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À Moana, entrée dans la nuit avant que ce manuscrit voie le jour.

À Allain, Papillon monarque.

À Edgar Morin.

« Vous voudriez percer le secret de la mort, Mais comment y parvenir sans aller le chercher au coeur de la vie? »

Khalil Gibran, Le Prophète (1997, p. 70)

À notre sentiment d’être singulier fait écho un corps biologique formé de cellules. Ce corps particulier-particulaire est un microcosme, une nébuleuse cellulaire, dont la vie commence par un développement embryonnaire et foetal, pour déboucher sur notre naissance, suivie de notre vie d’enfant, puis d’adulte vieillissant, avant que n’advienne finalement la mort. Vue sous cet angle, la mort ne serait que le terme de notre cycle vital, son étape ultime. C’est précisément cette perspective qu’ont remis en cause les résultats issus des recherches sur la mort cellulaire, en pointant le fait que la mort ne serait pas seulement la destination ou la limite d’un destin biologique, mais un processus interne à la vie, participant de la vie[1].

Dès les premiers jours qui suivent la fécondation (le début de notre vie), la mort rôde déjà puisque des cellules maternelles (les globules polaires) doivent s’autodétruire pour laisser la place au patrimoine génétique du géniteur. Ces phénomènes de « suicide cellulaire », que l’on rangera sous l’appellation de mort cellulaire active[2], ou programmée (dont l’apoptose[3] est l’exemple le mieux caractérisé), sont à distinguer de la mort cellulaire accidentelle, que l’on appelle nécrose. Cette mort cellulaire active n’aura de cesse tout au long du développement de façonner la forme interne et externe de l’embryon, puis du foetus. On a constaté que le développement normal d’un organe s’effectuait non par modelage mais par sculpture : les cellules sont produites en excès puis une partie d’entre elles meurent en fonction des contraintes tissulaires locales. L’apoptose creuse des cavités dans nos organes, os et cartilages. Elle est responsable de la disparition de structures vestigiales amenées à disparaître, telles que l’ébauche de la queue (que nous avons partagée pendant notre vie foetale avec certains de nos cousins mammifères, par exemple les singes, les chats, les kangourous et les girafes), ou celle des organes génitaux du sexe opposé (canal de Müller). L’exemple de la disparition des régions interdigitales, qui a lieu chez la plupart des mammifères dont l’humain, constitue toutefois l’exemple le plus emblématique : la mort cellulaire active élimine les tissus qui séparent nos doigts et nos orteils, permettant leur individualisation. Les cellules qui s’autodétruisent commencent par s’empaqueter dans de petits sacs (les corps apoptotiques), avant d’être extrudées puis absorbées (« phagocytées ») par les cellules voisines, ou certaines cellules circulantes (les macrophages), qui en digéreront les débris. Les cellules, en disparaissant, provoquent la régression progressive du tissu interdigital, et chez certaines espèces, cette mort cellulaire permet également d’affiner les contours de la patte[4]. Cette technique de gravure en creux s’étend en réalité à de nombreux autres territoires corporels, allant même jusqu’à dessiner les traits du visage. La « taille-douce » de nos tissus participe ainsi à l’élaboration de l’un des symboles les plus distinctifs de notre identité : notre physionomie.

La mort cellulaire active joue donc un rôle morphogénétique, la disparition de certaines populations cellulaires permettant de conférer une forme au tissu ou à l’organe; l’absence est orchestrée, il s’agit d’une « soustraction créatrice[5] » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 125) ou d’une « création au moyen de la perte » (Bataille, 2011, p. 26). Cette notion a été popularisée par Jean-Claude Ameisen à la fin des années 1990 (Ameisen, 1999), sur la base de précédentes réflexions (Morin, 1976, 1980). Ameisen explique avec talent comment la biologie a transformé notre manière d’appréhender la vie et la mort : « À l’image ancienne de la mort comme une faucheuse, surgissant du dehors pour détruire s’est surimposée, au niveau cellulaire tout du moins, une image nouvelle, celle d’un sculpteur, au coeur du vivant, à l’oeuvre dans l’émergence de sa forme et de sa complexité. » (Ameisen, 2007a, p. 17). La métaphore du sculpteur lui permet d’illustrer au mieux le rôle positif joué par la mort cellulaire qui ne consiste pas en un événement purement « négatif » (la disparition de la cellule) mais qui, en réalité, façonne les êtres vivants (à la manière dont L’Arcane Sans Nom du Tarot de Marseille laboure la terre pour préparer la prochaine récolte, sa faux s’apparentant en fait à une bêche). Finalement, c’est l’énoncé d’un principe : le microcosmos cellulaire est également un thanatocosmos (Ameisen, 2007b), principe duquel découlent plusieurs règles que nous allons lister dans la partie suivante.

Les principes fondamentaux de l’apoptose

« Nous entrâmes ensemble dans la danse de la mort, et je fus si vite englouti dans le tourbillon que, lorsque je remontai à la surface, je ne reconnus plus le monde. »

Henri Miller, Tropique du cancer (2007, p. 257)

Derrière le rôle joué par la mort cellulaire dans la sculpture du vivant, c’est d’abord l’existence d’un couplage entre la vie et la mort de chaque cellule qui se donne à voir. Le fonctionnement de notre cerveau dépend par exemple d’un réseau gigantesque de connexions entre plusieurs milliards de cellules nerveuses (appelées neurones). La mise en place de ce réseau implique que chaque neurone émette un prolongement capable de se frayer un passage à travers certains territoires tissulaires licites, guidé en cela et maintenu vivant par une combinaison particulière de molécules[6] (l’entrée dans des zones interdites causant la mort du neurone). Une fois arrivé à destination, la survie des neurones sera conditionnée par la réception d’un autre cocktail de molécules, émis cette fois-ci par la cible (qui peut être un autre neurone, une cellule de peau…). Enfin, des informations nerveuses devront circuler entre les partenaires connectés, là encore sous peine de mort. Ces données nous renseignent sur le fait que la survie cellulaire n’est qu’un sursis permanent[7]. Elles mettent au jour ce qui semble relever du paradoxe : un évènement positif, la vie, procéderait de la négation perpétuelle d’un évènement négatif : la mort (à l’image de ce que l’on entend sur la paix, envisagée comme étant la répression constante de la guerre). Ce couplage entre la vie et la mort neuronale est le levier à l’origine de l’extraordinaire degré de complexité de notre système cérébral (« l’horloger aveugle » de Dawkins, 2006), qui permet l’auto-organisation du cerveau en soumettant à une forme de sélection naturelle les neurones et les connexions ayant fait la preuve de leur fonctionnalité.

Un autre principe se dessine en contrepoint à travers l’exemple du cerveau, que l’on peut généraliser à la plupart des organes et des types cellulaires : la survie des cellules dépend de la nature des interactions qu’elles établissent avec la communauté cellulaire qui les entoure. Il existe un contrôle social (qui souvent prend aussi la forme d’un contrôle géographique) de la vie et de la mort de chaque cellule. Ce contrôle sociogéographique est rendu possible par l’existence de signaux (qui circulent à travers le sang, ou bien des signaux locaux) et de moyens de percevoir ces signaux (comme des récepteurs membranaires à la surface de la cellule). Ce contrôle ne se limite pas à la période de développement embryonnaire, mais se poursuit durant toute notre existence, régissant les populations cellulaires tant de globules rouges que de globules blancs, causant les menstruations (et plus tard la ménopause) chez la femme, impactant le volume de la prostate chez l’homme et, peu importe le sexe, provoquant la réduction des ganglions lymphatiques après que l’infection par un agent étranger ait été combattue par le système immunitaire de l’organisme.

Dans un corps d’adulte, on estime qu’en moyenne 100 000 cellules s’autodétruisent par seconde (10 milliards par jour). Ces cellules[8] sont remplacées (par mitoses successives), ce qui nous donne le sentiment, l’illusion de la pérennité de notre corps. Ces morts-renaissances cellulaires sont aussi silencieuses que perpétuelles, recomposant le corps dans une permanente impermanence. À côté de la mort cellulaire par apoptose, on trouve dans la peau une autre forme de mort cellulaire programmée, la cornification, qui correspond à l’ultime stade par lequel passe un type particulier de cellules de notre épiderme, les kératinocytes. Ces cellules sont constamment produites sous les couches superficielles de la peau, avant d’entreprendre un voyage qui va les amener à se transformer en cornéocytes pour produire un empilement de cellules mortes, la couche cornée. Cette dernière forme une barrière imperméable, dont la destinée est de se détacher du corps par un processus de desquamation. Ainsi, notre peau est continuellement recomposée. À chaque fois que nous touchons autrui, la peau d’un bébé ou celle de l’être aimé, si quelques jours ont passé, nous n’avons pas touché le même autre, mais un être différent, pour partie mort et pour partie régénéré. L’importance de la mort cellulaire active dans le fonctionnement normal de notre corps a pour corollaire que de très nombreuses maladies sont associées à son dérèglement. Ainsi, une variété de maladies aigües et chroniques, souvent mortelles, sont caractérisées par la disparition anormale ou excessive de certaines populations cellulaires. Un excès de mort cellulaire a été mis en rapport (en tant que cause ou conséquence) avec plusieurs pathologies neuro-dégénératives (comme les maladies d’Alzheimer ou de Parkinson, la sclérose latérale amyotrophique, l’ischémie cérébrale), certaines maladies auto-immunes ou encore l’hépatite fulminante (Vitale et al., 2023). L’image en négatif d’un excès de mort cellulaire correspond à son blocage anormal, qui est un préalable essentiel au cancer et l’une de ses caractéristiques les plus profondes (Nössing et Ryan, 2023). En plus de précipiter les cellules mutées dans la voie de la cancérisation, l’inhibition de la mort cellulaire promeut l’apparition de métastases (en permettant à des cellules devenues anormales de survivre en dehors de leur tissu d’origine) ainsi que la résistance aux thérapies anticancéreuses (ces dernières s’avérant peu efficaces face à des cellules incapables d’enclencher leur mort). La plupart des thérapies anticancéreuses cherchent en effet à réactiver les voies de mort cellulaire devenues déficientes dans les cellules tumorales. Mais les relations entre susceptibilité à la mort cellulaire et cancer ne sont pas aussi tranchées : certaines données suggèrent que, dans le tissu cancéreux, l’induction thérapeutique de la mort cellulaire laisserait des espaces vacants que viendraient alors combler les cellules tumorales qui prolifèrent le plus rapidement, autrement dit les plus agressives. Il y aurait là une forme de soustraction mais cette fois-ci pathologique (et destructrice) à l’origine d’un phénomène de prolifération compensatoire pouvant dans certains cas favoriser le cancer au lieu de l’éradiquer.

L’origine de l’auto-effacement cellulaire est inscrite dans l’évolution du vivant

« Mais ces représentations ne sont-elles pas grossièrement métaphoriques? On insinue que la mort pourrait bien être emboitée dans la vie, à la manière dont l’âme est emboitée dans le coffret du corps. »

V. Jankélévitch, La Mort (2008, p. 195)

L’importance à la fois physiologique et pathologique de la mort cellulaire pose la question de la nature des outils moléculaires utilisés par la cellule pour déclencher ou au contraire réprimer son autodestruction. Les biologistes, face à pareil questionnement, ont pris l’habitude de rechercher des programmes génétiques. La communauté scientifique s’est donc mise à rechercher des « gènes de la mort », qu’elle a trouvé grâce à l’étude d’un petit ver transparent (portant un nom aussi barbare qu’élégant : Caenorhabditis elegans). L’étude de vers mutants a permis de révéler l’existence d’un module très simple de contrôle de l’autodestruction cellulaire, composé de seulement quatre ou cinq outils moléculaires, présents dans les cellules du ver mais aussi dans toutes les cellules animales y compris humaines[9]. Ces outils ont pour caractéristique de fonctionner en cascade d’interactions impliquant des activités antagonistes, dans lesquelles des acteurs mortifères sont neutralisés par des molécules protectrices, comme dans le cas des protéines de la famille de BCL-2 (Aouacheria, 2015). Dans la voie d’apoptose dite intrinsèque (c’est-à-dire stimulée par des signaux perçus de l’intérieur par la cellule), des molécules tueuses viennent perforer certains constituants intracellulaires (les « mitochondries », les poumons et centrales énergétiques de nos cellules), avec pour effet de libérer un mélange de poisons conduisant au démantèlement de la cellule (les mitochondries peuvent en quelque sorte être comparées à des boîtes de Pandore dont l’ouverture provoque la mort cellulaire).

En sciences, il est de coutume de dire que toute bonne recherche ne fait que susciter de nouvelles questions. Une fois identifiés les acteurs moléculaires de la mort cellulaire active, autrement dit une fois la mort cellulaire « territorialisée » dans des molécules (composante spatiale), il fallait encore traiter la question de leur origine (c’est-à-dire adresser la composante temporelle). D’où viennent ces molécules tueuses et protectrices? Pour répondre, la mort cellulaire doit être appréhendée dans sa dimension historique, autrement dit : il convient de s’intéresser à son évolution. Grâce à des études réalisées dans les différentes branches de l’arbre du vivant, il est apparu que les cellules de tous les règnes, des organismes les plus simples (bactéries, champignons) aux plus complexes (plantes, animaux), présentaient la faculté de s’autodétruire. Ainsi, le pouvoir d’autodestruction du vivant serait aussi ancien que le vivant lui-même. On se trouverait donc face à une dichotomie principielle entre vie et mort, la biologie ne faisant que redécouvrir l’universalité de la dualité des contraires (qui se complètent en même temps qu’ils s’opposent et se combattent)[10]. Dans cette hypothèse, vie et mort seraient les deux faces d’une même pièce : le pouvoir d’autodestruction du vivant représenterait l’autre face de son pouvoir d’auto-organisation, les phénomènes vitaux supposant toujours une part de démantèlement, la vie n’existant en somme « qu’à la température de sa propre destruction »[11]. Comme l’illustre Janus (le dieu romain des portes, représenté avec deux visages), la mort serait ambivalente à la vie, il n’y aurait pas de primat ontologique de la vie sur la mort.

Lorsqu’on essaie de clarifier les termes de ce processus dialogique[12], on peut néanmoins se trouver face à une aporie : si la mort (par exemple via l’apoptose) peut être au service de la vie (c’est-à-dire des organismes vivants), la réciproque n’est pas claire : en quoi la vie peut-elle être utile à la mort? En plus de cet argument logique, d’autres éléments viennent mettre à mal le canevas dualiste, notamment la notion de « programme », que l’on trouve apposée à la mort cellulaire dans l’expression par exemple de « suicide programmé » : la tentative est évidente de faire entrer la mort-du-dehors (l’altérité radicale, la Faucheuse, dont ne peut contrôler le surgissement) dans l’intimité du corps, sous la forme d’un logiciel contrôlant la décision de vie ou de mort et devant être enclenché (voir le mot de Jankélévitch en exergue de ce chapitre). On verra plus loin que la tentative réciproque existe également de faire entrer en résonance la mort-du-dedans (celle inscrite dans les gènes mais aussi celle vécue, au plan psychologique) avec un programme de mort de l’organisme et de l’individu (qu’il s’agirait alors de contrôler pour viser l’éternelle jeunesse et l’immortalité, dans une perspective transhumaniste).

Un ensemble d’observations expérimentales plaident en faveur d’une prise en compte du multiple (dans un geste du dual au pluriel) plutôt qu’à la mise en oeuvre d’une opposition ou d’une dialectique[13]. Le fait par exemple que les acteurs moléculaires impliqués dans l’autodestruction ne sont pas identiques lorsqu’on change de règne ou de groupe taxonomique (on dit d’eux qu’ils ne sont pas strictement conservés au plan évolutif[14]). Ensuite le fait qu’il existe de nombreux chemins vers l’autodestruction (en plus de l’apoptose), capables d’opérer en parallèle ou alternativement[15] pour précipiter les cellules vers leur fin (la cornification en fournit une illustration, en sachant qu’elle n’est qu’une modalité de mort cellulaire parmi la quinzaine d’autres recensées par le Comité de Nomenclature sur la Mort Cellulaire en 2018) (Galluzzi et al., 2018). Les recherches les plus récentes suggèrent qu’il n’y aurait pas de programme unique (immanent) de mort cellulaire active, hérité d’un ancêtre commun et dont on retrouverait des variantes chez tous les organismes, mais de multiples programmes d’autodestruction apparus indépendamment, de façon « convergente », par bricolage moléculaire[16] et ce dans les diverses branches de la vie. Enfin, l’activation de certaines au moins des molécules tueuses ne conduit pas obligatoirement à la mort cellulaire, mais peut au contraire jouer un rôle important dans d’autres phénomènes tissulaires, indépendamment de toute action mortifère. C’est le cas par exemple de certaines protéines, des enzymes appelées « caspases », souvent assimilées à des ciseaux moléculaires parce que leur rôle consiste à découper, de l’intérieur, les constituants cellulaires au cours de l’apoptose. Or, on a par exemple découvert qu’un membre particulier de cette famille de protéines, la caspase-3, participait à la différenciation des cellules du cristallin de l’oeil, indépendamment de son activité de ciseau moléculaire au cours de l’apoptose. Ainsi, les acteurs moléculaires de la mort cellulaire sont polyfonctionnels et bien que ces acteurs puissent intervenir dans son accomplissement, ils peuvent également jouer d’autres rôles, physiologiques et souvent vitaux, dans les cellules et tissus vivants. Cette propriété que peuvent avoir certains acteurs moléculaires de jouer plusieurs rôles distincts dans les cellules, la pléiotropie, est une caractéristique qui vient sceller la présence du multiple dans le fonctionnement des protéines.

Cette nouvelle compréhension éclaire par ailleurs la manière dont des acteurs moléculaires impliqués dans l’autodestruction ont pu émerger et s’être maintenus dans des cellules. Comme dans le cas de l’oeil (qui n’a pas évolué pour voir), il est probable que des molécules qui avaient au départ d’autres fonctions que la régulation ou l’exécution de la mort cellulaire aient été cooptées pour jouer un rôle dans l’autodestruction, sans qu’elles soient initialement apparues pour remplir cette fonction[17]. Ainsi, il s’avère nécessaire de différencier la question de l’origine d’un processus comme la mort cellulaire (ou la vision), de celle de son maintien (notamment en tant que trait altruiste[18]), parce que les conditions ont nécessairement changé entre les conditions originelles et aujourd’hui.

Au final, il n’y aurait pas de programmation génétique dont la seule fonction serait d’orchestrer la mort cellulaire, les « gènes de la mort » seraient une illusion[19]. De plus, si la notion de mort cellulaire peut revêtir l’apparence d’un concept homogène, il existe en réalité de nombreuses façons pour une cellule de mourir. Cette situation nous impose de passer du dual au pluriel (Aouacheria, 2015), du noir et blanc à la couleur, et nous fait nous poser de nouvelles questions, de plus en plus profondes, sur les relations entre vie et mort. Le pouvoir d’autodestruction du vivant est-il vraiment l’autre face de son pouvoir d’auto-organisation, ou bien n’est-il pas plutôt un aspect supplémentaire utilisé par le vivant, un pouvoir particulier au service du vivant? En effet, les recherches sur la mort cellulaire, si on ne les soumet pas à la distorsion cognitive consistant à découper le monde en deux polarités[20], donnent à voir la mort comme une pièce additionnelle dans le puzzle des propriétés du vivant : auto-organisation, dédoublement avec variation, différenciation, régénération et… auto-effacement. Cette thèse « métabiologique » revient à considérer la mort cellulaire comme un phénomène plus « vitafère » que mortifère, se produisant du vivant des cellules, juxtaposés aux autres pouvoirs du vivant et servant la vie[21]. La Vie serait première, la mort toujours seconde, la vie pouvant utiliser la mort (plus précisément le mourir[22]) pour « faire disparaitre »[23]. Nous proposons la métaphore de la « Lumière Noire » pour rendre compte de ce phénomène : la Lumière Noire n’est pas l’obscurité, ou l’ombre, mais une lumière qui obscurcit de manière active, et dont la zone d’ombre est signifiante, son assombrissement étant créateur et porteur de sens[24].

L’érosion de l’être sculpté

« La génération des hommes est semblable à celle des feuilles. Le vent répand les feuilles sur la terre, et la forêt germe et en produit de nouvelles, et le temps du printemps arrive. C’est ainsi que la génération des hommes naît et s’éteint. »

Homère, L’Iliade, Chant 6 (2023, p. 85)

La mort cellulaire active est une voie d’accès particulière vers la mort, mais il en existe d’autres, comme le vieillissement, qui est un autre chemin de déconstruction. Il est intéressant d’essayer de rapporter à la mort individuelle les enseignements tirés à partir de l’analyse de la mort cellulaire, pour déterminer dans quelle mesure les deux types de chemin se ressemblent et en quoi ils se distinguent. Plus que de se risquer à des extrapolations hasardeuses, l’objectif sera d’interroger la mort en opérant plusieurs changements d’échelle. Il est temps de poser quelques questions.

Peut-on considérer que la mort individuelle peut « sculpter » le super-organisme que serait la collectivité?

S’inscrivant dans un vaste sillage littéraire (comme l’indique la citation de l’Iliade) et philosophique[25], le médecin August Weismann avait avancé une telle idée en pointant que la disparition d’individus favorisait leur renouvellement, offrant la possibilité aux générations successives de s’adapter aux circonstances extérieures, sans cesse changeantes (Weismann, 1892). Il s’agit d’un truisme attribuant comme finalité au vieillissement la fonction de céder la place aux jeunes et d’assurer un équilibre intergénérationnel. La mort individuelle, dans ses aspects qualitatif et quantitatif, a des répercussions sur les caractéristiques populationnelles, car la mort des organismes contribue à l’évolution des populations en modulant leurs compositions génétiques.

Des dérèglements de la mort cellulaire ont des conséquences funestes sur la survie de l’organisme. Dans le même ordre d’idées, peut-on considérer que des perturbations dans les niveaux de mort individuelle peuvent compromettre une survie collective?

Cette prédiction constitue un truisme dans le sens où une diminution de l’espérance de vie, sous un certain seuil, ferait que cette dernière deviendrait si réduite qu’elle ne pourrait plus permettre la reproduction des individus (conduisant de fait à l’extinction de l’espèce). Dans un autre sens, lorsque c’est l’échéance qu’il s’agit de repousser, on débouche sur la vieille aspiration fantasmatique de l’humanité : l’immortalité, mais aussi sur la réalité de l’augmentation récente et spectaculaire de l’espérance de vie (combinée dans nos sociétés d’une part au vieillissement démographique et d’autre part aux menaces liées à notre entrée dans l’Anthropocène[26]). En somme, les variations dans les taux de mort individuelle ont indéniablement le pouvoir de changer la donne à des niveaux plus globaux (à l’échelle de sociétés entières).

Peut-on considérer qu’il existe un contrôle social de la mort individuelle?

L’être humain ne se définissant que dans et par sa relation aux autres, l’individu étant essentiellement une construction sociale, on peut imaginer qu’il puisse être déconstruit (et se déconstruire par l’adoption de comportements autodestructifs[27] pouvant aller jusqu’au suicide) pour des raisons inhérentes à son rapport à l’autre, ou que son déclin puisse être accéléré en l’absence de signaux de survie adéquats provenant de la collectivité. Cette assertion pourrait toutefois être trop anthropocentrique (l’énoncé précédent peut-il être étendu aux autres animaux?).

Peut-on considérer que la longévité résulte de la répression active d’un programme d’autodestruction?

Il existe certainement des facteurs d’accélération de la décrépitude, comme l’isolement, le sentiment d’inutilité, la diminution des facultés cognitives, etc. Mais peut-on dire que l’on vieillit en raison du déclenchement dans nos corps d’un phénomène d’autodestruction? Ne meurt-on pas plutôt d’usure? Il s’agit d’une des grandes alternatives dans le domaine de la recherche des causes « proximales[28] » du vieillissement. Soit le vieillissement serait l’effet direct du déploiement d’un programme génétique : notre génome contiendrait en lui-même notre propre fin sous la forme d’une séquence déterminée d’évènements conduisant à la mort de l’organisme, avec en toile de fond l’implication de « gènes du vieillissement » (à l’instar des « gènes de la mort »). Soit, à l’inverse, le vieillissement serait la conséquence d’une déficience du programme génétique. On a là les théories de l’obsolescence programmée (ou de la « déprogrammation » programmée) versus les théories de l’usure et des mécanismes du vieillissement. Si chacune de ces grandes catégories de théories trouve des arguments pour l’étayer, aucune d’entre elles ne peut expliquer à elle seule le vieillissement. D’un côté, la composante génétique du vieillissement reste floue (en particulier chez l’humain[29]), rendant pour l’instant évanescente l’idée d’un « programme de mort individuel ». De l’autre, si de nombreux composants tissulaires s’usent effectivement lors du vieillissement, il est bien difficile de séparer les causes des innombrables conséquences et on ne comprend pas très bien pourquoi les mécanismes de réparation présents dans nos cellules ne seraient pas suffisants pour assurer une survie indéfinie à nos corps. Les biologistes de l’évolution ont quant à eux posé le problème du vieillissement différemment, en s’intéressant non pas à sa causalité proximale, mais à sa causalité « ultime[30] ». L’idée générale est que nos corps n’auraient pas été optimisés par la sélection naturelle pour devenir immortels, mais pour nous permettre de nous reproduire et de propager nos gènes efficacement. La sélection naturelle pourrait même avoir favorisé certaines mutations parce qu’elles s’avèreraient bénéfiques tant que l’individu est apte à la reproduction, alors qu’elles seraient délétères plus tard dans la vie (pléiotropie antagoniste). Le vieillissement serait en quelque sorte le prix à payer pour une reproduction efficace. La perpétuation de la lignée germinale (ovocytes et spermatozoïdes, qui renferment notre patrimoine génétique) constituerait le seul enjeu réel, au détriment du maintien et de la réparation d’un corps de toute façon promis à disparaître une fois qu’il s’est reproduit. Ces explications évolutionnistes sont une autre variation sur le thème de la dualité entre pulsion de vie et pulsion de mort (Eros contre Thanatos). Le vieillissement pourrait également représenter le prix à payer pour une certaine complexité, avec l’émergence de systèmes de plus en plus sophistiqués de protection du patrimoine génétique, convoquant cette fois-ci une autre dualité : entre soma et germen.

Ces explications souffrent toutefois elles aussi de lacunes et d’exceptions, comme l’existence d’organismes « à durée de vie indéterminée » (tels que certains coquillages, méduses, cnidaires…) qui semblent échapper aux effets dévastateurs du temps. En outre, on sait aujourd’hui que même les êtres vivants les plus simples peuvent vieillir, et que le vieillissement n’est pas l’apanage des animaux complexes. Chez les organismes unicellulaires (bactéries, levures), ce vieillissement se traduit sous la forme d’une augmentation de la probabilité de mourir au fil des générations, par l’effet de la répartition asymétrique de constituants cellulaires endommagés entre deux cellules-filles après leur division[31]. Ce phénomène de ségrégation différentielle des composants usagés se produirait également lors du développement d’animaux plus complexes (chez le ver et l’humain), puisque l’ovule possède la faculté de faire subir une cure de jouvence au noyau destiné à coloniser les cellules de l’organisme en devenir, permettant ainsi la production de descendants qui naissent jeunes. C’est la preuve que la vie peut échapper au vieillissement. Dans ce contexte, on est fondé de se demander si le vieillissement d’un corps donnant naissance à des corps plus jeunes ne constituerait pas un mode opératoire pour perpétuer la parentèle, l’espèce et, au-delà, la vie. Ainsi, après que les recherches sur l’apoptose nous aient fait réaliser que la mort était une donnée interne à la vie, un autre paradoxe semble affleurer, qui est que le vivant, pour se perpétuer, se servirait de la mort des individus. On retrouve là le thème de la mort au service du vivant[32], de la mort « vitafère », de la « Lumière Noire ». Une nouvelle fois, n’avons-nous pas interprété trop vite cette carte du Tarot de Marseille figurant la Mort sous la forme d’une faucheuse? Cette Mort (dotée d’une carnation bien apparente[33]) n’est-elle pas en train de bêcher le champ de la vie, pour que toute brisure de symétrie, comme la réunion des sexes et la fabrication d’un oeuf, puisse faire naitre de nouveaux individus, comme autant de nouvelles pages écrites dans le livre de l’histoire du vivant sur Terre?

Une Mort ou des morts?

« Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie. »

Gilles Deleuze, Pourparlers (2003, p. 196)

Dans cette partie, nous examinerons la question qui a donné son titre à l’article : en quoi la mort est-elle une insaisissable alien[34]?

Primo, il existe une polysémie du mot « mort », bâtie sur un tronc commun convoquant la cessation d’être, la néantisation, l’anéantissement définitif (Jankélévitch, 2008). Or, au même titre que d’autres « signifiants flottants[35] », la plupart du temps, le même terme de « mort » est utilisé pour des notions dont on se rend compte à quel point elles recouvrent des acceptions différentes. Il y a une difficulté à se référer à différentes idées de la mort[36], alors même qu’elle s’étend sur plusieurs niveaux de réalité phénoménale (d’où l’importance de la contextualiser, comme vient nous le rappeler l’aphorisme de Deleuze indiqué en début de chapitre). La mort peuple plusieurs niveaux d’organisation, séparés par des effets de transitions qui la rendent difficile à cerner. Elle fait l’objet d’une différenciation spectrale d’autant plus déroutante que l’objectivation de ces niveaux et de ces seuils s’avère ardue et le plus souvent lacunaire. Autrement dit, la mort revêt un caractère insaisissable car elle cache son visage sous plusieurs masques, en se jouant sans cesse des limites, s’accommodant de niveaux aux découpages flous et instables, qui l’amènent à se parer d’identités incertaines et changeantes. C’est ce qui nous la rend si impénétrable, étrangère au point d’en faire une alien. Nous savons bien que la mort d’un être humain, envisagé comme un tout biologique diffère, par exemple, de sa mort civile (déchéance des droits d’un citoyen) ou professionnelle (départ à la retraite). On devine en outre que la notion de mort peut se référer à un état (être mort, l’inverse de vivant, mais aussi être mort de peur), un processus (le fait empirique de mourir, opposé à vivre, ou dans l’expression « mourir de rire ») ou un évènement (le fait qu’il y ait eu disparition, le contraire d’être toujours là, ou dans un autre registre : « la petite mort »), et qu’une différence est à faire entre ce qu’est la mort (c’est-à-dire ni plus ni moins qu’un évènement), et ce qu’elle signifie.

Si l’on souhaite continuer à utiliser le concept de la Mort, l’idée de la mort prise dans son sens général, il semble important de distinguer plusieurs types de mort, ou plusieurs niveaux d’opérabilité pour la mort. Au niveau infra-cellulaire, il y aurait une mort représentée par exemple par l’expression « mort d’un gène[37] » par opposition à la « naissance » d’un gène. Le niveau suivant est cellulaire et correspond à l’apoptose et aux autres formes de mort cellulaire impliquant une détermination génétique. On trouve ensuite différents niveaux supra-cellulaires, incluant la mort de tissus[38] ou d’organes[39], la mort des organismes pluricellulaires, la disparition de sociétés, l’extinction d’espèces, voire même l’anéantissement de la planète et de toute forme de vie. S’ensuit une classe que l’on pourra qualifier d’épi-cellulaire, c’est-à-dire située au-delà de la cellule et du biologique, bien que pouvant l’intégrer aux plans neurologique et psychique, et dont ferait par exemple partie la mort d’un sentiment ou la mort d’un souvenir. À côté de toutes ces formes de mort plus ou moins biotiques, on aurait une catégorie abiotique, se déroulant sur des échelles de temps éminemment variables (c’est la mort d’une molécule, d’une langue, d’une étoile[40]…). Ces niveaux ne sont pas hermétiques entre eux : la disparition de certaines populations de neurones pourra se solder par une amnésie (la mort de souvenirs). C’est cela qui confère son caractère insaisissable à la mort, cette dernière changeant de masque ou d’identité en se promenant entre les différents niveaux, et parfois même à l’intérieur d’un même niveau. Il y a enfin une catégorie existentiale[41], celle qui a trait à la « mort de l’autre » ou à sa propre mort en tant que sujet[42] : la mort en tant que dimension constitutive de l’existence humaine (un thème défriché par plusieurs philosophes, sociologues et anthropologues du 20e siècle, parmi lesquels Martin Heidegger, Edgar Morin, Vladimir Jankélévitch, Jean Ziegler ou encore Philippe Ariès). Cette dimension existentiale est le seul prisme par lequel il nous soit donné de penser la mort, qui n’existera donc avant tout qu’à travers les représentations que l’on s’en fait[43].

Ainsi, la mort ne serait qu’un évènement, celui d’un retour à l’indifférencié, à l’informe. La mort n’est une insaisissable alien que dans la mesure où l’on se refuse à la voir nue et sans mystère, pour ce qu’elle est : un anéantissement, dont seule la perspective peut être pensée. Que dit-elle, cette perspective? Pour le biologique, qui ne nourrit ni peurs ni scrupules, a priori elle ne dit rien. Le vivant semble nourrir une indifférence aveugle au devenir de ses composants. Mais ce n’est pas le cas pour nous, « pauvres mortels », qui avons une difficulté à penser la mort autrement que comme la disparition de l’ipséité. Elle représente pour nous, qui sommes portés par le sentiment affirmé de notre propre importance singulière, un horizon bien sombre, qui est la dépossession ultime de soi. Mais cette perspective ne doit pas seulement conduire à une contemplation mélancolique, car elle recèle des trésors cachés. Le sentiment de précarité, de ne pas être immortel, peut être transmuté en une force positive, car il ouvre la voie à la pleine conscience de la nécessité d’être nous-mêmes, d’être authentiques dans l’ici et le maintenant, en nous incitant à profiter de la vie[44], en lui donnant un sens : non pas un pourquoi, mais un « pour-quoi ». Grâce à la mort, le vivant découvre sa limitation temporelle dans le monde[45]. Elle est la donnée première par rapport à laquelle le vivant se découvre comme vivant, raison pour laquelle des philosophes (comme Martin Heidegger ou Albert Camus) ont posé la nécessité de repenser l’humain à partir de sa finitude. La mort interroge la définition que nous avons de nos vies, et de la Vie en général, et nous oblige à voir en elle(s) un phénomène d’accumulation et de mémoire. La perspective de notre propre disparition peut ainsi faire germer en nous un autre sentiment positif : celui de faire partie d’un continuum et d’un ensemble[46]. Ce sentiment nous amène à prendre conscience de tout ce que nous avons hérité de nos aïeuls, en somme de tout ce qui nous a été légué par les morts, ces vivants qui nous ont précédés. En retour, cette conscience peut conduire à la naissance de certaines valeurs éthiques, comme celle de travailler à léguer à notre tour à nos enfants et aux enfants de nos contemporains un monde en meilleur état que celui que nous avions découvert enfant (avec, cela s’entend, le problème de définir ce que l’on rangera sous le terme de « meilleur »).

Épilogue

« Nous croyons tous que l’opposé de notre principe le plus élevé doit être parfaitement destructeur et mauvais. Ainsi, nous ne parvenons pas à doter la mort de qualités positives, et nous avons tendance à la craindre et à l’éviter. »

Stanislav Grof et al., L’ultime voyage (2009, p. 420)

Nous avons vu que de nombreux indices viennent questionner le paradigme dualiste et nous enjoindre à esquisser une porte de sortie du langage binaire propre aux ordinateurs décrivant un état « vivant » (correspondant à 1, ou à ON) et un état « mort » (correspondant à 0 ou OFF). Pour cela, on peut s’attacher à intégrer les contraires, ce qui correspond à une première porte de sortie du dualisme : le passage du deux vers l’un. Une autre approche pour sortir de la vision duelle consiste à passer non pas du deux à l’un (ce qui, nous l’avons vu, constitue une sorte d’amalgame simplificateur), mais du deux au trois, puis au quatre, etc. c’est-à-dire à entrer dans une suite de multiples.

Il est remarquable de constater que, au même titre que le concept de mort élude la pluralité des différents types de morts tout en les subsumant, nous éprouvons des difficultés à nous référer à (et peut-être même à concevoir) plusieurs catégories d’ombres (alors qu’il peut en exister de différentes couleurs, voire natures avec la caverne platonicienne) et de lumières (variables au sens propre selon la source lumineuse ainsi qu’au sens figuré), préférant le dilemme classique entre les termes généraux, abstraits et monolithiques de « lumière » et d’« ombre ». Toutefois, il s’avère fécond de s’exercer à voir la pluralité qui transparaît par-delà la dualité. Ainsi, lumière solaire, lunaire, luciole, nitescence à la surface de l’eau, rayonnement laser, éclairage LED, effet albédo des Outrenoirs de Soulages, etc. peuvent être considérés comme autant de modalités d’illumination. L’éclairage par la « Lumière Noire » vient compléter ce gamut hétérogène pour ouvrir l’accès non pas à une nouvelle sensation visuelle, mais à l’émergence d’une nouvelle perspective (au même titre qu’a pu le faire la découverte de l’apoptose). Une démarche apophatique peut nous aider à mieux circonscrire notre acception du concept de Lumière Noire, en nous renseignant sur ce qu’elle n’est pas : elle n’est évidemment pas la lumière de Wood (qui sert à activer les substances fluorescentes), ni « l’énergie noire » des physiciens[47], pas plus que le « sans lumière », l’obscurité ou la tâche d’ombre (« la mort » ou le non-être). Sa mécanique interne (de renversement) ressemble à celle de l’énantiodromie[48], qui veut qu’une chose produise toujours son contraire, à la différence près que plutôt que de voir en quoi le mieux peut être l’ennemi du bien, on s’attachera à voir en quoi le pire peut être l’ami du bien. Elle correspond donc à un geste intrinsèquement positif, qui par le fait qu’il « obscurcit » donne en même temps à voir une nouvelle image du réel : il s’agit d’une « obscurité éclairante ». Il ne s’agit plus uniquement de vouloir chasser l’obscurité par la lumière[49] mais de concevoir que l’obscurité elle-même puisse être lumineuse. Friande de toutes les antonymies[50], elle nous invite à pratiquer cette opération de l’esprit consistant à rechercher les corrélats positifs de la négation, de l’opposition, de la complémentarité, de la réciprocité et de l’inversion. Nous avançons la thèse que le prisme de la « Lumière Noire » peut s’appliquer à virtuellement tous les processus, pour en révéler un ou plusieurs aspects cachés (jusqu’ici occultés comme la lumière du soleil qui masque, en journée, celle de la lune[51]). Ce concept de Lumière Noire forme le ferment d’une nouvelle philosophie, revendiquant d’être sensible à la manière dont un objet peut être défini par ses « pleins » et tout autant, mais de façon différente, par ses « creux[52] ». Les exemples (et trésors potentiels) que cette Lumière Noire nous donne à arpenter nous paraissent sans nombre.