Article body

Les progrès médicaux, technologiques et scientifiques réalisés au cours des dernières décennies permettent à de nombreux enfants atteints d’une maladie grave et potentiellement mortelle de survivre. Les traitements n’assurent pas la guérison de tous ces enfants, mais permettent une meilleure gestion de leurs symptômes de sorte qu’ils vivent plus longtemps. Toutefois, ces progrès ont entraîné une complexification des soins ayant pour effet de modifier de façon considérable le quotidien des familles (Champagne et Mongeau, 2014). Devenus des personnes proches aidantes, les parents assument la responsabilité de soins de plus en plus complexes dans un contexte où les services d’aide et le soutien à domicile ne répondent pas toujours à leurs besoins réels et à ceux de leur enfant. Ces avancées dans le champ de la santé offrent des choix auparavant inexistants et imposent aux parents des décisions parfois difficiles et complexes. Ces choix renvoient à des visions des choses et du monde, à différentes conceptions de la vie et de la mort. Cet article présente quelques-uns des résultats issus d’une recherche qualitative portant sur les trajectoires décisionnelles de personnes proches aidantes d’enfants atteints d’une condition médicale complexe (CMC). Dans un premier temps, nous étayerons la problématique à l’origine de cette recherche. Par la suite, nous présenterons le cadre théorique sous-jacent et décrirons la méthodologie de recherche qualitative privilégiée dans cette étude. Dans la dernière partie de cet article, nous discuterons des apports principaux issus de cette recherche, puis nous proposerons quelques repères pour guider l’intervention auprès des parents qui font face à des prises de décision à propos de leur enfant ayant une CMC.

Problématique

Les enfants ayant une CMC sont atteints d’une maladie chronique affectant le fonctionnement d’un ou de plusieurs organes, à laquelle sont souvent associées des incapacités physiques et intellectuelles légères, modérées ou sévères les rendant dépendants pour toutes les activités de la vie quotidienne (Cohen et al., 2011). Un certain nombre d’entre eux sont aussi maintenus en état de dépendance médico-technologique à domicile; c’est-à-dire qu’ils ont besoin d’un appareil médical tels un ventilateur, un concentrateur d’oxygène, des appareils d’aspiration ou une pompe à gavage pour compenser la perte ou le dysfonctionnement d’un organe, et de soins infirmiers spécialisés et continus à domicile (Rogers et al., 2021). Vulnérables à une détérioration brusque de leur état de santé, ces enfants risquent des hospitalisations répétées et parfois longues. La complexité de leur condition exige des suivis avec des médecins issus de plusieurs spécialités (Dewan et Cohen, 2013). En plus des soins médicaux et infirmiers continus, plusieurs d’entre eux bénéficient d’un suivi régulier en ergothérapie, en physiothérapie et en nutrition. Les professionnels impliqués auprès de ces enfants sont nombreux et proviennent de différents établissements et organismes du réseau de la santé et des services sociaux tels que les centres hospitaliers de soins généraux et spécialisés, les centres de réadaptation en déficience physique ou intellectuelle, les Centres locaux de services communautaires (CLSC) et les organismes offrant du répit, ce qui accentue l’importance de la coordination et de l’intégration des soins et des services.

Peu de données canadiennes ou québécoises nous permettent de déterminer avec précision la taille de cette population. Fayed, Gardecki et Cohen (2018) estiment qu’ils représentent moins de 1 % de tous les enfants canadiens. Aux États-Unis, Mesman, Kuo et Carrol (2013) et Berry et al. (2014) abondent dans le même sens. Bien qu’un consensus se dessine quant à la très petite taille de cette population, il est permis de croire que leur nombre ne cessera de croître en raison des innovations technologiques en santé et des traitements pharmacologiques de pointe.

La vie avec ces enfants entraîne d’importants bouleversements pour les familles. Les parents doivent assumer des soins de plus en plus complexes (Kirk, Glendinning et Callery, 2005) tels que l’alimentation par gavage, l’oxygénothérapie, la ventilation assistée. La présence de la CMC force le réaménagement des rôles familiaux, génère un stress financier, entraîne de la détresse psychologique chez les conjoints, provoque des tensions au sein du couple et suscite des difficultés psychosociales au sein de la fratrie (Fayed, Gardecki et Cohen, 2018; Dewan et Cohen, 2013; Olivier-D’Avignon, 2012; Anderson et Davis, 2011; Heaton et al., 2005; Rehm et Bradley, 2005). Des études documentent l’effet de la CMC sur l’effritement des liens sociaux des familles et l’isolement social des mères (Champagne et Mongeau, 2014; Yantzi, Rosenberg et McKeever, 2007; Kirk, 1998).

Outre ces retombées, les parents de ces enfants font souvent face à des décisions difficiles (Toebbe et al., 2012). La littérature recensée jusqu’ici présente la décision comme le moment où les acteurs (médecins, équipe soignante et parents) doivent décider de l’orientation des soins : amorcer des soins pour assurer la survie de l’enfant, opter pour des soins palliatifs ou encore cesser les traitements (Allen, 2014). L’examen de la littérature montre la primauté accordée aux décisions d’ordre médical.

Dans le cadre de nos études doctorales en travail social (Chénard, 2015), nous avons donc réalisé une recherche visant à cerner l’ensemble des décisions jalonnant l’expérience de vie des parents vivant avec un enfant ayant une CMC. Née de l’expérience clinique auprès des parents d’un enfant ayant une CMC, cette recherche visait à répondre à la question suivante : quelles sont les trajectoires décisionnelles de parents vivant avec un enfant ayant une condition médicale complexe? À travers cette recherche qualitative, nous souhaitions entre autres : 1) circonscrire l’éventail des prises de décisions auxquelles sont confrontés ces parents; 2) documenter comment ils prennent ces décisions; 3) proposer des repères et, le cas échéant, un cadre pour soutenir les professionnels de la santé, particulièrement les travailleurs sociaux intervenant auprès de parents qui font face à des prises de décision difficiles et complexes. La prochaine section situe le contexte théorique sur lequel s’appuie cette recherche.

Cadre théorique

La pensée complexe d’Edgar Morin (2015, 2004) constitue le point d’ancrage de cette recherche. Elle a été d’une grande pertinence pour guider la collecte et l’analyse des données. Nous avons retenu trois idées principales de Morin, à savoir : 1) la connaissance multidimensionnelle; 2) le principe systémique; 3) l’écologie de l’action. La pensée complexe aspire à une connaissance multidimensionnelle de l’objet en rendant compte des articulations entre les entités que la science traditionnelle tend toujours à distinguer, à isoler. Ainsi, Morin invite à penser la décision et la trajectoire à l’interface du système médical, social, politique, historique, institutionnel, culturel, familial et individuel, en reliant ces sphères en apparence disjointes. La pensée complexe nous invite aussi à reconnaître que la décision est façonnée par le contexte social et l’époque dans laquelle elle s’inscrit. Postulant que les décisions ne peuvent être isolées de leur contexte, la pensée complexe propose d’analyser les circonstances dans lesquelles émergent les décisions et la multiplicité des facteurs d’influence.

Par ailleurs, Morin (2004) propose une pensée qui relie en mettant en lumière les notions d’interaction et d’interdépendance. La pensée complexe implique la prise en compte des interactions multiples entre les différents systèmes au sein desquels évolue le sujet (Cleret de Langavant, 2001). Cette relation de réciprocité est soumise à de multiples influences systémiques à l’intérieur desquelles chacun des systèmes est à la fois cause et effet, producteur et produit des autres, d’où l’idée de la récursivité. Pour illustrer le principe récursif, Morin (2005) donne l’exemple de la société qui « est produite par les interactions entre individus, mais la société une fois produite, rétroagit sur les individus et les produit […]. Autrement dit, les individus produisent la société qui produit les individus » (Morin, 2005, p. 100). La décision serait donc soumise à l’influence de décisions prises antérieurement, elles-mêmes influencées par une pluralité de facteurs. La pensée complexe implique donc la reconnaissance de la pluralité des facteurs d’influence, mais aussi des liens entre les multiples décisions de façon à penser la trajectoire non pas comme le cumul d’une série de décisions, mais comme le résultat de décisions interdépendantes les unes des autres qui sont à la fois causes et effets.

Enfin, la pensée complexe suppose « une conscience très aiguë des aléas, dérives, bifurcations » (Morin, 2004, p. 107). Morin (2004) situe l’action dans un univers d’interactions venant modifier, perturber le trajet initialement prévu. La décision dépendrait non seulement des intentions de l’acteur, mais aussi des contextes. Elle devrait prendre acte de l’imprévu qui advient toujours en cours de route, lançant de nouveaux défis et appelant de nouvelles décisions. Par conséquent, l’écologie de l’action de Morin invite les acteurs à prendre en compte l’incertitude, la contradiction et le paradoxe dans le processus de prise de décision. La prochaine partie aborde la méthodologie privilégiée pour réaliser ce projet de recherche.

Méthodologie

Nous avons réalisé des entrevues individuelles auprès des parents de 15 enfants, soit 15 mères et 10 pères. Considérant les particularités et la petite taille de la population visée par cette étude, la méthode boule de neige a été privilégiée pour constituer notre échantillon. Pour participer à l’étude, les personnes participantes devaient répondre aux critères suivants : 1) prendre soin d’un enfant dont la condition médicale complexe requiert des soins complexes à domicile (assistance respiratoire chronique continue ou partielle, alimentation par gavage); 2) l’enfant vit ou a déjà vécu avec son ou ses parents; 3) les parents s’expriment en français. Nous préférons ne pas fournir ici une description trop précise des caractéristiques des enfants et de leur famille afin de préserver leur anonymat. Cela étant dit, l’âge des enfants variait entre 16 mois et 17 ans au moment de l’entrevue avec les parents. Parmi tous les enfants de notre échantillon, un vivait dans une famille d’accueil depuis environ un an. Un second vivait temporairement dans une ressource d’hébergement et, après quelques mois de répit, sa mère était sur le point de le ramener à la maison. Hospitalisée depuis sa naissance, une fillette attendait son congé imminent et définitif de l’hôpital, alors qu’une autre venait à peine d’intégrer son domicile à temps complet au moment de l’entretien. Les parents avaient déjà expérimenté le quotidien avec leur enfant grâce à des congés temporaires à la maison. Quant à leur condition médicale, tous les enfants étaient dépendants de leurs parents pour l’ensemble des activités de la vie quotidienne et ne pouvaient consentir aux soins et aux décisions étant donné leur jeune âge ou la sévérité de leur déficience intellectuelle. Cinq enfants étaient alimentés par gavage; cinq autres étaient gavés et requéraient aussi un apport régulier en oxygène; cinq autres étaient trachéotomisés. En ce qui concerne la configuration familiale, trois vivaient dans une famille monoparentale, sept appartenaient à une famille nucléaire, quatre à une famille recomposée et un enfant était adopté par un membre de sa famille biologique. Pour réaliser cette étude qualitative, nous avons eu recours à la méthode du récit de vie définie par Bertaux (1997, p. 65) comme étant « un discours narratif qui s’efforce de raconter une histoire réelle et qui […] est improvisé au sein d’une relation dialogique avec un chercheur qui d’emblée oriente l’entretien vers la description d’expériences pertinentes pour l’étude de son objet ». Nous avons privilégié le récit de vie thématique qui nous a permis de cerner, avec les 25 parents de notre échantillon, l’ensemble des décisions jalonnant leur expérience de vie avec leur enfant atteint d’une CMC. Nous avons ensuite pu reconstruire les trajectoires décisionnelles afin d’identifier les mécanismes – contraintes et logiques d’action – du processus décisionnel des parents. Toutes les entrevues ont été retranscrites. Au moment de cette retranscription, le nom de chaque enfant de même que tous les noms évoqués pendant l’entrevue (parents, médecins, nom de l’hôpital ou de l’organisme) ont été remplacés par des noms fictifs de façon à assurer l’anonymat et à préserver la confidentialité.

L’analyse, faite à partir des transcriptions, s’est amorcée par la reconstitution de la structure diachronique des événements et des décisions. Ce premier niveau d’analyse était pertinent puisqu’il permettait de mettre l’accent sur la succession des événements marquants de la vie de l’enfant et tentait d’éclairer les relations entre eux. La reconstruction des trajectoires narratives s’est avérée d’autant plus nécessaire que le récit spontané des parents était rarement raconté d’une façon chronologique (Bertaux, 1997). Des parents ont amorcé leur récit en décrivant la première prise de décision à laquelle ils avaient été confrontés, d’autres à celle qui avait été la plus difficile, alors que d’autres racontaient la décision la plus récente. L’analyse a donc permis de reconstruire les trajectoires décisionnelles telles que vécues et racontées par les parents pour ensuite les schématiser. Chaque décision décrite par les parents a été placée sur une flèche de façon à la situer dans sa chronologie. Ce premier niveau d’analyse a également favorisé une compréhension de la logique interne propre à la situation de chacun des 15 enfants en mettant en évidence les processus. La deuxième étape de l’analyse a reposé sur une analyse thématique classique qui a permis une compréhension plus transversale (Paillé et Mucchielli, 2008). Dans la prochaine partie, nous présentons quelques-uns des résultats issus de cette recherche.

Résultats

Les récits des parents ont été analysés à partir de quelques principes fondateurs de la pensée complexe d’Edgar Morin (2004). L’analyse a permis de mettre en lumière la multiplicité des décisions, leur caractère interdépendant et leur complexité ainsi que les processus décisionnels des parents.

La multiplicité des décisions

À travers les récits des parents, l’analyse a permis de mettre en évidence la multiplicité des types et des objets de décisions prises par les parents. Nous les avons regroupés en quatre catégories : 1) les décisions d’ordre médical; 2) les décisions visant l’intégration sociale de l’enfant; 3) les décisions financières et professionnelles; 4) les décisions psychosociales. Comme illustré à la figure 1, chaque catégorie est représentée par une couleur distincte.

Parmi les décisions médicales illustrées par un triangle rouge, les parents décrivent notamment la décision de poursuivre ou non la grossesse en raison d’anomalies foetales, celle visant à statuer quant à l’arrêt ou à la poursuite des soins, celle concernant la détermination du niveau de soins ou le consentement à des interventions chirurgicales diverses. Pour leur part, les décisions visant la participation sociale de l’enfant, représentées par un triangle jaune, portent sur l’intégration à la garderie, la fréquentation scolaire, le centre de répit ou la participation à des activités sociales ou récréatives.

Nous pouvons également parler des décisions professionnelles et financières symbolisées par un triangle vert. Nous n’avons qu’à penser à ces parents – majoritairement des mères – qui décident à un moment ou un autre de quitter temporairement ou définitivement leur emploi pour prendre soin de leur enfant, ou qui décident de réorienter leur carrière vers les soins infirmiers ou la relation d’aide avec l’idée d’aider et d’accompagner d’autres parents. La condition médicale de l’enfant expose aussi plusieurs parents à des décisions touchant leur situation financière. Ils sont nombreux à compter sur le soutien de leurs proches pour organiser des collectes de fonds dans des commerces de leur région ou pour créer une fondation dans le but de couvrir les dépenses liées à leur présence au chevet de leur enfant pendant les hospitalisations, les frais de certains médicaments non remboursés par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) ou ceux liés à l’embauche du personnel qualifié qui leur permettra de prendre quelques heures de répit pour dormir, ou encore pour passer du temps seul, en couple ou avec la fratrie.

Figure 1

Complexité de la trajectoire décisionnelle de parents d’un enfant ayant une CMC

Complexité de la trajectoire décisionnelle de parents d’un enfant ayant une CMC
Source : Chénard, 2015, p. 185

-> See the list of figures

Enfin, les décisions représentées par un triangle violet sont celles ayant un lien avec la situation psychosociale de la famille. Nous pensons entre autres à la décision d’avoir un autre enfant, de se séparer, d’interpeller les médias en espérant obtenir davantage d’aide et de soutien à domicile ou encore à la décision d’entreprendre les démarches en vue du placement de l’enfant.

Interdépendance des décisions

Outre la multiplicité des décisions, l’analyse a permis de mettre en lumière leur caractère interdépendant. Bien que les décisions d’ordre médical dominent le discours des parents, elles créent des situations qui exigent d’autres décisions de même nature ou de nature diverse. Citons l’exemple des parents d’Annie qui, après 13 ans de vie commune, ont commencé à discuter du projet d’avoir un enfant. Rapidement, madame est devenue enceinte. Dès le premier trimestre de la grossesse, les médecins ont identifié quelques anomalies laissant croire que le foetus était porteur d’une maladie. Des examens continus ont donné lieu à une succession de décisions concernant la poursuite ou l’interruption de la grossesse. À la naissance, Annie présentait d’importantes difficultés respiratoires qui la maintenaient en situation de dépendance au respirateur. Elle montrait aussi diverses malformations pour lesquelles les parents ont dû consentir à de multiples chirurgies qui l’ont maintenue hospitalisée pendant quelques années en raison de complications diverses. Pendant cette longue hospitalisation, la mère a décidé de quitter son emploi pour être au chevet de sa fille. Après un an passé à l’hôpital, les parents ont entamé des discussions avec les membres de l’équipe soignante pour que leur fille obtienne un congé définitif de l’hôpital. Au terme d’une longue bataille menée en collaboration avec quelques médecins pour obtenir des services d’aide et de soutien à domicile en quantité suffisante, Annie a pu intégrer son domicile lors de son troisième anniversaire. Au moment de l’entrevue, la mère prévoyait refuser d’éventuelles chirurgies proposées par les médecins.

L’histoire d’Annie montre bien à quel point les décisions singulières, s’enchaînant les unes aux autres, marquent la trajectoire comme étant un processus complexe. Du fait de leurs conséquences, les décisions sont souvent interdépendantes les unes des autres. Elles résultent d’interactions multiples et récursives entre différentes dimensions interreliées agissant les unes sur les autres et provoquant un jeu d’effets et de conséquences sur les acteurs, le contexte, la décision et, ultimement, sur la trajectoire.

Complexité des décisions

La figure 1 montre la complexité des décisions et de la trajectoire. Les petites lignes autour de chacun des triangles représentent la multitude des facteurs susceptibles d’influencer les décisions, alors que les lignes entre les triangles témoignent des interrelations entre les décisions. Pour leur part, les flèches situées tout autour illustrent les influences qui peuvent agir sur la trajectoire. Comme nous le verrons, ces éléments limitent parfois la possibilité pour les parents de prendre des décisions totalement libres et éclairées. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une liste exhaustive, nous présentons ici quelques-uns de ces éléments.

Souvent, les parents doivent décider au nom de leur enfant sans savoir ce qu’il souhaite parce que ce dernier est incapable de s’exprimer en raison de son jeune âge ou de ses incapacités physiques et intellectuelles. Pour orienter leur décision de poursuivre ou non les traitements, des parents s’appuient sur des signes concrets et observables – un soupir, un serrement de doigt ou le clignement d’un oeil – qu’ils interprètent comme la manifestation de la volonté de leur enfant de se battre pour survivre. Les propos de la mère d’Olivier, âgé de 17 ans, sont ici éloquents :

C’était probablement la fin. Mais moi, je suis allée parler à Olivier et pis je lui ai dit : « Olivier, si tu es tanné, si tu es au bout de ton rouleau, tu peux y aller, tu sais, c’est correct. Mais si tu as envie de te battre encore, même si je suis fatiguée, je suis plus capable, je vais me battre encore avec toi. » Pis là, il a lâché un gros soupir. Tu sais, pourtant, il ne comprend pas, il ne parle pas pis il était comme dans un genre de coma là, tu sais. Mais il y a quelque chose qui a passé entre nous deux. Pis quelques heures après, il s’est réveillé pis il a pris du mieux, dans l’après-midi, là. Fait que ça pour moi, c’est comme à partir de là, je me suis dit : « Il veut se battre encore », tu sais.

Les décisions sont aussi complexes en raison de l’influence des croyances et des valeurs des parents. Nous n’avons qu’à penser à l’influence de la spiritualité et des croyances religieuses. Bien qu’ils ne soient pas nécessairement pratiquants, plusieurs parents invoquent la présence d’un dieu, particulièrement lorsque l’enfant lutte pour sa survie. Certains décident de poursuivre les traitements en plaçant le destin de leur enfant entre les mains d’une puissance supérieure. Les valeurs orientent aussi le jugement que les parents portent sur la qualité de vie de leur enfant. Leur façon de se représenter celle-ci se structure essentiellement autour de quatre dimensions : l’état physique de l’enfant, son état émotif, ses sensations somatiques et son état relationnel. Les valeurs et les croyances auxquelles adhèrent les parents s’incarnent aussi dans leur attitude face à la médecine moderne. Ceux qui sont déterminés à assurer la survie de leur enfant en vantent les exploits. Ceux qui se préoccupent davantage de la qualité de vie de leur enfant et de celle de leur famille examinent avec une certaine méfiance les possibilités qu’offre la médecine.

On peut également évoquer les situations où les médecins ne s’entendent pas sur l’orientation des soins, suscitant alors de l’ambivalence ou augmentant la confusion des parents. Citons aussi les moments où les parents et des médecins ne partagent pas une vision commune de la situation et de l’orientation des soins à privilégier. C’est le cas de parents qui s’opposent à la décision des médecins de poursuivre le processus de sevrage du respirateur. L’inconfort de l’enfant est l’élément prioritaire du point de vue parental alors que les médecins et le personnel soignant insistent principalement sur des paramètres objectifs comme les signes vitaux. Sceptiques, les parents argumentent, s’obstinent et font valoir leur point de vue, ce qui peut parfois créer des tensions et envenimer leurs relations avec l’équipe de soins :

Là, tout le monde [l’équipe soignante] nous disait qu’elle était prête [à obtenir son congé]. Moi, en dedans de moi, je sentais qu’elle n’était pas prête, mon chum aussi. Pourquoi, parce qu’on voyait quand on faisait… Dans le jour, on voyait qu’elle respirait plus vite avec son nez artificiel que quand elle a son respirateur. On voyait que quand elle dort avec son nez artificiel de jour, elle respire plus vite, son rythme cardiaque est plus haut, elle dort moins bien, elle reste plus fatiguée. Mais là, ils [les médecins et les infirmières] insistaient. […] Fait que là, on a dit « Non, regarde, ça marche pas ». « Oui, mais elle avait des beaux paramètres. » « Aille, je m’en sacre de tes paramètres, moi je te parle de ma fille. »

Mère de Florence, âgée de 17 mois

D’autres éléments de complexité sont davantage associés au contexte entourant les décisions à prendre. Citons en exemple les situations qui obligent à agir promptement, où le temps de réflexion est très court. C’est le cas des parents de la petite Rosalie, âgée de 15 mois, qui ont dû consentir à d’importantes chirurgies sans vraiment en comprendre les implications :

Bien, au moment où tu dois prendre la décision, tu essaies toujours de prendre ça, une décision la plus éclairée possible, mais au moment où tu dois la prendre, c’est le temps de la prendre, ce n’est pas le temps d’y penser là. C’est le temps de prendre une décision fait que tu as quinze secondes puis c’est ça qui est ça, tu sais. Fait que ce n’est pas nécessairement ce qu’on… cette situation-là [pour la trachéotomie] en particulier, celle-là, là, elle a fait en sorte qu’on n’a pas eu le temps de réfléchir beaucoup. […] Je dirais que c’est là [3-4 jours après la trachéotomie] que j’ai commencé à comprendre que je ne comprenais pas grand-chose [rires], qu’on n’avait pas posé les bonnes questions, puis qu’il y avait comme un peu anguille sous roche. Il y avait comme une partie de l’affaire qu’on ne nous avait pas expliquée, là.

Père de Rosalie

Le temps paraît aussi ajouter à cette complexité. À la naissance de l’enfant ou à l’annonce du diagnostic, la tempête émotive que vivent les parents viendrait gêner leur compréhension des informations médicales ou rendrait le sens des événements plus difficile à saisir, de telle sorte qu’ils laissent à l’équipe soignante le pouvoir de décider en leur nom. Puis augmente progressivement leur niveau de littératie en santé. Ils acquièrent des connaissances et développent une compréhension très fine de la condition de leur enfant, ce qui les incite à s’imposer comme acteurs à part entière dans la relation avec le personnel soignant en affirmant plus aisément leurs limites, leurs besoins, leurs compétences, leurs opinions.

L’analyse a également permis de mettre en évidence le contexte souvent ponctué d’imprévus, d’inconnus et d’incertitudes dans lequel les parents doivent prendre des décisions. Nous n’avons qu’à penser au niveau d’incertitude entourant le pronostic de la maladie ou encore à l’impossibilité de prévoir les risques inhérents à une chirurgie et toutes les complications possibles. Citons l’exemple des parents de la petite Alice, âgée de quatre ans et demi, pour qui les 14 jours d’hospitalisation initialement prévus se sont transformés en 14 longs mois parsemés d’imprévus et d’obstacles, ou l’histoire d’Annie, âgée de six ans, hospitalisée pendant les trois premières années de sa vie :

Si on l’aurait su, non, je ne l’aurais pas gardée. Je l’aime, je l’adore, je fais tout ce que je peux pour elle. Mais avoir su tout ce qu’elle subirait, puis ça la chirurgienne ne nous a jamais dit ça. Elle a dit dans le pire des mondes, je pense que c’était comme sept jours ou dix jours à l’hôpital. […] Et si c’était à refaire là pour elle, pas pour nous autres, mais pour elle, je ne le referais pas. Bien pour l’aimer, pour [inaudible], pour m’en occuper ça je le referais là, mais pour tout ce qu’elle a subi là, non, ça je ne le referais pas c’est sûr. […] Pis comme je dis, la seule affaire, si c’était à recommencer, moi je serais prête à le refaire, mais pas à lui refaire subir, tout ce qu’elle a subi. Ça c’est sûr que je ne le referais pas. […] Parce que ça serait vraiment la seule, la seule chose que j’aurais pu décider de me faire avorter si j’aurais su qu’elle aurait souffert autant que ça. On ne s’attendait pas à ça.

Mère d’Annie

Les processus décisionnels

Nous avons analysé comment les couples de notre échantillon ont pris les décisions concernant la condition médicale de leur enfant. Nous avons pu dégager deux modes de délibération, soit le mode par consensus et le mode par concession. Selon le mode par consensus, les deux parents reçoivent, intègrent et analysent les informations données par le médecin ou le professionnel. Ne se limitant pas à cette seule perspective, ils entreprennent des démarches pour compléter leur quête d’informations en vue de prendre la meilleure décision. Ils peuvent discuter avec d’autres intervenants et demander à voir d’autres enfants dont les parents ont été exposés à la même décision. À cela s’ajoutent aussi toutes les recherches documentaires faites sur Internet ou à la bibliothèque de l’hôpital. Les décisions semblent ici prises conjointement par les deux parents. Si l’un d’eux n’est pas d’accord, les conjoints en discutent, posent des questions, font des recherches jusqu’à ce qu’émerge un réel consensus. À travers cette quête d’informations, les conjoints expriment ensemble leurs émotions. Ils se témoignent de l’empathie et s’épaulent. Ils analysent ensemble les risques et les bénéfices de l’intervention ou du traitement et choisissent d’un commun accord la voie à privilégier. Le dialogue semble caractériser la relation entre les conjoints.

Selon le mode par concession, les parents discutent avec les médecins et font leurs propres recherches d’informations. Ensemble, ils abordent peu ou pas les émotions suscitées par les événements, attendant plutôt que la situation s’apaise ou se résorbe d’elle-même :

Tu sais, c’était vraiment la gestion de court terme pis, tu sais, la gestion émotionnelle, je pense qu’on ne la faisait pas vraiment parce qu’on attendait que ça se règle, tu sais… […] Je pense qu’on se permettait pas de vivre nos émotions parce qu’on se disait « Bon, regarde, oui ça ne va pas bien présentement là, mais ça va se replacer ». Pis tu sais, on attendait juste que ça se replace. Je pense que c’était plus dans ce sens-là.

Père de Rebecca

Dans ces cas, les conjoints ne semblent pas débattre très longtemps de leurs points de vue respectifs. Rapidement, l’un d’eux semble lâcher prise et abdique de façon à éviter les confrontations et les conflits qui accaparent du temps et de l’énergie qu’ils n’ont déjà pas en quantité suffisante. Les compromis représentent une forme d’arrangement, car « l’option de ne pas s’entendre n’était pas possible », dit le père de Rebecca, âgée de 7 ans.

Il arrive des moments où d’autres acteurs s’invitent dans les délibérations. Nous pensons entre autres à des situations où des membres de la famille, souvent des grands-parents, veulent prendre part aux discussions. Leur présence vient parfois exacerber les frictions entre les conjoints qui n’arrivent pas à s’entendre sur la décision à prendre. Dans ces situations, des tensions importantes menacent parfois la survie du couple et les relations familiales. Le cas échéant, un des conjoints s’impose en redéfinissant les frontières au sein de la famille, préservant ainsi l’équilibre au sein de l’unité familiale :

Alors là, ça créé de la chicane dans la famille, là. Parce que moi, ma mère, elle était de mon bord, elle trouvait que ça n’avait pas de bon sens, elle ne voulait pas que j’y aille [dans un hôpital américain]. Pis là je disais : « Maman, [nom de son conjoint] lui, il veut y aller. – Mais oui, mais là, ça n’a pas d’allure là, pis ta décision à toi est aussi importante que la sienne, blablabla. » Pis là, là, ça créé des frictions vraiment, là. Pis là, à un moment donné, je me suis choquée, j’ai dit : « Là, là, ce n’est pas ton enfant, c’est mon enfant pis c’est l’enfant de [nomme son conjoint]. » J’ai dit : « On va prendre la décision ensemble », pis tu sais, ça a vraiment pris des larmes, beaucoup, beaucoup de larmes, beaucoup de crises […].

Mère de Rosalie

Nombreuses sont les situations où les médecins ou d’autres professionnels participent aux décisions. Dans certains cas, le médecin occuperait une position d’expert et agirait comme un véritable gardien de l’intérêt de l’enfant, selon le témoignage du père de Rosalie, âgée de 15 mois :

Entre le moment de l’opération pis les deux semaines qui ont suivi, il n’y a pas eu de rencontre encore avec les intervenants. Pis il n’y a pas eu vraiment de rencontre avant, je te dirais peut-être même une semaine ou deux, là. Les médecins passaient, disaient : « Oui, ça va bien aller. » Pis elle n’était pas très belle à voir, parce que bien enflée, pis les médicaments, pis là on comprenait des petites pièces, des petits morceaux qu’on mettait ensemble pis on essayait de faire un casse-tête avec ça, là.

Père de Rosalie

Le père de Rebecca exprime le sentiment de ne pas avoir eu de véritables choix :

Les décisions qu’on avait à prendre nous étaient pas… nous étaient rarement exposées comme des choix. C’était plus souvent dit : « Bon bien, voici la situation et voici ce qu’il nous reste comme options. » Fait que c’était rarement exposé comme un choix. […] Fait que là, il [le médecin] nous exposait la décision qui était prise, puis il attendait qu’on dise : « Bien OK, on n’a pas le choix. – OK, c’est beau les parents sont d’accord. » Mais ça, on ne s’en rendait pas compte sur le coup. On s’en est rendu compte des années plus tard.

Père de Rebecca

De façon générale, la très grande majorité des parents que nous avons rencontrés au cours de cette étude ont accepté momentanément cette relation plus paternaliste. Animés par le désir que leur enfant survive, ils vouaient une confiance aveugle au médecin et s’en remettaient à ses opinions. Cela dit, nous avons remarqué que la majorité des parents de notre échantillon se sont progressivement imposés comme acteurs de sorte que la relation avec l’équipe de soins évoluait vers d’autres modèles relationnels.

Cette relation paternaliste a peu à peu évolué vers un modèle où primait l’autonomie des parents dans la prise de décision. À ce moment, les parents devenaient actifs dans le processus décisionnel. L’analyse révèle que cette transition apparaît à différents moments de la trajectoire. Les parents qui se sont imposés et qui ont revendiqué cette autonomie dès leurs premiers contacts avec le milieu hospitalier avaient souvent une expérience professionnelle dans le milieu de la santé et des services sociaux ou côtoyaient de près des professionnels qui les aidaient en vulgarisant certaines informations, par exemple. Pour les autres, cette capacité à revendiquer leur autonomie apparaît un peu plus tard dans la trajectoire. Le temps apparaît donc comme un facteur déterminant de la capacité d’agir de certains parents qui en viennent à s’approprier la terminologie médicale et la culture hospitalière, ce qui leur donne la confiance et l’aisance pour devenir des acteurs à part entière lors des prises de décision.

Dans certains cas, la relation qui s’est amorcée sur un mode paternaliste évolue vers une affirmation de l’autonomie des parents, puis se démocratise et intègre le dialogue avec les autres parties prenantes. À ce moment, les acteurs entretiennent une relation plus égalitaire centrée sur le partage des prises de décisions et ils reconnaissent leurs compétences réciproques. Le médecin présenterait les possibilités, proposerait des choix, discuterait avec les parents qui conviendraient ensemble de la meilleure décision. Les habiletés relationnelles du médecin et sa capacité à créer un lien de confiance avec les parents joueraient ici un rôle déterminant.

Dans la prochaine section, nous discutons de quelques-uns des résultats de l’étude et nous proposons quelques repères pour accompagner les acteurs impliqués dans les décisions prises au nom de l’enfant ayant une CMC.

Discussion

Dans cet article, nous avons mis en lumière la multiplicité des décisions auxquelles ont été exposés les parents qui ont participé à notre étude, leur interdépendance et leur complexité. Nous avons aussi rendu compte des modes de délibération des conjoints et de leurs modes de relations avec les médecins impliqués auprès de leur enfant. Dans les paragraphes qui suivent, nous discuterons de quelques apports de cette recherche à la compréhension de l’expérience décisionnelle de parents d’un enfant ayant une CMC en faisant ressortir les implications pour la pratique des professionnels qui les accompagnent.

L’incertitude

Notre analyse montre bien qu’il ne s’agit pas d’une seule prise de décision qui règle tout mais plutôt d’une série de décisions, et que chacune d’elles est marquée par l’incertitude et entraîne des conséquences non seulement imprévues, mais proprement imprévisibles. Il existe donc un écart entre ce qui est prévu et planifié, et ce qui se passe en réalité. Comme la connaissance entière et certaine des choses ou des êtres est impossible, la décision initiale prise par les parents ouvre sur l’inconnu, sur l’imprévisible et comporte son lot de risques. Cela rejoint la pensée d’Edgar Morin (2015, 2004), qui estime que l’action est aléatoire et incertaine – qu’elle constitue une aventure faite de risques et d’incertitudes. Nos résultats montrent que la décision et son résultat peuvent s’éloigner, de façon plus ou moins importante, des intentions et des visées des parents. À l’instar de Morin, Bourgeault (1999) considère que l’incertitude est inévitable et inhérente à l’action. Ce faisant, il invite les parents et les autres personnes impliquées dans les décisions à apprivoiser l’incertitude et à l’intégrer dans les délibérations.

Le contexte social

Le contexte social et politique dans lequel vivent au quotidien les parents d’un enfant ayant une CMC ajoute à leurs défis. Dans cette ère post-providentialiste où s’effritent peu à peu les politiques jadis solidaires au profit de valeurs économiques (Bourque et Grenier, 2018), le réseau public peine à répondre aux besoins réels de ces familles. L’accent mis sur la réduction de la durée des séjours à l’hôpital et la volonté d’inclure les personnes en situation de handicap au sein de la société exercent des pressions de plus en plus lourdes sur les parents devenus proches aidants (Katz Design, 2020). En plus d’assumer leur rôle parental, ceux-ci agissent comme défenseurs des droits de leur enfant et de leur famille en menant parfois de longues batailles pour obtenir de l’aide et du soutien à domicile. Certains mettent de l’avant différentes stratégies pour en obtenir davantage. Comme nous l’avons vu précédemment, des parents ou des proches vont créer des fondations privées ou organiser des collectes de fonds. Cette situation est un effet direct de ce que nous nommons spontanément le « paradoxe technologique ». En fait, des sommes colossales sont investies pour développer de nouvelles techniques de soin, de nouveaux appareils et de nouveaux médicaments assurant la survie de ces enfants fragilisés par leur condition médicale. Or, une fois que l’enfant quitte l’hôpital et intègre son domicile, les ressources d’aide et de soutien à domicile sont souvent insuffisantes pour soutenir sa qualité de vie et celle de sa famille. Au cours des dernières années, nous avons vu émerger différentes initiatives où des parents ont uni leurs forces pour revendiquer davantage de ressources; pensons par exemple au regroupement Parents jusqu’au bout, dont les revendications ont justement contribué à la mise en place du supplément pour enfant handicapé nécessitant des soins exceptionnels (SEHSE) – mesure mise en place par le gouvernement du Québec en mai 2016. Citons aussi l’exemple de l’initiative Parents pour toujours[1], qui réclame l’implantation d’un programme de soutien financier pour les parents d’enfants d’âge majeur gravement malades ou handicapés. Bien que ces revendications soient pertinentes, la situation soulève des questions fondamentales du point de vue de notre responsabilité à l’égard de ces enfants et de leur famille. Clermont (2013), faisant référence à l’oeuvre du philosophe allemand du XXe siècle Hans Jonas, comprend la responsabilité comme l’exigence de limiter le déploiement et les pouvoirs de la technologie. Il fonde son argumentation sur l’idée que la technologie s’est transformée en une véritable menace pour l’avenir de l’humanité en raison notamment de l’irréversibilité de ses effets souvent imprévisibles et indépendants de la volonté humaine. Ainsi, le déploiement des technologies en santé exige de différencier ce qui est possible de ce qui est permis (Clermont, 2013). Ici, la responsabilité dépasse le simple fait d’être responsable d’un acte et des conséquences qui en découlent. Elle concerne plutôt la détermination de ce qui est à faire pour le bien-être de ces enfants malades et dépendants et celui de leurs familles. La responsabilité s’inscrit dans un horizon de solidarité. Elle demande à se renouveler dans l’ouverture d’un débat sur la question, mais plus loin encore, sur ce que nous souhaitons devenir comme société, le devenir de l’humain. Nous ne nous sommes jamais engagés collectivement dans une discussion de fond sur nos choix individuels et collectifs (Parizeau et Gagnon, 2021), sur les finalités recherchées. Quel genre de système de santé souhaitons-nous? Dans quelle sorte de société voulons-nous vivre?

La place des parents dans les décisions

Nous l’avons vu précédemment, les parents que nous avons rencontrés décrivent différemment la relation tissée avec les médecins. Bien que le paternalisme bienveillant qui caractérisait la relation thérapeutique dans les années 1960 et 1970 ait pu faire place à d’autres modèles relationnels fondés entre autres sur l’autonomie de la personne (Parizeau et Gagnon, 2021), nous le sentons encore bien présent dans le discours des parents. Notre analyse a aussi permis de mettre en évidence l’influence de modèles valorisant l’autonomie des parents ou le partage des prises de décisions. Dans ce dernier cas, le dialogue est au coeur du processus décisionnel.

De nouveaux modèles collaboratifs davantage centrés sur le partenariat ont émergé au cours des deux dernières décennies. La personne malade (et ses proches) est identifiée comme un partenaire par l’équipe soignante. Le savoir expérientiel est encouragé, valorisé, et la personne est reconnue comme experte de sa situation (Carrier et al., 2017). Selon ce nouveau paradigme, le soignant bienveillant accompagne et soutient les parents exposés à une décision difficile. L’accompagnement est défini ici comme « une démarche visant à aider une personne à cheminer, à se construire, à atteindre ses buts » (Beauvais, 2004, p. 101). Cela suppose que la personne qui accompagne les parents les considère comme des sujets autonomes et responsables; qu’elle les appréhende en tant qu’individus singuliers agissant dans un environnement donné. Dans cette optique, l’intervenant qui accompagne les parents confrontés à une prise de décision vise à soutenir leur implication dans le processus en vue d’en arriver à la décision la plus libre et éclairée possible. Il évalue ce qui pose problème dans la prise de décision et clarifie avec eux leurs besoins. Il fournit des informations sur les options, les bénéfices et inconvénients, et vérifie les incompréhensions. Il clarifie les valeurs en jeu et les attitudes à l’égard du risque et de l’incertitude. En cela, il les aide à prendre conscience de leur propre cadre de référence. Il s’agit pour l’intervenant de faire émerger les valeurs et les croyances de chacun des parents, leur histoire et leur expérience pour comprendre leur vision des choses et du monde. Il doit donc s’intéresser au point de vue des parents « en observant, en se laissant impressionner, en ressentant les choses sans interpréter, ni juger, ni classer […] l’objectif étant pour lui d’en arriver à “voir avec les yeux de l’autre” » (Rachédi et Legault, 2008, p. 127).

Aussi, l’intervenant développe les habiletés des parents à délibérer et à communiquer leurs préférences. Il dépiste les obstacles à la mise en oeuvre de la décision et porte un regard critique sur leurs habiletés et leur aisance dans le processus décisionnel (Stacey et al., 2013) en vue d’une éventuelle décision. Idéalement, l’intervenant qui accompagne dans leur processus décisionnel les parents d’un enfant ayant une CMC soutient leurs capacités réflexives en prenant le temps de comprendre le cadre de référence de chacun des conjoints pour négocier un cadre de référence commun.

Cet effort que fait l’intervenant pour comprendre le cadre de référence des parents et pour les aider à mobiliser leurs capacités réflexives ne suffit pas. L’intervenant doit aussi être attentif à son propre cadre de référence, lequel est constitué de valeurs personnelles, familiales, culturelles et professionnelles qui l’incitent à jeter un regard particulier sur les parents et la décision à prendre (Rachédi et Legault, 2008). C’est ici que la réflexivité prend tout son sens. Elle induit l’idée d’une posture qui permet à l’intervenant de prendre conscience de sa manière d’agir ou de réagir en se prenant, de façon critique et constructive, comme objet de réflexion.

Pour bien s’acquitter de son rôle, l’aidant doit donc se placer à une juste distance, c’est-à-dire une distance « pensée, questionnée, évaluée et réajustée en permanence au regard du contexte relationnel et institutionnel, du chemin qui se construit et du projet qui se dessine » (Beauvais, 2004, p. 109). Cette « juste distance », appropriée ou ajustée à la situation, lui permettrait de prendre conscience de ses valeurs et de leur influence sur sa relation avec les parents et ultimement sur la décision et le processus. Nous proposons ici quelques questions pertinentes pour soutenir la réflexion de l’intervenant qui accompagne des parents exposés à des décisions difficiles : quels sont mes devoirs et mes responsabilités auprès de l’enfant et de ses parents? Quelles sont les valeurs, les croyances qui teintent mes interventions auprès des parents? Quelle relation est-ce que j’établis avec eux? Qu’est-ce que je ressens pour cet enfant? Quel regard est-ce que je porte sur les parents? Que pensent ces parents? Que ressentent-ils? Quels sont mes préjugés par rapport aux parents, à l’enfant? Quels sont les éléments que je prends en compte pour déterminer l’orientation des soins que je propose? Ce regard porté sur soi nourrit le système référentiel de l’intervenant qui teinte sa façon d’intervenir, de se positionner dans la relation tissée avec les parents et qui, ultimement, influence la prise de décision.

Accompagner c’est prendre soin, et prendre soin suppose un véritable dialogue avec les parents. Cela dit, le contexte actuel créé par la nouvelle gestion publique (NGP), fondée sur des pratiques managériales orientées vers la performance, l’efficacité et l’efficience (Bourque et Grenier, 2018), n’est pas compatible avec la logique d’accompagnement davantage orientée vers la qualité, le bien-être, l’unicité et la singularité (Chénard et Grenier, 2012).

***

En somme, les parents d’un enfant présentant une CMC font face à de multiples décisions interdépendantes et complexes soumises à des influences multisystémiques où prédominent des facteurs personnels et interpersonnels. Toute cette complexité entourant le processus décisionnel en vue d’une prise de décision libre et éclairée situe la pertinence de l’accompagnement des parents exposés à des décisions difficiles et complexes dans le but de leur offrir aide et soutien. Les intervenants qui s’engagent à soutenir l’autonomie et le pouvoir d’agir des parents doivent nécessairement miser sur le dialogue et rompre avec les traditions paternalistes qui instituent des rapports de domination entre l’aidant et l’aidé. Aussi, ils doivent s’enquérir du cadre de référence des parents et comprendre celui-ci tout en prenant conscience de leur propre cadre de référence. Pour ce faire, ils doivent prendre le temps pour que se développe le lien de confiance avec les parents, élément jugé essentiel à la réussite de l’intervention. Ceci constitue un enjeu dans le contexte de la nouvelle gestion publique (Bourque et Grenier, 2018), où la quantité des actes professionnels prime souvent sur la qualité.