Article body

Cet article rend compte d’une réflexion engagée sur le statut de l’image dans nos pratiques de recherche portant sur la mise à mort des animaux, notamment rituelle (abattage halal, sacrifice) d’un point de vue comparatif (France, Soudan et Turquie)[1]. Bien que ne constituant pas initialement un élément central de nos travaux (Franck, Gardin et Givre, 2016, 2015), il nous est en effet rapidement apparu que les modalités selon lesquelles la mort animale est vue et montrée traversaient nombre de nos questionnements portant aussi bien sur les lieux et les pratiques, que sur les significations et les conflits entourant cette problématique. Plus encore, nous sommes confrontés aux enjeux méthodologiques, épistémologiques et éthiques qu’implique le fait d’être à la fois témoins et spectateurs de scènes de mise à mort d’animaux, mais aussi nous-mêmes producteurs et diffuseurs d’images de mort animale. La question des images vient ainsi condenser les rapports complexes, voire ambigus, des chercheurs à cette thématique, qu’il s’agisse d’en faire l’expérience directe, de documenter des pratiques habituellement cachées, ou encore de les rendre visibles sous des formes variées.

Au-delà des images en tant que telles, cette réflexion interroge leur contexte de production et de diffusion, en somme leur mise en regard. D’une part, des images ordinaires, voire anodines dans le contexte de leur production, peuvent devenir contestables sinon insoutenables sur les plans sensible aussi bien qu’éthique lorsqu’elles sont mobilisées auprès d’autres publics et dans d’autres lieux. D’autre part, il s’agit de resituer nos matériaux iconographiques dans un contexte de publicisation et de mise en débat croissantes des pratiques de mise à mort des animaux, où les images occupent une place essentielle, à la mesure du développement des systèmes d’information, des réseaux sociaux et des modalités de circulation, mais aussi de sensibilisation et de mobilisation qu’ils permettent. En particulier, le succès de nombreux mouvements pro-animaux repose sur leur capacité à produire et véhiculer de l’émotion politique et sociale au travers d’images visant à dénoncer certaines conditions indignes faites aux animaux (Gardin, Estebanez et Moreau, 2018; Dubreuil, 2013) : montrer la mort et la souffrance en constitue un point central.

Face aux enjeux affectifs, éthiques et politiques de la mort animale devenus extrêmement prégnants dans de nombreuses sociétés, la dimension comparative de nos travaux invite aussi à s’interroger sur la construction située de différents regards sur les pratiques de la mort animale. Comme nous le verrons à partir d’exemples iconographiques documentant la pratique d’un même rituel (le sacrifice musulman : Ayd-el-Kebir, Kurban Bayram) en France, au Soudan et en Turquie, une analyse multilocalisée permet de sortir des approches souvent très circonscrites – sinon relativement confinées – de cette thématique et de plaider ainsi pour une vision plurielle et comparative, non seulement sur les plans culturel et géographique, mais aussi sur celui des types de médias et des registres discursifs mobilisés.

L’objectif de cet article est donc de mettre en perspective la question de la mise en images de la mort animale, telle que nous, chercheurs, la pratiquons sur nos terrains et dans nos activités de recherche, dans la problématique plus large des manières de voir et montrer la mort des animaux, et des enjeux que cela soulève (Dominicis, 1998). Nombre de chercheurs en sciences sociales travaillant sur les rapports humains-animaux et les différentes formes de la mort animale (chasse, corrida, abattage ordinaire ou rituel, etc.) ont documenté ces pratiques, et continuent de le faire, par l’image, et soumettent à la réflexion la question des images de la mort animale (Delavigne et al., 2000; Delavigne, Martin et Maury, 2000; Géhin, 2017). D’autre part, les artistes se sont de longue date emparés et s’emparent toujours de ces questions de société autour des animaux et de leur mort, les traduisent en images qui témoignent de l’existence de recherches esthétiques sur le sujet. Par contraste avec diverses études reposant sur un rapport d’extériorité aux images analysées et prenant souvent appui sur un seul type de traitement visuel, notre approche entend d’abord soumettre à l’examen nos propres pratiques de mise en image, puis mettre en lumière la porosité et l’interaction entre différents contextes et régimes de production d’images[2] – une démarche ouvrant un champ encore peu exploré sur la place des chercheurs en tant que producteurs et diffuseurs d’images de mort animale dans un contexte de sensibilité exacerbée à cette question.

Nous mobiliserons ainsi différents registres significatifs et complémentaires, selon nous, en matière de mort animale : pratiques documentaires relatant par exemple les conditions humaines du travail de la mort animale (Franju; Eustache et Barjol), dimensions normatives destinées à illustrer de bonnes ou de mauvaises pratiques (Soudan, AVS[3]), mobilisation politique d’images destinées à faire valoir un point de vue militant (L214), explorations esthétiques questionnant, tout en les mettant en intrigue, différents contextes de mort animale (Faynot; Alpi; Castaing-Taylor et Paravel). Cette mise en perspective de nos propres productions iconographiques avec celles d’autres chercheurs, militants, documentaristes et artistes interroge l’existence de différents régimes d’images en la matière[4]. Elle suggère notamment que les changements de représentation du rapport à la mort des animaux dans les sociétés contemporaines ne se traduisent pas tant par un changement dans les images elles-mêmes que par des transformations des régimes de visibilité et d’invisibilisation[5].

Quelles images pour quelles morts animales?

Des morts « bonnes à voir » et « à montrer »?

Alors qu’il est fréquent de considérer l’abattage contemporain des animaux de rente comme une « ellipse » entre l’animal et la viande (Héritier-Augé dans Vialles, 1987), des pratiques comme le sacrifice, certains types de chasse, ou encore la corrida se présentent à l’inverse comme des actes nécessitant de rendre la mort visible et attestable. Deux exemples issus de nos pratiques de terrain illustreront ce contraste : d’une part, une mort jugée « bonne à voir » et, de l’autre, une mort euphémisée ou cachée concernant des pratiques comparables : l’Ayd El Kebir, fête musulmane au cours de laquelle un animal[6] est sacrifié, en commémoration du geste inaugural d’Abraham.

Figure 1

Ayd-el-Kebir, 2017, Khartoum (Soudan).

© Famille Magbul

-> See the list of figures

Figure 2

Abattoir temporaire, La Courneuve – Ayd-el-Kebir.

© Jean Gardin

-> See the list of figures

Pris à Khartoum (Soudan) lors de l’Ayd 2017, ce cliché (figure 1) constitue un document de terrain, envoyé au chercheur par un père de famille soudanais par le biais d’un réseau social populaire (whatsapp). Les motivations sont doubles : l’auteur de la photo, sachant que le chercheur s’intéresse à la fête du sacrifice, voulait ainsi l’aider à documenter son travail. Par ailleurs, il a également diffusé ce cliché simplement parce qu’il s’agit d’un acte festif, aisément montré et diffusé comme une preuve de la réussite de la fête. La photo donne à voir la pratique domestique et ordinaire du sacrifice, dans l’espace domestique, sous le regard d’une enfant. Cette prise de vue et son mode de diffusion témoignent donc d’une mort bonne à voir et à montrer qui, en outre, met en partage une tranche de vie familiale autour de l’ambiance sacrificielle.

Pris lors de l’Ayd 2015 à La Courneuve, en banlieue parisienne, ce cliché (figure 2) témoigne d’un régime d’image tout à fait différent. La fête du sacrifice n’y est visiblement plus de manière univoque un événement « bon à voir et à montrer », mais un acte dont les familles sont tenues à distance pour des raisons politiques et légales discutées ailleurs (Franck, Gardin et Givre, 2016, 2015). Sur ce site temporaire et dérogatoire d’abattage, où l’espace et la pratique sont étroitement contrôlés mais aussi prescrits par les pouvoirs publics, la chaine sacrificielle est soustraite aux regards du public pourtant bien présent, qui use alors de toutes les ruses pour prendre un cliché « au plus près possible » de l’acte de mise à mort. Celui-ci, pris par le chercheur, témoigne par sa piètre qualité de l’existence d’un véritable dispositif qui sert tout autant à cacher l’acte sacrificiel au public (relégué à une dizaine de mètres derrière des grilles) qu’à organiser sa visibilité pour un public désigné (bouviers, sacrificateurs et vétérinaires). Ainsi mise en scène, cette mort n’est pas tant invisibilisée que confinée, traduisant les enjeux de légitimité qui entourent une pratique telle que le sacrifice dans un contexte d’Islam minoritaire.

Ces deux premières figures tirées de nos recherches ont donc, à première vue, valeur purement documentaire : d’une part, elles illustrent et elles aident à analyser ce qui sépare des types de mise à mort « bonnes à montrer » ou « bonnes à cacher », et toutes formes de nuances entre ces deux pôles. D’autre part, en donnant à voir le dispositif de monstration/dissimulation lui-même, elles renseignent sur le statut de la pratique concernée selon son degré d’acceptabilité sociale et culturelle, mais aussi institutionnelle. Ainsi, ces deux clichés interrogent le statut d’une mort animale telle que le sacrifice, alternativement « bonne à voir et à montrer », car rituellement fondée et culturellement signifiante, et « mauvaise à voir et à montrer », car témoignant d’une pratique institutionnellement marginale et culturellement problématique (sinon exogène). À l’instar du sacrifice, nous pourrions considérer un grand nombre de formes de morts animales (corrida[7], chasse, abattage domestique, etc.) selon leur degré de visibilité/montrabilité et d’acceptabilité culturelle et sociale, en fonction des contextes et des sensibilités.

Le film Le cochon[8] (Jean Eustache et Jean-Michel Barjol, 1970), qui documente une pratique domestique d’abattage du cochon dans un village des Cévennes, entre également dans ce registre d’images où la mort est rendue acceptable, bonne à voir et à montrer, car elle est enchâssée dans un système de relations sociales (essentiellement humaines mais aussi interspécifiques). Elle ne constitue par ailleurs qu’une séquence particulière dans un film où la transformation de l’animal en viande est développée sans raccourcis, afin de donner sa place aux interactions sociales qui entourent cet événement. À ce titre, sa visibilité n’est pas problématique : voir le cochon mourir contribue à mieux comprendre la vie paysanne. Ces régimes de visibilisation renvoient donc à des modalités symboliques qui resituent la mort animale dans un contexte élargi : dans le sacrifice, il ne s’agit pas seulement de l’égorgement d’un agneau, mais du sacrifice d’Abraham; dans la chasse, il ne s’agit pas de la mise à mort d’un cerf, mais de la ponction/régulation d’un écosystème; dans l’abattage domestique, il ne s’agit pas de la tuerie d’un cochon, mais d’un cycle calendaire rural, vecteur de rapports sociaux. Non seulement la mort animale devient « acceptable » socialement, donc visible et montrable, mais elle constitue une opération finalement secondaire au regard des pratiques sociales qu’elle engage.

À ce titre, certaines éradications sanitaires peuvent également être rangées dans cette catégorie des morts animales « bonnes à montrer ». L’emblématique scandale alimentaire de la vache folle qui surgit dans l’actualité en 1996 a rendu nécessaire la mise en visibilité médiatique de l’abattage du bétail supposé malade. La visibilisation de la mort atteste alors de l’action publique et de son efficacité, et permet notamment, en toute ambigüité, de lutter contre l’effondrement des ventes de viande de boeuf au moment de la crise. Estelle Masson et al., dans un article sur la mémoire collective de la seconde crise de la vache folle (2003), montrent « qu’alors que cette dernière crise avait été plutôt pauvre en images spectaculaires, les participants aux focus groups évoquaient, six mois plus tard, des souvenirs d’images apocalyptiques de bûchers d’animaux (victimes de la fièvre aphteuse ou datant de la première crise de l’ESB – encéphalopathie spongiforme bovine) et se mêlant aux images de vaches chancelantes (diffusées quatre ans plus tôt, lors de la première crise) » (voir aussi Givre, 2016, sur le traitement médiatique d’une épizootie à la frontière turco-bulgare en 2011). Divers travaux historiques, mais aussi contemporains, montrent que de nombreuses peurs alimentaires nécessitent la mise en visibilité de la mort de l’animal (Ferrières, 2002).

Des morts « mauvaises à voir » et « à montrer »?

Il s’agit dès lors de s’interroger sur la production, la diffusion et la réception des images de mort animale lorsque ces dernières documentent des morts « bonnes à cacher », autrement dit lorsqu’elles transgressent les dispositifs d’invisibilisation de la mort. Pour un regard européen, la mort animale est associée à la constitution de l’abattoir au milieu du xixe siècle comme espace de relégation hygiéniste, sanitaire et morale, de la violence et du sang (Agulhon, 1981). Dans ces établissements, il ne s’agit pas seulement de soustraire la mort à la perception commune (vision, audition, odorat, toucher), mais de construire des régimes de perception spécifiques pour les acteurs qui y officient : abatteurs, employés, mais aussi vétérinaires, etc. Cette relégation de la mort, que l’on pourrait davantage qualifier de confinement ou de spécialisation, va de pair avec son industrialisation (en terme de rythme et de techniques), la transformation des pratiques de boucherie (où n’arrive plus que la carcasse) et une urbanisation basée sur la segmentation des espaces et des tâches. L’idée que la vision de la mort animale rendrait la violence « contagieuse », notamment pour les classes populaires, a constitué à partir du xviiie siècle en Europe une justification de son invisibilisation. Dans le même temps, c’est cette visibilité scandaleuse de la mort (ou de la souffrance infligée) dans l’espace public qui a favorisé l’émergence des premiers mouvements de protection animale (Carrié, 2017; Traïni, 2011).

Cela n’empêche pas qu’ont pu être rendues « bonnes à voir et à montrer » ces morts habituellement cachées. Le sang des bêtes[9] (1948), célèbre documentaire de Georges Franju sur les abattoirs de La Villette et de Vaugirard après-guerre, est à ce titre exemplaire. Cachée derrière les murs de l’établissement, la mort animale y est montrée selon un double registre réaliste et quasi poétique. La mort est esthétisée, à l’instar de la manière de filmer la mort du cheval blanc, qui inaugure une longue série d’images d’abattage. Le point de vue documentaire est ici affirmé comme un manifeste naturaliste : il y a du beau dans la laideur[10], ou du moins, il y a du sens dans la trivialité des gestes professionnels maintes fois répétés tout au long de la journée : le temps de l’abattoir est représenté comme rythmé par l’horloge, et mis en correspondance avec le rythme des opérations de découpe. L’esthétisation de la mort participe paradoxalement de son amoindrissement, car le point de vue du documentariste se porte prioritairement sur les hommes – ces travailleurs d’abattoir dont le film décrit les savoir-faire et les conditions de travail – ou encore sur le contexte historique de transformations urbaines dans lequel l’établissement se développe. Loin du plaidoyer ou du réquisitoire, c’est bien la modernité qui constitue le vrai sujet du film, les conditions de la mort animale témoignant ici des conditions de vie des humains au sein de l’abattoir. Du coup, comme en attestent divers commentaires[11], Franju réussit à s’extraire du jugement moral qui, sinon, ne manquerait pas de tomber : pourquoi montrer ce qui doit demeurer caché?

Tout en présentant certains points communs[12], la comparaison des images d’abattoir de Franju avec celles filmées dans la clandestinité par l’association animaliste L214 (Abattoir Made in France[13], Alès, 2015) met en évidence la nature radicalement différente des procédés comme des intentions en matière de mise en image de la mort animale. C’est d’abord la différence de positionnement de la caméra et du regard, ainsi que les choix opérés lors du montage audiovisuel et enfin les caractéristiques visuelles en tant que telles, qui frappent : une répétition d’images de qualité médiocre, généralement prises en plongée et à l’insu des protagonistes, le montage sélectionnant les mauvais traitements, mais aussi la résistance des animaux. Il s’agit de dénoncer la brutalité par des images elles-mêmes brutes, ou encore d’opposer à l’image des professionnels sûrs de leurs gestes, celle de simples agents de la chaine d’abattage, sinon d’amateurs (puisque seules les bêtes mal abattues sont montrées).

Ces différences se traduisent dans la réception que le public a des images. Lors d’une présentation de ce travail au festival de géographie de Saint-Dié-des-Vosges (2017), il ressort des discours du public que les images de Franju sont supportables parce qu’elles attestent « d’une proximité avec les animaux ». Par contre, la vidéo de L214, qui ne documente pas un métier, mais enchaine les preuves visuelles de l’impossible « bonne mort », est jugée difficilement supportable, dans la mesure où les images y sont destinées à dévoiler une abomination : la souffrance des animaux dans les abattoirs. Cette rhétorique de la révélation du caché joue un rôle essentiel dans la condamnation de « mauvaises morts » qui paradoxalement ne peuvent être dénoncées qu’en montrant ce qui devrait être caché. On retrouve ici un des ressorts de l’action des premières associations animalistes : c’est la mise en visibilité du sort des animaux dans l’espace public qui rend le débat possible.

Cacher/montrer : régimes de visibilité et d’invisibilisation de la mort animale

Les contextes de production et de réception des images

L’opposition stricte entre des morts bonnes ou mauvaises à voir s’avère cependant réductrice et ne rend pas compte des contextes dans lesquels ces images sont rendues possibles, produites, convoquées et montrées. Un retour à nos premières images de terrain permettra de montrer les négociations multiples qui s’opèrent autour de la mort animale, à commencer par le décalage entre le contexte de leur production et le contexte de leur réception. L’image de la petite Soudanaise qui pose devant la carcasse de l’agneau de l’Ayd ne trouve sa signification que devant un public y voyant le témoignage (et la transmission) d’un rite familial performé avec succès. La présence de la fillette sur une scène de mort animale apparaitra en revanche comme particulièrement déplacée devant d’autres regards, pour lesquels mettre à mort des animaux devant des enfants relève au mieux de l’inconvenance, au pire du scandale. Un tel argument « éducatif » est fréquemment évoqué lors de nos entretiens menés en France avec des partisans de la « cause animale », notamment des parlementaires et des vétérinaires de l’OABA (Oeuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir) attestant du caractère transgressif des pratiques sacrificielles de l’Ayd.

Voir n’est pas montrer

Il y a ensuite de nettes nuances entre ce que « voir » et « montrer » veulent dire, dont l’image de l’Ayd à La Courneuve est exemplaire. Nous avons déjà évoqué la négociation entre la nécessité de cacher et la nécessité de montrer : le public peut voir, mais il doit voir à distance et très mal. À ce « voir » atténué correspond un « montrer » amoindri, les clichés et les films pris à dix mètres de distance avec une série d’obstacles visuels perdant de leur charge émotionnelle positive ou négative. Par contre, la photographie n’en illustre pas moins le caractère essentiel du « voir » et du « montrer » pour les différents opérateurs professionnels en activité : bouviers et sacrificateurs qui performent les gestes techniques, mais également vétérinaires qui, au plus près du box de contention situé à l’arrière-plan, observent chaque égorgement pour contrôler la conformité de l’acte avec le cahier des charges en termes de souffrance animale et de qualité sanitaire de la viande dans un abattoir qui, pour dérogatoire qu’il soit, n’en est pas moins le plus strictement encadré que nous ayons pu visiter.

En effet, le point de tuerie dans un abattoir classique n’est que rarement observé par les vétérinaires occupés à leurs deux inspections principales, dites ante mortem et post mortem. Mais dans un contexte de débat récurrent sur la juste place des rites d’un islam minoritaire, un regard professionnel est convoqué pour attester de la qualité de la mort selon des critères non religieux. Les acteurs/spectateurs sont donc des spécialistes appointés : les vétérinaires. C’est un point fondamental : il existe des catégories non seulement autorisées, mais dont c’est le métier de voir. Il s’agit d’un double mouvement de technicisation et de resémantisation de la mort animale : on fabrique un ordre (ante et post mortem auxquels on ajoute ici le point de tuerie), des points de vision (la trachée) et simultanément de contrôle. Toute autre pratique de vision est jugée déplacée socialement et moralement. Ce même mouvement vers un contrôle systématique des points de tuerie dans l’ensemble des abattoirs français, via la mise en place de vidéosurveillance, est actuellement en débat en France[14].

Rendre visible pour mieux contrôler : enjeux et échelles de la monstration

Il faut ensuite rendre compte des nuances liées aux échelles des dispositifs de monstration/invisibilisation de la mort animale et au rôle accru des médias dans la diffusion d’images conflictuelles. En concentrant ce que l’on veut cacher et/ou montrer, on accentue l’ambigüité des images qui donnent à voir la mort animale. C’est ce qu’illustrent les photographies de terrain suivantes, prises lors du Kurban Bayram, en 2014, à Istanbul.

Figure 3

Kurban Bayram, 2014, Istanbul. Chaine d’abattage en libre accès, site sacrificiel eski cezaevi, municipalité de Bayrampaşa, 3 octobre 2014.

© Olivier Givre

-> See the list of figures

Figure 4

Kurban Bayram 2014, Istanbul. Chaine d’abattage professionnelle, site sacrificiel eski cezaevi, municipalité de Bayrampaşa, 3 octobre 2014.

© Olivier Givre

-> See the list of figures

Les figures 3 et 4 ne peuvent être comprises qu’en tenant compte du contexte de la Turquie actuelle, où la fête du sacrifice à Istanbul est soumise à une injonction contradictoire : donner à ceux qui le souhaitent les moyens de performer un rite important de la religion musulmane, tout en domestiquant sa pratique au sein d’une mégapole multimillionnaire qui se veut la vitrine de la modernité du pays (Givre, 2017). Dans un contexte de forte polarisation concernant la place de la religion dans la vie sociale et politique, la fête du sacrifice constitue un point de tension manifeste, matérialisé par les critiques virulentes qui rejettent son caractère « archaïque » et notamment déplacé dans l’espace urbain, à l’instar des nombreux articles sur la pollution du Bosphore par le sang des bêtes ou encore la violence des images de mise à mort en présence d’enfants. L’orchestration par les pouvoirs publics des conditions du rituel aboutit à l’obligation de sacrifier (ou de faire sacrifier) dans des espaces dédiés d’une grande diversité (du sous-sol d’une grande surface commerciale à des lave-autos en passant par des abattoirs pilotes) et selon des modalités elles-mêmes variées. Dans l’exemple donné, il est ainsi possible sur un même site de sacrifier par ses propres moyens (figure 3) ou de recourir aux services de sacrificateurs professionnels, sous le regard des familles (figure 4).

Réintégrée au sein d’un discours d’alliance entre conservatisme religieux et modernisation libérale conforme à la rhétorique du régime politique actuel, la pratique tend à se concentrer sur certains lieux et à constituer un enjeu de gouvernance urbaine. Il en résulte une visibilisation sous contrôle, au sein de laquelle le sacrifice n’est plus censé poser problème dès lors qu’il s’effectue dans des conditions d’encadrement illustrant par ailleurs la puissance normative et régulatrice du régime. Les conditions de prises de vue témoignent néanmoins de l’ambigüité d’une pratique dont on cherche d’autant plus à maitriser la visibilité qu’elle s’inscrit en rupture de l’espace urbain ordinaire, par le caractère soudainement massif de la présence des animaux et de leur mise à mort. La place du chercheur oscille entre celle de simple observateur du rituel (parmi d’autres), d’enquêteur dont la présence interroge ou dérange, ou encore de témoin, voire garant de la bonne pratique. La visibilisation sous contrôle de la mort animale rituelle donne ainsi lieu à des situations équivoques, à l’instar des sites officiels dédiés à l’Ayd-el-Kebir en France, dont l’ouverture au début des années 1990 avait entrainé une multiplication des dénonciations (Brisebarre, 2017).

Les images des chercheurs : entre documentation, prise de précaution et intervention

Figure 5

Carré d’abattage (mastaba), Khartoum (Soudan), août 2015.

© Jean Gardin

-> See the list of figures

De fait, prendre et diffuser des images de mort animale pose un problème éthique et esthétique au chercheur. Cela transparait tout particulièrement au moment du choix des clichés qui seront montrés aux collègues, aux étudiants ou encore diffusés dans le cadre d’une publication. Cette photo de terrain (figure 5) a été prise de nuit dans un abattoir à ciel ouvert de la banlieue de Khartoum, clôt de murs, mais aux portes ouvertes. À un premier niveau, la photographie documente et illustre la recherche : on y voit l’importance du personnel humain, la résistance de l’animal et la précarité des conditions matérielles d’un exercice dangereux. Mais plusieurs questions sont sous-jacentes, à commencer par les différences notables et déjà évoquées entre les contextes de production et de réception. L’abattoir étant accessible, la prise de vue n’est pas transgressive et documente un acte dont la visibilité n’est ni emphatisée, ni problématique, qui plus est dans un contexte urbain où la présence et la mort d’animaux relèvent de l’ordinaire. Il est par contre évident que dans d’autres contextes, notamment ceux qui ne connaissent d’abattoirs que fermés, ce cliché sera compris sous le registre du dévoilement d’une mauvaise mort.

Dans une volonté d’adopter un point de vue le plus neutre possible s’opèrent alors des choix esthétiques tout à fait significatifs et pas nécessairement conscients. Nous voulions montrer ici la technique d’abattage qui est celle dite des « carrés d’abattage » : chaque boucher dispose de son espace, où, avec ses aides, il traite une bête depuis son arrivée de la bouverie jusqu’à la découpe de la carcasse – une organisation sociotechnique par certains aspects comparable à celle documentée par Franju après-guerre. Comment le chercheur choisit-il de rendre compte de cela? Par une forme d’esthétisation similaire à celle de Franju, qui met en scène la relation de travail, avec les humains au premier plan, et montre la beauté dans la laideur; l’animal vivant et luttant évoque d’autres référents esthétiques, tels que la corrida. Par le choix de ce cliché et par son cadrage, le chercheur impose sa lecture et sa réception : celle du lien (concrètement la corde) entre les humains et les animaux, engagés dans un rapport de proximité, fut-il une lutte.

Dans le trouble initial du chercheur confronté à des situations potentiellement anxiogènes, s’agissant d’actes sensibles, notre expérience suggère que l’on apprend à voir et montrer ce type de scène, et que la prise d’image joue un rôle de défense méthodologique qu’il s’agit d’analyser. L’enjeu est redoublé par la sensibilité construite lors de la restitution que l’on fait de ces scènes, avec des réactions parfois difficiles : le fait d’évoquer ces thèmes avec des étudiants, des collègues ou même des proches oblige à justifier l’acte de montrer. Ainsi la dialectique de la visibilisation ou de l’invisibilisation de la mort animale relève moins d’une représentation positive ou négative de la mort en tant que telle, que de dispositifs sociopolitiques qui indiquent l’ordre et les règles, les normes et les valeurs en matière de gestion du vivant et de la mort. Ces dispositifs s’accompagnent d’esthétiques au sens fort : des régimes du sensible, qui font que l’on apprend à voir et montrer, mais aussi comment voir et montrer la mort animale.

Le visible, le montrable et le sensible

Il apparait donc bien que ce ne sont pas tant les images elles-mêmes, mais leur positionnement par rapport à des dispositifs et des contextes de monstration/dissimulation qui leur donne leur signification, leur force documentaire, et leur confère aussi une charge esthétique, symbolique ou affective. Le sens donné aux images est ensuite établi, travaillé et composé par différents registres discursifs.

L’ère du sensible

Parmi ceux-ci, le registre du sensible nous semble prendre aujourd’hui une place dominante, au confluent des sensibilités humaine et animale, dont le partage est rendu possible grâce à la notion de sentience (la capacité à ressentir comme forme de conscience) dont usent notamment les mouvements animalistes, à l’instar du slogan de l’une des campagnes de l’association L214 : « Tous sensibles ». Si l’empathie sensible pour les animaux n’a rien d’inédit, l’idée d’une sensibilité interspécifique commune (Bimbenet, 2017) connait néanmoins un essor considérable, illustré par l’oeuvre de fiction Gorge coeur ventre[15] (Maude Alpi, 2016), qui met en scène les relations entre un ouvrier d’abattoir et les bêtes qu’il met à mort, mais aussi son chien. Fortement soulignées par le recours à la voix off, la musique et la présence sonore des animaux (beuglements, bêlements, aboiements), la condition et la sensibilité partagées interrogent sur les différents moyens de supprimer la souffrance en insensibilisant les êtres. À l’usage analgésique des drogues consommées par le héros humain répond son rêve exprimé à voix haute : « Faudrait fabriquer des races qui peuvent plus crier, comme les poissons ou les autruches. Si on fabriquait une race propre, silencieuse et qui résistait pas, on nous regarderait autrement ». La disparition de la souffrance des bêtes serait aussi celle de la souffrance des hommes.

De la sensibilité morale à l’écologie sensorielle

Cette ère du sensible ne concerne pas uniquement la sensibilité dans son acception morale, voire moralisatrice, mais ses dimensions sensorielles et physiques, à l’instar du film Leviathan[16] (Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, 2012) qui propose une expérience d’immersion (au propre comme au figuré) dans l’univers ou plutôt l’écosystème de la surpêche.

À la sortie de ce film documentaire réalisé au sein du Sensory Ethnography Lab de l’université de Harvard, la critique a hésité à y voir un manifeste écologiste, animaliste ou artistique. Il est généralement décrit comme une expérience sensorielle forte, par un dispositif multicaméra positionnant le spectateur tour à tour du point de vue du pêcheur, du poisson, du bateau, de la mouette ou de l’eau. La question du sensible quitte le domaine de la morale pour aller vers l’identification à d’autres entités humaines, animales, techniques ou naturelles : « … nous voulions nous diriger vers ce que Jean Rouch nommait l’anthropologie partagée, faire un film non pas sur les pêcheurs mais avec les pêcheurs. Il n’était pas question de leur faire croire qu’ils étaient les réalisateurs mais de faire intervenir leurs corps, leur vécu de manière plus ou moins consciente pour obtenir un film qui nous plonge avec les hommes au coeur des éléments, comme si la mer, les oiseaux, les pêcheurs écrivaient le film avec nous » (Castaing-Taylor et Paravel, cités par Rigoulet, 2013).

En donnant à voir la mort de poissons, le film aborde le statut ambigu d’animaux parfois conçus comme des « quasi-végétaux »[17], mais de plus en plus considérés comme des êtres sensibles, ce dont attestent les campagnes menées récemment par la plupart des mouvements animalistes dans les pays industrialisés, contribuant à faire de la pêche (et notamment la surpêche) une nouvelle mort « à cacher ». Si c’est bien le cas, Leviathan parvient néanmoins à la montrer en l’incluant dans un récit qui n’est plus celui du travail noble des hommes aux prises avec les bêtes (comme chez Franju), mais celui d’une condition partagée, d’une corporéité démultipliée qui fait penser aux philosophies inspirées de « l’hypothèse Gaïa » (Lovelock, 1979). Là où Le sang des bêtes montrait la beauté dans la laideur, Leviathan invite à faire l’expérience d’un « partage du sensible » (Rancière, 2000).

Euphémisation/emphatisation : des logiques congruentes menant à « l’abattoir de verre »?

Cette ère du sensible produit d’étonnants effets congruents. C’est en effet au nom du sensible que se développe à la fois la volonté de remettre en question l’ellipse autour de la mort en abattoir, dans un souci de transparence morale, de dénonciation et de mieux-disance en matière de souffrance animale, mais c’est également dans ce cadre que l’on introduit une plus grande distanciation avec des pratiques de mise à mort « directes » (sacrifice et abattage à la ferme par exemple) par le biais d’une technicisation et d’une professionnalisation accrue des actes. L’exemple suivant illustre en effet la transformation d’une pratique du sacrifice intégralement hygiénisée et professionnalisée qui devient parfois d’autant plus difficile à regarder que l’on en devient le spectateur et non plus l’acteur.

Le documentaire Adak[18] d’Amandine Faynot (2011) filme l’abattoir modèle d’Eyüp, à Istanbul, où la pratique sacrificielle est en total contraste avec l’image de la dalle sanglante prise dans la même ville (figure 3). Si « voir » reste une obligation des sacrifiants, la déconnection est en tout cas consommée avec la pratique, réalisée par un sacrificateur appointé, situé de l’autre côté d’une baie vitrée aux allures de dispositif panoptique. Cette mise à distance contribue à une mise en scène du sensible, pour des sacrifiants devenus public tout comme pour des sacrificateurs rompus à la démonstration de leurs qualités professionnelles et rituelles (solliciter l’accord des pratiquants pour sacrifier en leur nom, réciter les formules rituelles, éviter la souffrance aux animaux, etc.). Si surprenant que cela puisse paraitre, cette transparence radicale est congruente avec la revendication des associations animalistes de rendre totalement visible le point de tuerie dans tous les abattages, ce que l’association L214 met en pratique avec ses caméras clandestines et réclame auprès du législateur.

Pourrait-on imaginer que l’abattoir de La Courneuve illustrant notre première partie évolue vers un dispositif scénique du même genre? Les initiatives de certains éleveurs en vue de renouer avec l’abattage à la ferme relèveraient-elles d’une même volonté de voir en face la mort des animaux? Euphémisation de la mort rituelle, d’un côté, dévoilement emphatique de la mort profane, de l’autre, aboutiraient dès lors au même dispositif de monstration. En quittant les images pour la littérature, l’extrait suivant d’une nouvelle de l’écrivain sud-africain John Maxwell Coetzee pourrait faire office de modèle général des régimes d’hypervisibilité préconisés par ce passage à l’ère du sensible :

Il m’est venu à l’esprit que les gens toléraient le massacre des animaux parce qu’ils n’avaient jamais l’occasion d’en voir, ni d’en entendre, ni d’en sentir un. Il m’est venu à l’esprit que s’il y avait un abattoir au milieu de la ville, où chacun pourrait voir, entendre, sentir ce qui se passe à l’intérieur, les gens pourraient changer de pratique. Un abattoir de verre. Un abattoir avec des murs en verre. Qu’en penses-tu?

Coetzee, 2018, p. 131-132

***

La dialectique du cacher et du montrer mise en évidence dans cet article apparait centrale dans la catégorisation, mais aussi la désessentialisation des images de la mort animale. Ces dernières s’avèrent moins bonnes ou mauvaises à voir et à montrer en tant que telles, que soumises à des régimes de visibilisation/invisibilisation qui en régissent la production et la réception. Ces régimes se déploient au gré de registres de légitimité et de sensibilité qui peuvent, tour à tour ou simultanément, rendre la vision et la monstration de la mort animale nécessaire ou intolérable, normative ou transgressive, consensuelle ou conflictuelle. Ainsi la fermeture progressive des portes des abattoirs, sur une période de deux siècles, n’a fait qu’en exacerber la puissance imaginaire, si bien qu’il semble urgent de montrer égorgements, carcasses et, aujourd’hui, poissons morts pour dévoiler la mort, et surtout la dénoncer. À l’autre bout du spectre, la visibilité revendiquée de certaines morts animales (à l’instar du sacrifice) semble nécessiter de plus en plus d’en maitriser la mise en scène par la mise à distance.

Confronté à cela, le chercheur qui non seulement fait l’expérience et l’analyse, mais produit et diffuse lui-même des représentations de la mort animale se doit d’être particulièrement attentif aux modalités et aux effets de son intervention. Comment documenter la mort animale, au confluent des exigences scientifiques et des enjeux éthiques? Que peut-on voir et montrer à l’ère du sensible? Comment rendre compte et tenir compte des ambigüités que le chercheur peut éprouver, mais aussi provoquer sur le terrain tout comme dans son activité de restitution d’un sujet devenu aussi sensible que la mort animale? Loin d’en faire une spécificité, cet article invite en tout cas à considérer la question de la mort animale comme un laboratoire fécond des dimensions réflexives, affectives et sensibles de la démarche de recherche, en interrogeant nos propres pratiques et matériaux comme partie prenante d’un corpus iconographique plus large, mais aussi d’un partage du sensible attentif à ses propres effets.