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La mort ou la disparition des animaux soulèvent aujourd’hui des enjeux scientifiques, éthiques, juridiques, politiques, sanitaires, affectifs et économiques cruciaux. Conditions d’abattage des animaux d’élevage, dénonciation de la surpêche, introduction de la notion de sensibilité animale dans les textes juridiques, émotion suscitée par le « meurtre » d’un rhinocéros dans un zoo français afin de dérober sa corne ou encore par l’agonie d’ours polaires victimes du réchauffement climatique… il ne se passe pas un jour sans que s’impose dans le débat public et les médias l’idée que nous serions confrontés à un véritable « problème animal », aux échelles d’individus singuliers comme d’espèces entières. L’une des raisons des sensibilités actuelles à la condition animale est certainement le caractère inédit et parfois irréversible des pressions (et des oppressions) que les sociétés contemporaines, industrialisées, urbanisées, globalisées et technicisées font peser sur le vivant.
Effet direct de « l’anthropocène » (Latour, 2014) sur les mondes animaux, la détérioration et l’anthropisation des milieux ont pour conséquence concrète la perspective d’une « sixième extinction des espèces » (Kolbert, 2015) en cours sous nos yeux. D’autre part, les questions de la souffrance et de la conscience animales (Le Neindre et al., 2009) occupent une place croissante dans le débat public, entre critique de l’économie industrielle et globalisée de l’élevage et de l’abattage et développement de sensibilités écologiques, alimentaires, affectives diverses. La mort des animaux interroge ainsi tout autant nos modes de production et de consommation que nos manières d’être et de sentir (pour une approche conjuguant ces différents aspects dans le cas de l’élevage, voir Porcher, 2003b), mais aussi des enjeux à la fois politiques, culturels, écologiques et d’espèce à proprement parler. La question du statut des animaux au moment de leur mort recouvre ici celle des frontières mouvantes et en perpétuelle redéfinition des relations entre espèces humaine et animale.
En effet, depuis des millénaires, les humains non seulement coexistent mais coévoluent avec les animaux sous des formes (prédation, domestication, concertation, partenariat, élevage, etc.) et selon des modalités diverses (entre « asymétrie de la relation, appropriation ou exploitation de l’une par l’autre, transformations et dénaturalisations du vivant, authenticité et amour entre personnes hétérogènes », Despret, 2009, p. 753). Ces relations invitent à la fois à saisir l’histoire longue du passage de la domestication à la production animale (Bulliet, 2005) et les réflexions les plus contemporaines sur les notions de « compagnonnage » (Haraway, 2010, 2007) ou encore de « sentience ». La reconnaissance croissante des animaux comme êtres sensibles (Auffret Van Der Kemp et Lachance, 2013), dotés de conscience, d’une personnalité juridique (Falaise, 2018) et de droits (Giroux, 2018, 2017; Marguénaud, Burgat et Leroy, 2016; Chapouthier, 2014a, 1992; Les animaux de sont pas des choses, 2014; Christen, 2009; Babadji, 1999), ainsi que la généralisation de la notion de « bien-être animal » (Burgat, 2006, 2001; Porcher, 2003a) obligent à repenser les pratiques de mise à mort et leurs recompositions.
Ces transformations interrogent en profondeur les modes de compréhension de la « condition animale » (Cyrulnik, 1998), des « liaisons animales » (Laugrand, Cros et Bondaz, 2015), et plus largement les rapports entre « humains et non humains » (Houdart et Thiery, 2011). Elles suscitent une attention accrue tant du point de vue des sciences sociales en général (Rémy et Guillo, 2016), et plus particulièrement de la philosophie (Haraway, 2007; Fontenay, 1998), de l’histoire (Baratay, 2017, 2012; Ritvo, 1995;), de l’anthropologie (Viveiros de Castro, 2011; Descola, 2010), de la géographie (Estebanez, 2008), que des sciences vétérinaires, de l’éthologie, des domaines du droit et ceux de l’art. En interrogeant les sociétés humaines à partir de ce qu’elles font aux animaux et avec eux, ces questions ne se posent pas seulement aux sciences sociales, mais aussi à l’intérieur des sciences sociales, comme le montrent les vifs débats qui opposent les tenants de l’hypothèse d’un « tournant animaliste » (Andersson et al., 2014) et ceux de la réaffirmation d’une spécificité humaine (Digard, 2012) construite vis-à-vis de l’animalité.
La thématique de ce numéro
Ce numéro de Frontières explore ainsi la multiplicité et les transformations des morts animales dans les sociétés contemporaines. En partant de diverses catégories d’animaux (d’élevage, de compagnie, d’exposition artistique, de zoo, sauvages, « nuisibles » ou « indésirables », etc.), il s’agit d’examiner la confrontation avec différents types de mort des animaux. Les contributions de ce numéro concernent les formes de la mort animale telles qu’envisagées et pratiquées dans divers pays (Canada, France, Mongolie, Roumanie, Soudan, Turquie) selon des imaginaires et traditions (religion et ritualité, pratiques économiques et écologiques, etc.) variés parmi lesquels figurent la chasse ou le sacrifice (Givre, 2015; Bonte, Brisebarre et Gokalp, 1999; Cartry, 1987; de Heusch, 1986), mais aussi diverses autres modalités de la « fin des bêtes » (Rémy, 2009) que sont l’euthanasie, l’abattage ou l’élimination sanitaire, en portant attention à leurs contextes sociaux, culturels et historiques ainsi qu’aux représentations et aux esthétiques, aux enjeux et aux conflits dont elles font l’objet. Ce faisant, et comme le suggèrent les considérations qui précèdent, ce numéro revient sur les manières dont la question de la mort des animaux a pu être abordée en sciences sociales[1], afin d’explorer de possibles pistes de renouvellement. Avant la présentation de chaque contribution, nous nous proposons de revenir sur les voies d’approches mobilisées dans ce numéro et la manière dont elles contribuent à la remise en perspective des morts animales.
Quelles morts animales pour quelles significations?
Selon les contextes culturels et sociaux, les pratiques de mise à mort animale se parent de différents registres de justification morale et de cadres symboliques qui méritent des approches comparées. Il est fréquent d’opposer les interprétations culturelles de pratiques telles que le sacrifice ou la chasse à une mort animale réifiante et désincarnée dont l’abattage industriel serait aujourd’hui le modèle (Franck, Gardin et Givre, 2016, 2015). Certains textes présentés dans ce numéro (Olivier Givre, Alice Franck et Jean Gardin; Viviane Lew; Bénédicte Ramade), considèrent la manière dont ces représentations s’informent et se transforment mutuellement, se connectent et se globalisent (à défaut d’être toujours partagées), en raison du caractère lui-même résolument planétaire des enjeux de la mort des animaux, de la standardisation des normes du « bien-être et de la sécurité animales » à la confrontation et à la rencontre entre différentes visions des mondes animaux. L’attention est alors portée sur les contextes de production et les formes concrètes que prennent ces registres de légitimation, en y incluant aussi bien les modalités politiques et techniques de la mort animale que ses diverses conséquences ou résultats : gestion et exposition des cadavres, transformation des corps, consommation et alimentation.
Quelles constructions symboliques et sociales de l’animalité sous-tendent les techniques de mise à mort, sous leurs formes les plus classiques (chasse, sacrifice, abattage, etc.) comme dans leurs nouvelles modalités (industrialisation, technicisation, professionnalisation)? Comment différents systèmes culturels de la mort animale, associés à des valeurs et des normes parfois ancrées dans des modes de transmission pluriséculaire, se confrontent et se transforment, ainsi que le demandent plusieurs contributions (Joseph J. Lévy; Viviane Lew)? Quels changements dans l’organisation du travail de la mort suscitent les préoccupations sociales et réglementaires relatives au bien-être et à la sécurité des animaux qui s’apparentent souvent à une justification implicite du fait de tuer les animaux pour des raisons alimentaires, scientifiques ou sanitaires? Qu’est-ce qui relève aujourd’hui de l’économie du tuable et du mangeable? Comment et qu’est-ce que « tuer humainement » des animaux (Givre, 2015)?
Certaines des contributions à la thématique (Nicolas Baron; Jean Estebanez), portent également sur les biopolitiques de la mort animale, ou ce que l’on peut désigner comme des thanatopolitiques qui, non seulement, font de la mort des animaux une forme de « nécessité » pour diverses raisons, mais l’inscrivent dans des pratiques de gouvernementalité. À bien des égards, elles ne sont pas sans évoquer certains exemples bien connus de « massacres de chiens » qui émaillent l’histoire des sociétés urbaines en voie de modernisation (Exbalin, 2015; Pinguet, 2008)[2] et illustrent l’idée que tuer les bêtes pour porter atteinte aux hommes constitue souvent une analogie fondamentale (Givre, 2016b). De manière plus radicale, en mettant en parallèle les formes modernes d’extermination humaine et d’oppression animale, les travaux de Patterson font ici figure de pierre d’angle et de défi moral (Patterson, 2002).
Statuts des animaux, jeux d’échelles, passages de frontières : une opération de transformation
De toute évidence, les animaux ne sont pas égaux face à leur mort. D’une part, les morts d’animaux singuliers peuvent conduire à l’indignation et la protestation, mais aussi à des pratiques de deuil ou de commémoration. D’autre part, l’extermination d’espèces jugées « indésirables » (auparavant qualifiées de « nuisibles ») ou encore l’abattage massif pour raisons sanitaires (comme dans les cas récents de grippe aviaire) se parent de formes de nécessité, certes contestables, mais bien présentes dans les discours économiques et politiques. Qu’elles soient associées à des préoccupations alimentaires, scientifiques, économiques, religieuses, politiques ou sanitaires, les morts animales constituent ainsi une mise en acte (et à l’épreuve) des différents statuts et des multiples sorts dévolus aux animaux dans les sociétés contemporaines.
Cette pluralité des statuts des animaux selon leur mode de mise à mort (chasse, abattage industriel, sacrifice, extermination, euthanasie, etc.) interdit de considérer la relation entre l’homme et l’animal au singulier. Elle rend également indispensable une mise en contexte culturel et historique, ce à quoi s’attèlent plusieurs contributions de ce numéro (Nicolas Baron; Joseph J. Lévy; Bénédicte Ramade), afin de comprendre ces statuts comme dynamiques et non réifiés. Elle invite également à saisir en quoi les actes de mise à mort requalifient et transforment les animaux selon des modalités diverses : sacralisation (sacrifice), objet scientifique (expérimentation), produit (abattage industriel), déchet ou risque (extermination, abattage sanitaire), etc. Ces actes font eux-mêmes l’objet de prescriptions et proscriptions (ne pas tuer, tuer « humainement », négligemment ou en vue d’une justification supérieure : gestion, recherche scientifique, santé publique, etc.) qui manifestent différents gradients de rapports aux animaux (proximité/distance, réification/affection, etc.).
Il importe alors de considérer la mise à mort simultanément comme révélation et manipulation du statut des animaux, en étant attentif aux opérations de transformation concrètes et symboliques qui s’y jouent. Il s’agit de la transformation de l’animal lui-même (en viande, en trophée, en oeuvre d’art, en objet de science, en entité sacrée, etc.) au travers de sa mort, aussi bien que de la transformation postulée des humains qui administrent la mort ou en tirent parti d’une manière ou d’une autre. Ce numéro est également l’occasion d’examiner le traitement réservé aux animaux au travers de leurs dépouilles en se penchant sur les diverses façons (vocabulaire, symboles, attitudes, comportements, imaginaires) dont les hommes tissent un mode de relation nouveau à l’animal après sa mort (Strivay, 2015; Duteil-Ogata, 2007; Brisebarre, 2003). Il s’agit de comprendre ce que tuer des animaux fait aux humains, par une attention minutieuse aux pratiques et aux expériences concrètes de la mort animale, dont témoignent plusieurs contributions (Bernard Charlier; Jean Estebanez; Séverine Lagneaux; Coralie Mounet et Laine Chanteloup).
L’une des ambitions de ce numéro est d’envisager la mort comme une dynamique, une instance performative, qui opère par jeux et passages de frontières. L’analyse des transformations met en évidence la porosité des catégories selon lesquelles les animaux sont considérés ainsi que les dynamiques modifiant le statut d’un animal selon les contextes historiques et les situations particulières. Les nuances et variations de statut ne relèvent pas seulement du contexte culturel ou social (par exemple entre espaces rural/urbain), mais aussi des échelles auxquelles sont produites et réélaborées ces catégories (par exemple de l’individu à l’espèce, ou du nuisible à l’emblème). Outre les différentes instances de « l’animal humanisé, de l’animal-objet et de l’animal-être sensible » (Chapouthier, 2014b), une attention particulière est portée à ces échelles, variables dans le temps comme dans l’espace, des morts animales : individuelles ou de masse, exceptionnelles ou ordinaires, etc.
La mort animale dans ses environnements : une modalité relationnelle et interactionnelle
Plusieurs contributions réunies ici (Bernard Charlier; Jean Estebanez; Olivier Givre, Jean Gardin et Alice Franck; Séverine Lagneaux; Coralie Mounet et Laine Chanteloup) invitent à se pencher sur les environnements des morts animales, en ce qu’ils révèlent leur place sociale et culturelle et s’avèrent particulièrement soumis aux transformations évoquées. Les techniques, les lieux et les contextes (rituels, alimentaires, sanitaires, etc.) de la mise à mort des animaux permettent assurément de comprendre ce qui, en la matière, relève du prescrit et du proscrit, du tolérable et de l’intolérable, du visible et du caché, etc. Ces environnements peuvent aussi être pensés, de manière beaucoup plus large, en termes de relations inter-espèces et d’impacts écologiques, à l’instar des travaux d’Ingold sur la chasse au Caribou dans les régions circumpolaires (Ingold, 2013, 2000), ou du film Leviathan (2012), approche immersive et sensorielle de la pêche intensive en Atlantique, abordée aussi bien au niveau des humains que des animaux, des milieux que des systèmes techniques.
Cette entrée analytique par les environnements s’avère ainsi propice à considérer les multiples échelles de la mort des animaux, entre disparition des espèces et mort des individus, espèces emblématiques ou rares et ordinaires, gestion écosystémique des populations animales et préoccupations écologiques (biodiversité, chaine alimentaire, irréversibilité, etc.). Elle suppose également d’élargir la focale : aux côtés de la mort des animaux en tant qu’administrée ou causée par les humains, il s’agit également d’aborder la mort animale telle que provoquée par d’autres animaux (prédation, combat, jeu, etc.), la mort des humains du fait des animaux (attaques, maladies, etc.) ou encore les multiples homologies qui ne manquent pas d’être établies entre sort/mort des animaux et sort/mort des humains. Cela permet de ne pas limiter nos questionnements aux configurations dans lesquelles les animaux sont victimes des humains, mais de tenir compte de toutes les autres configurations possibles des rapports entre humains et animaux, et de véritablement poser la question de la mort comme champ relationnel entre humains et animaux (Ingold, 2013)[3].
Voir et montrer la mort animale
Une attention particulière à la visibilité et à l’audibilité de la mise à mort des animaux, question aujourd’hui centrale à plusieurs titres, anime enfin ce numéro au travers de différentes contributions (Olivier Givre, Alice Franck et Jean Gardin; Bénédicte Ramade). Les régimes de visibilité et d’invisibilisation, du cacher et du montrer, sont particulièrement significatifs en matière de mort animale. Alors qu’il est fréquent de considérer l’abattage comme une « ellipse » entre l’animal et la viande (Héritier-Augé, dans Vialles, 1987), des pratiques comme le sacrifice ou la chasse se présentent à l’inverse comme des actes nécessitant de rendre la mort visible et attestable. À la question des morts « bonnes à voir » ou « bonnes à cacher », s’ajoute celle du traitement médiatique particulièrement aigu de la mort des animaux, dont les images possèdent un impact puissant qui en font une véritable arme de mobilisation. Les vidéos des militants animalistes et les reportages des grandes chaines de télévision constituent un genre à part entière, appelant une réflexion sur les représentations et les discours (« une caméra qui piège puisqu’elle est dissimulée », « une “novlangue” faite d’assemblages de mots, tels spéciste ou carniste », Julien, 2014), voire la production d’une sorte d’esthétique (au sens premier du terme) des lieux et des conditions de mise à mort.
D’autre part, notre thématique fait, de longue date et de manière renouvelée, l’objet d’une production audiovisuelle, littéraire, bédégraphique et artistique (voir entre autres Betbeder et Frichet, 2019; Rochette, 2019; Sterchi, 2019; Del Amo, 2016; Zeleke, 2015; Hayère et Mardirossian, 2014; Castaing-Taylor et Paravel, 2012; Vaughan et Henrichon, 2012; Faynot, 2011; Safran Foer, 2010; Guez et Pichelin, 2009; Franju, 1949) porteuse d’interrogations sur les effets, les affects et les enjeux de la mort des animaux. Ces oeuvres documentaires ou de fiction offrent souvent une mise en perspective critique de la place des animaux dans nos sociétés, à l’instar du film Okja (Bong Joon-Ho, 2017) dont le personnage principal est une truie transgénique exploitée par une multinationale de l’agro-alimentaire, mue par le profit et peu soucieuse du sort réservé aux animaux. Produire des discours, des images et des sons, mais aussi prendre appui sur les créations et les démarches artistiques peut ainsi alimenter la réflexion sur l’expérience même de la mort animale, y compris pour les chercheurs et les créateurs : que peut-on voir et entendre? Que peut-on dire et montrer?
Les articles de ce numéro
Dans « Voir et montrer la mort animale », Olivier Givre, Alice Franck et Jean Gardin s’interrogent ainsi sur les régimes d’images de la mort animale à l’ère du sensible en tenant compte des exigences scientifiques et des enjeux éthiques. À partir d’exemples iconographiques documentant la pratique d’un même rituel (le sacrifice musulman : Ayd-el-Kebir, Kurban Bayram), issus de leurs travaux interdisciplinaires en France, au Soudan et en Turquie, et de différentes sources médiatiques ou cinématographiques mettant en scène la mort animale, les auteurs discernent divers régimes de visibilité et d’invisibilisation où les morts animales oscillent entre « bonnes à voir » ou « à cacher ». La perspective plurielle et comparative adoptée par cette équipe d’anthropologue et de géographes est instructive à maints égards. Les auteurs ne considèrent pas les images en elles-mêmes et pour elles-mêmes, mais montrent que leur signification, leur force documentaire, esthétique, symbolique ou affective découlent de dispositifs sociopolitiques et des contextes de monstration/dissimulation. La dialectique entre le visible et le montrable, ouverte par ce rapprochement fécond, confronte alors le chercheur à ses propres pratiques : à la fois témoin et spectateur de scènes de mise à mort d’animaux, mais aussi producteur et diffuseur d’images de mort animale.
Dans le prolongement de ces considérations sur les représentations des morts animales, Bénédicte Ramade, dans un article remarquablement argumenté et fort d’une riche culture artistique, se livre à une analyse stimulante des productions artistiques centrées sur la mort animale des deux dernières décennies. Elle s’emploie à montrer comment l’art contemporain, se détachant des conventions de la nature morte de table ou de chasse, opère un changement de paradigme dans la démonstration et l’exposition de la mort et du cadavre des animaux. L’auteure convoque avec à-propos les oeuvres de Claire Morgan, Berlinde De Bruyckere, Martin uit den Bogaard, Abbas Akhavan, Damien Hirst, Sun Yuan et Peng Yu, Adel Abdessemed au sein d’un parcours artistique et réflexif présentant des pratiques de mise à mort des animaux, des oeuvres de plasticiens performant la mort animale, ainsi que le renouveau sculptural de la taxidermie. Tout en prêtant une grande attention au registre audible et visible de la mort, l’historienne de l’art convie le lecteur à réfléchir sur les fondements d’une esthétique de l’éthique animale, sur ce que signifie artistiquement et éthiquement « tuer une seconde fois » et « tuer pour l’art ».
Partant du constat du peu d’études en sciences sociales sur la mise à mort animale dans les pratiques cynégétiques dans les sociétés occidentales contemporaines, en comparaison de la profusion des travaux sur la chasse au sein de sociétés relevant d’autres ontologies que celle du naturalisme, Coralie Mounet et Laine Chanteloup recourent à de multiples récits de pratiques de chasseurs, au fil d’un travail d’enquête approfondi conduit en Isère (France). Par une démarche inductive, issue de la théorisation ancrée (grounded theory), les géographes s’intéressent aux façons dont les chasseurs contemporains dans les Alpes françaises caractérisent et vivent la mise à mort animale. Plus précisément, elles analysent les récits et les stratégies spatiales des chasseurs face à la prise en compte sociétale croissante de la sensibilité animale. Elles nous convient ainsi dans un premier temps à apprécier les diverses manières dont les chasseurs se distancient de la figure repoussoir du tueur, et comment ils en viennent à pratiquer un évitement spatial à l’égard des non-chasseurs. Dans un second temps, les auteures offrent des éclairages stimulants sur les caractéristiques d’une éthique de chasse évolutive car variable au gré de la situation de chasse, de l’espèce/individu animal et du territoire de chasse.
Les représentations des chasseuses dans les médias contemporains anglo-saxons, telles qu’elles sont décrites par Viviane Lew, de même que l’analyse des commentaires publics quant à ces activités cynégétiques, illustrent les diverses motivations expérientielles, écologiques, économiques et éthiques qui président à la mise à mort animale, ainsi que les réactions, tant négatives que positives, quant à l’implication des femmes dans la chasse. L’analyse qualitative d’articles de presse et de magazines (reportages, nouvelles et entrevues) sur des chasseuses parus entre 2013 et 2017, livre certaines de leurs motivations : connexion à la nature et au monde animal, expérimentation d’états physiques et mentaux particuliers, rapports de camaraderie et formes spécifiques de sociabilité, collecte de trophées, consommation de la viande, etc. L’intérêt de cette contribution réside également dans l’analyse nuancée des réactions contrastées du grand public quant à la participation des femmes à la chasse (sexisme et hostilité à leur égard ou défense de leurs droits, répercussions psychologiques sur les chasseuses, voire jugements sur leurs traits de personnalité ou même leur santé mentale, etc.). Ces résultats rejoignent ceux rapportés à l’encontre des femmes s’engageant dans des métiers traditionnellement masculins.
Dans un autre contexte, l’étude conduite par Bernard Charlier explore, au travers de fines et riches descriptions ethnographiques, les rituels et pratiques de mises à mort d’un mouton, d’une vache et d’un loup par des éleveurs nomades de Mongolie appartenant à l’ethnie Dörvöd. Dénuée de toute incertitude quant à son dénouement et ne nécessitant pas de potentiel de réussite, la mise à mort d’un animal domestique (un mouton et une vache) est empreinte de sobriété, de discrétion et est considérée comme source de péché (nügel) et de pollution (buzar). Dans le cas du mouton, le verbe « tuer » n’est jamais prononcé et, dans celui de la vache, prime la volonté d’une négation de la mise à mort et celle du retour de l’animal sous la forme d’un veau. Ces pratiques visent à protéger et à conserver pour pouvoir le transmettre le hišig de bétail, qui assure la prospérité et le bien-être des animaux domestiques. La figure du bon éleveur (sain malchin), qui sait protéger son troupeau, coexiste avec celle du bon chasseur (sain anchin) qui sait induire la prise d’un loup grâce à ses mérites. La mise à mort d’un loup constitue toujours un événement joyeux lié à un exploit dont l’enjeu est, parfois uniquement, l’appropriation du potentiel vital et de réussite (hijmor’) de l’animal.
Riche et documentée, l’étude menée par Séverine Lagneaux porte sur les transformations contemporaines de l’élevage porcin en Roumanie. Au travers de la mise en perspective de plusieurs terrains ethnographiques menés au coeur d’un village banatais et en Bucovine, l’auteure dépeint soigneusement la chaine opératoire d’un abattage de cochon et montre l’importance symbolique et matérielle de l’animal dans la maisnie (maisonnée) roumaine. En mariant perspective à long terme et données ethnographiques, l’auteure observe la spectacularisation de la mort du cochon à des fins touristiques et l’abandon des croyances et du mode de vie qui lui étaient associés. Signe de nouveaux enjeux globalisés autour de l’élevage et de l’abattage, l’installation d’un producteur massif de viande (Smithfield Foods) dans le Banat affecte significativement le métier des petits éleveurs roumains. Face à des pratiques d’abattage mues par l’efficacité et la rentabilité ainsi que par la recherche de tarifs concurrentiels, ces derniers se sentent dépossédés de leur métier, tout en devant également faire face à l’imposition des normes sanitaires et de bien-être animal édictées à Bruxelles.
Dans « Le renard, le virus et la mort (France, 1925-1998) », Nicolas Baron apporte une perspective historique en dressant le portrait des épizooties rabiques d’origine vulpine en France au xxe siècle. Il examine le rôle central joué par le renard roux dans les épizooties de rage en France et comment cet animal, progressivement qualifié de hautement nuisible, en vient à être considéré comme un risque constant pour la santé des autres animaux (sauvages et domestiques) et des humains. Considérée comme un danger sanitaire et économique majeur, l’espèce vulpine donne lieu à des politiques de destruction (empoisonnement, chasse au fusil, déterrage, piégeage, gazage des terriers) visant à réduire significativement le nombre de goupils afin de briser la chaine de transmission du virus rabique entre individus. À partir de la fin des années 1980, ces mises à mort légitimées et massives sont abandonnées au profit d’un programme vaccinal antirabique. Le succès de ce dernier marque la fin de la dernière épizootie rabique en France et s’accompagne de changements dans la perception de l’espèce vulpine.
À partir d’une série d’entretiens menés au Parc Zoologique de Paris avec différents corps de métiers (soigneur, vétérinaire, responsable de collection) et de données qualitatives collectées lors d’une enquête sur la fonction sociale des zoos dans trois établissements en France (Ménagerie du Jardin des Plantes, Zoodyssée, Zoo de Pont Scorff), Jean Estebanez se demande : « Qu’est-ce que la mort au zoo? ». Dans un premier temps, l’auteur envisage le zoo comme une tentative de réinventer l’élevage sans la mort, dans un espace où primerait la conservation des espèces. Il avance l’hypothèse d’une forme de biopolitique, – une gouvernementalité du vivant – par le contrôle des naissances, exempte de toutes considérations éthiques et politiques entourant la mort, hormis la question de l’extinction des espèces, l’un des horizons de légitimation du zoo. En confrontant cette hypothèse aux données empiriques, il montre avec précision et clarté que la mort ne constitue pas un tabou mais une présence quotidienne, accompagnée de pratiques répétées, pour le personnel du zoo. Dès lors, le zoo apparait comme un lieu d’élevage avec la mort et non en dépit d’elle.
En conjuguant précision des sources historiques et anthropologiques, approche émique et puissance d’évocation, Joseph J. Lévy complète ce tour d’horizon de la multiplicité et des transformations des morts animales dans les sociétés contemporaines, en mettant en lumière la diversité et la transformation des interprétations des sacrifices animaux dans le judaïsme. L’analyse qualitative de divers textes du xixe siècle et contemporains (articles de revues, ouvrages religieux, transcriptions de sermons, blogues) éclaire les positions contradictoires face à ces rituels chez des commentateurs modernes et contemporains se revendiquant de différents courants religieux juifs (orthodoxe, conservateur, réformé et reconstructionniste). L’auteur pointe une double valence, négative et positive, face aux sacrifices qui sont soit rejetés pour des raisons anthropologiques ou affectives, soit au contraire exaltés et célébrés comme preuve de l’obéissance à la parole divine. S’interrogeant sur la place possible des sacrifices d’animaux dans le Troisième Temple, une fois que celui-ci aurait été éventuellement restauré dans les temps messianiques, Joseph J. Lévy discerne les attitudes contrastées des mouvements religieux, entre appel au rétablissement du sacrifice dans les prières des orthodoxes et volonté abolitionniste du côté des tendances réformistes et reconstructionnistes.
Au final, les différents articles de ce numéro mettent ainsi en évidence la multiplicité des pratiques de mise à mort animales et leurs recompositions dans les sociétés contemporaines. En balayant un large spectre culturel, géographique et historique, en diversifiant et en comparant les terrains d’enquête, en confrontant des approches disciplinaires variées, ces contributions mettent aussi en lumière la pluralité des regards posés actuellement sur les morts animales par des chercheurs de tous horizons. Cette multiplicité de perspectives ouvre sur des réflexions croisées, et souvent inédites, sur les enjeux, les transformations, les dynamiques et les échelles de la mort animale qu’il convient de considérer pleinement comme l’une des modalités relationnelles et interactionnelles des rapports entre humains et animaux. Aujourd’hui objets d’interrogations et souvent de tensions, ces rapports sont et seront assurément confrontés à d’autres mutations majeures que révèle avec une acuité particulière, nous semble-t-il, la question de la mort. Dans un contexte de prises de position morales et politiques souvent exacerbées, examiner scientifiquement ces multiples morts animales est donc une manière de se demander quels mondes communs sont possibles et souhaitables entre humains et animaux.
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Les contributions de ce numéro sont issues pour la plupart du colloque international Morts animales en perspectives coorganisé par Mouloud Boukala et Olivier Givre qui s’est tenu à l’Université du Québec à Chicoutimi le 8 mai 2018 dans le cadre du 86e congrès de l’ACFAS (Association canadienne-française pour l’avancement des sciences) [4]. Cette manifestation scientifique, fruit d’une collaboration entre la revue Frontières et le Centre de recherches Cultures – Arts – Sociétés (CELAT), a bénéficié également de l’aide de l’Université Lumière Lyon 2, de l’unité mixte de recherche Environnement Ville Société (EVS, CNRS 5600), de l’École de dessin Émile Cohl et du Service des communications de l’Université du Québec à Montréal. Nous souhaitons leur adresser nos remerciements les plus sincères pour avoir rendu cet événement possible. Nous désirons également exprimer notre gratitude aux maitres de langue, Ayarid Guillén et Jessica Payeras-Robles pour leur collaboration à ce numéro avec la traduction des résumés en espagnol.
Appendices
Notes
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[1]
Dont au moins quatre registres complémentaires nous semblent pouvoir être généralement pointés : les dimensions culturelles et symboliques de la mort animale (où elle est envisagée dans le cadre de systèmes de pensée ou d’ontologies : Viveiros de Castro, 2011; Descola, 2010, 2005); ses aspects sociotechniques (savoirs et savoir-faire, systèmes technoscientifiques et économiques : Porcher, 2011, 2003a, 2003b); ses enjeux éthiques et philosophiques (statut de la violence dans les relations humains/animaux, préoccupations sociétales, morales, axiologiques et juridiques : Marguénaud, Burgat et Leroy, 2010; Cyrulnik, 1998; Fontenay, 1998; Philo, 1995); ses dimensions proprement politiques et historiques (« civilisation des mœurs », institutionnalisation des abattoirs, expression/régulation de la violence sociale et politique, etc. : Fitzgerald, 2010; Elias, 1991 [1939]; Darnton, 1985; Agulhon, 1981).
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[2]
Pensons aussi à l’abattage arbitraire d’animaux dans le cadre de conflits armés, visant à porter atteinte aux ressources économiques mais aussi à poursuivre la violence – physique autant que symbolique – par d’autres moyens et sur d’autres corps que ceux des humains (Kolay, 2016).
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[3]
En considérant non seulement comment la mort est donnée par les humains (depuis les « travailleurs de la mort » en abattoir jusqu’aux contextes de guerre, Baratay, 2012), mais comment les animaux (se) donnent la mort entre eux (prédation), l’infligent à d’autres espèces mais aussi aux humains, qu’il s’agisse de cas aussi variés que les attaques par des animaux domestiques ou sauvages, de « victoire » sur l’homme dans des contextes précis (corrida, combats homme-animal), d’empoisonnement ou de pandémies animales (Keck, 2010; Safran Foer, 2010).
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[4]
Les conférenciers présents à ce colloque étaient les suivants : Mouloud Boukala, Bernard Charlier, Jean Estebanez, Khadiyatoulah Fall, Jean Gardin, Olivier Givre, Vincent Lavoie, Joseph J. Lévy, Viviane Lew et Bénédicte Ramade.
Bibliographie
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