images illustrant le texte ont été choisies parce qu’elles reflètent bien les activités des adeptes de l’urbex.

Si elle peut jusqu’à un certain point être associée à l’activité touristique, la dynamique photographique de l’exploration urbaine dépasse pourtant le simple aspect de preuve d’un déplacement vers une destination, si secrète et dangereuse soit-elle. Les explorateurs agissent dans un espace de circulation pour ainsi dire en extension, le web et les images qui y sont publiées reflétant et dévoilant les lieux mêmes de l’exploration, tout en créant un espace autre, non seulement lieu d’échanges et de discussion, mais aussi lieu de mémoire et de documentation.

Voyages : arrêts par l’image

Les explorateurs urbains[6], ces amateurs de lieux inhabituels comme les réseaux d’aqueducs et d’égouts, les tunnels de chemin de fer et de métro inutilisés, ou toutes autres formes de « cavernes » urbaines (endroits auxquels s’intéressent plus particulièrement les Cave Clans[7]), les anciennes usines, les hôtels, les églises ou les demeures désaffectées, pourraient s’apparenter à ces « visiteurs des confins » décrits par Jean-Didier Urbain dans L’idiot du voyage, ces touristes qui cherchent les lieux « où l’imaginaire déchiffre le début du chaos » (Urbain, 1993, p. 171). Les voyageurs des confins sont à la recherche du sublime – ces « délicieuses horreurs qui procurent le frisson » (Corbin, 2001, p. 88) –, de paysages de bout du monde ou de fin du monde. À cet égard, les réseaux défendus et la désaffectation postindustrielle se considèreraient possiblement comme la dernière frontière du sublime ou sa forme ultime, là où exaltation, éblouissement et terreur se mélangeraient. Mais, contrairement aux visiteurs des confins cherchant des panoramas et des sites (naturels) spectaculaires décrits par Urbain, les explorateurs urbains dédaignent les points de vue et les vues ouvertes, s’enfoncent généralement dans des espaces sombres et glauques où il peut être véritablement risqué de pénétrer – l’amateur de sublime paysager ne s’exposant de son côté qu’à des inconvénients plus mineurs –, des lieux où, très souvent, tout parle d’abandon ou de disparition, d’effondrement prochains. Bennett (2011, p. 424) a fait des rapprochements entre cette activité urbaine et le « dark tourism » ; Garrett (2013, p. 2) a plutôt parlé de « dereliction tourism », appellation qui semble plus appropriée ; le vocable « tourisme » étant d’ailleurs quelque peu inadéquat pour une activité exploratoire réservée aux seuls initiés, car on l’associe plus volontiers à des déplacements vers des endroits archi-connus, en groupes ou en masses[8]. Toutefois, lorsqu’elle prend l’ampleur qu’elle a prise à Détroit, ville semi-déserte devenue une véritable destination pour photographes amateurs de dévastation urbaine à qui l’on offre des tours guidés, on peut certainement parler de tourisme (Semuels, 2013 ; Abbey-Lambertz, 2013). Quoiqu’il en soit, l’urbex correspond à une expédition de l’intérieur, non seulement parce qu’elle s’effectue généralement en lieux clos, mais aussi parce que l’on peut, sans quitter sa propre ville, faire des découvertes impressionnantes. Ses adeptes sont proches de ces téméraires « explorateurs du réticulaire » dont parle aussi Urbain, qui ont « un gout de la béance, du creux, de l’énigme », auquel correspond « un désir de fouille, de pénétration des zones d’ombres de la cité, de ses secrets physiques et humains » (Urbain, 1993, p. 148).

Par-delà ces typologies et leurs diverses connotations émotionnelles et « expérientielles », un élément reste conséquent et inhérent à toutes les formes du tourisme et du voyage, et c’est la photographie, pratique à laquelle les adeptes de l’urbex se livrent très volontiers.

La photographie, le voyage en train, qui procurera une plus grande mobilité aux humains et aux images tout à la fois, et le tourisme tel qu’on le connait aujourd’hui, naissent simultanément, à peu de choses près, dans la première moitié du 19e siècle (Urry, 2002, p. 148) – le mot tourisme apparait lui aussi au 19e siècle (en 1841 en français et en 1811 en anglais, suivant Le Grand Robert – qui signale également l’aspect péjoratif du terme à ses débuts[9]). Depuis, la photographie est de tous les voyages, de toutes les petites conquêtes du monde, elle en constitue et en fixe, tout à la fois, la preuve et la mémoire (Paquet, 2009). Il n’est donc pas étonnant que les explorateurs urbains, certes des conquérants à leur manière, en fassent grand usage et qu’ils partagent certaines de leurs images en les affichant dans des sites web. Ce faisant, leurs images deviennent visibles, bien que leurs actions soient clandestines et qu’il faille montrer patte blanche pour être admis parmi eux. Par exemple, la section « So you want to be a full member »[10] du site UER (site canadien qui serait, selon Garrett (2013, p. 5), le plus grand forum web du genre), propose cette liste de tâches à ceux qui voudraient joindre la communauté : il faut avoir été membre depuis trois mois au minimum ; il faut avoir exploré avec des membres d’UER ou, à tout le moins, en avoir rencontré ; encore mieux si ce sont des membres bien connus et respectés ; il faut avoir activement participé aux forums du site et avoir une présence et une attitude positive ; avoir partagé des photos d’exploration est très important. Un explorateur n’a pas d’obligation à photographier, mais la photographie constitue la meilleure carte de visite, elle peut ouvrir bien des portes. Il sera donc juste de supposer que les groupes d’urbex s’assemblent tout aussi bien autour de photographies que par l’acte d’exploration lui-même.

La photographie d’exploration urbaine répond apparemment à une nécessité de documentation, d’une part des expéditions – la preuve ou la mémoire de l’action, qui permet de mieux s’intégrer dans la communauté – et d’autre part elle semble constituer une véritable quête historique, aux fins de conserver les traces (d’un certain état) du lieu visité. Bennett parle de documentation de l’histoire et de la forme des structures explorées (Bennett, 2011, p. 425), alors que Bélanger (2011, p. 51) explique que « les lieux abandonnés sont de vrais témoins des époques passées et l’exploration est une façon de découvrir l’histoire d’un lieu par une approche directe ». Les explorateurs urbains acquièrent, selon Bélanger, une connaissance et des informations très pointues au sujet des lieux qu’ils infiltrent. Leurs images photographiques sont également très souvent les objets autour desquels se rassemblent les communautés. On ne pourrait avoir meilleure démonstration du propos de Latour et Hennion à l’effet que « le social est construit par les objets », ou encore que « les objets cessent d’être le pendant des sujets sociaux, pour devenir des médiateurs, ils font enfin quelque chose » (Latour et Hennion, 1993, p. 19). La photographie numérique, tout comme le web, ont été d’importants facteurs de cohésion des groupes d’explorateurs, représentant de nécessaires supports à leurs activités et échanges (Bélanger, 2011, p. 48 ; Garrett, 2013, p. 5), et la photographie d’urbex, bien qu’on la prétende généralement documentaire, n’en est pas moins très soignée, voire parfois un peu manipulée afin de présenter un caractère esthétique consensuel (figure 1) : angles basculés, ajouts de filtres, prises de vue HDR, couleurs très saturées, etc. Bennett résume très bien l’importance égale donnée à l’image et à l’expérience dans cette activité :

Si nous voulons comprendre ce qu’est urbex, nous devons le considérer comme une communauté d’amateurs engagés, motivés par un amour de la photographie, un intérêt pour l’histoire qui s’est incarnée dans des éléments physiques et un penchant pour la transgression récréative.[11]

Bennett, 2011, p. 432 ; traduction de la revue

Figure 1

Captured Entropy, Stahlwerk, 7 mars 2016, photographie téléchargée à partir du groupe Flickr « urbex » ; elle est affichée dans 23 autres groupes.

© Hagen Grüttner (Captured Entropy)

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De nombreux sites web présentent donc à la fois des forums d’échanges à l’usage des explorateurs et des dépôts d’information et de témoignages photographiques, entre les Cave Clans, les grands regroupements comme UER et les sites plus « locaux », parmi lesquels urbexplayground.com par exemple (figure 2), consacré presque exclusivement à des localités québécoises. Mais c’est possiblement dans le site Flickr que l’on retrouve les plus grandes collections d’images photographiques de ruines postindustrielles et contemporaines accessibles à tous, certaines parties des sites exclusivement consacrés à l’urbex étant strictement réservées aux membres à part entière. Flickr est plutôt un site de partage ouvert, où les internautes donnent à voir leurs productions. Instagram ou Snapchat sont aujourd’hui plus populaires que Flickr, mais ce site reste celui dans lequel se retrouvent encore une majorité d’amateurs de photographie donnant une place primordiale à l’esthétique de l’image :

Flickr continue d’influencer le développement des techniques photographiques, le choix des objets / sujets photographiés et les modes dans la façon de modifier, cadrer ou présenter une photo. (Par exemple, je pense que l’on pourrait arguer qu’afin de retracer la mode actuelle de l’utilisation de filtres numériques pour obtenir un effet « vintage », on peut faire un lien direct avec l’adoption et la fétichisation de cette esthétique par la communauté Flickr, plusieurs années avant l’apparition d’Instagram ou d’Hipstamatic).[12]

Murray, 2013, p. 167 ; traduction de la revue

Figure 2

Jarold Dumouchel, Spexel, l’usine désaffectée de Beauharnois, 2015, photographie visible sur le site ubexplayground.com/fr.

© Jarold Dumouchel

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Le groupe Flickr « Abandoned » propose plus d’un million d’images, postées par quelques 65 548 membres (figure 3)[13]. Les groupes consacrés à ce qui est abandonné ou décati sont légions[14], les images innombrables et chargées par centaines chaque jour. L’esthétique de la ruine fait manifestement l’objet d’un engouement aussi ample qu’insolite de la part des internautes photographes amateurs. Par ailleurs, la différenciation entre les simples photographes amateurs et les explorateurs urbains passionnés n’est pas évidente, une photographie affichée dans le groupe « Abandoned » pouvant l’être dans de multiples autres, par exemple « UER on Flickr »[15], « urban explorers »[16], « Beautiful Decay »[17] ou même « visit the world - the travel guide » (!)[18]. Très souvent, les explorateurs actifs dans les sites web d’urbex ont aussi des pages Flickr rassemblant plusieurs centaines, voire milliers, de leurs images.

Figure 3

Captured Entropy, stahlwerk, 8 mars 2016. Elle est affichée dans 21 groupes dont la majorité comporte les termes abandoned ou urbex.

© Hagen Grüttner (Captured Entropy)

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Les photographies des férus d’urbex ont ainsi une « existence en série » (Benjamin, 2000, p. 76), elles sont omniprésentes (on dirait mieux omnivisibles) dans le web, comme le veut la dynamique (du) numérique, par laquelle tout fichier digital est voué à circuler, tout paquet de pixels destiné à être reproduit. Plusieurs auteurs l’ont affirmé : la photographie est dorénavant essentiellement une forme de communication (Fontcuberta, 2013 ; Hand, 2102, notamment); sa valeur n’est pas le fait de l’image individuelle et de son contenu ou son sens, elle est plutôt liée aux relations qui se tissent entre les images (Sluis, 2014). Les photographies de lieux celés et rarement fréquentés sont ainsi susceptibles d’être vues à partir de divers endroits du monde, elles peuvent être répliquées et remises en circulation, comme le sont celles des hauts lieux touristiques dont on ne cesse de voir partout les reproductions. L’engouement peut être à double sens : les explorateurs urbains, les prospecteurs de la déréliction, ont manifestement des publics qui, comme ces voyageurs en fauteuil du 19e siècle l’étaient, sont à même de voir et de connaitre, par leurs photographies et quelques descriptions[19], des endroits, des monuments et des sites où ils n’ont jamais mis les pieds. « L’héliographie, disait Louis de Cormenin en 1852, confiée à quelques intrépides, fera pour nous le tour du monde, et nous rapportera l’univers en portefeuille, sans que nous quittions notre fauteuil » (p. 124). Aujourd’hui, alors que « les paysages (ruines incluses) sont devenus un produit comme un autre et s’entassent les uns sur les autres dans les catalogues ou sur les écrans » (Augé, 2009, p. 57), même les recoins les plus dissimulés ou dérobés du monde, les plus difficilement accessibles, sont offerts à la vue des amateurs de voyage immobile ou de contemplation (par images interposées) de ruines urbaines.

Interfaces : l’espace, le temps

De multiples liens se font jour entre la ruine et sa temporalité, le temps de l’image photographique, une certaine spatialité propre au web et celle de la ruine.

En franchissant l’enveloppe du bâtiment, vous êtes jeté dans un autre monde, où la vie s’est arrêtée. Tout à l’intérieur est inerte, immobile et calme. Vous réalisez alors que l’endroit délaissé et décrépit dans lequel vous êtes a un jour été bouillonnant d’activité, que des gens y ont travaillé et vécu et surtout, que malgré cela, le lieu croupit dans l’oubli. Cette sensation bouleversante est exactement ce que l’explorateur recherche…

Bélanger, 2011, p. 60-61

Cet effet, souvent décrit par les chroniqueurs de l’urbex, correspond à une image qui surgirait soudain, celle de l’exact moment de l’abandon du lieu, que Bennett (2011, p. 431) compare à un « instantané figé » (frozen snapshot). Ce moment d’apparition du passé dans le présent s’accorde à cet éclair dans lequel l’Autrefois et le Maintenant se rencontrent (Benjamin, 1989, p. 478), en une « image qui ne surgit que pour s’éclipser à jamais l’instant suivant » (Benjamin, 1991, p. 435). Comme une saisie unique, une expérience qui ne se présentera plus jamais pour tel individu, moment d’un arrêt quasi-photographique, mais irreproductible. Cet instantané figé est pourtant une scène déjà empoussiérée, donc distincte de celle du temps où elle fut abandonnée, sur laquelle la poussière continuera de s’accumuler et qui, dans son ensemble, se dégradera doucement et irrémédiablement. La première vision sera néanmoins doublée d’un autre instantané, celui pris par l’explorateur, celui-ci qui ne subira pas les ravages du temps. Car les clichés numériques ne se détériorent pas, ce qui les prive apparemment du pouvoir de la nostalgie (Donath, 2011), contrairement aux anciennes photographies argentiques qui, peu à peu, suivant un parcours parallèle à celui des ruines, jaunissaient ou, si elles en avaient, perdaient leurs couleurs, pour ensuite pâlir et disparaitre. La photographie qui sera montrée ou mise en ligne par l’explorateur est donc vraisemblablement une pâle copie, celui-ci éternelle – à tout le moins durable –, d’un moment fortement ressenti mais fugitif.

La photographie se constitue, selon Barthes, en une « nouvelle catégorie de l’espace-temps : locale immédiate et temporelle antérieure; dans la photographie il se produit une conjonction illogique entre l’ici et l’autrefois » (Barthes, 1964, p. 47[20]). Ce qui a pour corollaire, toujours selon Barthes, de nous donner, « miracle précieux, une réalité dont nous sommes à l’abri » (ibid.). Et c’est bien ce qui se passe avec la photo d’urbex publiquement diffusée : elle fait émerger, ailleurs et en un autre temps, un lieu invisible et désaffecté, que nous pouvons inspecter du regard ; mais, si cela a été – comme le dit encore Barthes –, nous ne pourrons jamais dire j’y étais… Au sujet de cette « irréalité réelle » de l’image photographique (ibid.), Thierry de Duve a supposé que l’instantané vole la vie pour la restituer comme mort (de Duve, 1978, p. 116[21]). L’instantané aurait également le pouvoir de scinder ou d’écarter le temps, entre un plus maintenant et un pas encore : il serait toujours trop tôt pour voir quelque chose arriver à la surface de l’image et toujours trop tard pour le voir arriver dans la réalité (ibid., p. 116-117). Invariablement, l’image photographique nous donne ce non-événement; et le temps de la photographie ne saurait être équivalent à celui des lieux captés par la caméra de l’explorateur. L’image photographique représente donc un instant inatteignable, peut-être fictif, d’un processus continu se poursuivant en dehors de nous, la lente transformation de l’endroit saisi et fixé.

La ruine est souvent associée au palimpseste, les couches de temps s’oblitérant les unes les autres, s’amassant les unes sur les autres comme celles de la poussière, composant « d’étranges architectures » dans lesquelles « aucun de nos prédécesseurs sur terre n’a jamais vécu, qu’aucun de nos prédécesseurs sur terre n’a jamais vu » (Augé, 2009, p. 55-56). La vision fulgurante d’un temps « pur » (ibid.), d’une « pluritemporalité » ou d’un « collage de temps » (DeSilvey et Edensor, 2012), ainsi n’a existé que pour l’explorateur, dans le moment fugace de son arrivée sur les lieux, avant la prise de l’image. D’une certaine manière pourtant, l’effet d’accumulation ou de collage sera reflété par le travail en ligne des photographes explorateurs, leurs pages dans les sites web consacrés à l’urbex ou leurs pages Flickr présentant un flux de photos toujours changeant ou grandissant, par stratification ou entassement (Murray, 2013, p. 174). Cet engagement, par l’image, avec les vestiges datant d'âges antérieurs, signalerait un épaississement du présent, par empilement de temporalités multiples, entremêlées (Groom, 2013, p. 16). Ce temps étrange, ce présent augmenté ou sans limite, nait de la nécessité, bien contemporaine et manifestement ressentie par les explorateurs-internautes, d’inscrire les photographies dans un infini spatial et temporel auquel correspondrait le sublime. Comme si une compulsion d’image pouvait tenir lieu d’un sentiment ou d’une sensation, la tension entre la grandeur et l’informe, cette terreur délicieuse provoquée par le contact avec la ruine, la mélancolie de ce qui est voué à disparaitre et l’urgence d’en garder la trace ou l’impression se télescopant.

L’accumulation ou l’excès d’image propre au web, sa spatialité impensable, où tout sans cesse est susceptible d’être visible partout sans pour autant avoir une existence matérielle, semble de même devoir compenser la perte d’un temps, d’une poésie singulière comprise dans ce moment de latence qui était propre à l’image argentique et que la ruine appelle. L’image latente, ce moment d’indéterminé entre la captation du sujet et le développement du négatif ou de l’épreuve, ce laps de temps indéfini pendant lequel tous les désirs étaient permis puisqu’on ne savait pas vraiment si l’image révélée répondrait à nos attentes (Dubois, 1983), a été réduit à un simple clignement, tout juste perceptible, celui de la fraction de seconde de l’encodage-décodage entre la prise et l’apparition d’une image sur l’écran de la caméra. Ce que la photo ne recèle plus, peut-elle encore le signaler par son motif ? Les espaces en déréliction seraient en effet des sites de latence, remplis de virtualités ou de possibles futurs, le vide ou l’indéfinition étant en attente d’être comblé ou redéfini (DeSilvey et Edensor 2012 : 475).

Figure 4

Charles Marville, Rue des Prêtres Saint Germain l’Auxerrois. Paris Ier, vers 1865, papier albuminé, 27 X 27 cm.

State Library of Victoria

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La ruine se conçoit également comme « un espace hanté, plein d’absences spectrales » (De Silvey et Edensor, 2012, p. 473), tout comme ces anciennes photographies argentiques dans lesquelles les temps de pose trop longs faisaient naitre des fantômes, présences à peine perceptibles au détour d’une rue. Les images de Charles Marville (figure 4) sont certes les plus évocatrices à cet égard. Chargé de photographier les vieux quartiers et les immeubles délabrés qu’allait raser l’haussmannisation de Paris, il immortalisa aussi bien les présences-absences de ses habitants que leurs demeures à l’aspect déjà fantomatique. Et si la ruine est le site où se touchent le visible – ce qui nous est donné à voir au moment où nous le voyons – et l’invisible – ce que les couches successives ont enseveli et qui est pourtant là –, la photographie, symétriquement, est l’interface permettant de voir ce qui nous est dissimulé dans des lieux verrouillés.

Pour mémoire

Generally with urbex there appears to be a reverence for objects – whether as art objects or nostalgic points of connection with the ghosts of place. There is also a sense of physically connecting with «the past» and of the authenticity of the real

Bennett, 2011, p. 431

Cette connexion des explorateurs avec le passé ou avec une « authenticité du réel » trouve une forme de réalisation dans la photographie, agissant comme un trait d’union. Car si l’interface se dit comme une surface de contact entre deux milieux, la photographie est bien ce mince feuillet glissé entre l’expérience plutôt confidentielle d’un lieu secret et le monde du visible coutumier. De même, l’espace et le temps de la photographie semblent comme contigus, ou symétriques, à ceux de la ruine.

Selon Pierre Nora (1984, p. xxxv), un lieu de mémoire aurait pour fonction d’« arrêter le temps, [de] bloquer le travail de l’oubli », et c’est bien ce que fait la photographie d’urbex pour les lieux en déshérence. Ainsi, les sites photographiés se feraient-ils une place dans la mémoire collective, parce que les images sont à même de se propager abondamment dans les cyber-réseaux. C’est bien un signe de l’augmentation tout à la fois de la visibilité et d’une inclination certaine pour ces singuliers endroits et leurs clichés que ces activités touristiques plutôt extrêmes qui ont cours dans les zones dévastées comme certains quartiers de Détroit. Car le touriste est toujours motivé par le désir d’ajouter (et d’ajuster) une image, la sienne, à toutes celles qu’il a déjà vues.

Le partage de photographies et les discussions entre les adeptes d’urbex eux-mêmes s’avèrent éventuellement plus riches, parce qu’autour d’elles se tissent de véritables communautés. Des communautés qui, en plus de partager un gout pour des sites singuliers, mis en actes par leurs pratiques exploratoires et leurs images photographiques, ont des règles strictes, dont le respect des lieux où ils se glissent : « Ne prendre que des photographies, ne rien laisser que des empreintes (footprints) » (Bélanger, 2011, p. 56 ; Bennett, 2011, p. 428 ; Garrett, 2013, p. 3), formule répercutant les pratiques contemporaines d’écotourisme (Garrett) ou la devise des défenseurs de la nature (Bennett). Laissant aussi derrière eux, mais cette fois dans le monde visible, des photographies immortalisant les lieux visités (la ville éternelle sera possiblement celle que l’explorateur photographe fait surgir de l’obscurité et des profondeurs, au-dessous ou au revers de la ville visible, rien ne s’effaçant définitivement du web…), les praticiens de la photographie d’exploration urbaine ont vraisemblablement une volonté de préservation. Peut-être aussi se donnent-ils un devoir de mémoire qui irait au-delà d’un simple j’étais là, preuve de d’infiltration dans des endroits où il est périlleux de s’aventurer.

Ces amateurs de ruines urbaines, très amateurs de photographie comme le souligne Bennett, pourraient bien être les héritiers de ces photographes documentaires qui s’occupaient, dans les années 1960 et 1970, à dénoncer les volontés de modernisation et de progrès propres à ces années-là, en montrant tout ce qu’elles faisaient disparaitre, photographiant et assemblant les images de quartiers métropolitains entiers, avec leurs populations, sacrifiés ; posant même parfois leur appareil devant ou dedans des bâtiments industriels désaffectés.

Les images photographiques, circulant, deviennent de véritables médiatrices, capables de transformer le regard posé sur les motifs qu’elles donnent à voir, les recharger de sens ou de poésie. La photographie devient donc à la fois un outil de connaissance et un lieu de mémoire soumis à une spatio-temporalité particulière, au croisement des sites désaffectés et en ruines, de l’image et du réseau dans lequel elle circule. Les photographies, se propageant, s’inscrivent éventuellement dans la mémoire collective pour composer une pensée renouvelée de la durée et assurer, pour ces édifices postindustriels qu’affectionnent les explorateurs, la pérennité d’un certain esprit des lieux.