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« Le chemin nous précède toujours, bien sûr : on naît sur une route déjà tracée, qui vient de loin… »

Nepveu, 2011, p. 19

Dans God is Red. A Native View of Religion (1973), Vine Deloria Jr.[1] affirme que les traditions religieuses amérindiennes se distinguent de celles que l’on rencontre dans les religions basées sur une révélation. Pour Deloria Jr., ces dernières comportent des dogmes qui définissent l’orthodoxie : ce qui est transmis par des autorités religieuses légitimes et qu’il faut croire parce que révélé. C’est ainsi que dans ces religions « la croyance se substitute à l’expérience vécue[2] » qui, elle, est centrale aux traditions religieuses amérindiennes (Deloria Jr., 1973, p. 80). Pour celles-ci, « Ce qui était important n’était pas ce que les gens croyaient être vrai mais ce dont ils faisaient l’expérience comme étant vrai. »[3] (Deloria Jr., 2003, p. 66, 1992, p. 67). Nonobstant cette généralisation, Deloria Jr. rappelle à ses lecteurs que « Chaque tribu indienne avait un héritage spirituel qui la distinguait de tous les autres peuples. »[4] (Deloria Jr., 1973, p. xxiii). Nous passons ainsi du général au particulier, deux niveaux de comparaison qui nous conduisent à des observations distinctes.

En 1974, l’année suivant la publication de God is Red, la revue Time identifie son auteur, Vine Deloria Jr, comme l’un des onze Américains aux États-Unis qui « façonnent et ébranlent la foi chrétienne » (cité dans Treat, 1999, p. 1)[5]. Dans son étude des changements marquant le monde religieux aux États-Unis d’Amérique à la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’éminent historien Martin Marty reconnait en Vine Deloria Jr. « le porte-parole le plus éloquent de la religion indienne américaine récente » (Marty, 1976, p. 145). Pour sa part, Charles F. Wilkinson, professeur de droit à l’université du Colorado décrit Vine Deloria Jr. comme « la personne la plus importante dans les affaires autochtones au cours des dernières cent années » en raison de son rôle déterminant dans la « reconfiguration du monde indien » (cité dans Johnson, 2005).

Les éloges de la part d’auteurs et activistes amérindiens vont dans le même sens. On reconnaît sans peine qu’il fut un des premiers à se « réclamer d’une tradition intellectuelle autochtone américaine, ainsi que d’un activisme politique enraciné dans les traditions orales de nos peuples et la sagesse de nos anciens et de nos ancêtres. » (Grounds, Tinker et Wilkins, 2003, p. viii). En 2003, le trentième anniversaire de la publication de God is Red, fut l’occasion d’un symposium intitulé « Dieu est toujours rouge » (God is still Red), tenu à la Vancouver School of Theology. Quelque cinquante anciens et théologiens autochtones y participèrent (Nunley, 2007). Tous s’entendent pour reconnaître en Vine Deloria Jr., celui qui chercha sans cesse « à trouver une manière d’ouvrir de nouvelles pistes afin de valoriser les traditions autochtones si longtemps écartées de la main par les missionnaires et les érudits blancs comme fiction et fantaisie tribale. » (Tinker, 2006, p. 175).

Cependant, dans les années 1960, un ancien de la même communauté que Vine Deloria Jr. disait à son sujet : « Il est un Indien blanc. Son grand-père était Français. Sa femme est blanche. Son église est celle de l’homme blanc. » (Steiner, 1968, p. 107) En entendant ce propos, Vine Deloria Jr. riposta en disant ce qui suit à Steiner : « Je puis agir comme l’homme blanc. Je suis pas mal bon à le faire. Tu sais, aux conférences des églises. Mais je ne suis pas confortable lorsque je le fais. Après trente années dans l’église je ne suis pas encore confortable lorsque je le fais. » (Steiner, 1968, p. 107). Notons que Vine Deloria Jr. qui est fils et petit-fils de missionnaires autochtones[6], s’apprêtait à devenir ministre presbytérien à son tour lorsqu’il complétait ses études en théologie en 1963. L’année suivante, avec Cecil Corbett, il est l’un de deux autochtones participant à une rencontre du Conseil national des Églises qui cherche à définir ses objectifs nationaux parmi les Indiens. Suite à la première séance, Vine Deloria « décida précipitamment de se retirer du comité et du travail lié à l’Église » (Corbett, 2003, p. 191). Plutôt que de devenir missionnaire il croit « qu’il pourrait mieux travailler pour les peuples indiens dans l’arène politique et légale » (Corbett, 2003, p. 191). C’est à ce moment-là, écrit Corbett, que « Dieu est devenu rouge »[7].

Dans les pages qui suivent, je démontre que l’opposition posée par Deloria Jr. entre traditions religieuses chrétiennes et tribales vaut pour les Wayuu de la Colombie en Amérique du Sud et parmi les Dènès Tha du nord-ouest albertain, deux groupes autochtones auprès desquels nous avons mené des recherches de terrain[8]. Chez ces deux peuples qui privilégient l’expérience personnelle comme mode d’appréhension autochtone du monde, la manière dont on envisage sa mort et la mort d’autrui diffère toutefois de façon significative selon des cosmologies et des ontologies distinctes, conformément à la pensée de Deloria Jr. qui met constamment en lumière la diversité des héritages spirituels entre peuples amérindiens.

Cela est vrai, par exemple, pour les conceptions de la mort chez les Wayuu et les Dènès Tha qui se distinguent de celles des Iroquois pour qui « les âmes demeurent près du lieu de la mort pendant quelques jours seulement, puis [...] elles se hâtent vers “le pays des ancêtres” pour ne plus jamais se manifester. » (Greer, 2007, p. 239). Selon les Iroquois, à l’encontre des Dènès Tha et des Wayuu, « Il serait impensable de communiquer avec un être dont l’âme habite un monde lointain. » (Greer, 2007, p. 239). À noter que les Wayuu, les Dènè Tha, les Iroquois, ainsi que tous les groupes dont traite Deloria, ne peuvent pas souscrire au discours agnostique par rapport à la mort et à l’au-delà. Ils savent ce qui se passe, affirment-ils, parce qu’ils en font l’expérience.

Aux fins de cette démonstration, je procède en trois étapes. En un premier temps, suivant Vine Deloria Jr., je fais voir en quoi face à la mort, les traditions religieuses amérindiennes et chrétiennes se distinguent. Suite à ce niveau général de comparaison[9], je passe à l’examen et la discussion de comptes rendus d’expériences de la mort et des défunts, d’abord chez les Wayuu, puis chez les Dènè Tha. En conclusion je reviens sur l’opposition entre l’expérience chrétienne et tribale de soi-même et des autres telle que pensée chez Deloria.

Une opposition radicale entre deux attitudes religieuses face à la mort

Dans sa réflexion sur le christianisme et les religions amérindiennes, Vine Deloria Jr. s’arrête en particulier à l’attitude des uns et des autres face à la mort, question à laquelle il consacre un chapitre entier de son traité sur la vision autochtone de la religion. Face à la mort, il remarque chez les Occidentaux, la peur et chez les Amérindiens, l’acceptation.

À titre d’illustration de cette attitude amérindienne face à la mort, tel que mentionné dans une publication antérieure (Goulet, 2006), les résidents euro-québécois de Chibougamau et ceux autochtones de Mistassini, un village cri voisin, vivent l’approche de la mort bien différemment. Les responsables régionaux de la santé « s’affolent lorsqu’ils apprennent que les aînés cris veulent aller dans la forêt afin d’y rendre l’âme. Les Blancs les recherchent dans la forêt à l’aide d’hélicoptères et les ramènent au centre de santé où ils doivent mourir. L’infirmière qui rapportait ces faits à un collègue notait que plusieurs aînés s’échappaient de ce centre pour retourner en forêt en expliquant que c’était là la seule manière de sauver leur âme. » (Goulet, 2006, p. 191). C’est dans cette perspective qu’Alanis Obomsawin[10], de la Première Nation des Abénaquis, peut affirmer : « Je ne crois pas que les Indiens ont la même peur de vieillir que les Blancs. Moi, j’ai 83 ans et je n’ai pas peur de vieillir. Je ne pense pas à ça. Et je suis capable de rire de moi, de ce dont j’ai l’air. Je ne pense pas à la mort. » (Obomsawin, 2016, p. 20).

Deloria Jr. soutient que chez les chrétiens « la peur de la mort découle du message de la chrétienté elle-même » parce que « dès les débuts, la mort est considérée comme allant contre la nature de la création, comme une présence néfaste découlant de la désobéissance d’Adam dans le jardin d’Éden » (Deloria Jr., 2003, p. 167, 1992, p. 167, 1973, p. 170-171). En Occident, et chez tous les peuples évangélisés de par le monde, la mort et la souffrance sont représentées comme punition d’une désobéissance originelle[11]. Il est significatif que les missionnaires venus évangéliser les peuples autochtones des Amériques aient longtemps vu la peur du feu éternel comme motif de conversion[12]. Ce que ces missionnaires annoncent c’est qu’ « Il faut observer la loi divine précisément parce qu’elle s’accompagne de récompenses ou de punitions extrêmes. » (Taylor, 2003, p. 303).

Cette vision des Autochtones allait s'exprimer aussi dans l'échelle du père Lacombe, un Métis devenu membre de la congrégation Missionnaires Oblats de Marie-Immaculée (Goulet, 1992, p. 11). Conçue en 1872, cette échelle qui décrit l'histoire du salut place clairement les païens sur la route qui conduit droit à l'enfer. Les images de cette échelle représentent en détail l'histoire sainte, en commençant par la création du monde en sept jours, la scène d’Adam et Ève chassés du paradis, le meurtre d’Abel par son frère Caïn, la naissance de Jésus de Nazareth, et ainsi de suite jusqu’au jugement dernier où les « bons » sont récompensés par le paradis et les « mauvais » par le feu éternel. Deloria Jr. dénonce les effets néfastes de cet imaginaire chrétien : « Le christianisme a été la malédiction de toutes les cultures dans lesquelles il fut introduit. Il a offert la vie éternelle ailleurs et a produit une désintégration individuelle et sociale. » (Deloria Jr., 1992, p. 10). Pas étonnant que de tels propos aient conduit à ce qu’on reconnaît aujourd’hui comme un génocide culturel des peuples autochtones au Canada de la part des chrétiens.

À ce sujet, Alanis Obomsawin raconte que dans les cours d’histoire de son école primaire « on y disait que les autochtones parlaient la ‘langue de Satan’ et qu’ils étaient des ‘sauvages’ » (propos cité par Montpetit, 2016). Alanis se souvient que suite à ces cours elle « devait rapidement rentrer chez elle pour ne pas se faire battre. » (Montpetit, 2016). Georges Sioui[13], se souvient de la religieuse qui déclarait dans sa classe que « Vos pauvres ancêtres étaient des sauvages » qui ont eu besoin des missionnaires pour les sauver de l’enfer puisqu’« ils ne connaissaient pas le Bon Dieu » mais adoraient « le soleil et des idoles » (Sioui, 2000 [1994], p. 2). Cette institutrice demandait ensuite à ses élèves Wendat de se « mettre à genoux pour faire demander pardon aux Saints Martyrs Canadiens pour la cruauté de nos ancêtres et prier pour qu’ils obtiennent de Dieu la conversion des autres sauvages du Canada et d’ailleurs. » (Sioui, 2000 [1994], p. 2). Sans conversion au christianisme, pas de salut pour « les esclaves du démon qui croupissent dans les ténèbres de l’idolâtrie, et qui ne connaissent pas Dieu. » (cité dans de Mazenod, 1978, p. 156)[14]. Vine Deloria Sr., partage le même point de vue. Les nouveaux-venus « croyaient que l’ensemble de la manière de vivre indienne était l’oeuvre du diable et des pouvoirs du mal, de la méchanceté, et de l’ignorance. C’est ce que nous dirent les missionnaires, et nous les avons crus et avons tout abandonné – nous avons abandonné la totalité. » (Deloria Sr., 1987, p. 119).

Selon Deloria Jr., chez la personne tribale l’on rencontre une vision religieuse de l’histoire, de la souffrance et de la mort tout à fait différente. Pour cette personne tribale « la mort en un sens accomplit sa destinée, puisque lorsque son corps devient poussière à nouveau il contribue au cycle vital continu de la création » (Deloria Jr., 2003, p. 183, 1992, p. 182-183, 1973, p. 186). À titre d’illustration, notons que cette vision est centrale à l’oeuvre d’Alex Janvier[15], artiste qui parle du cercle, lequel représente « un processus constant où se succèdent les cycles de la naissance, de la mort et de la renaissance. » (Musée des beaux-arts du Canada, 2016, p. 2). C’est toujours dans cette perspective qu’au moment de disposer des cendres de Bob Hunter, un des fondateurs euro-canadiens de Greenpeace, Melina Laboucan-Massimo, membre de la Première Nation Cris Lubicon[16] rappelait aux membres de la famille : « En Cris, nous ne disons pas adieu, nous disons portes-toi-bien. C’est plus comme s’ils continuaient sur leur sentier et que leur esprit est encore avec nous. » (Hunter, 2015).

En d’autres mots, si « la mort est vraiment un triste événement pour les membres des religions tribales, elle demeure un évènement auquel chaque personne et chaque nation sont confrontées, et non pas [comme l’affirment les Occidentaux] le fruit d’une colère divine capricieuse et arbitraire. » (Deloria Jr., 2003, p.183, 1992, p. 183, 1973, p. 187). Deloria Jr. distingue bien ici entre la conception de la mort et le deuil, manifeste dans la grande tristesse suite à la perte d’un être cher. Alanis Obomsawin mentionne qu’après avoir raconté dans une salle de classe « qu’un vieil Indien avait pleuré », une fillette lui avait « envoyé son dessin d’un Indien qui pleurait, avec ce commentaire : « Je ne savais pas que les Indiens pouvaient pleurer. » (Obomsawin, 2016, p. 17).

Il ne s’agit pas d’opposer un prétendu stoïcisme des uns face à la mort, à l’anxiété des autres face au même destin. Il s’agit de saisir la conception que se font les autochtones d’eux-mêmes et de leur histoire et d’observer dans quelle mesure il y a différence. Ce faisant, nous voyons à quel point parmi les Amérindiens la manière dont on envisage sa mort et celle d’autrui comme « accomplissement de sa destinée » diffère de façon significative selon des cosmologies et ontologies amérindiennes distinctes.

Un récit Wayuu

Les Wayuu[17] vivent dans la péninsule semi-désertique de la Guajira à travers laquelle passe la frontière entre le Venezuela et la Colombie. Le Rio Rancheria qui coule au sud de la péninsule marque la frontière au-delà de laquelle les Espagnols et leurs descendants ne se sont pas établis. C’est dans cet espace dans lequel ne coule aucun cours d’eau et n’existe aucun lac, que vivent les Wayuu d’Aipiachi. Ils trouvent habituellement l’eau indispensable à la survie dans des points d’eau proches de la surface, à deux ou trois mètres de profondeur[18]. C’est dans ces oasis que dans un ordre préétabli et respecté rigoureusement, les familles d’Aipiaichi abreuvaient leurs animaux, chacune y acheminant son troupeau de chèvres et de moutons ainsi que son bétail, à des moments déterminés selon la position du soleil dans le ciel. Notons aussi que le bétail est toujours marqué au fer rouge, chaque marque correspondant à un nom de clan transmis par matrifiliation.

Dans les récits Wayuu des origines du monde et des humains, Maleiwa, Démiurge ou dieu créateur « exprime la ‘transcendance’ sans laquelle une part de l’édifice cosmologique ne pourrait tenir. » (Simon, 2015, p. 159). C’est à Maleiwa « que l’on doit l’initiative de la création et de la mise en forme de la plupart des habitants du monde, notamment des hommes » (Simon, 2015, p. 82, note 58), attribuant « à chaque clan un nom, un animal éponyme et un symbole servant à marquer les animaux. Chaque collectif se vit aussi confier un territoire propre. » (Simon, 2015, p. 40). Ces marques ou symboles servant à identifier les propriétaires des animaux apparaissent aussi comme tatouages sur les cuisses ou les bras des femmes qui maintiennent que si elles ne portent pas de marques dans la terre des défunts elles auront à boire de l’urine d’âne plutôt que de l’eau claire (Goulet, 1978, volume II, p. 585-590).

À titre d’exemple, je cite les propos de Maria Jusayu, à qui je demandais la signification de son tatouage :

C’est afin de garantir que nous aurons de l’eau à boire suite à notre mort. C’est afin de nous protéger de la soif. Lorsque nous mourons nous marchons durant la nuit, tout comme nous le faisons pendant que nous sommes vivants. Ceux qui sont morts avant nous nous donneront à boire. Si je n’ai pas de marques, je n’aurai rien à boire. Ma parenté me donnera quelque chose à boire. L’Uliana [nom du clan de son père, l’un des nombreux clans wayuu partageant tous un même nom transmis par la mère ainsi qu’un symbole avec lequel marquer le bétail ou tatouer un bras] me donnera quelque chose à boire.

Goulet, 1978, volume II, p. 586-587

Dans ce passage, Maria sous-entend qu’aux yeux des habitants de l’au-delà elle aura l’apparence d’un animal que l’on abreuve. Pour comprendre cette affirmation il faut la situer dans une ontologie selon laquelle les êtres apparaissent soit sous forme humaine, soit sous forme animale, selon le regard de l’être qui les perçoit.

Cela est vrai ici et dans le monde des défunts. Ainsi aux yeux de Wanülü, l’être mythique qui est à la source des maladies et de la mort, les êtres humains apparaissent comme du gibier qu’il chasse à son aise. La personne atteinte d’une de ses flèches tombe malade et risque de mourir à défaut de mesures appropriées afin de surmonter l’épreuve. De même, tout comme chez les Cris de la Baie-James[19], un animal qui apparaît dans le rêve d’un Wayuu représente un être humain; on peut d’ailleurs dire à quel clan appartient cette personne dont on rêve en identifiant la marque sur l’animal[20]. À ce titre, le tatouage sur le corps des femmes affirme qu’elles sont en relation avec quelqu’un qui saura les reconnaître et prendre soin d’elles. En d’autres mots, « c’est à un marquage du corps que ses informateurs [ceux de Goulet en 1975 et 1976] attribuaient le rôle de spécifier les réseaux dont ils voulaient profiter après leur trépas. Provoquant un élan de collaboration, ils entendaient s’assurer l’obtention de bonnes grâces après leur trépas. » (Simon, 2015, p. 320).

Maria Jusayu me rappelle aussi qu’après la mort « nous marchons [ici-bas] durant la nuit ». Elle accompagne ces paroles d’un geste qui m’indique ses alentours. Il est en effet bien connu que la nuit venue les esprits des défunts circulent autour des maisons et des animaux avec qui ils ont parfois des relations sexuelles. Si la défunte devient invisible aux yeux de ceux qu’elle laisse elle n’est toutefois pas absente de leur vie, ni sans lien de dépendance à leur endroit. C’est pourquoi les enterrements sont l’occasion de sacrifices d’animaux qui ont pour fonction de permettre au défunt de se reconstituer un troupeau dans l’au-delà. Un enterrement entraîne aisément le sacrifice de centaines chèvres et de quelques vaches. Les personnes en deuil consomment la chair, le défunt accueille la forme spirituelle de ces animaux qui lui permettent de reprendre ses activités quotidiennes.

Ce rapport aux défunts qui nous quittent pour un monde en quelque sorte invisible s’inscrit dans une cosmologie qui postule l’existence d’une série de mondes[21] dans lesquels vivent les Wayuu. La Voie lactée à laquelle on réfère comme « le chemin des Indiens morts » (Perrin, 1976) indique le sentier céleste que l’âme d’un défunt emprunte afin de rejoindre ses ancêtres dans un lieu nommé Jepira : « C’est un monde différent où il y a beaucoup d’eau, il tombe de l’eau tout le temps et il y a toutes classes de fruits et toutes les herbes sont fraîches. C’est très frais, il n’y a pas de chaleur, il n’y a pas […] C’est le monde où sont les morts. » (Entretien, le 01/03/2008)[22]. C’est par le rêve que l’on entretient des relations entre ceux et celles qui sont encore ici et les défunts. Nectario Jusayu, par exemple, me racontait avoir vu son frère dans un rêve : « Je l’ai pris dans mes bras, l’ai senti, et lui ai dit ‘tu es vraiment vivant’. » Son frère lui répondit immédiatement « Je suis vivant, je suis parti, j’ai déménagé. » (Goulet, 1978, volume II, p. 586).

Les gens d’Aipiaichi me disaient que lorsqu’un défunt n’apparaît plus dans les rêves de sa parentèle on dira qu’il est décédé à nouveau, car il est bien connu que dans le monde des défunts l’on peut aussi passer par la mort à un autre monde, trop éloigné de celui quitté en premier pour qu’il soit possible de communiquer du premier au troisième. C’est ainsi qu’ils postulaient la coexistence d’une série de mondes, une série en principe infinie, que l’on découvre toujours par le passage obligé de la mort qui est le destin de tous, quel que soit le monde dans lequel la personne vit à un moment donné[23].

Un récit Dènè Tha

Cette cosmologie Wayuu dont nous avons esquissé les grandes lignes diffère beaucoup de celle des Dènès Tha du nord-ouest albertain, même s’ils partagent avec les premiers l’idée que suivant leur décès les défunts sont présents dans notre monde ainsi que l’idée qu’ils communiquent par le rêve. En effet, si les Dènès Tha reconnaissent qu’ils peuvent mourir plus d’une fois, ce n’est pas parce qu’ils passent à un autre monde encore plus éloigné de notre monde terrestre, c’est parce qu’ils se sont réincarnés. « Être fait ou faite à nouveau » traduit l’expression dene andats’indla – littéralement « personne à nouveau faite par quelqu’un » (Goulet, 1998, p. 168). C’est toujours ici-bas que l’on meurt, une fois, deux fois, autant de fois qu’en raison d’une maladie ou d’un accident mortel l’on aura pris avant son temps le chemin qui mène vers la terre des ancêtres et que l’on aura choisi de se réincarner dans le même sexe ou dans le sexe opposé de sa vie antérieure. Des 41 cas de réincarnation que j’ai rencontrés chez les Dènès Tha, 18 (44 %) étaient du sexe opposé à leur vie antérieure (Goulet, 1998-1999, p. 112-113).

À titre d’illustration d’une telle réincarnation, je m’arrête ici aux propos de Paul, un jeune homme qui avait accepté en 1984 de me parler de son expérience à l’école résidentielle construite à Chateh en 1951, dans le nord-ouest albertain. Dès le début de son récit, c’est avec étonnement que je l’entendis me dire qu’à l’époque il était une fillette et que c’est suite à une maladie qu’il/elle fut transporté de l’école résidentielle à l’hôpital où il/elle mourut. Voici son propos[24] :

J’étais une petite fille, [je m’appelais Denise], je grandissais à la résidence et un jour je tombai malade. Je me rendis à l’hôpital où je mourus. Une année plus tard je revins [à l’hôpital] avec Rose qui tenait mon bras [la soeur défunte de celle par laquelle il allait se réincarner]. Je suis revenu à l’hôpital à Edmonton où était ma mère Rita et je suis revenu afin de vivre comme Paul.

Le récit met en scène Rita, hospitalisée à Edmonton, capitale de l’Alberta et sa soeur Rose qui guide Denise vers son lieu de réincarnation. L’hôpital où Denise apparaît en compagnie de sa tante défunte se trouve à 650 kilomètres de Chateh. Dans son récit, Paul [Denise réincarnée] précise à deux reprises que sa nouvelle mère, Rita, perd immédiatement connaissance suite à sa vision des deux défuntes :

Ma mère était à l’hôpital et durant son séjour à l’hôpital sa soeur Rose est décédée. Et Rose se rendit à la chambre d’hôpital de Rita et lui dit : « Je marche vers toi avec Denise. » Ma mère m’a dit que Rose lui a dit : « J’arrive ici à tes côtés afin que Denise soit née à nouveau. » Ma mère tomba alors sans connaissance. Ma mère m’a dit : « Je suis tombée sans connaissance. » Denise l’attrapa par derrière. « Je suis tombée sans connaissance », dit-elle. Rose se rendit ensuite elle-même chez les voisins [à Chateh] et elle fut faite à nouveau. Elle est Hubert. C’est pourquoi ma mère l’appelle « ma soeur ».

Pour sa part, ayant accompli sa mission, Rose décide d’elle-même de retourner dans une famille voisine de Chateh où elle sera réincarnée comme homme [Hubert], plutôt que comme femme.

Tel que mentionné plus haut, une réincarnation dans un sexe opposé à celui de sa première incarnation n’est pas rare parmi les Dènè Tha, et c’est comme garçon que Denise retourne à la vie :

[Quant à moi je suis né avec une marque de naissance que Denise avait sur elle lorsqu’elle est décédée] [Il lève sa chemise et me fait voir une légère ligne de quelques centimètres sur son abdomen et me dit :] C’est la marque de naissance de Denise. Je suis un homme qui est revenu. C’est pourquoi je ressemblais à une fille lorsque j’étais jeune. La mère de Wilbert [un ami voisin] sait que je suis sa soeur. Ils savaient que j’étais revenu. Ils m’ont toujours dit qui j’étais. [Wilbert l’appelle donc sa soeur, et sa mère l’appelle sa fille – ce que Denise était dans son incarnation précédente].

Dans ce récit, la continuité entre les deux incarnations est établie par une marque corporelle visible sur le corps de la fillette décédée et sur celui du garçon en qui elle est réincarnée. Les membres de la communauté qui savent qui elle est utilisent toujours les termes de parenté qui correspondent à sa première identité sexuelle et de genre : tu es ma soeur, tu es ma fille, et ainsi de suite. Les relations reflètent l’identité première, tel que l’affirme Paul en conclusion à son récit :

Ils pensent que je serai un bébé fille. Mais j’étais un garçon. Mais ils savaient que j’étais revenu, et ils m’ont beaucoup aimé. Si je mets mes cheveux en arrière, de loin je ressemble à une femme, et lorsqu’ils me disent que je suis une femme, je colore mes yeux et ma bouche, et parfois ils me demandent de mettre mes cheveux en arrière comme ceci [il tire ses cheveux en queue de cheval] et ils me disent : « Oui, tu ressembles à une femme. »

Au terme de cette comparaison entre deux récits expérientiels de la mort, retenons les points suivants. Entendre Maria Jusayu dire qu’après la mort « nous continuons à marcher comme nous le faisons à présent », ou entendre Paul affirmer de Denise qu’« elle est venue pour être faite à nouveau » c’est saisir deux façons de faire l’expérience de soi et des autres avant et après la mort.

Ces conceptions amérindiennes s’expriment toujours dans une cosmologie et une anthropologie à l’intérieur desquelles on peut distinguer une dimension ontologique, leur compréhension « de ce qu’est le monde, de ce qu’est la vie, et en général, de ce qui est » (Oskal, 2008, p. 333). Le récit de Maria Jusayuu au sujet de son tatou et celui de Paul au sujet de son expérience de réincarnation s’inscrivent chacun « de manière référentielle et extra-discursive à l’aune des motivations humaines, des motivations conformes à la “nature” de l’homme » (Calame, 2010, p. 25).

***

C’est au sein d’une collectivité, telle qu’elle se comprend elle-même et s’exprime dans l’histoire, qu’enfant et adolescent, chaque personne se façonne une identité qui fait sens tant pour elle-même que pour ceux et celles parmi lesquels elle croît. Dans l’analyse de témoignages Wayuu et Dènè Tha j’ai souligné les différences entre les conceptions de la vie, de la mort et de ses suites, tout en mettant en lumière leur commune attention accordée aux marques sur le corps comme symboles identitaires, ainsi qu’aux rêves qui sont l’occasion de rencontres avec les défunts. Les rêves qui assurent ainsi une forme d’intersubjectivité qui perdure au-delà de la mort donnent aussi aux uns et aux autres une expérience personnelle des affirmations tenues pour vraies.

Partout, « On naît sur une route déjà tracée, qui vient de loin. » (Nepveu, 2011, p. 19). Chaque peuple, chaque individu, vit pour ainsi dire, au sein d’un cercle herméneutique collectif à l’intérieur duquel tout peut prendre sens. Si Deloria Jr. affirme que Dieu est rouge, c’est afin de faire voir à quel point les Occidentaux et les Amérindiens se pensent de manières radicalement différentes en tant qu’êtres humains, les uns cherchant à dominer la terre et à vaincre la mort perçue comme une punition divine, les autres cherchant à s’insérer dans un univers à respecter afin d’y vivre l’entièreté de leur destin[25].