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En 2017, le musée de l’Holocauste de l’Illinois présente, en première mondiale, la Abe & Ida Cooper Survivor Stories Experience. Cette exposition « permet aux visiteurs du musée de rencontrer et d’interagir avec des hologrammes de survivants qui ont vécu l’Holocauste » (The Press Free, 2021). Aujourd’hui, grâce à une technologie d’hologrammes 3D interactifs, développée notamment par la USC Shoah Foundation, une cinquantaine de ces témoins peuvent être vus dans plusieurs musées étatsuniens et, sous peu, à Montréal, au Musée de l’Holocauste[1]. Le musée, qui doit ouvrir dans un nouvel emplacement en 2026, ajoutera cette nouvelle dimension dans le paysage testimonial. Cette innovation muséale soulève évidemment d’innombrables questions. Le présent article se concentre sur celles qui concernent plus spécifiquement les notions de « mémorial », au sens de dispositif visant à « faire que, même si la vie a perdu contre la mort, la mémoire [par des traces mémorielles et des preuves vivantes] gagne dans son combat contre le néant » (Todorov, 1995, p. 16), et de « témoignages » – la « chorale organisée des survivants » (Alterman, 2006, p. 49) –, puisque Dimensions in Testimony (DiT) constitue leur culmination conjointe. Il sera donc question de mort, d’archives et de témoins, mais très peu de muséologie, de documentation et de réécriture de l’histoire par cette médiation culturelle dernier cri. Pour mieux comprendre son apport aux déjà débordantes archives visuelles et textuelles dédiées exclusivement au judéocide, je présenterai d’abord une brève histoire des collectes visant à contrecarrer l’effacement de la mémoire (Todorov, 1995, p. 9) ou la disparition généralisée[2] (Didi-Huberman, 2003, p. 31) voulue par les Nazis – apport pouvant répondre, pour certains, au « devoir de mémoire[3] ». Puis, je ferai un arrêt sur ces nouvelles images holographiques afin de montrer comment elles permettent de réunir les vivants et leurs doubles, et dans un avenir proche – comme lors des séances de spiritisme des 18e et 19e siècles – les vivants et les morts[4]. Enfin, à partir d’un survol de la littérature, d’entrevues réalisées au début de 2023 avec des actrices-clés[5] du Musée de l’Holocauste de Montréal et de mes propres interactions avec cette technologie[6], j’expliquerai ce que ces « illusions holographiques » disent de notre rapport à la mort – « néantisation de la vie et silence » (Alterman, 2006, p. 101) – ou, plutôt, de notre refus de voir cette dernière advenir pour les derniers témoins de la Solution finale.

Une masse de témoignages contre la mort de masse

La Shoah[7] représente un point de rupture dans la modernité, tant en ce qui concerne les innovations techniques que les images et la mort; trois composantes qui, réunies, ont évidemment modifié le rapport à la mort et à ses représentations dans la culture populaire. Les décennies qui l’ont suivie ont permis de créer un corpus d’abord visuel, puis textuel, inédit. Par lui, le « jamais vu » est devenu de « l’immédiatement reconnu ». D’ailleurs, aujourd’hui, nul ne serait censé ignorer ce qui s’est passé entre 1933 et 1945, précisément en raison du colossal travail de mémoire qui a donné lieu à l’avènement du « mémorial », lequel se décline en trois temps selon l’historienne Katy Hazan (2014).

Le premier temps relatif à la mémoire de cet événement-catastrophe correspond à l’immédiat après-guerre (1945-1950). Dès les premiers jours de la Libération, les images de cadavres, de survivants – figures hâves figées dans leur costume rayé ou leur nudité, debout ou affalés entre les immenses baraques et les clôtures en fil barbelé –, d’entrepôts débordants d’objets confisqués, apparaissent dans les médias. Pour renverser le processus mortifère d’anéantissement et d’effacement des Juifs voulu par le Troisième Reich, il importait alors de procéder à une collecte la plus exhaustive possible des données encore disponibles, soit se saisir de tout ce qui pouvait constituer une preuve de ce qui serait défini un peu plus tard, au tribunal militaire de Nuremberg, comme crime contre l’humanité. Il importait, que les opérations de communication et de médiatisation fassent voir, car si « voir, c’est croire », dans le cas présent, c’était surtout, savoir. De plus, il fallait des témoins qui puissent témoigner à leur tour (Wieviorka, 2020), ce pourquoi Eisenhower demanda d’envoyer des délégations d’officiels et de journalistes. Or, parallèlement au déluge photographique et à la cacophonie journalistique exposant toutes les horreurs – corps livides retrouvés au bloc d’infirmerie, fosses communes, instruments de torture, peaux humaines tatouées, têtes réduites, organes humains prélevés à des fins d’expérimentation – règne un « grand silence » (Wieviorka, 1998, p. 100). Du printemps 1945 à l’aube de la décennie suivante, les rescapés se taisent et, d’ailleurs, s’ils tentent de raconter, leur récit ne reçoit pas l’accueil escompté (voir, par exemple, la fin de Être sans destin, Kertész, 1997).

Selon Hazan, l’autrice de « Témoins et témoignages, changement d’échelle et/ou de paradigme? » (2014), une tentative d’amnésie volontaire est toujours à l’oeuvre au cours de la décennie suivante. D’une part, les survivants veulent oublier – la plupart voulant profiter de ce surplus de vie qui leur est accordé – et, d’autre part, le public semble incapable de recevoir leur parole. Des productions à visée documentaire et pédagogique voient cependant le jour. Entre autres, Nuit et Brouillard, réalisé par Resnais en 1956, vise à développer une sensibilité, voire une certaine connaissance pour que l’histoire des ghettos et des camps de travail, de concentration et d’extermination, ne soit pas qu’une affaire tue, voire indicible ou frappée d’un interdit de représentation, malgré ce qu’en a dit Lanzmann (1994). Hazan considère que le deuxième temps relatif à la mémoire (1950-1960) correspond à une amnésie, mais j’ose avancer qu’il s’agit plus d’une oscillation entre soif d’oubli et pédagogie[8].

Quant au troisième temps, il débute avec le procès Eichmann, lequel « marque un […] tournant dans l’émergence de la mémoire du génocide ». La parole des onze appelés à la barre transforme le drame collectif et historique en une succession d’expériences individuelles et ces témoignages, acquérant une valeur presque sacrée, ouvrent la porte à leur prolifération. C’est donc « l’hypermnésie » (Hazan, 2014, p. 200) – une mémoire excessive ou exacerbée – qui caractérise ce temps relatif à la mémoire de la Shoah (1961 à aujourd’hui). On entre alors dans ce que Wieviorka appelle « l’ère du témoin ». Dès lors, le survivant[9], porteur d’histoire, fait histoire simplement en racontant sa vie (1998, p. 82, 113, 118). La mémoire outrepasse en valeur l’histoire. La remémoration devient un « acte moral et politique » (Lubow, 2009, p. 163), un « impératif social » (Walter, 1998, p. 160), et le témoin – même si pour certains « seuls les morts sont les vrais témoins » (Bensoussan, 1998, p. 36) –, une figure qui prend une place grandissante dans les stratégies de médiation muséale. Répondant à une visée possiblement inspirée du Livre de Joël 1, 3[10], le témoin doit maintenir des événements passés présents pour les générations à venir et pour que tous puissent soi-disant « rester vigilants face à l’histoire » (Castel, 1995, p. 39). Or, tous ne partagent pas cette vision d’une mémoire instrumentalisée à des fins pédagogiques ou ne pensent pas que « l’enseignement de la Shoah [puisse] conduire à plus de tolérance (Ouzan, 2014, p. 215). On peut d’ailleurs être critique et questionner cette « exploitation du passé de souffrances comme une source de pouvoirs et de privilèges » (Steele, cité par Todorov, 1995, p. 27). Mais on peut aussi, comme Bensoussan, considérer qu’on ne peut éduquer contre Auschwitz et que la politique de la mémoire doit se muter en politique de l’histoire, parce que la première est sélective et constitutive de l’oubli (1998, p. 18, 16). Pour lui, le « culte mémoriel », ou « un culte de la mémoire pour la mémoire » (Todorov, 1995, p. 33), n’est pas synonyme d’un « vaccin politique qui nous préserverait de l’horreur[11] » (Bensoussan, 1998, p. 141).

C’est à la veille des années 1980, en réaction à l’émergence des discours négationnistes, qu’on assiste à « une hémorragie d’expression » (Anselme, cité par Walter, 1998, p. 162) ou à « un délire verbal du témoignage » (Semprun, 1994, p. 213), puisque « [l]es propos outrageux incitent ceux qui ne voulaient pas parler à sortir de l’ombre et à raconter ce qu’ils ont vu en vertu de ceux qui ne sont plus là pour en rendre compte » (Peeters, 2021). Après la folie d’écriture, la collecte de témoignages audiovisuels s’amorce, provoquant une véritable révolution historiographique et culturelle (Wieviorka, 1998, p. 150). C’est donc en 1979 que le projet Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies voit le jour et récolte rapidement plus de 4 500 témoignages dans 22 langues (Peeters, 2021). C’est une « prise de parole où l’expression de l’émotion est encouragée, sinon suscitée » (Wieviorka, 1998, p. 141-142). Puis, pendant le tournage de La liste de Schindler (1993), Spielberg établit la Survivors of the Shoah Visual History Foundation[12] qui, entre 1994 et 1999, recueille environ 55 000 témoignages visuels dans 32 langues et 56 pays! Une collecte d’une ampleur inégalée. Certes, l’explosion des témoignages s’explique par une demande sociopolitique accrue au fil des ans (Wieviorka, 1998, p. 117), observable avec la prolifération des musées, mémoriaux et centres éducatifs, par la dimension médiatique des commémorations, mais aussi par la diversité des supports (Hazan, 2014, p. 207), chaque époque favorisant un médium particulier. Ainsi, le papier et la toile[13] ont succédé aux artefacts et à la pellicule photographique, puis la bande vidéo[14] a pris le relais. Le cumul des récits, estimés à plus d’une centaine de milliers (Peeters, 2021), s’explique également par la multiplicité des témoins : Juifs, non-Juifs, survivants directs, témoins oculaires, déportés, enfants cachés, descendants et héritiers (Hazan, 2000, p. 205). En cinquante ans, on pouvait donc déjà observer que les sur-vies individuelles s’opposaient, à leur manière, à la mort industrielle, comme « si l’événement [avait toujours appelé] une volonté de savoir égale en positif à sa force négative », comme si cet énorme corpus pouvait « réparer l’irréparable » (Mesnard, 2007, p. 100). Aux lendemains de la Shoah, la collecte d’images et d’écrits devint un besoin vital pour gagner « la guerre contre la mémoire » (Lévi, cité par Todorov, 1995, p. 10) mené par les Nazis et assurer une certaine immortalité (Wieviorka, 1998, p. 34). Aujourd’hui, Dimensions in Testimony (DiT) vise les mêmes objectifs.

DiT : le nouveau paysage testimonial

« L’heure n’est pas à ressusciter les disparus, mais à réveiller les vivants »

Horvilleur, 2021, p. 196

Si, à l’aube de l’an 2000, il fallait recueillir le plus de témoignages possibles en raison de l’âge des rescapés, l’urgence s’est évidemment accentuée avec le temps. Immédiatement après sa collecte vidéographique intensive, la USC Shoah Foundation s’est donc associée à l’Holocaust Memorial Foundation de l’Illinois pour exploiter une technologie développée par Conscience Display et l’Institut des technologies créatives de l’Université de Californie du Sud. DiT permet d’enregistrer le volume d’un objet en 3D pour le restituer dans une image. En fait, la vidéo en relief des témoins fonctionne comme un fantôme de Pepper[15], une technique permettant de faire croire que des objets apparaissent, disparaissent ou deviennent transparents. D’une part, elle tient compte de la totalité de la lumière provenant de la scène originale sans être la scène originale et, d’autre part, elle doit être projetée sur quelque chose pour donner une impression de profondeur semblable à celle que produisent de réels hologrammes (du grec ὅλος[16] : « entier, complet », et γράμμα : « signe, écrit »). DiT est une technologie qui se rapproche de l’hologramme, mais il est plus juste de parler d’illusion holographique ou de double lumineux. Certes, comme l’explique Boissonnet, il existe un imaginaire de ce type d’image, laquelle devrait être libérée de toute contrainte physique, et même de tout dispositif d’éclairage, pour paraître « naturelle quoique fantomatique ». Cependant, la technologie actuelle ne permet pas d’atteindre cette « puissance rêvée d’une simulation tridimensionnelle, animée, et flottant totalement dans notre espace de perception visuelle » (Boissonnet, 2015, p. 2-3). DiT n’en reste pas moins une prouesse qui innove surtout dans sa façon de présenter les histoires orales en offrant la possibilité de converser, en temps réel, avec un simulacre de personne vivante (Fishbane, 2020) pour préserver autant que possible l’expérience d’une interaction en face à face. Mais est-ce que cette « médiation sans témoins vivants » (Traum, cité par Blondeau et al., 2019, p. 3, 2) nous met bel et bien en présence d’autre chose que d’une technologie, laquelle peut non seulement faire son temps, mais surtout faire écran ou être une image-écran, soit un fétiche pour parler comme Lacan (cité par Didi-Huberman, 2003, p. 101) ? Est-ce que cette prouesse technique pourrait bloquer les possibles réflexions critiques sur la Shoah, voire sur l’usage des images et la valeur du témoignage ? Est-ce qu’elle aide à mieux comprendre l’expérience des personnes interrogées et, autant que faire se peut, la Shoah elle-même ? Est-ce que cet outil de médiation permet d’atteindre l’empathie recherchée et de jouer un rôle important, ainsi que le suggère Kubota-Hiramoto (2018, p. 347) ?

Pour le savoir, j’ai d’abord questionné la directrice adjointe et la coordonnatrice du volet commémoration et histoire orale du Musée de l’Holocauste de Montréal, de même qu’une guide ayant interagi, en primeur, avec l’hologramme. Je suis ensuite allée au Musée de l’Holocauste étudier le déroulement d’interactions, en français, entre cinq personnes et le programme Marguerite Elias Quddus, un programme local de « projection virtuelle » encore à la phase-test.

Selon les informations que j’ai obtenues, le « programme Marguerite[17] » est le résultat de l’enregistrement par 28 caméras d’une vingtaine d’heures d’entrevue (700 questions à développement). Les données ont été compilées et transformées à l’USC pour aboutir sur un écran interactif haute définition au musée à Montréal. Huit-mille interactions doivent être réalisées pour développer « a mix of artificial intelligence, keywording, machine learning, and speech recognition (un mélange d’intelligence artificielle, d’apprentissage automatique et de reconnaissance vocale) » (Fishbane, 2020), car le double numérique de cette enfant, qui s’est cachée pendant la Seconde Guerre, doit pouvoir reconnaître une multitude d’accents, de formulations et de voix afin de bien répondre aux questions. Il faut comprendre que « c’est moins l’image que l’interaction qui importe », et ce, bien que DiT impressionne par sa grande qualité esthétique. Il n’en demeure pas moins que le coeur du dispositif est le récit. L’impact du témoignage réside dans la possibilité d’interaction, puisqu’elle « permet au public de développer le sentiment de familiarité, au sens de la consolidation d’une relation » (Blondeau et al., 2019, p. 11). Aujourd’hui, « ce qui compte ce n’est pas la pédagogie qui est l’enseignement d’un savoir-mort : c’est la transmission, la résurrection, l’abolition de la distance entre le passé et le présent » (Hausser Gans, 2014, p. 220). L’enjeu est donc dans la discussion, mais, aux dires de mes informatrices au musée de Montréal, elle ne remplace pas la rencontre, « la présence à l’autre […], la proximité avec ce dernier » (Castel, 1995, p. 41). D’ailleurs, malgré le regard (le témoin, par sa situation frontale, nous regarde droit dans les yeux), la gestuelle (la personnalité s’exprimant aussi par le non-verbal) et ces impeccables images en mouvement, mon expérience ne m’a pas donné l’impression d’une rencontre. Au moment de ma visite, l’échange était encore difficile[18]. Les très fréquentes incompréhensions nuisaient grandement à l’illusion d’une présence qui, généralement « impos[e] le respect, coup[e] court aux commentaires oiseux, aux critiques et aux analyses » (Dulong, cité par Blondeau et al., 2019, p. 2). Or, une fois rôdé, les programmes de « biographie interactive » donnent le sentiment d’avoir rencontré une personne vivante. Même s’il s’agit d’un important dispositif, la technologie semble s’être effacée. Il y a « suspension volontaire de l’incrédulité » en raison de l’intimité, de la fidélité à une vérité et de la possible intensité du récit. De la sorte, « les visiteurs expriment de la compassion et de la considération et ressentent de l’empathie, comprise au sens d’intelligence interpersonnelle » (Gardner, cité par Blondeau et al., 2019, p. 20), et ce, peut-être malgré les glitchs[19].

Lors de ma visite, Marguerite a raconté les grandes lignes de sa vie et les visiteurs ont aussitôt été invités par le médiateur[20] à la questionner sur son expérience en nous faisant savoir qu’elle n’était pas historienne[21]. Elle peut toutefois émettre des opinions sur les Nazis, les religions ou autres sujets qui la touchent de près. Ses réponses ont été de longueur très variable et la grande charge émotive du sujet abordé a été évoquée par le médiateur pour expliquer les plus succinctes. Seulement 500 interactions avaient eu lieu[22] et Marguerite peinait à répondre, disant qu’elle ne comprenait pas, parlant d’un fait qui se rapportait de près ou de loin à la question, répétant une réponse déjà offerte ou avouant s’être trompée et se reprenant. Par exemple, elle n’a pas su réagir aux interrogations suivantes : « Pouvez-vous nous parler de votre expérience cachée dans les couvents? »; « Avez-vous vécu de l’antisémitisme depuis votre arrivée au Québec? »; « Respectez-vous le shabbat? ». Cela dit, le site du Musée le précise : « Marguerite a besoin de votre aide pour être testée et formée […]. Comme la biographie interactive est en période d’apprentissage, il se peut que les réactions ne soient pas pertinentes[23]. » Malheureusement, la technologie en rodage, bien qu’elle ne doive pas atténuer le drame de ces survivants « éternels », s’est avérée alors une terrible distraction. Cette stratégie de communication encore imparfaite n’a pu susciter l’émotion recherchée, soit l’empathie et, bien que fort attentive, comme l’exige cette médiation documentaire se voulant immersive, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’elle génère une certaine dévitalisation – peut-être en raison de la scénographie –, à la limite d’une certaine déshumanisation[24]. C’est sans compter que ce « théâtre holographique », même si Marguerite, comme maints autres témoins, est toujours vivante, renvoie irrémédiablement à la mort…

DiT et la mort : the ghost in the machine

« En somme, je ne possède rien d’autre que ma mort, pour exprimer ma vie »

César Vallejo, cité par Semprun, 1998, p. 190

Grâce à DiT, la mission implicite des survivants de la Shoah évoquée maintes fois par Lanzmann, soit témoigner à tout prix, peut se poursuivre, sans fin ou jusqu’à ce que la technologie soit désuète, ce que ne peut faire un témoignage offert en chair et en souffle. De la sorte, même une fois trépassés, les témoins continueront de parler au présent pour eux et pour les autres morts[25]. Si jusqu’ici, on pouvait affirmer que « même si on commémore sans répit, on ne fait pas parler la mort » (Lanzmann, 2010, p. 279), ce ne sera bientôt plus le cas. Ainsi, DiT, le dernier médium dédié au judéocide, est celui qui accentue, presqu’à outrance, « la perméabilité des frontières qui séparent les mondes des vivants et des disparus » (Schwartz, 2009, p. 16) en offrant la possibilité d’une « digital immortality (immortalité numérique) » (Savin-Baden et Burden, 2019). Il en va ainsi parce que cette technologie a, d’une part, été développée pour contrer la disparition imminente des derniers témoins et éviter justement l’oubli de la catastrophe – alors que plusieurs déclarent rechercher un salutaire oubli[26] – et, d’autre part, parce que comme la photographie et le cinéma, elle vise à nier, vaincre ou outrepasser la mort. Il faut dire que l’objet technique est lui-même le lieu d’une promesse, un lieu de survie, où s’anticipe l’au-delà de la mort (Margel, 2000, p. 92). Dans le cas qui nous occupe, c’est grâce à lui que les corps de chair sont remplacés par des corps de lumière qui continueront longtemps de bouger et de parler dans les musées. Dès lors, peut-être sera-t-il encore plus à propos de parler de « revenants », comme le fait notamment Semprun (1994, p. 27), pour identifier les derniers témoins de la Shoah. Il en va ainsi parce que l’interaction dite en temps réel s’avère plutôt être du temps mis en boîte ou du temps irréel, puisqu’il ne passe pas. Cette temporalité illusoire contribue à l’illusion d’une mort n’ayant plus la possibilité de faire taire et faire disparaître les êtres. Qu’on le veuille ou non, le « devoir de mémoire » a contribué à la production d’une technique donnant l’impression que le témoin et son témoignage ne peuvent disparaître. Le culte de la mémoire, comme l’écrit Todorov, détourne du présent, de l’avenir, voire de la réalité (1995, p. 11).

Ainsi, à l’instar d’Aaron Elster, dont le décès n’a rien changé et qui continue de répéter au musée  : « Je veux que les jeunes qui viennent me voir sachent qu’ils ne doivent jamais abandonner face à l’adversité », et de la « projection virtuelle » d’Eva Kor qui ressasse à l’envi « If you die, you let the Nazis win (Si tu meurs, tu laisses les Nazis gagner) » (Fishbane, 2020), Marguerite répondra aux visiteurs et à la question du médiateur – « Pourquoi témoignes-tu?[27] » – à l’indicatif présent ad vitam aeternam. Même décédée, comme tous les autres « témoins numériques » (Blondeau et al. 2019, p. 27), elle restera à 85 ans, hors d’atteinte du temps, tenant « la porte entre le monde des vivants et des morts pour s’assurer qu’elle reste ouverte » (Horvilleur, 2021, p. 17), en réel « double fantomatique » (Schwartz, 2009, p. 14), bien qu’elle ne ressemble pas à une « émanation lumineuse […] “comme une peau détachée de sa surface” » (Boissonnet, 2015, p. 4).

Pour répondre à la mort de masse, on a donc produit massivement de la mémoire, de la sur-vie. Et pour que les Nazis ne gagnent toujours pas, DiT a produit des copies non-conformes. Autrement dit, on refuse de laisser mourir les survivants ou on ne peut s’imaginer faire le deuil de ces témoins de première main, soit accepter qu’il n’y en aurait bientôt plus. Par conséquent, on continue de faire tourner la machine à fantômes, ce qui révèle la puissante hantise de cet événement-catastrophe et « l’insaisissable des apparences » (Boissonnet, 2015, p. 1). En effet, avec DiT, on doit reconnaître que les témoins de sons et de lumière muséifiés représentent aussi, voire surtout, le fantôme d’un trauma insidieux – spectre historique plus qu’individuel –, qui colle à la peau, et pas qu’à celle des Juifs. On le sait – le survol des moyens pris pour conserver la mémoire de cette expérience-limite l’a mis en lumière –, ces fantômes sont coriaces. Comme des « esprits relâchés », du terme hébreu rouaH’ refaïm qui désigne justement les spectres, ils hantent quiconque se trouve sur leur route, quiconque leur survit et peut repriser les fils de leur histoire effilochée (Horvilleur, 2021, p. 52). On doit également accepter que si DiT est né de la crainte de la disparition imminente des derniers survivants, cette technologie traduit notre refus de l’absence de ces autres. Elle dit notre préférence pour une hantise vouée à perdurer, puisque la mort peine toujours à se retirer de l’espace des vivants. Si, en plus, « une image est toujours un fantôme » (Quignard, 2020, p. 63) ou si, comme l’écrivait Barthes, « il y a dans toute photographie : le retour du mort » (1980, p. 23), on peut certainement l’affirmer pour une technologie où l’image est en mouvement ou prétend être un hologramme, « un ectoplasme lumineux » aux dires de Baudrillard (1981, p. 157). L’illusion offerte par DiT constituera, sous peu, une « apparition of the past (apparition du passé) » (Smith, cité par Fishbane, 2020), lorsque les témoins pourront répondre en quelque sorte d’outre-tombe. En ce sens, on pourra bel et bien affirmer qu’il y a un fantôme dans la machine ou un dibbouk, « ces présences surgies du passé – soi-disant ni bonnes ni mauvaises – qui s’arriment à nos vies dans les légendes juives[28] » (Horvilleur, 2002, p. 54). Du verbe hébreu davak, qui signifie « collé ou accroché », le dibbouk, dans la démonologie populaire juive, est un esprit, « justiciable autant que justicier ». Il « pénètre dans le corps d’une créature humaine et y proclame l’état de siège. À partir de ce retranchement, il conteste, il revendique, il clame et il blasphème » (Mandel, 1978). Certes, DiT inscrit la présence de ces survivants sur un autre support pour les transmettre à la prochaine génération, mais peut-être aussi pour se délester de porter les traces du trauma (Patino-Lakatos, 2019, p. 388, 390) ou départager son poids, puisque la mémoire collective doit aussi servir à la libération.

Au terme de cette exploration, on peut surtout dire que les survivants d’antan et de DiT sont en passe de devenir les sur-survivants de demain, revenant doublement d’entre les morts, soit ceux du temps de la Shoah, ceux du présent et même possiblement du futur. Cela dit, à vouloir transmettre en faisant vivre une expérience « authentique », on refuse peut-être à la vérité et à la vie toutes nues de se montrer, on refuse à la mort d’avoir droit de cité. Ainsi, on privilégie le trucage[29], la simulation, « qui n’a plus rien à voir avec une logique des faits » (Baudrillard, 1981, p. 31). Cependant, le fait d’avoir réalisé des images holographiques avec des survivants renforce l’importance du témoignage et, compte tenu des coûts d’une pareille opération, pour les visiteurs, « cela souligne à quel point c’est important » (Blondeau et al. 2019, p. 27). Et c’est maintenant peut-être tout ce qui compte.